15 mai 1992 - Seul le prononcé fait foi

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Conférence de presse conjointe de MM. François Mitterrand, président de la République, et Arnold Ruutel, Président de la République d'Estonie, sur la souveraineté du peuple estonien, son droit à revendiquer le retrait des troupes russes de son territoire, Tallinn le 15 mai 1992.

M. RUUTEL.- Je voudrais maintenant saluer tous les journalistes qui ont été intéressés par cette conférence de presse. J'utilise cette possibilité pour exprimer encore une fois au nom de moi-même, au nom du peuple estonien ma joie pour la visite d'Etat de monsieur le président de la République française, monsieur François Mitterrand.
- Cette visite a une grande importance, influence nos jours actuels et l'importance de cette visite va se prolonger dans l'avenir pour rétablir une relation culturelle entre nos deux pays, pour développer nos relations scientifiques et pour ouvrir la voie économique à notre coopération. L'Estonie à travers les temps a été un pays qui faisait partie de la culture européenne et malgré ce demi-siècle pendant lequel on nous a forcés à vivre séparément de l'Europe, il faut maintenant retrouver notre place en Europe. Nos contacts avec les autres pays d'Europe et du monde entier ont été pendant les derniers mois, pendant la courte période de notre indépendance, le but essentiel de nos activités dans le domaine de la politique extérieure. Je suis persuadé que cette visite a une grande importance au plan politique pour influencer notre politique régionale, très importante pour le peuple estonien. De ce point de vue, l'appui des autres pays pour le retrait des troupes étrangères du territoire estonien est une question très importante pour nous les Estoniens, car pour la première fois après un demi siècle, les peuples des pays baltes ont la sensation de la sécurité. Cela crée des dispositions pour la venue des investissements étrangers. Les contacts que nous avons avec le monde extérieur, étranger, sont dirigés vers la réalisation de plusieurs rêves que le peuple estonien avait pendant le dernier demi siècle. Je peux demander maintenant à M. Mitterrand d'exprimer ce qu'il pense.\
LE PRESIDENT.- C'est un problème facile à poser dans son principe et comme souvent, difficile dans son application. Dans son principe il n'y a pas de doute possible : dès lors que la souveraineté de l'Estonie a été reconnue, proclamée, admise avec les conséquences que cela comporte sur la représentation de l'Estonie dans les conférences internationales, au sein des Nations unies, il n'y a pas de raison que, hors consentement du pays, de l'Estonie, il puisse y avoir des troupes étrangères sur le sol de ce pays. Donc, le principe est simple. S'il faut le rappeler, je le rappelle une fois de plus.
- Puis il y a la pratique. La pratique tient au fait que les troupes russes sises dans les trois pays baltes paraissent sans doute comme une charge trop lourde pour la Russie : assurer les conditions de rapatriement, puis de logement, puis de réinsertion dans la vie civile ou militaire russe. Cet argument est plausible. Il peut être compris et admis s'il n'est pas un masque pour le maintien au delà d'une période raisonnable de ces troupes dans les pays baltes. Il faut négocier. Cette négociation doit être entreprise par les pays intéressés. Elle a commencé de l'être puisque l'on évoque du côté russe les perspectives de la fin du siècle. Elle doit être aussi un élément de négociation dans les instances internationales. Il ne serait pas normal que la Russie, comme nous le souhaitons tous, retrouve tous ses moyens sur la scène internationale et tous ses droits en tant qu'Etat lui-même souverain et indépendant, et l'un des grands Etats du monde et qu'en même temps soit dénié le même droit aux pays plus petits qui ont vécu pendant si longtemps sous la dépendance de l'Union soviétique. Donc, la France appuiera sans la moindre difficulté toute négociation qui marquerait d'une part la souveraineté entière et la liberté de jugement de l'Estonie et d'autre part les aménagements, l'échéancier, le calendrier qui devraient prévaloir, un calendrier raisonnable pour le retour des troupes russes dans leur pays. Je n'ai pas à me substituer aux autorités responsables pour fixer les délais : quand on me dit 1997-98-99, je ne peux m'empêcher de trouver que cela est bien long. Il me semble qu'une négociation devrait avoir lieu qui pourrait difficilement reposer sur ce qui m'a d'autre part été indiqué du côté estonien, le souhait de voir ces troupes partir d'ici la fin de 1992. Entre ces deux termes, il faut choisir une voie moyenne qui corresponde tout simplement à la réalité. Je suis sûr que cela peut être résolu dans le cadre des différentes instances internationales comme celle de la CSCE car précisément, la Charte de Paris a décidé d'un certain nombre de principes de droit : le respect des frontières, la souveraineté entière. Il n'y a qu'à mettre en application ces principes.
