3 janvier 1992 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors des voeux aux Corps constitués, notamment sur l'importance du rôle et des valeurs de l'Etat, Paris, le 3 janvier 1992.
Monsieur le vice-président,
- Je vous remercierai d'abord des voeux que vous avez exprimés pour ma famille et pour moi-même, pour l'Etat et pour la France. C'est le rôle du vice-président du Conseil d'Etat que de parler d'année en année au nom de ceux que l'on nomme les Corps constitués. Vous avez accompli cette tâche une fois de plus et je vous en remercie. Vous venez d'ailleurs de prononcer, ce qui ne me surprend pas, l'éloge de l'Etat, l'hymne peut-être même. Et cela ne peut que me convenir, même si, avec le premier gouvernement que j'ai formé en 1981, j'avais décidé, dès le point de départ, de décentraliser et de déconcentrer, ce qui me paraissait correspondre à l'état de la France en cette fin de vingtième siècle. Mais c'est vrai qu'à partir de là, il était nécessaire de rappeler constamment que l'Etat continuait - j'ajouterai : plus que jamais - d'autant plus même qu'à partir du moment où apparaissaient des pouvoirs locaux plus forts, plus nombreux, disposant de plus grandes compétences, il fallait bien qu'au centre même de la France, inspirant ces grandes actions, obéissant directement au gouvernement, exprimant les voeux, les décisions et les lois des assemblées parlementaires, il y eut cet élément déterminant de la vie nationale qui ne peut en aucune manière être menacé de disparition, comme certaines idéologies y prétendent.
- Vous disiez tout à l'heure, en commençant, lors d'une citation, que l'on était souvent contraint de travailler dans l'incertain. Si l'on est condamné à travailler dans l'incertain, et je ne contesterai pas cette affirmation, vous voyez à quel point des cérémonies comme celles-ci sont rassurantes ! Au moins, on est sûr que cela revient, chaque année, à peu près dans les mêmes conditions, généralement au même endroit, pas toujours avec les mêmes personnes, et puisque c'est l'Etat, les personnes ne comptent pas.
- Donc on travaille dans l'incertain, sauf aux alentours du 1er janvier de chaque année, mais c'est aussi l'occasion de faire le point, et, quand c'est nécessaire, de mettre les choses au point.\
Vous avez eu raison de dénoncer, et avec vigueur, vigueur de la pensée, une tendance qui n'est pas vraiment nouvelle, que l'on retrouve à travers toute notre histoire, qui revient périodiquement, qui parfois même atteint ou effleure les sphères gouvernementales, ce qui est surprenant, une tendance à dénigrer l'Etat, à minimiser son rôle, ses valeurs, comme vous le disiez à l'instant, au profit des valeurs et des lois de l'économie marchande. Comme si cela avait le moindre rapport ! Les lois de l'économie marchande ne sont pas faites pour obéir aux décrets de l'Etat, mais elles ne sont pas faites non plus pour se substituer au rôle unique et irremplaçable de l'Etat, surtout qu'elles n'obéissent pas précisément au même ordre de valeurs. Et après tout, je préfère celles qui rassemblent une nation autour de ses structures fortes et qui ont pour mission précisément de représenter l'ensemble des couches de la nation et pas simplement ceux qui sont en mesure d'inspirer, généralement dans leur propre intérêt, les valeurs de l'économie marchande.
