3 janvier 1992 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur la prééminence des Nations unies, la lutte contre le sous-développement et pour la paix, Paris, le 3 janvier 1992.

Monsieur le Nonce,
- Je vous remercie d'avoir bien voulu vous exprimer au-delà de votre personne, au nom de l'ensemble des représentations diplomatiques présentes à Paris. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir agréer les voeux que je forme moi-même pour vous, pour la mission qui est la vôtre et de transmettre à sa Sainteté le Pape Jean-Paul II les sentiments du peuple français. Et vous mesdames et messieurs nous nous retrouverons au cours de cette cérémonie rituelle du début d'année. Il convient de rassembler en quelques mots ou en quelques thèmes les idées dites générales qui deviennent très particulières selon que l'on s'adresse à telle délégation ou à telle autre. Il est donc assez difficile d'établir une synthèse quand les éléments d'analyse sont à ce point dispersés. Mais enfin c'est un exercice d'école auquel on peut simplement ajouter la bonne volonté qui est la nôtre, à nous Français, d'entretenir avec chacun d'entre vous des relations de travail et de bonne entente, comme il est souhaitable de plus en plus sur cette si étroite planète où nous risquons, à mesure que le temps va passer, d'être obligés de nous côtoyer de telle sorte que nous ne saurons plus trop où nous mettre. Avez-vous observé le progrès de la démographie ? Ne pensez-vous pas que cela soit des risques principaux pour l'ensemble de l'humanité surtout si cette population s'accroit si vite. Il est vrai qu'il y a pour toutes les familles nombreuses et les peuples nombreux beaucoup de joies en revanche que de problèmes politiques et surtout économiques qu'un certain nombre d'entre vous doivent affronter dans la pire difficulté.\
Je souhaite que l'année 1992 voie s'affirmer les possibilités d'harmonie à l'intérieur de vos peuples. Certains d'entre vous sont menacés par tant de risques. L'année dernière, vous l'avez rappelé, à la même époque ou presque, c'était la guerre du Golfe. Personne ne l'a souhaitée. Jusqu'à l'heure ultime, la France n'a cessé - presque le seul ou le dernier pays avec le secrétaire général des Nations unies de l'époque - de proposer une conciliation possible mais dans le respect du droit. Le droit était bafoué. Et puisque le respect de ce droit ne pouvait pas être rétabli, alors la guerre est devenue inévitable. On regrette toujours d'être contraint d'aboutir à de telles conclusions.
- C'est vrai, monsieur le Nonce, que je déplore comme vous la somme de malheurs, de destructions et de pertes humaines que cela représente. J'ajouterai simplement en posant la question : et si cela n'avait pas eu lieu, combien d'autres drames auraient continué ou se seraient aggravés ? On ne peut pas faire simplement le compte des dommages causés par la guerre £ il faut faire aussi le compte des dommages qui auraient été causés par la violation du droit, de la souveraineté d'un pays et de la liberté d'un peuple. C'est cet équilibre-là qu'il est toujours difficile d'établir et au nom duquel nous nous sommes engagés - heureusement cette période est dépassée - et j'espère que tous ceux qui ont été mêlés à cette action trouveront le chemin de la réconciliation si ce n'est déjà fait.
- J'exprime les mêmes voeux à l'égard de l'ensemble des pays du Moyen et du Proche-Orient qui se trouvent affrontés plus que dans d'autres régions du monde à des problèmes d'existence même. Ce sont les plus dramatiques à résoudre surtout lorsque les revendications nationales, le désir de survie, l'affirmation de soi à travers l'histoire, reposent sur des droits de qualité égale. La vie internationale est cependant cruelle, et on ne peut pas prétendre servir les intérêts d'un peuple en détruisant un autre peuple. C'est le travail des diplomates et vous êtes diplomates. Je vous laisse donc cette réflexion pour que vos gouvernements soient incités à rechercher toujours les voix de la conciliation internationale.\
C'est pourquoi, le premier principe que je rappellerai au cours de cette rencontre est celui-ci £ il faut qu'ensemble nous assurions la prééminence des Nations unies. Ce sont les Nations unies qui ont pris les décisions que vous savez l'an dernier. Les Nations unies, c'est nous tous. Certes s'y exercent comme dans toute assemblée des influences diverses et souvent contraires mais quand même, c'est une assemblée représentative des populations de la planète et nous avons intérêt à avoir un arbitrage international, un tribunal international, une force morale et juridique reconnue pour appliquer ces recommandations ou ces résolutions. Ce n'est pas facile. Constamment les intérêts nationaux ont tendance à prendre le dessus et je le comprends car chacun appartient à une patrie qu'il aime et qu'il veut servir. Mais il faut trouver le juste point entre ces deux exigences. D'autres problèmes ont été heureusement réglés par le secrétaire général qui vient de quitter son poste, M. Perez de Cuellar, que je tiens à saluer en ce jour en formant les voeux pour son successeur M. Boutros Ghali. Il est un ami de notre pays, est connu de beaucoup d'entre vous. Nous en connaissons les éminentes qualités et il a commencé son mandat par affirmer la primauté des droits de l'homme.