- Comme il y a une réunion bientôt à Helsinki, ce sera l'occasion de le dire.\
LE PRESIDENT.- `suite sur le retrait des troupes soviétiques`
- Nous sommes, nous la France, un pays ami de la Russie, et nous n'entendons pas du tout gêner en quoi que ce soit un nouveau départ de la Russie, à la fois pour son redressement national et pour sa présence internationale. Mais il faut que chacun, surtout les plus grands et les plus forts, chacun des pays sur la terre se conforme au droit international, au droit des gens qui implique toutes les conséquences que je viens d'indiquer pour la présence des troupes soviétiques - anciennement soviétiques et aujourd'hui russes - je dis soviétiques parce qu'il y a aussi des troupes qui relèvent d'autres Etats que de la Russie. Et je crois savoir qu'un pays comme l'Ukraine a déjà fait connaître son intention de retirer un certain nombre de ses officiers et de ses troupes. C'est pourquoi je répète qu'il me semble que les données sont simples, même si la mise en oeuvre est assez compliquée.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous venez de parler des troupes anciennement soviétiques : la Finlande a acheté il y a quelques jours, a pris la décision d'acheter des avions de chasse américains. Il y a une concentration des troupes russes dans la région de Léningrad autour de Saint-Petersbourg, le Premier ministre finlandais a parlé de menaces de l'autre côté de la frontière. Est-ce que vous croyez que tout ceci signifie que la tension augmente dans cette région ?
- LE PRESIDENT.- Je crois vraiment que personne, et surtout pas la Russie, ne peut s'offrir le luxe d'un conflit. On sait comment cela commence parfois, - et encore on s'interroge souvent - on ne sait pas comment cela finit. Non, je ne crois vraiment pas à l'aggravation des tensions. Il peut y avoir à l'intérieur de la Russie des tensions propres à la situation instable d'un pays qui doit passer très rapidement d'un statut dictatorial à un statut démocratique et d'une économie entièrement dirigée à une économie libre. C'est difficile, mais ce sont des tensions internes. Je ne crois pas vraiment à des tensions aggravées dans cette partie du monde. Quant à l'achat des avions, la Finlande est elle aussi un Etat souverain qui fait ses achats là où elle le veut. L'appréciation est libre. Pour répondre au sujet de l'accumulation des troupes qui seraient du côté de Saint-Petersbourg - ce n'est pas incontesté - je n'ai pas à me mêler des appréciations portées par le gouvernement finlandais. Il est certain que la Finlande, qui était habituée à acheter ses appareils aéronautiques d'un côté et qui les achète soudain de l'autre, sans transition, doit bien invoquer une raison.\
QUESTION.- Monsieur le Président, des contacts que vous entretenez avec le Président russe, M. Eltsine, est-ce que vous allez lui communiquer ce que les chefs d'Etat des pays que vous visitez vous ont dit dans le domaine du retrait des troupes russes qu'ils souhaitent de plus en plus fort, et d'autre part est-ce que vous pensez que l'Occident doit payer aussi pour qu'elles rentrent chez elles plus vite encore ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas eu l'occasion, je vous prie de m'en excuser, de rencontrer M. Eltsine depuis avant hier soir et je m'efforcerai de le faire le plus tôt possible, en tout cas de communiquer avec lui, quand j'aurai terminé la visite des trois pays baltes. Mais notre position n'est aucunement désagréable ni offensive à l'égard de la Russie quand nous disons cela. Nous rappelons le droit dans lequel précisément ce pays comme les autres veut désormais s'inscrire. Hier il y avait un Etat impérial et de domination, aujourd'hui ce n'est pas le cas. Les conséquences changent aussi. Nous avons l'intention de maintenir une relation très amicale, d'autant plus confiante que la démocratie sera là. Mais l'amitié n'interdit pas de parler clairement.
