21 mai 1992 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de MM. François Mitterrand, président de la République et Helmut Kohl, chancelier de la République Fédérale d'Allemagne avec les enfants d'une classe primaire de l'école Jean Bart, sur les perspectives ouvertes par la construction européenne, en matière d'emploi, notamment, et de croissance, et sur l'écu, La Rochelle 21 mai 1992.

LE PRESIDENT.- Aujourd'hui dans toute la France, dans des classes comme la vôtre les élèves reçoivent différentes personnes qui leur exposent ce qu'ils pensent de la création de l'Europe et particulièrement des relations, de la réconciliation et de l'amitié franco-allemande. C'est ce que nous faisons nous-mêmes, nous ne sommes pas professeurs mais nous croyons dans ce que nous faisons c'est-à-dire la construction de la Communauté européenne et nous sommes très contents de pouvoir en parler avec vous. Je tenais à vous saluer, à vous dire que pour nous ce n'est pas simplement une petite cérémonie, c'est une très sérieuse question. Nous souhaitons que tous les Français s'intéressent à ce qui se passe à l'heure actuelle en Europe. On essaie, entre les douze pays actuellement signataires, de bâtir une Europe où il n'y aura plus de guerre et où l'on pourra développer, au mieux de nos moyens, tout ce que nous savons faire, construire si possible plus de prospérité afin qu'il y ait moins de chômage ou plus de chômage du tout, et une amélioration de la vie de chacun. Voilà pourquoi nous sommes ici mais le Chancelier va certainement vous dire lui aussi quelques mots.\
CHANCELIER KOHL.- Mes chers enfants, je voudrais vous dire bonjour. C'est pour moi merveilleux d'être là avec vous aujourd'hui. Je viens de réfléchir, vous avez à peu près dix ou onze ans, moi quand j'avais votre âge c'était 1940, c'était la guerre. Si quelqu'un m'avait dit lorsque j'avais dix ans : "un jour tu seras à la Rochelle avec le Président de la République, (mon ami François Mitterrand), dans une classe et nous parlerons de l'Europe". J'aurais dit : "tu est fou", et pourtant c'est la vérité et pour moi c'est merveilleux. C'est merveilleux que nous soyons là ensemble, nous les Européens et surtout la France, les Français, l'Allemagne, les Allemands, qu'ensemble nous construisions notre avenir, notre avenir c'est-à-dire un monde de paix, sans guerre, un monde dans lequel nous nous occupons de notre environnement où nous faisons en sorte que le monde reste dans un bon ordre, que le climat reste comme il faut, un monde où les gens travaillent et peuvent vivre libres quelle que soit la couleur de leur peau et quelle que soit leur religion et surtout un monde dans lequel les gens puissent être heureux. Que jamais les soucis qui les occupent les étouffent au point qu'ils oublient de rire et de savoir rire et c'est pourquoi je suis content d'être avec vous ici aujourd'hui. Vous avez l'occasion rare que personne d'autre n'a à part vous en France de "faire passer un examen" à la fois au Président de la République et au Chancelier d'Allemagne et ce n'est pas le contraire.\
LE PRESIDENT.- En tous cas avant que vous nous disiez vos premiers mots de bienvenue, je tiens, au nom du Chancelier Kohl et en mon nom, à remercier tous les membres du corps enseignant, instituteurs, professeurs, inspecteur d'académie, directeurs d'école, ainsi que le ministre qui est là aussi derrière vous. Ils ont vraiment montré beaucoup de dévouement et beaucoup d'intérêt pour organiser ce type de rencontre. Je voudrais que tous les enseignants qui m'écoutent sachent que nous leur en sommes très reconnaissants.\
QUESTION.- Monsieur le Chancelier est-ce que l'Europe peut devenir plus grande ?
- CHANCELIER KOHL.- L'Europe deviendra plus grande lorsque d'autres pays se réuniront. Géographiquement, l'Europe sera plus grande. Il y aura des Allemands, des Français, des Italiens, des Belges, des Espagnols, mais au-dessus de l'Allemagne ou de la France il y a un toit européen et tous vous en retirerez des avantages. Les frontières disparaîtront £ nous serons ensemble pour l'économie, le commerce, cela donnera de l'emploi, et ce sera très bien surtout pour les jeunes qui auront plus de facilité à trouver des emplois.\
QUESTION.- Est-ce qu'avec l'Europe il y aura moins de chômage ?