- Voilà : qu'il y ait un endroit, quelques endroits où nous puissions nous retrouver au-delà même des mots convenus de la diplomatie. Les conflits sont rudes et sévères mais le droit est fait pour cela. Supprimez le droit, il ne restera que la violence. Entre le droit et la violence, mieux vaut choisir le droit, la pire violence c'est de manquer au droit. Encore faut-il qu'il y ait des institutions capables de dire le droit et c'est pourquoi j'affirme la compétence des Nations unies, j'y ai souvent fait référence, je le répète ici.\
Le deuxième point sur lequel j'insisterai et qui a été traité par monsieur le Nonce, je l'en remercie, c'est celui du sous-développement. C'est un refrain. Certains diront - c'est une expression française - "c'est une rengaine". C'est la onzième cérémonie de ce type à laquelle je participe depuis 1981, j'ai l'impression de me répéter, quelquefois je m'interroge : est-ce que j'aurais une tendance aux réflexions répétitives ? Est-ce que c'est moi qui me répète ou est-ce que c'est le monde qui se répète malheureusement ? C'est le monde qui se répète car si certaines mesures ont été prises, et heureusement, pour réduire l'endettement des pays les plus pauvres, si certaines mesures ont été prises pour venir en aide aux pays dans la peine - comme l'on dit "en voie de développement", quand ce n'est pas "en voie de sous-développement", je ne sais quel terme choisir, le premier sera salué par chacun mais c'est le deuxième qui est vrai - la différence entre les peuples plus riches et les peuples plus pauvres s'accroit. Le flux de l'argent qui va du nord vers le sud est moins important que le flux de l'argent qui va du sud vers le nord, ce qui est pour le moins paradoxal.
- Enfin, il existe des institutions internationales dans lesquelles nous croyons, nous Français : non seulement les Nations unies, mais les institutions comme le Fonds monétaire, la Banque et les autres institutions. Inutile de s'y attarder mais nous voudrions qu'elles soient quelquefois plus ouvertes ou plus compréhensives, qu'elles connaissent mieux les problèmes vécus sur le terrain par des peuples qui souffrent de tous les maux dont peuvent être frappés des hommes, des femmes qui n'ont même pas le recours de trouver la complicité de la nature mais au contraire l'accablement, d'un environnement hostile. Alors quand il faut lutter à la fois contre les hommes et contre la nature, cela fait beaucoup. Quand ces pays d'ailleurs ne luttent pas contre eux-mêmes ce qui arrive aussi. Alors la France est intervenue constamment, elle est intervenue devant les Nations unies, dans les conférences des pays les plus développés, elle a à deux reprises présidé les conférences des pays les moins avancés, elle a elle-même supprimé, annulé sa créance publique envers une quarantaine de pays qu'elle a réduite à zéro, elle a proposé d'autres réductions plus partielles. Mais ce qui manque, ce à quoi on aspire et ce sur quoi je le répète, on se redit, on s'imite soi-même, c'est que tant qu'il n'y aura pas de plan mondial pour garantir le cours des matières premières élémentaires, fondamentales et tant qu'il n'y aura pas de moyens exceptionnels mis à la disposition de ceux qui en ont besoin pour développer leur économie et pour s'équiper, le reste ne sera qu'une façon de raccommoder quelques fils déchirés et non pas une manière de créer les conditions du renouveau et de l'espérance. Donc, donnons en toutes circonstances aux Nations unies les moyens de leur autorité et continuons de plaider pour que le développement soit une réalité, qu'il ne reste rien des moeurs coloniales, au moins dans les esprits et il en reste, même si ces situations coloniales ont disparu dans la définition du droit public.\
