14 janvier 1992 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les relations historiques entre la France et le Luxembourg, la fondation de l'Europe par Robert Schuman et la coopération franco-luxembourgeoise pour la construction européenne, Luxembourg, le 14 janvier 1992.

Madame le Bourgmestre,
- Vos paroles ont été pour les Français qui vous ont entendue précieuses et fortes. Ce n'est pas tous les jours qu'il nous est donné d'aller dans une capitale étrangère, fût-elle en Europe, pour y entendre un langage aussi pur, aux intonations si proches de nous et surtout inspiré par des sentiments qui évoquent aussitôt une histoire et dessinent un avenir. C'est vrai que le Luxembourg et la France, voisins par la géographie, l'ont été par l'histoire et doivent apprendre de plus en plus à l'être par toutes les résonnances du coeur et de l'esprit.
- Monseigneur, madame, vous nous honorez en participant à cette réception à l'Hôtel de ville de Luxembourg. Nous avons pu depuis hier - nous avions commencé, vous et moi, Monseigneur, déjà depuis quelques années - échanger, comprendre, savoir comment et pourquoi nos deux pays étaient restés à travers le temps si proches après la période maintenant ancienne où toute bataille passait par ici. Il est vrai que votre situation attirait l'extérieur. Depuis la visite des Romains, dont il reste de nombreux vestiges, et vous en avez vous-même découvert quelques-uns, beaucoup de gens sont passés par vos routes. Et comme le faisait remarquer très justement ce matin l'un de vos concitoyens qui nous recevait, on peut se demander si cette puissante forteresse n'a pas davantage attiré l'envahisseur que si elle était restée un simple village, qui n'eût intéressé personne sinon le promeneur amoureux d'un beau paysage. Eh bien, non, les conquérants sont venus. Quelques Français parmi eux ont fait comme les autres, ils ont détruit les murs, tué des personnes et assuré une part modeste de leur gloire en donnant leur nom, en laissant quelques statues, en ajoutant un porche pour tenter de compenser les destructions qu'ils avaient faites, je crois que c'est le cas de Louis XIV, bref le lot habituel des conquérants. Et puis finalement, madame, messieurs, et vous tous, personnalités de Luxembourg et du Grand Duché, vous êtes là en tant que tels, peuple original, et devenu original car après tout votre sort aurait pu être tout à fait différent.
- Dans notre histoire à nous, on associe ce nom de Luxembourg à celui d'une famille de haute noblesse, qui nous a souvent prêté son concours, son courage et son amitié. La référence du noble Seigneur venu périr pour le service de la France, peut-être davantage encore pour l'amitié du Roi, à Crécy, est un moment très important dans la somme des défaites qui s'entremêlent avec celles des victoires inévitables. C'est ainsi que nous parlerons tout à l'heure de l'Europe. Qui a gagné, qui a perdu, où est la plus haute gloire ? On ne le sait, sinon que, à ce moment-là, c'était une des heures noires de la France parmi les plus noires. Crécy et Azincourt ont été le siège de batailles où se sont affrontées les conceptions les plus médiévales et les plus anciennes de la chevalerie attachée à ses traditions oubliant que la stratégie est parfois exigeante et qu'il faut pouvoir se mêler au commun, renoncer à son cheval, à son harnachement, à ses cuirasses lourdes, parce que d'autres plus agiles, plus rapides et disposant d'armes plus meurtrières, représentant ce que je n'oserai appeler le progrès technique.\
La France, comme chaque peuple, a mis quelque temps à s'adapter à cette époque, aux exigences du temps. Le Luxembourg - d'autres pays, à travers les siècles, ont suivi mais d'une façon plus pacifique - est venu là comme témoin d'une Europe déjà proche de la France afin de témoigner pour elle, et même, en l'occurence de mourir pour qu'elle vive.