- Vous avez souligné que l'Etat était seul à même de répondre aux exigences légitimes de justice, de sécurité, de santé, d'éducation - il n'est pas mauvais de le rappeler - et aussi qu'il est même le seul en mesure de garantir le développement des secteurs de pointe, on n'insiste pas assez sur ces choses. Je pense en particulier au domaine de la culture £ je lisais récemment un livre extrêmement intéressant, celui de M. Fumaroli, fondé sur une profonde culture, mais où l'on observait qu'aujourd'hui, on pourrait croire que l'Etat des dernières années du siècle s'attacherait uniquement à développer le mode culturel à partir de décisions d'Etat. Mais non, pas le moins du monde ! Si des initiatives individuelles veulent bien relayer nos propres entreprises, ce serait très bien. Mais toute l'histoire de France s'est bâtie - ce n'est pas une histoire négligeable - autour des initiatives du pouvoir central y compris sur le plan de l'expression esthétique et de la qualité des images que la France présente aux autres et à elle-même, dans la création de ses bâtiments publics, dans les initiatives en faveur des arts plastiques, dans tout ce qui signifie l'affirmation individuelle mais qui ne peut être réussie que si l'inspiration est là. Sans quoi on ne réunit jamais ni les personnes, ni les moyens. Seul l'Etat en a la possibilité.\
Au-delà de ses fonctions régaliennes et tutélaires, au-delà de la protection et des services qu'il est permis d'en attendre, au-delà de toutes ces missions particulières qu'il assume, l'Etat, l'Etat républicain, est d'abord l'expression de la réalité nationale, le point d'appui nécessaire de toute démocratie politique. Et c'est une vérité qui s'impose lorsqu'on considère les affaires intérieures de la France. Cela s'imposera aussi bien lorsqu'on examinera les constructions inter-étatiques ou supra-étatiques, point d'application que nous avons là en perspective immédiate pour la construction européenne. Ainsi, dans quelques semaines, seront signés les traités qui ont été conclus à Maastricht, étape essentielle dans la construction de l'Europe. Il s'est déjà élevé des voix ici et là pour reprocher à ces accords de faire la part trop belle aux Etats. Et comment voulez-vous fonder l'Europe si l'on ne passe pas par là ! Seule la décision, celle des Etats et des gouvernements, est en mesure d'engager les peuples, quitte bien entendu à ce que les peuples apportent la sanction suprême, c'est-à-dire celle de leur choix, leur approbation ou leur refus, directement ou par le canal de leurs représentants.
- Les institutions communautaires ont un travail nécessaire £ d'une façon générale, je crois qu'elles font du bon travail. Mais elles n'ont de sens - d'ici la prochaine évolution qu'il faudra que d'autres préparent - que si les accords conclus initialement entre les Etats, s'appliquent de façon significative, c'est-à-dire lorsque les Etats les prennent en charge, lorsque les démocraties qui composent la Communauté ou l'Union européenne décident de les faire avancer. Il y a un moment où les décisions prises engagent si profondément, si durablement - c'est le cas - les nations d'Europe, qu'elles doivent être débattues, discutées, approuvées, mais l'initiative ne peut pas être ailleurs que là où vous l'avez placée, monsieur le vice-président.
- Rien, par conséquent, en dehors ni au dedans ne permet de supposer que l'Etat républicain soit appelé à dépérir. Il ne pourrait dépérir que de son propre fait, c'est-à-dire de son propre renoncement à lui-même, aux idéaux et aux valeurs dont il a la charge. Je veillerai pour ce qui me concerne à ce que cela ne se produise pas. Nul d'ailleurs ne peut en douter. Je ne suis pas de ceux qui refusent d'assumer les responsabilités que l'histoire a confiées à l'Etat républicain. L'Etat est le garant de la cohésion nationale, il n'est pas le seul peut-être, mais il en est en tout cas l'expression et le moyen.\
Il y a quelques temps, j'ai indiqué que j'estimais indispensable de retoucher nos institutions pour les adapter à l'évolution des temps. Il ne s'agit pas pour autant de bouleverser, d'avoir la manie des constitutions, c'est un péché mignon des Français qui en font une consommation extrême, si on se reporte à l'histoire de ces deux derniers siècles. En 1992, nous aurons à en reparler.
