7 mai 1992 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à "Paris Match" le 7 mai 1992, sur le traité de Maastricht et la révision de la constitution, sur le désarroi des Français et l'action du gouvernement Bérégovoy.

QUESTION.- S'agissant de l'Europe, ma première question sera "psychologique". Avez-vous le sentiment que les Français ont une peur raisonnée ou irrationnelle de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Ils espèrent en l'Europe plus qu'ils ne la craignent, mais ils s'inquiètent aussi...
- QUESTION.- Comment l'expliquez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Les Français sont favorables à la construction européenne, à l'union de l'Europe. Ils sentent bien que si l'on veut que la France soit, sur la scène du monde, capable de dire son mot en tous domaines, l'Europe est le meilleur support de cette ambition. C'est vrai également de chacun des autres pays de la Communauté. Quand il y avait deux puissances mondiales, nous n'en étions pas. Il n'y en a plus qu'une. Voulons-nous être l'autre ? Unie, l'Europe a pour elle tous les atouts. Et la France y joue un grand rôle. Je crois plutôt que la crainte se situe sur un autre plan. Vu de chez soi, de sa rue, de son quartier, de son village, dans nombre de professions, on se sent encore mal outillé pour la compétition et l'on se laisse aller à un sentiment d'infériorité. A tort, selon moi, dans la plupart des cas. Je pense aux agriculteurs français qui ont tiré grand profit du marché commun et de ses règles, puisque grâce à lui ils ont fait de notre agriculture l'une des premières du monde. Le gouvernement et les partisans du traité de Maastricht ont à convaincre ceux qui en doutent, que l'Europe communautaire en offrant une incomparable zone de paix et de croissance à la France et à ses partenaires est la chance de l'avenir.
- QUESTION.- Le processus est complexe. Pensez-vous qu'il ait été suffisamment expliqué ?
- LE PRESIDENT.- On n'explique jamais assez. Mais en vérité, le choix est d'une extrême simplicité : est-on pour ou contre l'union européenne ? Le reste est procédures et elles sont compliquées. Expliquons-les. Que ceux qui croient en l'Europe, inlassablement s'en chargent.
- QUESTION.- L'Europe n'est-elle pas née d'une nécessité économique plutôt que d'un choix politique ?
- LE PRESIDENT.- Oui et non. Oui, car l'un des secrets de la puissance américaine réside dans le fait que chaque fois qu'un entrepreneur américain conçoit et fabrique un produit, il dispose d'un marché très vaste pour le vendre. Nos douze pays d'Europe occidentale qui comptent 340 millions d'habitants l'ont compris en décidant la création d'un marché unique sans barrières, ni frontières à partir du 1er janvier prochain. Mais, privés d'unité monétaire et de volonté politique, ils resteraient à la merci de leurs concurrents américains ou japonais. D'où les projets actuels. La France est en plein coeur de l'Europe. Avec l'Europe et par l'Europe notre patrie aura mille et un moyens de s'affirmer en tant que telle tout en participant sans réserve à l'oeuvre commune. Croyons en son génie. QUant au choix politique, il était présent à l'esprit des fondateurs de l'Europe dès le début des années 50. C'est lui qui m'inspire aujourd'hui. Deux guerres mondiales en trente ans et leur cortège de désastres, ont fait mon éducation européenne. Le plus beau combat est celui de la paix.\
QUESTION.- Vous avez choisi la voie parlementaire pour la révision de la Constitution. Envisagez-vous de recevoir les principaux chefs de partis de l'opposition dans les semaines qui viennent afin qu'ils contribuent au débat ?
- LE PRESIDENT.- J'y suis tout à fait prêt, mais pas pour des conversations stéréotypées. Si c'est pour entendre ce qui est dit et répété à la télé ou à la radio, je n'en vois pas la nécessité. A la veille des grandes échéances internationales, j'ai souvent reçu les responsables politiques. C'est de bonne méthode. Si l'un ou l'autre le souhaite, du moins parmi les dirigeants des formations représentées au Parlement ou parmi les leaders d'opinion désireux de contribuer à la construction de l'Europe démocratique, ma porte est ouverte. Une condition : que ce soit utile au pays.