- Luxembourg ce mot a toujours été présent dans notre histoire de France ou à côté de l'histoire de France, comme il l'a été dans l'histoire de l'Allemagne. Vous avez fourni quelques hommes de pouvoir, empereurs, monarques, hommes de sciences, hommes de lettres à ce que l'on n'appelait pas encore la communauté de l'Europe. Ne refaisons pas cette histoire, vous la connaissez mieux que moi puisqu'elle vous nourrit, et justifie la résurrection et l'affirmation d'un peuple dont je disais à l'instant qu'il a su devenir original, autonome, particulier, porteur d'un langage, d'une culture, d'une histoire. Ceci grâce aux efforts des Luxembourgeois conduits par vos ancêtres intimement associés à tout ce qui se déroule ici, et qui représente la permanence et l'unité.\
La grande nouvelle des temps récents a été la création de la Communauté européenne. Elle est symbolique, c'est normal on revient aux grands traits qui marquent l'histoire.
- L'un des fondateurs de l'Europe a été un Luxembourgeois de naissance et d'esprit. Il parlait votre langue particulière, germanique sans doute mais pas allemande. Imaginons ce jeune homme qui naît à Luxembourg, qui est Allemand en raison de ce que fut la présence allemande et l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine. Pendant la dernière guerre il aura à subir dans sa personne la loi cruelle du vainqueur. Il se retrouvera parlementaire français et soudain après une nouvelle ascension il se retrouve parmi les personnalités dominantes de la France contemporaine. Riche de son histoire personnelle, il créé des liens que le hasard de l'histoire souvent ironique et parfois complaisante a réussis comme cela au lendemain de la guerre mondiale, avec Gaspéri, Adenauer, Bech, Schuman, Spaak et quelques autres parmi ceux qui ont fondé l'Europe moderne. Tous étaient voisins, de culture semblable et avaient un moment donné appartenu au même ensemble politique. Je me souviens d'un voyage à Vienne pendant lequel j'avais constaté - ce n'est pas le cas de Robert Schuman mais c'est le cas de quelques autres - que la plupart des grands hommes de l'Europe d'après la guerre de 1914 et les fondateurs de l'Europe née de l'éclatement de l'empire austro-hongrois avaient siégé en commun au parlement de Vienne. Robert Schuman, avec un parcours différent, a été lui-même nourri de cette tradition. Je l'ai connu au début de ma vie politique, lorsque j'ai été élu député en 1946. Je suis entré dès 1947 dans le premier gouvernement de la IVème République, celui de Paul Ramadier. Et Robert Schuman, lorsqu'il forma un nouveau gouvernement en 1948, m'a demandé de travailler à ses côtés, ce que j'ai fait tout le temps de sa présidence du conseil. J'ai pu apprécier la valeur de l'homme, morale, psychologique et intellectuelle. J'ai apprécié également un esprit conservateur pour les choses quotidiennes mais audacieux pour tout ce qui touche aux affaires essentielles. Il avait de plus une très grande bienveillance qu'on trouve, il faut le dire, assez rarement dans le monde politique. Robert Schuman, pour moi, c'est donc un souvenir de ma trentième année et des années qui ont suivi puisque nous avons participé au gouvernement commun au moins pendant cinq ans. Ces souvenirs sont restés vivants et j'avais souhaité à cause de la marque de Robert Schuman dans notre histoire, transférer ses cendres au Panthéon parmi les grandes gloires de la France.\
Alors on a fondé l'Europe. Moi j'étais parlementaire mais trop peu influent pour pouvoir marquer des souvenirs notables sur la fondation. J'y ai simplement concouru par mon vote. J'ai voté après trente-cinq ans de vie parlementaire tous les actes européens sauf un lorsque j'étais au gouvernement de Pierre Mendès-France. Ce gouvernement, composé d'hommes qui appartenaient aux deux camps, avait décidé de s'abstenir dans ce vote capital. Je ne le regrette pas, parce que je pense que la leçon doit porter aujourd'hui : si l'on veut que l'Europe se développe, elle doit être politique. Une Europe militaire sans ordre politique n'eût été qu'une excroissance du Pentagone américain. Une Europe économique sans pouvoir politique, économique et monétaire, serait le jouet des puissances matérielles. Il faut un pouvoir politique et c'est ce qui nous a inspiré, le Chancelier Kohl et moi-même lorsque nous avons décidé, après l'adoption du marché unique qui commencera dans moins d'un an, de proposer à nos partenaires de la Communauté la ratification d'un traité sur l'union politique qui viendrait s'ajouter au traité sur l'union économique et monétaire. C'est ce dont nous avons débattu au cours de ces dernières semaines, le mois dernier nous avons pu parachever l'élaboration de ce que l'on appellera plus tard - il sera signé sans doute au mois de février - le traité de Maastricht.