- En vérité, il faut aussi que l'Etat sache que le temps passe, que des besoins nouveaux naissent, que des façons de voir, au-delà des modes, ce que l'on appelle précisément les valeurs, s'imposent à l'esprit de telle sorte que les sociétés changent également de contenu. Il faut adapter assurément les institutions à cet état de choses, tout en restant fermement attaché aux règles essentielles qui font l'équilibre des pouvoirs. Personnellement je m'y suis attaché. Je l'ai fait dans des moments qui n'étaient pas toujours faciles. Beaucoup de spécialistes doutaient que les mécanismes de la Constitution de 1958 pussent le permettre. Et je ne récuserai pas leur jugement : je n'ai pas été, dès le point de départ, le plus engagé des thuriféraires de notre Constitution et je n'éprouverai pas de drame intime s'il devait y avoir ici où là, quelques modifications que vous jugeriez, vous les Français, indispensables.
- Mais enfin, il y a aussi un devoir, celui de préserver ce que le peuple a adopté. Et de ce fait, je n'ai pas voulu tirer parti de mon expérience personnelle ou du jugement que je portais pour ne pas tenir compte de ce que le peuple avait décidé. Alors il s'agit de tirer les leçons de l'expérience : la correction nécessaire des mécanismes, restituer peut-être à la représentation nationale un rôle que ses propres excès naguère avaient conduit à lui retirer, donner à la justice, non pas exactement tout ce que certains de ses représentants réclament lorsqu'ils pensent plus à eux-mêmes qu'aux autres, mais ils pensent aussi aux autres et dans ce cas-là, il faut tenir compte de ce qu'ils demandent, c'est-à-dire la défense normale du droit, l'indépendance des juges, et n'oublions pas - on aurait trop tendance parfois à l'oublier - l'intérêt du justiciable.\
Quelques-uns ici, avons l'avantage (c'est un inconvénient sur d'autres plans) d'avoir assez vécu pour avoir connu plusieurs régimes successifs. Mais c'est quand même un avantage sur un certain plan, puisqu'on peut en parler, autrement qu'à travers la lecture des livres ou des ouvrages de droit constitutionnel, toujours passionnants naturellement, mais enfin qui vous informent moins que ce que l'on peut observer dans la vie quotidienne. Moi je suis né sous la troisième République, j'étais encore jeune au temps de l'Etat français, j'étais parlementaire sous la quatrième République et voilà que je préside la cinquième !
- Premier avantage : cela donne une certaine idée de la relativité des choses. Lorsqu'on entend les mêmes arguments appliqués à des cas exactement opposés, cela prouve que les sociétés, surtout les hommes qui les composent, ont un goût intellectuel immodéré pour le changement alors qu'ils en ont si peu pour changer leur propre existence. Mais l'expérience montre là qu'un régime - c'était l'ancien - décide que seules ses assemblées parlementaires seront souveraines et qui s'empresse de déléguer aussitôt ce droit tandis que d'autres s'efforçaient, dans d'autres régimes que nous avons connus, de reconnaître des droits de dissolution dont ils n'usaient pas ou faisaient de leur système - le Président du Conseil - l'axe de toutes décisions, lequel n'existait pas non plus selon les termes de la Constitution £ cela vous rendrait anglo-saxon ! Il n'empêche que comme je tiens à ce que nous restions Français, Français-européens mais Français quand même, retoucher les institutions pourrait nous offrir la satisfaction d'ajouter quelque chose à ce qu'on fait nos prédécesseurs pour que cela marche mieux, pour que l'équilibre des pouvoirs soit préservé, pour que les libertés soient défendues, et pour que les citoyens se sentent représentés.\
Et vous, mesdames et messieurs, les tâches qui sont les vôtres sont souvent assez rudes. Il vous revient de faire vivre l'Etat moderne, celui dont nous avons besoin, un Etat qui ne soit pas seulement l'appendice de ce que l'on nomme la société civile, (vous avez d'ailleurs employé ces termes qui restent à définir), un Etat respectueux des libertés de chacun, capable de s'imposer à tous £ cela c'est l'objectif idéal, il faut tout de même aller vers là.