- QUESTION.- Vous n'avez pas encore de calendrier précis ?
- LE PRESIDENT.- Je suis disponible à tout moment.
- QUESTION.- Si ce parcours parlementaire devait capoter sur un obstacle insurmontable, que se passerait-il ?
- LE PRESIDENT.- Si le Parlement retarde la ratification du traité au-delà des limites raisonnables, j'emploierai, pour y mettre fin, le moyen que me donne la Constitution.
- QUESTION.- Moyen qui pourrait être le referendum ?
- LE PRESIDENT.- Après le vote de chacune des deux assemblées, la Constitution dit que le Président de la République peut choisir entre le referendum et la convocation du congrès, c'est-à-dire la réunion du Sénat et de l'Assemblée nationale, le congrès se prononçant à la majorité qualifiée des trois cinquièmes. Certes, de nombreux Français ne distinguent pas très bien pourquoi la "révision constitutionnelle" doit précéder la "ratification". C'est encore la Constitution qui donne la réponse à cette question. Selon l'article 54 on ne peut ratifier un traité que s'il est en exacte conformité avec la Constitution et il revient au Conseil constitutionnel d'en juger. Je l'ai donc saisi. Et c'est son avis, repris par le gouvernement après consultation du Conseil d'Etat, qui a été retenu et soumis au Parlement. Les retouches prévues ne ressemblent en rien à une refonte générale de la Constitution et ne modifient pas les rapports entre les pouvoirs de notre République. J'ai choisi la procédure parlementaire pour la révision parce que la nature technique et juridique du débat relève, à l'évidence, de la compétence des députés et des sénateurs qui tiennent leur mandat de la nation. Selon ce qui se passera au cours de ce débat, je verrai ce qu'il conviendra de faire pour la suite.
- QUESTION.- Autrement dit, vous avez une idée très précise, mais vous vous adapterez à la situation.
- LE PRESIDENT.- Mon idée précise est celle-ci : il faut que le traité soit ratifié par la France. Je prendrai donc le chemin le plus clair et le plus sûr et ne me laisserai pas égarer.\
QUESTION.- Je reviens sur un point : vous avez souvent défendu la prééminence de la politique. Or, l'Europe va se construire surtout sur l'économie et, disent ceux qui la critiquent, sur la technostructure de l'Europe actuelle. Ne craignez-vous pas que nous passions d'une France politique à une Europe technocratique et économique ?
- LE PRESIDENT.- Le danger technocratique existe partout, en particulier chez nous. Je m'en méfie et le combats. N'oubliez pas que l'un de mes premiers objectifs, dès 1981, a été de faire voter les lois de décentralisation, la plus importante réforme de ce type depuis deux cents ans. S'il y a aujourd'hui des élections pour les assemblées régionales et si les présidents de conseils généraux disposent de vastes, de vrais pouvoirs, c'est grâce à cette décentralisation. La droite, à l'époque, a massivement voté contre. Elle était et reste, au fond, dirigiste. Bien entendu aujourd'hui, alors qu'elle vient de remporter vingt des vingt-deux présidences régionales métropolitaines et les trois-quarts des présidences départementales elle ne tient plus le même raisonnement. Moi, je ne change pas d'opinion.
- En prenant cette initiative, le gouvermenent de Pierre Mauroy avec Gaston Defferre, a créé les contre-pouvoirs indispensables à notre démocratie trop axée sur Paris et l'administration d'Etat. Si ces contre-pouvoirs s'affirment, en prenant leurs distances avec le gouvernement, je le regrette mais je ne m'en plains. Que davantage d'oxygène circule dans les rouages de la nation est en soi excellent. Et puisque vous me parlez de technocratie, j'attends de ces contre-pouvoirs régionaux et départementaux qu'ils nous aident à la contenir dans de justes bornes. Ce progrès sera-t-il annihilé par la technocratie européenne ? J'espère que non. Je suis disposé à lutter avec le concours de ceux qui le voudront, en France et ailleurs, pour empêcher que cela ne se produise. Je les engagerai à s'opposer énergiquement à quiconque voudra mettre l'Europe en carte et réglementer jusqu'à la manière de respirer ou de dormir !