- Mais je dois dire que ce traité a été essentiellement élaboré. Lorsqu'un traité en arrive au point où il faut que les chefs d'Etat et de gouvernement débattent chaque terme, pèsent chaque mot, s'engagent personnellement et au nom de leur Etat sur un traité sans pareil, il faut avoir disposé d'une bonne base de travail. Cette base de travail, je l'ai dit à M. Santer et à M. Poos, je tiens à leur rendre hommage ici, c'est le Luxembourg qui nous l'a fourni du temps de sa présidence du premier semestre de l'année 1991. Je me souviens des discussions fort difficiles qui nous ont réunis à l'époque.\
Alors on avance, et si l'on avance dans cette construction, c'est parce qu'il y a eu quelques hommes dont Robert Schuman a été l'un des animateurs. Je me rappelle avoir été un petit provincial, voisin de Jean Monnet et avoir pu entendre dès ma dixième et ma quinzième années les propos charentais, paisibles, sans romantisme et même sans poésie tenus par cet homme, Jean Monnet. Il faut dire que ses parents lui avaient appris, sans doute sans le vouloir, ce que c'était que la vie moderne. Car il appartenait à ces fabricants de cognac qui, devant l'arrivée de la bouteille contenant ce liquide sacré aux yeux des viticulteurs et des négociants, se refusait énergiquement l'emploi de ce vil matériau, le verre, et continuaient d'estimer que l'on ne pouvait pas vendre le cognac autrement que dans les tonneaux de chêne ou de châtaignier. Pour eux, se commettre avec la vie moderne, c'était se priver d'une part de son âme. Bien entendu ce raisonnement est noble, mais il les a ruinés.
- Je pense donc que Jean Monnet a par la suite pensé qu'il fallait peut-être mettre un peu en bouteille l'Europe, la sortir un peu des fûts vénérables, de bois nobles où elle s'était confinée pendant plus de mille ans. Gloire, oui mais sang ! Notre histoire est faite de sang, de luttes, parfois de haine. Et ce sera mon dernier mot. Je pense rien n'est plus important quand on y réfléchit que de constater que la carte de l'Europe actuellement bouleversée, une fois de plus, a toujours été tracée par des vainqueurs, les armes à la main. Et jamais les vainqueurs n'ont pensé que les vaincus pouvaient à leur tour devenir des vainqueurs. Et cela s'est pourtant toujours passé comme cela.\
On se demande vraiment ce que les Européens des temps passés avaient dans la tête lorsqu'ils pensaient que l'histoire leur appartenait, que c'était leur propriété pour jamais comme s'ils étaient les créateurs de l'univers. Cela n'a pas manqué. Voyez nos frontières. Voyez les plaques des rues, des places qui célèbrent nos grands hommes, les victoires. On célèbre moins les défaites sinon à la manière de ce Français qui se promène à Londres et qui voit à Trafalgar Square la longue liste des batailles qui nous ont séparé des Anglais et qui s'étonne que l'on puisse à ce point célébrer nos échecs. Mais, oui, parce que l'Europe était divisée de telle sorte que chacun était chez soi !