- Il y a bien des ornières sur ce chemin : la routine, par exemple. Est-ce que vous savez ce que c'est que la routine, mesdames et messieurs, est-ce que vous ne l'avez jamais rencontrée ? Si cela vous était arrivé, alors fuyez-là, son visage n'est pas attrayant. Mais c'est si difficile, c'est si agréable "les habitudes" : "faire comme on a toujours fait", même quand on a fait mal. Et puis, il y a un esprit de caste dans la fonction publique : je pense que les citoyens ne reçoivent pas de la fonction publique l'accueil qui leur est dû. Un sentiment de supériorité : "nous on sait" et "nous on peut" £ "vous êtes d'éminents citoyens, mais vous ne savez pas, du moins vous savez moins que moi et vous ne pouvez pas, cela c'est sûr". C'est le contraire de l'esprit démocratique.
- Je ne suis pas de ceux qui critiquent les fonctionnaires, on n'a pas besoin de moi pour cela. Je suis même de ceux qui les défendent. Trop de professions, trop de couches socio-professionnelles depuis également trop longtemps se sont acharnées à vouloir détruire non seulement l'Etat mais aussi, c'est la même chose, la fonction publique. Mais il faut que les fonctionnaires sachent aussi qu'ils sont, comme les politiques, au service de la nation. Donc c'est une voie étroite qui est tracée devant vous, mais je crois savoir, parce que maintenant je connais beaucoup d'entre vous, que je peux compter sur la grande majorité, en particulier de ceux qui sont présents dans cette salle, comme je peux compter sur la grande majorité de ceux qu'ils représentent pour préserver ce qui me paraît être l'essentiel et qui était fort bien exposé par M. le vice-président, ce dont nous sommes comptables, je veux dire la République.\
Cela veut dire, mesdames et messieurs, pour employer une expression commune, que "nous avons du pain sur la planche". Pas plus que l'année qui vient de s'achever, celle qui commence ne sera une année comme les autres. En connaissez-vous une qui soit comme les autres ? On célèbre l'arrivée de chacune d'entre elles, quelle imprudence ! Mais enfin autant se réjouir et accueillir de bon visage les années qui de toute manière seront là, y compris celle qui ne nous épargnera pas. "Bonne année", chacun dit "bonne année", et oui, on le dira également pour la dernière, surtout parce qu'on ne le saura pas. Ainsi vont les choses mais peu importe pourrais-je dire, il n'y a pas ou il n'y aura pas, il ne faut pas qu'il y ait de dernière année pour l'Etat, de dernière année pour la République, de dernière année pour la France. Chaque année devrait, si nous faisions bien ce que nous avons à faire, les rendre plus jeunes tandis que nous vieillirons, plus alertes, remplir d'allégresse ceux qui les serviront, faire qu'on aime servir l'Etat comme un honneur, comme une joie exaltante, plus que tout autre.\
Et je me plais à dire à quel point je me suis constamment réjoui de voir que les responsables de la Fonction publique, les Corps constitués étaient généralement, j'allais dire presque toujours, celles et ceux qui avaient choisi d'abandonner les formes vulgaires de l'aisance ou du profit matériel, parce que quelque chose de plus haut les inspire, parce qu'ils ont sans doute besoin, quelque part en eux-mêmes, dans l'esprit ou le coeur, de justifier leur vie. Et une vie est justifiée lorsqu'elle s'applique à servir les autres au travers de cette noblesse véritable qui s'appelle l'Etat au service de la République. Moi, je continue d'y croire de la même façon, je continue d'y croire avec la même ferveur, avec la même volonté et ce ne sont pas les difficultés du parcours qui provoqueront chez moi le moindre abattement ou qui pourraient précéder je ne sais quelle irrésolution.
- Il n'y a rien de mieux que ce que nous faisons, hors les chemins choisis par celui qui crée la beauté ou par celui qui cherche ce qu'il veut appeler la vérité. Mais si l'on n'est pas destiné à créer la beauté ou à trouver la vérité, à soi seul, par la force de sa propre réflexion philosophique, il reste un champ immense ! C'est le vôtre, mesdames et messieurs soyez-en fiers, ayez-en véritablement conscience cela voudra dire que nous aurons fait des voeux mutuels qui auront un véritable sens.