- Quant à l'Europe économique, c'est précisément le traité de Maastricht qui lui donnera le contenu politique et social qui lui manquait. Vous voyez que tout va dans le même sens.
- QUESTION.- Parmi les arguments de vos opposants sur ce dossier européen, quels sont ceux que vous pouvez comprendre et ceux que vous ne pouvez admettre ?
- LE PRESIDENT.- Je n'admets pas les raisons de ceux qui sont contre tout parce qu'ils ont peur de tout. Je comprends en revanche les raisons de ceux qu'inspire l'amour de la France, même si je conteste leur façon de l'aimer, si je la juge étroite, désuète. A ceux-là, j'ai envie de dire : croyez-vous que les dangers que vous dénoncez dans le traité de Maastricht disparaîtraient avec lui ? Et j'ajouterai : sans Maastricht, les affaires des pays d'Europe se régleront dans le désordre alors que nous avons la possibilité de créer autour de nous une zone durable de paix et de croissance. Tout le monde sait que les douze pays de la Communauté représentent une puissance commerciale plus forte que celle des Etats-Unis d'Amérique ou du Japon. Je répète ici qu'il serait dommage que cette Europe-là ne dispose pas des institutions politiques, qui lui permettront, non pas d'écraser les autres, mais au moins de ne pas se laisser envahir ou dominer par les autres, de continuer d'exister en tant qu'acteur de l'histoire.\
QUESTION.- Selon certains analystes, en pataugeant un peu, l'opposition vous aurait finalement rendu un grand service dans cette affaire. Est-ce exact ?
- LE PRESIDENT.- Peu m'importe. Quand j'ai négocié Maastricht avec, à mes côtés, Roland Dumas et Pierre Bérégovoy, lorsque nous avons approuvé et signé le traité, pensez-vous vraiment que j'avais en tête de provoquer des difficultés au sein de l'opposition ? L'enjeu était bien au-dessus de ces mesquineries et nous avions conscience d'engager l'avenir de notre pays tout entier, sans distinction de parti ou de clan, pour le bien de tous. Ce traité m'a paru bénéfique pour l'Europe et pour la France. Il a été signé. C'est tout. Maintenant, si l'opposition se joint à la majorité et vote la ratification, tant mieux. Il serait triste en revanche que des opposants sincèrement européens gênent ou retardent notre action pour des raisons de politique intérieure.
- QUESTION.- A qui pensez-vous ?
- LE PRESIDENT.- A ceux auxquels vous pensez.
- QUESTION.- Une éventuelle seconde cohabitation est-elle pour vous un cauchemar ?
- LE PRESIDENT.- Je prendrai les choses comme elles seront. Je lutte pour la grandeur de la France, pour la défense de mes idées et pour la victoire politique de ceux qui m'ont accompagné à travers toutes ces années. C'est difficile, nul ne l'ignore. La gauche a toujours été minoritaire en France, sauf durant la brève période du Front populaire et neuf années sur onze de ma présidence. Il est déjà exceptionnel que nous ayons pu gouverner tout ce temps grâce au soutien de la majorité des Français. S'ils changent de cap, j'aurai de la peine mais pas de cauchemar. Cependant, rien n'est joué ! Les Francçais ont dix mois pour réfléchir et comparer. Quoiqu'il en soit, je remplirai la mission qui m'a été renouvelée en 1988.
- QUESTION.- Donc, vous restez !
- LE PRESIDENT.- La République a ses lois. Je m'y conformerai.\
QUESTION.- Vous parliez à l'instant du socialisme et de vos amis qui vous ont accompagné dans un pays sociologiquement plutôt conservateur. Le parti socialiste mené par Laurent Fabius a-t-il encore un sens à l'approche du 10 mai 1992 ?
- LE PRESIDENT.- Je ne comprends pas votre question. Le parti socialiste constitue l'une des données permanentes de la politique française. Mais il ne m'appartient pas de répondre en son nom.
