13 avril 1992 - Seul le prononcé fait foi

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Déclaration de M. François Mitterrand, président de la République, sur la contribution de la Turquie à l'effort de consolidation de la démocratie et de la paix, sur son adhésion à l'Europe et sur la coopération bilatérale entre les deux pays, Palais de Cankaya le 13 avril 1992.

Monsieur le Président,
- Votre invitation à laquelle j'ai l'honneur de répondre aujourd'hui, témoigne de la relation historique qui unit nos deux pays. Qu'il me soit permis de rappeler l'ancienneté de ces liens : votre premier envoyé extraordinaire aborda en France en 1483 £ notre premier ambassadeur permanent fut reçu, par celui que vous nommez Soliman le Législateur et nous Le Magnifique, dès 1536. Les brefs intervalles où nos relations se sont desserrées ne nous ont pas empêché de nous retrouver chaque fois avec le vif désir de perpétuer une bonne entente.
- N'est-ce pas la même volonté de moderniser l'Etat qui a été incarnée au début du siècle des Lumières, en la personne du Sultan Ahmed III, comme elle a animé les despotes éclairés que conseillèrent nos philosophes ?
- Après 1921, nos rapports ont été reconstruits sur les bases suivantes : l'attachement à la paix et à la sécurité internationale, le souci de l'indépendance nationale, enfin, la volonté d'établir un régime démocratique.
- La France veut avoir avec la Turquie des rapports de confiance fondés sur des choix communs et sur la reconnaissance mutuelle du rôle et de l'influence de nos deux pays dans le monde.
- Ces principes nous conduisent en cette fin de siècle tumultueuse à conjuguer nos efforts pour enraciner la liberté, pour défendre la paix dans des régions où se développe la violence, pour maintenir les conditions d'un progrès économique et intellectuel.\
Etablir et consolider la démocratie : faut-il rappeler que la Turquie a su à sa manière régler le difficile problème de la coexistence de la religion et de l'Etat ?
- La France sait combien la violence menace la liberté et les droits de l'homme. C'est pourquoi elle condamne le terrorisme, quelque prétexte qu'il invoque. Dans le même temps, et vous l'avez vous-même souligné, monsieur le Président, de même que monsieur le Premier ministre, les tensions sociales et politiques et les aspirations des populations ne peuvent être laissées longtemps sans réponse. Le problème kurde, qui retient l'attention de nombreux pays occidentaux, et dont vous m'avez vous-même entretenu, ne peut être résolu que dans le respect des personnes, du droit des gens et des identités culturelles. La France ne veut donner de leçon à personne mais elle a pris plusieurs initiatives ces temps-ci dans des situations de ce type afin que soit substitué le dialogue à l'incompréhension.
- Défendre la paix : la Turquie et la France, côte à côte au sein de l'Alliance Atlantique depuis plus de quarante ans, ont défendu la paix. Avec la fin de la confrontation Est-Ouest s'ouvre la possibilité de construire une nouvelle Europe, fondée sur les principes définis à Helsinki au sein de la CSCE et renforcés par la Charte de Paris. Les résultats obtenus sont tout à fait remarquables mais les foyers de crises qui se multiplient appellent la poursuite de nos efforts communs pour les réduire et empêcher qu'ils ne s'étendent.
- Le conflit du Nagorny-Karabakh, par son caractère atroce, comme par les implications qu'il peut susciter au-dehors, justifie que nous nous y consacrions avec persévérance, comme nous avons déjà commencé de le faire. Il nous faut tout à la fois tenter d'alléger les souffrances des populations par des actions humanitaires en faveur des communautés opposées, et faire diminuer la tension par des mesures de confiance puisées dans l'arsenal de la CSCE, qui trouve là une nouvelle occasion de démontrer sa nécessité et son utilité. Quant aux discussions qui se dérouleront dans le cadre de la conférence qui doit se réunir à Minsk, je souhaite là aussi que le dialogue entre la France et la Turquie accélère la recherche d'un accord entre les parties qui s'affrontent.
- La Guerre du Golfe a trouvé la France et la Turquie du même côté lorsqu'il a fallu défendre le droit, puis, sous l'empire de la nécessité, pour porter secours aux populations kurdes d'Irak, cette coopération se poursuivra, nous le souhaitons, aussi longtemps que le régime irakien n'offrira pas les garanties indispensables de liberté et de sécurité aux populations dont il a la charge.
- Je n'aurai garde enfin de négliger la question de Chypre, qui n'est ni réglée ni oubliée, et pour laquelle nous demandons instamment que les parties concernées reprennent, sous l'égide du Secrétaire général des Nations unies, les conversations indispensables, avec une réelle volonté d'aboutir.\
Garantir les conditions d'un progrès économique et intellectuel : la Turquie relève de l'espace européen, si ce n'est au sens géographique exact, du moins dans ses acceptions économique, culturelle, militaire et politique. Certes, après avoir été la plus grande puissance de l'Europe, l'empire Ottoman avait ralenti son évolution. Mais depuis cette époque, l'effort de la Turquie pour se replacer dans le courant du progrès, qui débuta dès la fin du dix-huitième siècle, et dont Ataturk fut, au début du nôtre, le plus valeureux protagoniste, s'est poursuivi sans relâche. Cet effort a connu un succès particulier sous l'impulsion du premier ministre que vous avez été, monsieur le Président, et continue sous le gouvernement de M. Demirel.
- Votre but est de vous rapprocher du groupe des douze états qui constituent la Communauté européenne, laquelle deviendra union européenne avec la ratification du traité de Maastricht. Egalement, la Communauté aura à examiner en juin prochain, à Lisbonne, son élargissement éventuel. Elle disposera à ce moment-là des éléments d'appréciation et de décision qui lui permettront de tracer des perspectives dont vous ne serez pas absents et qui ouvriront la voie à l'avenir.
- L'Europe se dessine comme une vaste communauté de valeurs et d'intérêts, qui ne saurait être limitée par des conceptions géographiques ou par des préjugés culturels. Quelles que soient les conclusions de Lisbonne, il demeurera qu'un système européen est en voie de constitution, que la Turquie y jouera un rôle éminent et qu'il convient d'en aménager dès maintenant les éléments-clefs. Telle que l'association de la Turquie à l'Union de l'Europe occidentale dans le domaine capital de la sécurité. Nous avons voulu cette relation en même temps que se renforçait le projet d'une politique étrangère et de sécurité commune. Travaillons vite et bien pour lui donner la forme qui convient.
- Certes, le développement de nos relations bilatérales, entre deux nations européennes, qui comptent par leur poids, leur dynamisme et leurs desseins, se poursuit parallèlement et contribue à construire l'Europe forte et libre que nous appelons de nos voeux.
- L'activité des entreprises françaises en Turquie a progressé très rapidement dans le domaine industriel. Cela nous a permis d'envisager des projets de grande ampleur qui créeront des solidarités concrètes et profondes.
- J'en citerai un seul ce soir, parce qu'il me paraît exemplaire, c'est celui de l'université francophone de Galatasaray, prolongeant au siècle prochain l'oeuvre entamée sous Napoléon III et qui a tant fait pour donner à nos relations un socle humain et intellectuel, qui a résisté à toutes les péripéties politiques. Cette université sera pour nos deux pays, mais aussi pour cette région du monde, le symbole d'une ambition commune de civilisation. Elle préfigure ce que seront nos échanges dans le prochain siècle et nous incite à mieux nous rencontrer, à mieux nous comprendre et à inventer ensemble.
- Je lève mon verre à l'avenir partagé de nos deux peuples, et à l'amitié franco-turque.\