- Il est toujours très difficile de parler clairement sur le plan international car chacun se laisse conduire selon ce qu'il croit être ses intérêts immédiats en oubliant généralement ses intérêts plus lointains. Je me souviens que quand j'ai dit à Prague qu'il faudrait du temps pour que les pays en question puissent adhérer à la communauté, cela a été une levée de boucliers, notamment dans la presse française £ je les excluais, je leur interdisais, je voulais même une Europe des "pauvres" à côté de l'Europe des "riches" ! Enfin tout cela était un chapelet de considérations imprudentes, pour le moins.
- De même la Russie a sa place dans les enceintes internationales et l'année entière, nous avons souhaité qu'elle fût restituée en héritage de l'Union soviétique, au Conseil de Sécurité. Nous avons nous-mêmes multiplié les propositions.
- Rien de ce que je dis ne peut en quoique ce soit entamer les relations franco-russes, mais le droit est le même partout. Et les pays baltes sont tout de même, eux aussi, en situation d'avoir à réclamer leurs droits, puisque c'est le même. Et je ne vois pas pourquoi je changerais d'arguments parce que j'aurais changé de latitude.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous dites que les arguments des Russes quant aux difficultés de rapatriement et de réinsertion sont acceptables, à condition qu'il ne s'agisse pas d'un masque. Est-ce que cela signifie que vous avez des inquiétudes, des soupçons ou des informations sur les intentions réelles des Russes ?
- LE PRESIDENT.- Moi, je n'en ai pas, mais il semble que les Estoniens en aient quelques-unes.
- QUESTION.- La France a exprimé ses positions concernant le retrait des troupes soviétiques de l'Estonie. Mais qu'est-ce que la France a fait pour aider, contribuer au retrait le plus rapide possible des troupes russes des pays baltes ?
- LE PRESIDENT.- Nous sommes aujourd'hui le 15 mai, mon voyage dans les pays baltes a commencé le 13 mai : je ferai la même réflexion que celle qui vient de m'être faite lorsqu'on me demande si on a saisi, engagé les négociations avec M. Elstine. La France n'en est pas chargée et il existe des instances internationales faites pour cela. On va se retrouver à Helsinki, bientôt je siégerai parmi le groupe des Sept qui se rencontrera à Munich. La Communauté européenne se retrouvera bientôt, au mois de juin, à Lisbonne, et c'est au sein de ces assemblées internationales que ce type de problème doit être posé.
- La France n'a pas à avoir d'actions individuelles, sinon dans l'aide qu'elle peut apporter à l'Estonie sur divers plans, quant aux équipements de toutes sortes civils et militaires, (je ne parle pas là d'armements, mais d'équipements). Donc la France est disposée, parce qu'elle est logique avec elle-même, à plaider dans les enceintes internationales, exactement ce que je viens de dire à la presse, en ce jour, à Tallinn.\
QUESTION.- Je voudrais poser, au président estonien, la question de tout à l'heure : quels sont selon vous, monsieur le Président, les vrais motifs derrière le maintien des troupes russes dans votre pays et dans les républiques baltes ?
- M. RUUTEL.- Je pense que l'ex-Union soviétique, la Russie actuelle, ne considère pas, ne part pas de la situation politique réelle. Garder des troupes sur le territoire des autres pays n'est pas correct, suivant la conception de la sécurité européenne nouvelle. D'autre part, probablement, les questions purement politiques aussi : la communauté russe qui est venue habiter ici sur le territoire des pays baltes, a pris aussi ses positions, les positions de ne pas retirer, dans le plus proche avenir, ses troupes d'ici, et de prolonger la présence de ses troupes sur ce territoire.
- Quand on a posé pour la première fois la question de la présence des troupes russes sur le territoire estonien, je voudrais ajouter que la formation de la nouvelle Europe, dans cette nouvelle formation, dans la tradition de notre politique culturelle, et dans l'élaboration de notre politique de sécurité, les pays baltes et la région des pays baltes, ont une grande importance. Il n'est pas possible de liquider cette opposition si notre région est une région des plus militarisée, et je voudrais ajouter encore, que comme résultat de nos efforts communs, lorsqu'on réussira à retirer les troupes des pays baltes, il ne faudrait pas les évacuer dans les régions qui se trouvent près de nos frontières, militariser les régions qui sont très proches des frontières des pays baltes, y compris pour ces centaines de milliers d'officiers qui seront démobilisés, leurs familles, de les faire habiter très près de nos frontières. Je crois que vous comprenez l'importance de cette question. Cela créerait des tensions nouvelles, un danger nouveau dans l'avenir.