- QUESTION.- N'estimez-vous pas que "la gauche est foutue", pour reprendre le titre d'une émission un peu provocante ?
- LE PRESIDENT.- Le destin d'une formation politique porteuse d'une part de notre histoire du XIXème et du XXème siècle comme l'est le parti socialiste n'est pas à la merci d'un échec électoral.
- QUESTION.- Vous arrive-t-il de penser à votre successeur ?
- LE PRESIDENT.- On me pardonnera si je dis que je préférerais que ce fût quelqu'un qui poursuivra le sillon creusé depuis onze ans. Mais quel qu'il soit, j'accueillerai avec respect l'élu des Français.\
QUESTION.- La négociation du traité de Maastricht a été difficile et John Major a essayé de faire prévaloir son point de vue au risque de provoquer la rupture.
- LE PRESIDENT.- J'étais habitué avec Mme Thatcher !
- QUESTION.- Maintenant que l'Europe se dessine, semble-t-il définitivement, avez-vous un souvenir précis de ce moment fort qui a failli aboutir à la rupture ?
- LE PRESIDENT.- Depuis des années, le Chancelier Kohl et moi-même, appuyés par Jacques Delors, avons été les initiateurs des projets qui sont devenus le traité de Maastricht. A chacun de nos rendez-vous européens, pour des raisons qui lui sont propres, la Grande-Bretagne a freiné ce mouvement. M. Major, à sa manière, nous a opposé une courtoise opposition. Mais il a fini par accepter. Nos amis britanniques ne veulent pas de rupture. Mais l'idée qu'ils se font de l'Europe reste éloignée de la nôtre. Je ne m'inquiète pas outre mesure. Lorsqu'ils voient que le train de l'Europe part et qu'ils risquent de rester sur le quai de la gare, ils sautent dans le dernier wagon. Et on les retrouve vite, grâce à leur génie particulier, dans la locomotive.\
QUESTION.- Sur le problème majeur de l'immigration, la discussion a-t-elle été difficile ? Et si un amendement était déposé dans ce sens au Parlement, pourriez-vous en tenir compte ?
- LE PRESIDENT.- On croit en France que nous sommes les seuls à vivre ce problème. Mais nos voisins connaissent les mêmes difficultés et désirent tout autant que nous contrôler un flux migratoire qui n'a certes pas que des aspects négatifs, mais qui doit être maîtrisé.\
QUESTION.- Le problème européen mis à part, n'avez-vous pas envie de transformer la Constitution de la France ?
- LE PRESIDENT.- Ce sera l'objet d'une prochaine étape. J'ai déjà informé les Français que, pour répondre mieux au besoin de notre démocratie et pour éliminer les scories du passé, il conviendrait de retoucher notre Constitution.
- QUESTION.- Par exemple.
- LE PRESIDENT.- Je vous renvoie aux déclarations que j'ai faites à ce sujet à la fin de l'année dernière. Je compte à cette occasion mettre à jour un texte parfois vieilli.
- QUESTION.- L'article 5 stipule que le président de la République est garant de la souveraineté nationale. Dans cette phase délicate actuelle de la construction de l'Europe, serez-vous amené à réfléchir à son éventuelle révision ?
- LE PRESIDENT.- Cet article me paraît juste et nécessaire. Je ne vois aucune raison de le modifier. Les transferts de compétences entre la France et l'Europe ont commencé dans les années d'après-guerre et particulièrement avec le traité de Rome de 1957. Ils se sont poursuivis à chaque étape de la construction européenne, sous tous les présidents de la République. Pourquoi faire un cas de ceux que prévoit Maastricht, même s'ils paraissent plus décisifs ? Garant de la souveraineté nationale je le reste et le resterai et, après moi, mes successeurs : notre patrie est là, bien vivante.
- QUESTION.- Une majorité de Français semble souhaiter voir la durée du mandat présidentiel ramené de sept à cinq ans. Y réfléchissez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Naturellement. Il y a vingt ans Georges Pompidou a fait entrer ce projet dans la machine législative, obtenu le vote des Assemblées, puis il en est resté là. M. Giscard d'Estaing avait également préconisé le mandat de cinq ans mais, élu président de la République, il n'en a rien fait. Quant à moi, j'avais annoncé dans ma "Lettre aux Français" de 1988 que je prendrais une initiative sur ce point si l'ensemble ou la grande majorité des responsables politiques me le demandait. On en parlera utilement, s'il le faut, après la ratification de Maastricht.