- LE PRESIDENT.- C'est un sujet qui est précisément au centre des discussions, qui opposent les parlementaires, dans chacun de nos pays, pour savoir s'ils doivent accepter ou non le traité que nous avons engagé, le Chancelier Kohl, moi-même et les dix autres chefs d'Etat et de gouvernement, pour créer l'Union économique et monétaire de l'Europe et l'union politique. Certains disent : "mais cela fera plus de chômeurs ", je ne vois pas sur quoi ils fondent leur raisonnement ! D'abord parce que la seule suppression des frontières est déjà un très grande facilité, entre les douze pays qui représentent trois cent quarante millions d'habitants, (beaucoup plus que les Etats-Unis d'Amérique ou que l'ancienne Union soviétique), qui, d'une façon moyenne, sont plus prospères que les autres. Il y a des pays plus riches, il y a des pays plus pauvres. Entre eux il y aura des concurrences et c'est très bien comme cela. Mais les études de la Commission européenne, de tous les spécialistes, indiquent qu'avec une monnaie unique et une économie sans frontière, sans barrière, et sans privilège pour personne, il devrait se créer en Europe, dans les années prochaines, peut-être quatre millions d'emplois nouveaux. Le chômage devrait peu à peu céder devant la reprise de l'activité qui commence d'ailleurs maintenant. Donc je crois pouvoir répondre oui à la question qui m'est posée. Mais cela ne se fera pas simplement par un effet mécanique, ce n'est pas automatique. Cela exige, de la part de chaque pays, un effort supplémentaire pour développer des industries ou une agriculture moderne, capables de supporter les concurrences. On fait pousser du blé aux Etats-Unis, beaucoup de blé ! On en fait pousser beaucoup en Amérique du Sud, en Argentine, ailleurs... il faut que notre blé qui est le plus important en Europe, puisse se vendre, donc il faut qu'il soit d'une qualité au moins égale. Les Allemands ont une puissante industrie, elle est plus puissante que celle de la France. Mais la France a également une industrie très importante et qui est en progrès constant. Il faut pouvoir vendre des machines modernes, en particulier à base d'électronique, - qui est, comme vous le savez, une science et une technique assez nouvelles -, autrement on se fera complètement dévorer, peut-être par les Etats-Unis, et sûrement par le Japon. Il y a d'autres pays qui ont une industrie très forte, dans certains secteurs, en Angleterre, en Hollande et ailleurs..., je pense que si l'on réunit tous nos efforts, nous pourrions être, je crois, les meilleurs dans le monde, et donc vendre nos marchandises. Et si nos entreprises vendent leurs marchandises, elles seront plus riches, elles pourront payer mieux les travailleurs, elles en auront besoin, donc elles recruteront et il y aura moins de chômage etc...\
QUESTION.- Monsieur le Président, y aura-t-il un président de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Ce serait souhaitable ! Quand l'Europe aura créé son unité. Elle aura franchi un grand pas en avant après l'adoption du traité de Maastricht, actuellement en discussion. Mais il restera encore bien d'autres choses à faire. Je pense, qu'actuellement, il faut bien savoir de quelle manière l'Europe de la Communauté est présidée. Elle est présidée simplement au tour de chaque pays, pour six mois. Il y a donc, chaque année, deux présidences différentes. Actuellement c'est le Portugal, bientôt ce sera l'Angleterre. Et une présidence qui change tous les six mois, cela risque de ne pas être très cohérent, très homogène. Il serait donc souhaitable qu'il y eut, un jour, un président de l'Europe. Je ne dis pas pour sept ans, ni quatorze, mais un peu plus longtemps que les six mois actuels...
- CHANCELIER KOHL.- Lorsque tu auras trente ans ou peut-être vingt cinq ans, il y aura un président en Europe. Peut-être toi tu peux le devenir ! J'ai l'impression qu'il est un peu sceptique.\
QUESTION.- Est-ce que l'Ecu est plus pratique que le Franc ?
- CHANCELIER KOHL.- Je crois que oui ! Lorsque nous aurons une monnaie commune stable en Europe, ce ne sera pas seulement pratique, mais ce sera également, économiquement un progrès énorme. Tes camarades de classe viennent de parler du chômage, eh bien une monnaie européenne commune c'est un appui très important pour une économie européenne commune, et tous nous en aurons des avantages. LE PRESIDENT.- Eh bien voilà des garçons et des filles qui se sont très bien exprimés et qui ont posé des questions assez difficiles, qui étaient des "colles" comme on dit. Ce ne sont pas des questions faciles parce que l'Europe nous sommes en train de la construire. Et la réponse, elle sera donnée dans quelques années. Mais nous, nous y croyons vraiment, et nous y travaillons.
- CHANCELIER KOHL.- Merci beaucoup de m'avoir parlé comme cela en allemand.
- LE PRESIDENT.- C'est très bien en français aussi. C'est aussi difficile.\