Le troisième point sur lequel j'insisterai naturellement, c'est la paix. Voyez ce que nous vivons en Europe. L'une des grandes dates a été la signature, dans le cadre de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe en 1990, de ce que l'on a appelé la Charte de Paris qui se situe dans le cadre des accords d'Helsinki. Elle nous a permis de mettre un terme à la division de l'Europe en deux blocs militaires. On a décidé un pacte dans lequel chacun abandonnait ses revendications, ses aspirations au travers des moyens militaires. Cela ne veut pas dire évidemment que toute menace ait disparu comme cela, automatiquement, mais c'est déjà un acte de responsabilité considérable accompli par les pays en cause. Quand je me souviens avoir vu les trente-cinq pays qui se trouvaient réunis en attendant les autres, je pensais que nous venions de franchir une étape déterminante dans l'histoire des peuples. Peu après, s'est engagé ce processus de dislocation de ce qu'était l'Union soviétique. S'est engagée la guerre interne de Yougoslavie et d'autres pays aspirent à devenir républiques, états souverains, indépendants. Nul ne peut leur contester ce droit. Le droit à l'autodétermination fait partie de toutes les chartes adoptées dans le monde civilisé. Il faut satisfaire ce droit mais il faut prendre garde, et je m'adresse surtout aux Européens, à ne pas disperser, faire éclater, perdre tout sens de l'unité ! La démarche vers les autodéterminations doit être accompagnée d'un effort vers des structures communes £ si l'un va sans l'autre, j'augure mal de la situation de l'Europe au début du prochain millénaire. C'est pourquoi j'ai préconisé - sans m'attacher spécialement aux termes, ils ont simplement une signification de droit international public - une confédération, une organisation inter-européenne. Un peuple qui aspire à son indépendance, qui a vécu jusqu'alors dans un cadre d'Etat centralisé, une population qui ne se reconnaît pas dans l'état unitaire doit veiller aussi à ce que d'une manière ou d'une autre tous les liens ne soient pas coupés et qu'on ne retourne à une situation d'avant le moyen-âge européen £ c'est-à-dire avant même que ne se constituent les empires qui avaient maintenu, dans le cadre de la force, par obligation, l'association de ces peuples sous l'unique autorité du pouvoir central. Il faut réunir les deux termes, il faut que l'Europe ait cette sagesse. Je dis l'Europe parce que nous sommes ici en Europe, parce que nous sommes un pays européen et parce qu'il y a beaucoup de représentants de l'Europe ici £ j'espère qu'ils pourront transmettre ces propos qui devraient être propositions à l'ensemble de leurs pays.\
Je me réjouis qu'il y ait déjà, en plus des signataires initiaux du pacte de la CSCE quelques autres Etats puisque j'ai reçu ici même, c'est à Paris que cela siège, la signature des trois pays baltes qui sont venus s'ajouter à ceux dont je parlais. Et puis d'autres viendront et je le souhaite. Chacun doit être admis à la maison commune en acceptant les mêmes obligations. On fait souvent appel à la Communauté européenne, encore faut-il se soumettre aux obligations internationales auxquelles nos douze pays ont souscrit dans le cadre - je le répète - de la CSCE. On ne peut pas désormais agir, ni s'affirmer, sans tenir compte des règles internationales qui conduisent à la paix, ou bien ce sera partout l'explosion et nous assisterons à la contagion des ruptures et aux affrontements. Cela dit bonne chance à ces pays ! Des délégations diplomatiques se verront accrues l'an prochain par l'arrivée de toutes ces nouvelles républiques. Je ne m'en plaindrai pas. Chacune représente une histoire, un peuple avec la richesse de sa création, de sa culture, de son imagination, avec sa réalité matérielle, mais tout cela serait peine perdue si, en fin de compte, nous n'étions pas capables de donner à l'Europe une structure européenne, et que nous ne soyons simplement là que pour encourager la dislocation de toute structure politique. Nous l'avons compris pour nous-mêmes en dotant la communauté des Douze des moyens de son devenir. Je n'insisterai pas sur les accords de Maastricht qui verront ces douze pays se doter sous peu d'années d'une monnaie commune, d'un embryon qui grandira vite de défense commune, qui verront la diplomatie s'élaborer en commun et finalement, onze de ces douze pays sont déjà décidés à se soumettre à des règles sociales communes. Et ce n'est qu'un commencement, mesdames et messieurs.\