- QUESTION.- Justement, à titre personnel, quelle est votre position ?
- LE PRESIDENT.- Cinq ans c'est bien court, plus court que le mandat des maires de nos communes. Quatorze ans, en cas de réélection, c'est bien long. Il faut trouver un moyen terme.\
QUESTION.- Ma question va peut-être vous paraître iconoclaste, mais dans l'hypothèse où le mandat présidentiel serait ramené à cinq ans, pourquoi nommer un premier ministre ? N'appartient-il pas, finalement, au président de la République de mener l'action gouvernementale ?
- LE PRESIDENT.- Ce que vous souhaitez-là s'apparente au système présidentiel de type américain. Je ne suis pas sûr que les moeurs françaises s'y adapteraient. Le président de notre Vème République est déjà jugé responsable de tout, très au-delà de la réalité, puisque le régime dans lequel nous vivons est un régime parlementaire. Qu'est-ce que ce serait s'il n'y avait plus de Premier ministre ! Non, je ne suis pas favorable à un tel changement. Certes, nos institutions - ce n'est pas moi qui les ai faites - sont ambigües puisque, d'une part, le Président de la République est élu au suffrage universel, ce qui lui confère un pouvoir et des moyens plus importants que ceux de ses prédécesseurs de la IIIème et IVème République, et que d'autre part, le gouvernement reste responsable devant les assemblées. Mais ce système boiteux fonctionne quand même. Il peut s'améliorer. C'est plus une affaire de pratique que de théorie.
- QUESTION.- Dans la période qui a précédé l'arrivée de Pierre Bérégovoy à la tête du gouvernement, ne vous êtes-vous pas dit concernant Edith Cresson que vous avez toujours défendue, que vous vous étiez trompé - ce qui peut arriver - ou qu'il y avait entre vous et les Français une phase de désamour ?
- LE PRESIDENT.- Je ne me suis pas trompé sur la personne, sur sa qualité et sur sa compétence. Edith Cresson était parfaitement apte à remplir le rôle de chef de gouvernement que je lui avais confié. C'est une femme intelligente qui allie caractère, ténacité, connaissance des rouages de l'Etat, et désintéressement personnel. Mais pour des multiples raisons, elle a essuyé un tir d'artillerie continu et féroce dès sa prise de fonction, et a été victime d'une injustice organisée. Au lendemain des élections régionales et cantonales de mars dernier, et après avoir beaucoup réfléchi, j'ai conclu, avec regret que cette situation n'était pas réversible avant longtemps. Or nous étions tenus par l'urgence puisque les élections législatives auront lieu dans moins d'un an. J'ai donc changé de gouvernement.\
QUESTION.- Le Président de la République ayant, y compris sur le plan constitutionnel, un rôle quasiment affectif avec la population, n'avez-vous pas eu le sentiment, durant cette période, que les Français vous comprenaient moins bien ?
- LE PRESIDENT.- Oui.
- QUESTION.- Pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Par l'effet cumulatif de plusieurs causes. D'abord, l'impact d'événements majeurs comme la dislocation de l'Union soviétique, l'unité allemande, la menace d'éclatement de plusieurs pays de l'Europe de l'Est, le drame yougoslave, les images de guerre et de sang qui s'en sont suivi, l'absence de réponse du monde riche aux interrogations du tiers monde, ce qui accroît les mouvements de migration vers l'Europe plus prospère, tout cela a créé une psychose de crainte et d'insécurité. L'opinion a perdu ses marques. Ensuite le rebond de la crise économique occidentale, que l'on avait pu croire proche de sa fin en 1987 et qui a retardé l'heure de la reprise. D'où la persistance du chômage £ les proportions qu'il atteint angoissent les familles. Les parents dont les enfants atteignent l'âge adulte se désespèrent à l'idée qu'ils pourraient ne pas avoir de travail et se voir refuser une place dans la société. Le désarroi moral, les difficultés matérielles, la blessure de notre corps social s'aggravent avec le nombre impressionnant de chômeurs de longue durée, ce à quoi s'attaque le plan Bérégovoy - Martine Aubry. L'opinion ne perçoit pas l'énorme effort accompli par le gouvernement pour remédier chez nous à une situation qui frappe l'ensemble des pays occidentaux.
