6 janvier 1992 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors des voeux aux forces vives de la Nation, notamment sur le danger de la bureaucratie inhérent à la construction européenne et les difficultés économiques internationales, Paris le 6 janvier 1992.

Mesdames,
- Messieurs,
- Je suis ravi de vous recevoir en ce début du mois de janvier. Nous poursuivons une tradition, tradition récente, mais qui se révèle, je crois bonne à l'usage. Non pas qu'elle me permette d'avoir avec chacun d'entre vous, chacune des associations, syndicats, ici représentés un dialogue approfondi, faute de temps. Mais cela me permet d'abord de vous revoir, de mieux identifier chaque délégation, préambule aux conversations que nous avons à reprendre, sur le fond, chaque année. En plus, vous me faites plaisir en venant comme cela dans cette maison qui doit être la maison des Français et ce que vous représentez est à mes yeux très important.
- Pourquoi cette tradition n'existerait-elle pas, je l'ignore. Mais après tout est-ce qu'il existait, jusqu'à une époque récente, une reconnaissance par les pouvoirs publics de ce qu'on appelle d'un terme un peu romantique "les forces vives" ? Ce qui signifie tout simplement les organisations, associations, qui représentent de larges couches de la population, qui examinent leurs problèmes au travers de la défense de leurs droits, syndicaux, associatifs, - souvent cela se rejoint - et qui permettent aux Français d'avoir une représentation permanente d'hommes et de femmes dévoués, généralement compétents, qui connaissant admirablement les problèmes des catégories de citoyens répartis dans leurs groupements, ce qui pour un gouvernement et un Président de la République représente un acquis considérable.
- Je tenais absolument à vous rendre ce témoignage. Maintenant les voeux de 1992, ils risquent de ressembler aux voeux de 1991 ou à ceux de 1993.
- J'espère que cet exercice ne vous paraîtra pas lassant. Mais enfin vous le faites bien dans votre famille, avec vos amis, et le cas échéant avec vos mandataires. On se retrouve, on a des relations conviviales, à certains moments rythmées par le calendrier. On pense à sa propre vie, à celle qui s'est écoulée, à celle qui sera demain l'avenir. On sait bien quel est le rythme d'une vie humaine. S'arrêter donc un moment sur soi-même en compagnie des siens ou des gens que l'on aime, est une occasion forte de retourner à l'essentiel.
- Je n'aurai pas cette prétention. Vous êtes, je le répète très nombreux, et très divers. Mais sur le plan où je me situe vous êtes tous soumis aux mêmes conditions d'existence £ les peines, les joies, l'alternance, le destin humain, sa durée, ses finalités. Qu'une fois par an, sortant un peu de nos ordres de pensées habituels ou bien de nos obligations mutuelles, on puisse comme cela s'arrêter et parler d'autre chose, ce qui n'interdit pas de parler aussi de cela, je crois vraiment que c'est utile, et ce n'est pas désagréable.\
Vous me direz : "oui mais tous ces voeux qui se succèdent" n'exagérons rien ! Vendredi dernier, la dose était peut-être un peu forte. Mais aujourd'hui, c'est en "roue libre". Je commence d'ailleurs avec vous cet après-midi. Et j'aurai ensuite, cet après-midi, quelques autres rencontres qui n'exigerons rien de plus de moi que de faire attention à ce qui m'est dit, d'inscrire un souvenir supplémentaire dans une responsabilité qui n'en manque pas.
- Alors, je vous souhaite une bonne année pour vous, pour votre entourage familial, amical, professionnel, pour vos camarades militants, pour le développement de vos aspirations, je ne dis pas pour la réussite parce qu'à ce moment-là je me trouverais engagé au-delà de ce à quoi je souhaite m'engager cet après-midi £ méfions-nous des imprudences. Mais enfin, dans la mesure où j'imagine, tel que je vous connais, les intérêts, au bon sens du terme, légitimes, que vous représentez, on peut leur souhaiter bonne chance, sans se forcer et même avec le désir très sincère de faire un bout de route suffisant avec vous pour que vous ayez le sentiment, et moi aussi, en fin de parcours, - je veux dire en fin d'année - d'avoir servi à quelque chose, d'avoir fait avancer les affaires de nos concitoyens, donc les affaires de la France. Nous allons rester quelques moments ensemble, associations, syndicats, mouvements, c'est vraiment un kaléidoscope ! Mais il y a quand même quelque chose de commun qui vous anime. Vous n'êtes pas là par hasard ! Vous représentez "les autres", mais vous en êtes : c'est parce que vous êtes des prototypes, parce qu'on vous a choisi comme étant les meilleurs représentants du moment pour exprimer des souhaits et le cas échéant faire entendre des volontés. C'est donc vraiment une large part de l'horizon national que j'ai là, devant moi. Cela me fait plaisir. Je n'ai pas tellement souvent l'occasion de voir ce paysage devant moi, d'un seul coup. Par bribes, par étapes, fractionné oui, bien entendu. Ceux d'entre vous que je vois le plus souvent en cours d'année, doivent savoir que c'est pour moi l'un des accomplissements les plus intéressants de ma fonction. Qu'ils ne s'estiment donc pas débiteurs, ils ne le sont pas. Ils sont plutôt créanciers. Ils sont en droit d'attendre du chef de l'Etat et des élus politiques, parlementaires, une attention accrue à l'égard de chacun des problèmes qu'ils ont à poser au pays.