- Mes voeux pour vous, monsieur le vice-président, vous aussi pour ceux que vous aimez, pour le milieu que vous avez choisi, pour que les vertus de toute vie à peu près réussie soient là, celle de la santé, celle de l'amitié et celle de la confiance. Et vous mesdames et messieurs, chacun, chacune d'entre vous sait bien ce qui lui serait aussi vital que le pain pour son esprit, aussi vital que le pain pour ce qui fait le plus secret de lui-même, ce qui répond à ses besoins intellectuels ou spirituels £ je ne peux pas le savoir à priori mais dites-vous bien, comme si je vous connaissais personnellement, comme si je le savais, que c'est ce que je vous souhaite. Soyez le plus proche de ce que vous désirez être, avec ceux que vous désirez avoir à vos côtés, jusqu'à la fin de votre vie. Soyez aussi heureux qu'il est permis de l'être et que 1992 s'inscrive dans cette ligne. Si la douleur ou le chagrin devaient vous frapper, puisez la force nécessaire en sachant à quel point toute vie est relative et combien la force de l'esprit, elle, peut atteindre à l'absolu. Et parmi les données il y a celles que vous avez choisies : un métier, une fonction, une vocation, un idéal comme il n'en est pas de meilleur, selon moi, je l'ai dit. Vous dire bonne année, c'est le dire aussi à la France, à la République en même temps et à l'ensemble des citoyens que vous représentez à votre façon cet après-midi au Palais de l'Elysée.\
- Je vous remercierai d'abord des voeux que vous avez exprimés pour ma famille et pour moi-même, pour l'Etat et pour la France. C'est le rôle du vice-président du Conseil d'Etat que de parler d'année en année au nom de ceux que l'on nomme les Corps constitués. Vous avez accompli cette tâche une fois de plus et je vous en remercie. Vous venez d'ailleurs de prononcer, ce qui ne me surprend pas, l'éloge de l'Etat, l'hymne peut-être même. Et cela ne peut que me convenir, même si, avec le premier gouvernement que j'ai formé en 1981, j'avais décidé, dès le point de départ, de décentraliser et de déconcentrer, ce qui me paraissait correspondre à l'état de la France en cette fin de vingtième siècle. Mais c'est vrai qu'à partir de là, il était nécessaire de rappeler constamment que l'Etat continuait - j'ajouterai : plus que jamais - d'autant plus même qu'à partir du moment où apparaissaient des pouvoirs locaux plus forts, plus nombreux, disposant de plus grandes compétences, il fallait bien qu'au centre même de la France, inspirant ces grandes actions, obéissant directement au gouvernement, exprimant les voeux, les décisions et les lois des assemblées parlementaires, il y eut cet élément déterminant de la vie nationale qui ne peut en aucune manière être menacé de disparition, comme certaines idéologies y prétendent.
- Vous disiez tout à l'heure, en commençant, lors d'une citation, que l'on était souvent contraint de travailler dans l'incertain. Si l'on est condamné à travailler dans l'incertain, et je ne contesterai pas cette affirmation, vous voyez à quel point des cérémonies comme celles-ci sont rassurantes ! Au moins, on est sûr que cela revient, chaque année, à peu près dans les mêmes conditions, généralement au même endroit, pas toujours avec les mêmes personnes, et puisque c'est l'Etat, les personnes ne comptent pas.
- Donc on travaille dans l'incertain, sauf aux alentours du 1er janvier de chaque année, mais c'est aussi l'occasion de faire le point, et, quand c'est nécessaire, de mettre les choses au point.\
Vous avez eu raison de dénoncer, et avec vigueur, vigueur de la pensée, une tendance qui n'est pas vraiment nouvelle, que l'on retrouve à travers toute notre histoire, qui revient périodiquement, qui parfois même atteint ou effleure les sphères gouvernementales, ce qui est surprenant, une tendance à dénigrer l'Etat, à minimiser son rôle, ses valeurs, comme vous le disiez à l'instant, au profit des valeurs et des lois de l'économie marchande. Comme si cela avait le moindre rapport ! Les lois de l'économie marchande ne sont pas faites pour obéir aux décrets de l'Etat, mais elles ne sont pas faites non plus pour se substituer au rôle unique et irremplaçable de l'Etat, surtout qu'elles n'obéissent pas précisément au même ordre de valeurs. Et après tout, je préfère celles qui rassemblent une nation autour de ses structures fortes et qui ont pour mission précisément de représenter l'ensemble des couches de la nation et pas simplement ceux qui sont en mesure d'inspirer, généralement dans leur propre intérêt, les valeurs de l'économie marchande.