- Enfin des raisons propres à la France. Peut-être un effet d'usure après dix ans de présidence. Certainement, "les affaires" qui ne sont pas le lot des seuls socialistes, mais comme ce sont ces derniers qui gouvernent ils ont servi de cible. La loi d'amnistie, mal expliquée et donc mal comprise, a donné le sentiment d'une insupportable impunité pour les gens proches du pouvoir. Le désordre apparu après le congrès de Rennes dans les rangs du principal parti de la majorité `PS` et qui a accentué le repli des Français sur eux-mêmes. Du coup, on a cessé de voir ce qui marchait bien : le redressement économique, d'importantes mesures sociales, la forte image de la France à l'étranger, les premières lois de moralisation de la vie publique dans l'histoire de la République, et beaucoup d'autres choses encore.
- Je crois cependant que les Français commencent à juger plus équitablement notre action.
- QUESTION.- Mais vous, pourquoi vous met-on en cause ?
- LE PRESIDENT.- J'assume la responsabilité suprême dans toutes ses dimensions. C'est l'honneur et le poids de ma tâche.\
QUESTION.- Parmi les premières décisions qu'a prises Pierre Bérégovoy figure la création d'une commission de lutte contre la corruption. Fallait-il attendre aussi longtemps pour le faire ?
- LE PRESIDENT.- Je vous rappelle que c'est la justice qui a compétence en la matière et que nul ne peut se substituer à elle. Mais il faut s'attaquer aux racines du mal. C'est le cas aujourd'hui. Pierre Bérégovoy, en prenant la décision de nommer cette commission de lutte contre la corruption va contribuer à l'assainissement attendu de tous.
- QUESTION.- Pierre Bérégovoy n'est-il pas en train de faire une pause en matière de réformes ?
- LE PRESIDENT.- Mais non !
- QUESTION.- Je pensais aux universités, à la taxe d'habitation, à la délocalisation...
- LE PRESIDENT.- Sur l'université, Jack Lang, s'est très bien expliqué. Dès lors qu'un problème aussi déterminant pour le pays est prétexte à malentendu, il convient d'approfondir inlassablement le dialogue et la concertation. Cela n'ôte rien au fait que les réformes de Lionel Jospin allaient à l'essentiel, qu'elles représentaient une contribution capitale à l'adaptation de notre système éducatif. N'oubliez pas, en outre, que le plan Université 2000 est l'une des plus fortes initiatives, en la matière, depuis longtemps. Pas question de revenir là-dessus. Vous vous inquiétez de la délocalisation ? Elle continue en s'appuyant sur le dialogue avec les intéressés. Vous vous faites du souci pour la taxe d'habitation ? Pierre Bérégovoy, a fait connaître son point de vue et les partenaires sont libres de leur choix. Je vous conseille de relire avec plus d'attention la première déclaration du Premier ministre devant le Parlement. Elle annonçait des mesures carrément novatrices qui rendent dérisoires l'accusation d'immobilisme.
- QUESTION.- Le parti de la réforme sera donc maintenu ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu. Si j'avais envie d'ironiser, je m'étonnerais de voir s'ériger en défenseurs intransigeants des projets d'Edith Cresson ceux qui les ont si durement combattus !\
QUESTION.- L'Affaire Touvier a choqué la conscience des Français, ou en tout cas les fait réfléchir. Vous avez vous-même réagi à la décision qui a été prise...