- C'est dans cet esprit que je vous souhaite, à tous, cette fois-ci dans le cadre de vos responsabilités, une année fructueuse. J'espère qu'elle nous permettra de connaître des jours, sinon meilleurs, du moins plus aisés, plus riches d'espérance. C'est tout à fait à notre portée. Et cela devrait se produire de la sorte.\
Nous venons de prendre, au nom de la France, des engagements qui vont beaucoup modifier le paysage dont je vous parle, notamment les accords européens. Nous avons, en France, un grand souci des problèmes touchant au développement du tiers monde, le développement est pour nous un thème majeur. C'est un thème qui revient dans mes allocutions, parce que c'est un problème qui n'avance guère et qui me contraint à la répétition. Pour l'Europe, c'est plus cyclique. De temps à autre, il y a de fortes avancées. Au cours de ces onze dernières années, j'en ai connu plusieurs, mais je pense qu'aucune n'a atteint l'importance de ce qui a été engagé à Maastricht, si le traité est comme je le pense, comme je l'espère, ratifié par la France comme il le sera par les autres pays. Il représentera l'acte le plus déterminant et le plus décisif depuis le Traité de Rome de 1957. C'est donc important. Et je sais que cela intéresse beaucoup d'entre vous.
- Il y a là un engagement politique et humain. Face au désordre qui se généralise dans le monde, il y a là un môle, un vaste môle, qui va dépasser 350 millions de personnes, qui représente, je le pense, la plus grande stabilité, économique et politique. A l'intérieur de cette stabilité, il y a bien des turbulences comme à l'intérieur d'une grande puissance. Il y a vraiment beaucoup d'impatience. Mais, les choses se font bien, elle avancent, l'Europe devient une grande maison habitable, où l'on pourra développer l'essentiel de nos activités sans perdre pour autant la réalité qui nous est propre, notre caractère, notre tempérament et tant de décisions qui restent de notre ressort.
- Beaucoup d'entre vous sont venus m'en parler. J'avais d'ailleurs eu l'agrément de recevoir peu avant Maastricht une importante représentation des syndicats européens, à laquelle participaient plusieurs dirigeants syndicalistes français. On a pu constater à cette occasion le chemin parcouru sur ce terrain-là, puisque j'ai coutume de rappeler à ceux qui suivent ces problèmes de près qu'au mois de septembre 1981, parler "social" dans l'Europe, ou bien irritait, ou bien faisait sourire. Eh bien, cette fois-ci, en dehors d'un pays, il n'a pas été tellement difficile de convaincre nos partenaires qu'il convenait de disposer d'une charte sociale. Et c'est une charte sociale qui ne tirera pas vers le bas, mais qui attirera vers le haut. Les pays les mieux pourvus, les mieux dotés d'institutions sociales serviront évidemment de modèle, indiqueront non pas la ligne d'arrêt des futures revendications satisfaites dans les pays les moins lotis, mais permettront une démarche en commun qui devrait nous permettre, à nous-mêmes, de nous sentir plus à l'aise sur ce terrain social.\
Terrain monétaire, vous le savez, terrain militaire et de défense, terrain politique et diplomatique, terrain technique et de communication. C'est vraiment un très vaste domaine qui s'ouvre devant nous. Cela méritera un certain nombre de mises au point à mesure que le temps passera, que les institutions se mettront en place. Il y a aussi à veiller à ce qu'une vie authentiquement démocratique parcoure tout ce grand corps qui aujourd'hui se construit déjà avec les parlements nationaux, mais aussi avec le parlement européen. Il faudra que toute décision puisse être contrôlée. Il faudra éviter que le poids de tel ou tel groupe de pays ne pèse pas trop sur les autres, selon la nature des intérêts.
- Il faudra que la Commission présidée par un homme qui a considérablement travaillé pour l'Europe, je veux parler de Jacques Delors et qui naturellement est resté très proche de son pays, de celui qui l'a désigné pour siéger là, il faudra que les commissaires - ce n'est pas exactement à lui que je m'adresse - apprennent à modérer un peu leurs élans £ la bureaucratie n'est pas le paradis auquel nous devions aspirer quand on pense à l'Europe.