- Vous avez souligné que l'Etat était seul à même de répondre aux exigences légitimes de justice, de sécurité, de santé, d'éducation - il n'est pas mauvais de le rappeler - et aussi qu'il est même le seul en mesure de garantir le développement des secteurs de pointe, on n'insiste pas assez sur ces choses. Je pense en particulier au domaine de la culture £ je lisais récemment un livre extrêmement intéressant, celui de M. Fumaroli, fondé sur une profonde culture, mais où l'on observait qu'aujourd'hui, on pourrait croire que l'Etat des dernières années du siècle s'attacherait uniquement à développer le mode culturel à partir de décisions d'Etat. Mais non, pas le moins du monde ! Si des initiatives individuelles veulent bien relayer nos propres entreprises, ce serait très bien. Mais toute l'histoire de France s'est bâtie - ce n'est pas une histoire négligeable - autour des initiatives du pouvoir central y compris sur le plan de l'expression esthétique et de la qualité des images que la France présente aux autres et à elle-même, dans la création de ses bâtiments publics, dans les initiatives en faveur des arts plastiques, dans tout ce qui signifie l'affirmation individuelle mais qui ne peut être réussie que si l'inspiration est là. Sans quoi on ne réunit jamais ni les personnes, ni les moyens. Seul l'Etat en a la possibilité.\
Au-delà de ses fonctions régaliennes et tutélaires, au-delà de la protection et des services qu'il est permis d'en attendre, au-delà de toutes ces missions particulières qu'il assume, l'Etat, l'Etat républicain, est d'abord l'expression de la réalité nationale, le point d'appui nécessaire de toute démocratie politique. Et c'est une vérité qui s'impose lorsqu'on considère les affaires intérieures de la France. Cela s'imposera aussi bien lorsqu'on examinera les constructions inter-étatiques ou supra-étatiques, point d'application que nous avons là en perspective immédiate pour la construction européenne. Ainsi, dans quelques semaines, seront signés les traités qui ont été conclus à Maastricht, étape essentielle dans la construction de l'Europe. Il s'est déjà élevé des voix ici et là pour reprocher à ces accords de faire la part trop belle aux Etats. Et comment voulez-vous fonder l'Europe si l'on ne passe pas par là ! Seule la décision, celle des Etats et des gouvernements, est en mesure d'engager les peuples, quitte bien entendu à ce que les peuples apportent la sanction suprême, c'est-à-dire celle de leur choix, leur approbation ou leur refus, directement ou par le canal de leurs représentants.
- Les institutions communautaires ont un travail nécessaire £ d'une façon générale, je crois qu'elles font du bon travail. Mais elles n'ont de sens - d'ici la prochaine évolution qu'il faudra que d'autres préparent - que si les accords conclus initialement entre les Etats, s'appliquent de façon significative, c'est-à-dire lorsque les Etats les prennent en charge, lorsque les démocraties qui composent la Communauté ou l'Union européenne décident de les faire avancer. Il y a un moment où les décisions prises engagent si profondément, si durablement - c'est le cas - les nations d'Europe, qu'elles doivent être débattues, discutées, approuvées, mais l'initiative ne peut pas être ailleurs que là où vous l'avez placée, monsieur le vice-président.