- LE PRESIDENT.- Je pense que nul ne peut se méprendre sur mes sentiments. En particulier, le souvenir des enfants d'Izieux m'obsède. Ils sont pour moi le symbole de la plus grande souffrance.\
QUESTION.- Nous venons d'évoquer de grands problèmes, mais il y a aussi les préoccupations de la vie quotidienne des Français, la sécurité, la télévision.. La gauche n'a jamais eu une idéologie très sécuritaire. Avez-vous l'impression que, symboliquement, quelque chose doit être fait ?
- LE PRESIDENT.- Idéologie ou pas, la gauche a fait son devoir pour la défense de la sécurité des Français. Il n'y a aucun reproche à lui adresser. Le fait qu'elle ait introduit dans la législation les précautions juridiques indispensables à tout pays respectueux du droit des gens est à porter à son crédit. Ce n'est en rien contradictoire avec l'intransigeance qui s'impose face au terrorisme.
- QUESTION.- Certes, mais dix ans après l'attentat de la rue Marbeuf, on ne sait pratiquement toujours rien.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est malheureusement pas le seul attentat terroriste impuni. Je constate simplement qu'il y a eu beaucoup de crimes sans sanction au temps des gouvernements conservateurs. Mais moi, je ne les accuse pas de complaisance ou de complicité £ c'est le terrain même où devrait prévaloir l'unité nationale.\
QUESTION.- On a beaucoup parlé de la télévision, ces derniers temps. La regardez-vous comme nombre de Français, ou ses programmes vous intéressent-ils moyennement ?
- LE PRESIDENT.- Je suis plutôt bon public même si je trouve que nos chaînes de télévision se laissent trop aller à la facilité. Je vous paraîtrai peut-être vieux jeu mais l'abus des images de sang et d'horreur me révolte. Cela dit il y a de très belles créations littéraires et artistiques, des reportages de premier ordre et, au total, une tenue honorable de la télévision française comparée à ses concurrents étrangers.
- QUESTION.- Y a-t-il une émission, un animateur, un journaliste, que vous appréciez particulièrement ?
- LE PRESIDENT.- Vous m'embarrassez. J'ai naturellement mes préférences. Mais je les garde pour moi. Enfin, pour vous faire plaisir, pour ne parler que des enquêtes et reportages, j'essaie toujours de ne pas manquer "Envoyé spécial" de Nahon et Benyamin et je considère que Cavada, atteint souvent la grande classe.
- QUESTION.- Quant à l'issue de l'affaire de la Cinq...
- LE PRESIDENT.- Quelle affaire ?
- QUESTION.- On l'appelle ainsi...
- LE PRESIDENT.- Vous voulez parler de la chute de la Cinq ? Dans un pays audiovisuel très chargé et malgré les talents et la valeur professionnelle qui s'y sont affirmés, on ne peut appeler "affaire" ce qui relève de la pure et simple concurrence commerciale.
- QUESTION.- Le remplacement de la Cinq par la Sept...
- LE PRESIDENT.- La disparition de la Cinq pose le problème de son remplacement. Je laisse aux gens qualifiés du gouvernement, du Conseil supérieur de l'Audiovisuel et de la profession le soin de choisir la meilleure solution. Pour ma part, j'ai voulu la liberté des moyens d'expression. Je me permets de vous rappeler que j'ai mis un terme au monopole d'Etat en 1982 et qu'à partir de là plusieurs chaînes de télévision et plus de mille postes de radio sont nés.
- Pour la première fois dans l'histoire de la République depuis que ces moyens existent, aucune influence du pouvoir exécutif ne s'exerce sur la liberté d'expression. C'est un progrès considérable, mais comme c'est fait, on n'y pense plus ! Je n'ignore pas les critiques que l'on adresse à une réglementation dénoncée comme trop lourde à l'égard des chaînes de télévision. On y a même vu la cause de l'échec de la Cinq. Mais TF1, qui elle aussi s'en plaint, a réussi. Cela mérite examen. On admettra qu'il est très important de protéger la production française sans tomber dans l'excès c'est-à-dire sans refuser l'apport des autres cultures. J'éprouve un malaise à constater que, à la différence des autres grands pays industrialisés, la France ne dispose pas d'outil télévisuel pour accroître le savoir et les connaissances du plus grand nombre possible de Français. Le téléspectateur le plus modeste est plus exigeant qu'on ne le suppose. Et qui sait ? La qualité peut être un meilleur support commercial qu'on ne suppose.
