14 mai 1992 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'aide de la France à l'Estonie et sur le rôle de la CSCE, Tallinn le 14 mai 1992.

J'ai en mémoire monsieur le Président la visite que vous avez faite en France il y a quelques mois pour signer la Charte de Paris pour une nouvelle Europe.
- J'étais heureux de présider cette cérémonie, symbole du retour de l'Estonie au rang des nations souveraines et nous voici réunis à nouveau pour reprendre le dialogue engagé sur la situation de votre pays, sur le développement de nos relations bilatérales et sur le destin de l'Europe. L'Estonie et la France se retrouvent. Non que nos deux peuples se soient ignorés au long de leur histoire loin de là. C'est un moine français, Foulques qui a été l'un des premiers évêques missionnaires en Estonie au XIIIème siècle (on voyageait déjà beaucoup !). C'est un amiral français, Pontus de la Gardie qui a aidé à reconquérir la Livonie sur la Russie. Il est mort à Narva en 1585 et repose au pied du grand hôtel du Dôme au coeur de la ville haute. C'est un physicien français Georges François Parrot qui devint le premier recteur de l'Université de Tartu lors de son rétablissement par Alexandre 1er. C'est Jules Verne qui a écrit "Un drame en Livonie" en 1904 £ il avait le don de prévoyance et il avait sans doute pressenti que l'Estonie, après tant de drames, aussi se relèverait. C'est votre mouvement littéraire Noori Eesti qui mit l'accent sur l'ouverture vers l'Europe occidentale et surtout vers la France. C'est l'ethnologue Boris Wildé qui devint le gendre de l'historien Ferdinand Lot qui créa un groupe de résistance en France en 1941, arrêté et fusillé par les occupants allemands, au mont Valérien, le 22 février 1942. C'est la multiplication, ces derniers temps de traductions françaises d'oeuvres estoniennes, de vos grands écrivains contemporains Ian Kroos et Arno Valton, par exemple.\
Eh bien, il s'agit maintenant de renouer les fils rompus pendant un demi siècle et de travailler ensemble dans les domaines les plus variés comme ce fut le cas déjà au temps de votre première république.
- Monsieur Roland Dumas, notre ministre des affaires étrangères, s'est rendu au mois d'août dernier pour vous apporter le soutien immédiat et entier de mon pays dans les heures où vous reconquérriez votre indépendance.
- Nous avons amorcé des coopérations concrètes dans des domaines importants, tant pour votre sécurité que pour l'essor de votre économie. Nous avons répondu à votre souhait d'équiper votre jeune armée sur divers plans et particulièrement par de nouveaux uniformes, de façon à ce que vos troupes en disposent pour votre fête nationale. Mais ce n'est qu'un aspect très particulier car nous sommes tout-à-fait prêts à développer notre coopération militaire afin de revenir à une tradition établie entre nos pays avant la dernière guerre mondiale.
- Vous m'avez entretenu de divers autres problèmes. Nous en avons pris note. Déjà mes collaborateurs s'en sont préoccupés, les réponses vont venir. La France est présente dans votre pays dans le secteur des textiles, l'aéronautique, la location d'avions, dans le domaine de l'environnement avec la future usine d'ozonification de l'eau de Tallinn dont la première pierre a été posée aujourd'hui.
- De nombreux contacts entre nos industriels, nos hommes d'affaires et ceux qui animent l'économie estonienne ont déjà lieu. Il faut maintenant développer ces courants d'échanges, accroître les possibilités d'investissements français en Estonie. De ce point de vue, la signature, aujourd'hui même, de l'accord franco-estonien sur la protection des investissements est un acte important.\
Dans le domaine culturel, vous savez que nous avons prévu ce que l'on appelle "les fêtes baltes" organisées à l'automone prochain en France, dans diverses villes de France et notamment à Paris, et qui permettront aux Français de découvrir, souvent, en tout cas d'apprécier les grandes qualités de création des écrivains, musiciens, peintres, photographes, créateurs d'art estonien.
- Le ministre des affaires étrangères français a inauguré aussi aujourd'hui le centre culturel français d'Estonie, lequel abritera l'Alliance française présidée par votre ancien ministre des affaires étrangères Lennart Meri et qui deviendra, je l'espère, un lien et un lieu privilégiés de dialogues entre nos cultures.
- J'ai appris avec joie la renaissance de l'Institut scientifique français dans cette ville, foyer de votre université, de votre culture et où même, monsieur le Président, avez exercé d'éminentes fonctions. J'ai de même été informé de la décision prise par votre gouvernement d'assurer le redémarrage du lycée français de Tallinn.
- Voyez j'énumère, mais cela montre que ce voyage s'inscrit dans une renaissance très active de l'amitié entre l'Estonie et la France.\
Vous êtes aux portes de la Russie et des autres Etats de la CEI avec lesquels vos relations sont naturellement intenses. Vous êtes au voisinage de la Scandinavie dont une partie est déjà membre de la Communauté européenne et qui le sera plus encore demain.
- Vous vous êtes rapprochés de l'Europe occidentale et de la Communauté économique européenne, avec laquelle, vous l'avez dit vous-mêmes, vous venez de conclure un accord de commerce et de coopération.