- Rien, par conséquent, en dehors ni au dedans ne permet de supposer que l'Etat républicain soit appelé à dépérir. Il ne pourrait dépérir que de son propre fait, c'est-à-dire de son propre renoncement à lui-même, aux idéaux et aux valeurs dont il a la charge. Je veillerai pour ce qui me concerne à ce que cela ne se produise pas. Nul d'ailleurs ne peut en douter. Je ne suis pas de ceux qui refusent d'assumer les responsabilités que l'histoire a confiées à l'Etat républicain. L'Etat est le garant de la cohésion nationale, il n'est pas le seul peut-être, mais il en est en tout cas l'expression et le moyen.\
Il y a quelques temps, j'ai indiqué que j'estimais indispensable de retoucher nos institutions pour les adapter à l'évolution des temps. Il ne s'agit pas pour autant de bouleverser, d'avoir la manie des constitutions, c'est un péché mignon des Français qui en font une consommation extrême, si on se reporte à l'histoire de ces deux derniers siècles. En 1992, nous aurons à en reparler.
- En vérité, il faut aussi que l'Etat sache que le temps passe, que des besoins nouveaux naissent, que des façons de voir, au-delà des modes, ce que l'on appelle précisément les valeurs, s'imposent à l'esprit de telle sorte que les sociétés changent également de contenu. Il faut adapter assurément les institutions à cet état de choses, tout en restant fermement attaché aux règles essentielles qui font l'équilibre des pouvoirs. Personnellement je m'y suis attaché. Je l'ai fait dans des moments qui n'étaient pas toujours faciles. Beaucoup de spécialistes doutaient que les mécanismes de la Constitution de 1958 pussent le permettre. Et je ne récuserai pas leur jugement : je n'ai pas été, dès le point de départ, le plus engagé des thuriféraires de notre Constitution et je n'éprouverai pas de drame intime s'il devait y avoir ici où là, quelques modifications que vous jugeriez, vous les Français, indispensables.
- Mais enfin, il y a aussi un devoir, celui de préserver ce que le peuple a adopté. Et de ce fait, je n'ai pas voulu tirer parti de mon expérience personnelle ou du jugement que je portais pour ne pas tenir compte de ce que le peuple avait décidé. Alors il s'agit de tirer les leçons de l'expérience : la correction nécessaire des mécanismes, restituer peut-être à la représentation nationale un rôle que ses propres excès naguère avaient conduit à lui retirer, donner à la justice, non pas exactement tout ce que certains de ses représentants réclament lorsqu'ils pensent plus à eux-mêmes qu'aux autres, mais ils pensent aussi aux autres et dans ce cas-là, il faut tenir compte de ce qu'ils demandent, c'est-à-dire la défense normale du droit, l'indépendance des juges, et n'oublions pas - on aurait trop tendance parfois à l'oublier - l'intérêt du justiciable.\
Quelques-uns ici, avons l'avantage (c'est un inconvénient sur d'autres plans) d'avoir assez vécu pour avoir connu plusieurs régimes successifs. Mais c'est quand même un avantage sur un certain plan, puisqu'on peut en parler, autrement qu'à travers la lecture des livres ou des ouvrages de droit constitutionnel, toujours passionnants naturellement, mais enfin qui vous informent moins que ce que l'on peut observer dans la vie quotidienne. Moi je suis né sous la troisième République, j'étais encore jeune au temps de l'Etat français, j'étais parlementaire sous la quatrième République et voilà que je préside la cinquième !