- QUESTION.- Et l'Etat aidera ? Paiera ?
- LE PRESIDENT.- Ses moyens sont limités. Il a des obligations à l'égard des chaînes du service. Mais il peut trouver des concours.\
QUESTION.- Nous approchons de la date anniversaire du 10 mai. Durant onze années, qu'est-ce qui vous a fondamentalement aidé à tenir à ce poste qui n'est pas de tout repos ?
- LE PRESIDENT.- L'immense intérêt de ma fonction. L'immense intérêt d'une responsabilité exercée au nom de mon pays. C'est une passion qui reste intacte en moi. La vie quotidienne des Français, leur avenir, la place de la France dans le monde, voilà de quoi occuper une existence. La France est aujourd'hui le pays d'Europe où le niveau de vie est l'un des plus élevés parmi les grandes nations industrielles. C'est le pays où la liberté est la plus grande.
- QUESTION.- Il y a, hélas, le chômage.
- LE PRESIDENT.- Oui, il y a le chômage, et bien d'autres souffrances, et trop d'inégalités, et trop de villes, de quartiers, trop d'endroits où les conditions de vie ne sont pas supportables, et trop de gens à l'abandon, trop d'exclus, trop de familles dispersées, trop peu d'amitié entre les Français. Tout cela je le vois comme vous-même. Je m'efforce de suivre le précepte de Jaurès et, pour soulever le poids énorme du réel, de garder l'idéal. Rien ne me l'a fait perdre. Il faut lutter sans trêve.
- QUESTION.- Vous avez parlé de la fonction. Pouvez-vous dire quels sont les hommes ou les oeuvres qui vous ont conforté ces dernières années au moment des décisions difficiles ?
- LE PRESIDENT.- Les Français qui créent, qui inventent, qui osent. J'en connais assez pour toujours espérer.\
QUESTION.- Permettez-moi de rentrer dans l'actualité, c'est le mot exact, brûlante. Les émeutes de Los Angeles et de plusieurs villes américaines ont révélé une dégradation inquiétante des rapports entre les groupes raciaux et sociaux aux Etats-Unis. Qu'en pensez-vous ?
- LE PRESIDENT.- On a tous pu mesurer l'ampleur de cet événement. La violence est partout, aussi bien dans l'intolérable jugement du tribunal que dans les réactions que ce jugement a provoquées. Mais George Bush a montré sagesse et esprit de décision en prenant d'abord le conseil de leaders noirs puis en envoyant sur place des forces capables de rétablir l'ordre sans provocation. Les inégalités criantes et l'absence de protection sociale ont trop longtemps exaspéré les rapports entre les groupes sociaux. George Bush doit gérer un difficile héritage qui remonte loin. Je le crois capable d'apaiser les passions et d'agir avec discernement pour assainir un climat, à l'évidence, détestable. Je le sais fidèle à la plus haute tradition de son pays. Celle de Lincoln.\
QUESTION.- Les difficultés du Chancelier Kohl en Allemagne vous paraissent-elles de nature à menacer la démarche européenne qu'il incarne ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez qu'en dépit de nos choix politiques différents à l'intérieur de nos pays, j'entretiens avec Helmut Kohl des relations très confiantes. Il croit dans ce qu'il fait. Et nous avons la même conception de l'Europe. Celle-ci lui doit beaucoup, comme naguère à Adenauer. Quoiqu'il advienne les dirigeants des trois grands partis allemands sont des gens très responsables et respecteront l'engagement de l'Allemagne.\
QUESTION.- Je reviens chez nous pour conclure : Sartre était le personnage qui empêchait le Général de Gaulle de tourner en rond. Aimeriez-vous avoir un opposant culturel majeur ?
- LE PRESIDENT.- Je ne détesterais pas.
- QUESTION.- Un livre de réflexion vous a-t-il stimulé ou aidé à réfléchir à tout cela ces derniers temps ?
- LE PRESIDENT.- Plusieurs, mais je pense que Platon reste un bon maître.\