Ferai-je des voeux du même ordre pour les autres continents, régions ou sous-régions ? Vous me direz cela ne vous regarde pas ! C'est d'ailleurs un peu vrai, enfin cela me regarde comme citoyen du monde et la France a pris une part éminente au règlement de l'affaire cambodgienne. Elle a participé à bien d'autres arrangements diplomatiques, notamment celui qui a été prévu en Angola, qui a finalement été reconnu et admis. Je pourrai multiplier les exemples de ce genre et je forme des voeux pour que la conférence qui réunit Israël et les pays arabes pour que les échanges de vues entre Israël et chacun de ces pays, et pour que la délibération commune permettent enfin de faire avancer la paix dans le respect des droits fondamentaux à l'existence d'Israël et dans la reconnaissance du droit des peuples aujourd'hui privés de patrie.\
Voilà quelques-uns des objectifs de la France que je vous communique une fois de plus. Je pourrais développer bien d'autres points mais tenons-nous en à l'essentiel. Je vous le dis à vous parce que vous avez pour mission de le dire aux gouvernements que vous représentez, aux chefs d'Etat dont vous êtes les porte-parole dans notre pays, la France. Nous n'avons pas d'ennemi, c'est une chance, cela n'a pas toujours été le cas, car la France comme à peu près vous tous a fait souvent la guerre. Je crois qu'en Europe il n'y a guère qu'un pays, je crois que c'est le Danemark avec lequel nous n'ayons jamais croisé le fer. Bref, nous ne sommes pas nous non plus des gens très accomodants, nous ne sommes pas des modèles de vertu à présenter à tous comme l'idéal de vie mais enfin nous avons, après deux guerres mondiales terribles, compris et nous souhaitons ne plus être mêlés à aucun conflit sauf si les Nations unies disent le droit et souhaitent la force et dans ce cas-là, nous continuerons d'être un pays qui emploiera les moyens disponibles pour ce faire.\
Je souhaite aux pays de l'Europe de l'Est anciens et nouveaux de réussir dans leur entreprise. Je le souhaite aux pays des autres continents qui ont leurs peines et leurs souffrances. Faut-il penser à l'Amérique latine ? J'y pense souvent. On souffre trop des blocus, des embargos avoués ou non avoués. Il faut penser à ces pays qui sont écrasés par une dette qui les contraint à faire travailler les masses, beaucoup plus pour un revenu moindre. C'est proprement intolérable puisque cela tend à développer les crises sociales, qui se transforment très vite en crises politiques. Je pense à l'Asie dans son ensemble, ce n'est pas pareil, l'est, l'ouest, le sud-est, c'est différent. La France désire retrouver un langage surtout avec les peuples qu'elle connaît bien, je veux dire ceux de la péninsule indochinoise et puis quelques autres, rien ne sera négligé pour cela. La paix partout est bonne à prendre. J'ai parlé de l'Afrique au travers du sous-développement, je souhaite très vivement que les problèmes internes de l'Afrique du Sud qui sont traités par des hommes intelligents et de bonne volonté puissent aboutir au terme nécessaire pour éviter toute ségrégation sur laquelle ne peut pas reposer un Etat moderne et civilisé. Les peuples ou les pays plus lointains de la lointaine, mais proche du coeur pour nous, Océanie doivent aussi se sentir mêlés de plus près encore au concert international. Voilà beaucoup de choses qui me tiennent à coeur. Je vous prie mesdames et messieurs de bien écouter mes propos, chacun d'entre vous est le bienvenu dans mon pays, chacun de vos pays est en mesure de bâtir avec la France une amitié solide et véritable, rien n'est interdit. Certes, nous répugnons aux formes d'organisation interne de dictature ou d'apartheid, de ségrégation ou de violence quotidienne ou de guerre intestine. Certes, nous avons nos préférences mais sur le plan international nous cherchons à développer des relations destinées à servir la paix, la sécurité et le progrès.
- Merci, mesdames et messieurs. Merci, monsieur le Nonce pour votre apport à notre échange de vues ce soir. L'année prochaine, je suis raisonnable, je vous dirai à peu près la même chose.\