- Le voeu que vous exprimiez, à l'instant, de voir l'ouverture s'élargir, de l'Estonie vers le monde occidental et sur la Communauté, se réalise et se réalisera d'autant plus qu'auront été créées, entre nous, des relations du type de celle que nous vivons en ce jour.
- Comment ne pas comprendre votre préoccupation au sujet de votre souveraineté et de votre sécurité, lesquelles ne seront vraiment établies que lorsque vous aurez assuré le contrôle de votre frontière orientale et réglé le problème posé par la présence de troupes étrangères sur votre sol.
- C'est aux autorités estoniennes qu'il appartient, en premier lieu, de régler, avec leurs voisins, les problèmes qui se posent. Mais il conviendra, si besoin est, de traiter de ces questions délicates, complexes dans l'enceinte multilatérale la plus appropriée, je pense à la CSCE.\
De cette conférence `CSCE`, en effet, procèdent les règles et les obligations auxquelles nous entendons tous souscrire et dont nous mesurons l'importance.
- Mais quand je pense à vos difficultés, j'en conclus qu'il faut aller plus loin et renforcer la norme internationale, les principes et les mécanismes. On ne peut se contenter de délibérer, et en forme de conclusion, constater que l'opposition ou le veto d'un seul suffit à bloquer les procédures.
- En tout cas, tel est le sens des propositions que la France a avancées avec d'autres partenaires :
- d'abord un mécanisme de concertation et d'arbitrage qui devrait faire l'objet d'une décision dès la prochaine réunion d'Helsinki.
- ensuite l'établissement d'un véritable code de conduite entre tous les Etats participants, susceptibles de devenir dans une étape ultérieure, un traité de sécurité entre les Etats membres de la CSCE.
- Enfin le renforcement des mécanismes de prévention et de gestion des crises tels qu'établis par la Charte de Paris.
- Mais s'il est besoin aussi d'autres instances, eh bien, créons-les ! Enfin, il y a ce qui existe déjà.
- Je pense au rôle de la Communauté européenne sur notre continent. Nous sommes douze et nous représentons une puissance économique et commerciale, bientôt une puissance politique, qui peut largement contribuer à assurer la sécurité et le progrès des autres Etats d'Europe, s'ils le veulent.
- Il y a le Conseil de l'Europe, dont j'ai dit ailleurs que j'y voyais peut-être le meilleur endroit où l'on pourrait commencer de bâtir la nécessaire Confédération européenne, où tous les Etats démocratiques du continent se retrouveraient et géreraient en commun, dans des structures à définir, et à égalité de dignité, de compétences, les problèmes qui leur sont communs. Cette structure, moins contraignante que la Communauté et plus supportable sur le plan de l'économie, nous permettrait de nous connaître mieux, de procéder à des échanges réguliers, plusieurs fois par an, entre les ministres responsables, et tous les deux ans, par exemple, c'est en tout cas ma proposition, entre les chefs d'Etat et de gouvernement.\
Il ne faut pas que coexiste une Europe dite des "riches" bien qu'ils ne soient pas tous riches, et une Europe "des pauvres" qui ne sont pas destinés à rester pauvres.
- On ne peut se contenter d'accords ou de traités d'associations entre une communauté prospère de quelque trois cent quarante millions d'habitants et chacun de vos pays, pris isolément. Ils se trouveraient en situation de faiblesse comparée, ou peut être d'amour propre, ou d'orgueil national froissé. Il faut pouvoir débattre entre pays égaux.
- Mais indépendamment de ces réalités, ou de ces perspectives, on peut penser aux pays baltes, en tout cas les trois - l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie - qui ont, me semble-t-il, tout intérêt à accroître leur coopération. Unis, ils auront, à l'évidence plus de poids pour défendre leur cause, pour faire valoir leur intérêt et pour qu'on entende leur voix, car les puissances sont égoïstes par nature. Il est important qu'ils trouvent devant eux, un ensemble d'Etats et de nations déjà organisés.
- C'est votre affaire, mais on peut penser au développement d'une coopération régionale avec laquelle la Communauté économique européenne pourrait établir des liens particuliers et renforcés, c'est bien ce que font, pour l'instant, vos voisins scandinaves.
- Mais nous n'allons pas, l'espace d'un dîner, rebâtir le monde. Une vie non plus n'y suffit pas. Au moins, sommes-nous là pour lancer des idées et pour mettre la main à l'oeuvre accomplie. Si, en fin de compte, nous avons avancé, peut-être loin des espérances, mais avancé, créé, organisé, garanti la sécurité, assuré une souveraineté, nous aurons fait un beau travail.\
Tel est le sens du voyage qui nous conduit en Estonie, et à Tallinn, qui conduit plusieurs membres du gouvernement avec moi, plusieurs de mes collaborateurs, plusieurs parlementaires qui se sont attachés, précisément, à l'Estonie, un certain nombre de hauts fonctionnaires et de chefs d'entreprises qui veulent en savoir davantage et qui sont prêts à vous entendre. Tous vous remercient de votre accueil, apprécient la beauté des lieux, et ont une immense curiosité pour ce pays si longtemps fermé, quand tout devait passer par d'autres capitales que la vôtre.
- Je souhaite au peuple estonien à la fois de retrouver les grandes heures de son histoire, et surtout de bâtir celles de demain, pays libre, souverain, maître de ses choix et de ses décisions, ce que vous êtes en train de bâtir.\