- Le temps est venu, c'est la donnée capitale des traités que nous sommes en train d'écrire et de ratifier. C'est que nous refusons d'être désormais à tour de rôle les meilleurs acteurs de l'histoire. Refusons d'être vaincus parce qu'on aura refusé d'être vainqueurs du moins par la force des armes, et cherchons à être vainqueurs par la force de l'esprit, de la création et de la beauté, par la puissance économique acquise justement peut-être mieux encore par l'association de nos efforts. Nous sommes non pas simplement à la charnière d'un moment de l'histoire de l'Europe, c'est beaucoup plus important que cela. Ce sont nos conceptions de la société, des relations entre ces sociétés qui se transforment profondément. Peut-être sommes-nous parvenus à doter l'Europe occidentale, puisqu'il s'agit d'elle pour l'instant, et puis on y ajoute la Grèce, d'un statut qui la met à l'abri, peut-être pour toujours, en tout cas pour longtemps, de toute compétition intérieure. Seul théâtre où les luttes et les compétitions pacifiques auront réussi dans l'histoire du monde à se substituer aux luttes armées et à l'échange du sang. Les Etats-Unis d'Amérique ne se sont pas fondés de la même manière et on ne peut pas dire qu'ils aient épargné les premiers habitants. Il y a là un exemple de la domination de l'homme sur lui-même, la domination des passions, sans doute à cause de la rude leçon des deux guerres mondiales dont nos sols ont été le théâtre. Je remarquais ce matin, reçu par les anciens combattants dans un lieu sacré pour la ville et l'Etat de Luxembourg, le grand nombre de vos compatriotes qui ont été victimes de la guerre. Mais j'observais aussi, et pour moi c'était réconfortant, le grand nombre de vos soldats ou de vos citoyens librement engagés qui ont été soit des soldats français, soit des résistants pour lesquels il n'y avait pas de frontière entre le Luxembourg et la France. Ils ont simplement combattu parce que c'était la révolte d'abord d'un peuple qui veut rester libre, mais aussi une révolte de l'esprit contre la manière dont le dernier vainqueur de la dernière guerre mondiale, avant d'être vaincu avait conçu sa maîtrise de l'Europe.\
Il y a donc beaucoup de raisons d'espérer dans cette façon d'agir. Madame le Bourgmestre, mesdames et messieurs les conseillers municipaux, mesdames et messieurs les échevins, vous les élus du peuple, vous avez beaucoup de raisons d'être orgueilleux de votre ville. C'est un carrefour, exactement aux confins de plusieurs civilisations, romane, germanique, des grandes langues qui se partagent de plus en plus, non pas le monde entier, mais tout ce qui représente le monde industriellement et économiquement avancé. Vous avez été le lieu refuge ou l'abri de quelques-uns de nos grands écrivains. Vous avez été en même temps les témoins de quelques grands moments de l'histoire. Vous avez cessé d'être une forteresse par accord international. Avez-vous à vous en plaindre ? Je ne le pense pas. Peut-être quand même serait-il agréable d'avoir encore un peu plus de vestiges de ce que furent les constructions d'autrefois, mais simplement pour la beauté des choses. Vous êtes désormais une ville ouverte, un Etat ouvert, et vous en profitez très sagement en refusant de vous refermer. Tout à l'heure nous entendions le professeur qui nous recevait à la maison de Robert Schuman, nous dire : "nous n'avons même pas de véritable université ici, ce n'est pas par hasard, c'est volontaire, parce que nous voulons que nos étudiants soient formés aux disciplines et aux langues européennes. Je pense d'ailleurs, maintenant qu'ils ont élargi l'horizon, qu'ils doivent être nombreux également à s'initier aux disciplines américaines, c'est-à-dire au monde tel qu'il est aujourd'hui.
- Nous avons encore beaucoup à faire sans aucun doute. Un traité ne suffit pas à organiser les moeurs. On sait bien que les moeurs ont la peau plus dure que les lois. Il faut donc que les moeurs européennes se fassent au monde nouveau que nous essayons d'innover à la suite de Robert Schuman, de Jean Monnet et de quelques autres. C'est le travail qui reste à faire. Lors d'une réunion comme celle-ci avec un accueil aussi chaleureux et agréable que celui-ci, l'on prend l'habitude de se connaître et de se rencontrer, de débattre de nos justes intérêts avec sérieux. Nous avons commencé de le faire autour des problèmes touchant à l'environnement, qui sont très importants partout, mais en particulier pour la ville de Luxembourg sur laquelle la France se trouve peser peut-être plus qu'il ne conviendrait.
- Tout cela doit marquer une capacité d'échanges et de dialogues entre les peuples et leurs dirigeants, comme nous avons engagé un dialogue entre nous, aujourd'hui, madame.
- Je dirai, pour finir, que j'ai beaucoup admiré votre façon de nous recevoir et de nous le dire.\