- Je ne veux pas entrer dans la querelle des écologistes et des chasseurs, mais enfin il se trouve que j'habite le sud-ouest, et chaque fois que je vois passer une palombe je me dis : "mais tiens, les commissaires européens de Bruxelles ont là-dessus des lueurs, des connaissances du sujet qui paraissent bien imprudentes, pour pouvoir réglementer ce qui se passe sur 150 kilomètres du rivage français". Les exemples sont célèbres : lorsqu'ils déterminent que la qualité d'un fromage sec fabriqué en Hollande est quand même très supérieure à la qualité d'un bon fromage normand qui coule un peu - moi j'aime bien les deux - je n'aime pas qu'on m'interdise de prendre celui que j'aime ! Et je ne suis pas le seul comme cela en France. Bref, je trouve qu'il y a une certaine, comment dirais-je, un certain moralisme du nord qui aurait tendance à imposer ses règles, au bon vivre du sud.
- Et je commence à m'inquiéter - le moralisme est excellent, enfin la moralité c'est encore mieux, mais le moralisme n'est pas mal - : encore faudrait-il ne pas confondre avec les intérêts en compétition. Je vous prend ces deux exemples, je pourrais continuer : évitons la bureaucratie.
- Comment faire ? Il suffit de regarder la France par exemple. Ce n'est pas commode, parce qu'en réalité la bureaucratie est simplement l'envers de l'endroit, et l'endroit ce sont les immenses services rendus à tous nos pays civilisés, organisés, démocratiques par une administration hors de pair, de très grande valeur. C'est un petit peu l'inconvénient. Mais c'est souvent dans la tête des politiques que s'installe ce goût du "touche à tout", et de tout décider. Voilà un problème sur lequel il faut que l'Europe se rende un peu plus harmonieuse, pour bien comprendre les goûts et les couleurs. Cela compte aussi, dans la vie des hommes, les goûts et les couleurs. Et il n'y a pas que les règlements !
- Et si l'on veut réglementer les goûts et les couleurs alors attention ! Je me demande quel tableau on m'obligerait à mettre dans ma salle à manger. J'y pense quelquefois avec inquiétude. Après tout, si je préfère un chromo à la dernière oeuvre géniale parue dans la galerie la plus moderne, chacun ses goûts ! Je n'interdis à personne d'avoir le cas échéant des couverts en argent. C'est comme cela que les choses doivent se faire à mon sens.\
Donc l'Europe, c'est un immense champ d'expansion. C'est une formidable chance pour les Européens et donc pour les Français. Cela ne doit pas être simplement la réunion de tous les défauts de tous les pays qui y participent. Elle devrait être la synthèse aussi harmonieuse que possible entre les qualités de chacun.
- Pour le reste, vous le savez bien, on vit dans des difficultés économiques évidentes qui sont surtout faites d'espérances rentrées. Le monde est tellement solidaire qu'un bout de récession qui apparait à 5000 kilomètres de chez nous a des répercussions presque instantanées chez nous. Il est vrai que dans le monde, beaucoup plus ailleurs que chez nous, il y a beaucoup de gens très malheureux. Il y a beaucoup de gens qui ne disposent pas, dans les pays parmi les plus avancés du monde, d'une véritable protection sociale. Ce n'est pas forcément le modèle exportable le plus désirable et pourtant on nous le propose de temps à autre.
- Je suis assez fier de ce que la France a fait depuis de nombreuses décennies. Tirant la bonne leçon des luttes du XIXème siècle et du début du XXème siècle, tout peut être perfectionné. On peut toujours faire mieux, on doit toujours faire mieux. Mais au point où nous en sommes, je suis assez satisfait du "corps de bataille" social dont dispose, aujourd'hui, la législation française. Et si je me déclare disponible pour l'améliorer avec vous, je n'entends pas la mettre de côté pour faire plaisir à tel ou tel groupe extérieur, non initié aux habitudes et aux conquêtes françaises.
- Mesdames et messieurs, on ne va pas développer ici tout un programme d'action. Ce sont juste quelques projections sur quelques terrains, à mesure que je m'exprime devant vous, regardant vos visages et sachant quelles sont, pour chacun d'entre vous, vos préoccupations principales.
- Encore une fois merci. Encore une fois bonne et heureuse année !
- Et à tous ceux qui représentent des associations ou caritatives ou d'entraide, de soutien pour guérir, pour tenter de panser le malheur, j'exprime au nom de mon pays, le nôtre, l'expression de ma gratitude.
- Merci.\