- Comme M. Mitterrand l'a dit : "chaque peuple a droit, le droit national de décider". Le peuple des pays baltes et les pays baltes, en rétablissant leur indépendance, ont aussi leur droit national, et il faut avoir du respect pour ces droits. Et, nos voisins les plus proches, je pense à notre voisin de l'Est, doivent partir de ces positions, tenir compte de cela.\
QUESTION.- Monsieur le Président, quand pourrait-il devenir possible que les relations entre nos pays permettent de voyager sans visa, parce que, comme vous le savez, bientôt les Estoniens vont avoir leurs passeports nationaux ?
- M. RUUTEL.- Peut-être. Moi, je ne dois pas penser que ce sera très long, car nos deux pays devraient établir, aussi vite que possible, des relations culturelles et économiques. Ce serait la base pour cela. Comme cela, nous pourrions créer des communications auxquelles il faut ajouter aussi les vols aériens et les autres communications.\
QUESTION.- Monsieur Mitterrand, Mikhail Gorbatchev dénoncait hier soir le sort de la minorité russe dans les pays baltes en parlant de leur statut de citoyens de seconde zone. Est-ce aussi votre avis ?
- LE PRESIDENT.- Il y a un débat actuellement en Estonie sur la citoyenneté, un débat qui est soumis à l'appréciation des Estoniens, c'est bien cela. Avant de juger, je voudrais savoir ce que sera la loi. D'ailleurs, si vous me demandiez mon avis à moi à l'avance, je vous dirais de la même façon, il y a quelques principes qui sont reconnus par la CSCE, dont nous faisons partie et l'Estonie aussi. Il faudra s'y conformer. Il peut y avoir des situations particulières, dans ce cas il faut les exposer, les expliquer.\
M. RUUTEL.- Si vous permettez, moi je répondrai et j'exprimerai notre position. Nous avons rétabli la loi de la citoyenneté de 1938. A cette époque-là cette loi de la citoyenneté était déjà l'une des plus libérale dans l'Europe. Elle l'est aussi de nos jours, et correspond à des normes des droits de l'homme qui sont acceptables pour le monde actuel, pour l'Europe. Mais il ne faut pas oublier que l'Estonie, comme les autres pays baltes, a été occupée en 1940. Cela a été scientifiquement confirmé et les documents le prouvent.
- Je cite quelques chiffres pour illustrer cette situation : pendant les trente ou quarante ans où l'on passait par l'Estonie, sont venus vivre ici (souvent les données statistiques prennent en compte les gens qui se sont inscrits en Estonie), trois cent mille Russes £ en plus les gens qui sont venus sans s'inscrire, sans conscription, ont vécu plus ou moins longtemps ici en Estonie, et tout cela pour un million d'Estoniens.
- Avant 1940 il y avait quelque 8 % de représentants d'autres peuples en Estonie dont 4 % de Russes, maintenant il y en a 38,5 %/. Je pense que notre position est correcte. Elle part du respect des droits de l'homme £ partant de cette position nous pensons que les gens qui se sont trouvés en Estonie, qu'on a envoyés habiter ici, qui sont restés ici après leur démobilisation de l'armée, également les gens qui ont travaillé honnêtement et qui n'ont pas participé d'une façon consciencieuse dans ce processus, doivent demander la citoyenneté estonienne, et suivant cette loi très démocratique, ils obtiendront cette citoyenneté.
- On vient de discuter cette question au Parlement de l'Estonie il y a quelques jours et je trouve que le Parlement a adopté une décision juste : la décision principale a été déléguée au peuple.
- LE PRESIDENT.- Les Estoniens et les Russes relèvent du même droit des gens. Ils appartiennent, je le répète, aux mêmes assemblées internationales. Ces assemblées définissent le droit d'une façon contractuelle, je ne connais pas d'autres règles.\