- Premier avantage : cela donne une certaine idée de la relativité des choses. Lorsqu'on entend les mêmes arguments appliqués à des cas exactement opposés, cela prouve que les sociétés, surtout les hommes qui les composent, ont un goût intellectuel immodéré pour le changement alors qu'ils en ont si peu pour changer leur propre existence. Mais l'expérience montre là qu'un régime - c'était l'ancien - décide que seules ses assemblées parlementaires seront souveraines et qui s'empresse de déléguer aussitôt ce droit tandis que d'autres s'efforçaient, dans d'autres régimes que nous avons connus, de reconnaître des droits de dissolution dont ils n'usaient pas ou faisaient de leur système - le Président du Conseil - l'axe de toutes décisions, lequel n'existait pas non plus selon les termes de la Constitution £ cela vous rendrait anglo-saxon ! Il n'empêche que comme je tiens à ce que nous restions Français, Français-européens mais Français quand même, retoucher les institutions pourrait nous offrir la satisfaction d'ajouter quelque chose à ce qu'on fait nos prédécesseurs pour que cela marche mieux, pour que l'équilibre des pouvoirs soit préservé, pour que les libertés soient défendues, et pour que les citoyens se sentent représentés.\
Et vous, mesdames et messieurs, les tâches qui sont les vôtres sont souvent assez rudes. Il vous revient de faire vivre l'Etat moderne, celui dont nous avons besoin, un Etat qui ne soit pas seulement l'appendice de ce que l'on nomme la société civile, (vous avez d'ailleurs employé ces termes qui restent à définir), un Etat respectueux des libertés de chacun, capable de s'imposer à tous £ cela c'est l'objectif idéal, il faut tout de même aller vers là.
- Il y a bien des ornières sur ce chemin : la routine, par exemple. Est-ce que vous savez ce que c'est que la routine, mesdames et messieurs, est-ce que vous ne l'avez jamais rencontrée ? Si cela vous était arrivé, alors fuyez-là, son visage n'est pas attrayant. Mais c'est si difficile, c'est si agréable "les habitudes" : "faire comme on a toujours fait", même quand on a fait mal. Et puis, il y a un esprit de caste dans la fonction publique : je pense que les citoyens ne reçoivent pas de la fonction publique l'accueil qui leur est dû. Un sentiment de supériorité : "nous on sait" et "nous on peut" £ "vous êtes d'éminents citoyens, mais vous ne savez pas, du moins vous savez moins que moi et vous ne pouvez pas, cela c'est sûr". C'est le contraire de l'esprit démocratique.
- Je ne suis pas de ceux qui critiquent les fonctionnaires, on n'a pas besoin de moi pour cela. Je suis même de ceux qui les défendent. Trop de professions, trop de couches socio-professionnelles depuis également trop longtemps se sont acharnées à vouloir détruire non seulement l'Etat mais aussi, c'est la même chose, la fonction publique. Mais il faut que les fonctionnaires sachent aussi qu'ils sont, comme les politiques, au service de la nation. Donc c'est une voie étroite qui est tracée devant vous, mais je crois savoir, parce que maintenant je connais beaucoup d'entre vous, que je peux compter sur la grande majorité, en particulier de ceux qui sont présents dans cette salle, comme je peux compter sur la grande majorité de ceux qu'ils représentent pour préserver ce qui me paraît être l'essentiel et qui était fort bien exposé par M. le vice-président, ce dont nous sommes comptables, je veux dire la République.\
Cela veut dire, mesdames et messieurs, pour employer une expression commune, que "nous avons du pain sur la planche". Pas plus que l'année qui vient de s'achever, celle qui commence ne sera une année comme les autres. En connaissez-vous une qui soit comme les autres ? On célèbre l'arrivée de chacune d'entre elles, quelle imprudence ! Mais enfin autant se réjouir et accueillir de bon visage les années qui de toute manière seront là, y compris celle qui ne nous épargnera pas. "Bonne année", chacun dit "bonne année", et oui, on le dira également pour la dernière, surtout parce qu'on ne le saura pas. Ainsi vont les choses mais peu importe pourrais-je dire, il n'y a pas ou il n'y aura pas, il ne faut pas qu'il y ait de dernière année pour l'Etat, de dernière année pour la République, de dernière année pour la France. Chaque année devrait, si nous faisions bien ce que nous avons à faire, les rendre plus jeunes tandis que nous vieillirons, plus alertes, remplir d'allégresse ceux qui les serviront, faire qu'on aime servir l'Etat comme un honneur, comme une joie exaltante, plus que tout autre.\
Et je me plais à dire à quel point je me suis constamment réjoui de voir que les responsables de la Fonction publique, les Corps constitués étaient généralement, j'allais dire presque toujours, celles et ceux qui avaient choisi d'abandonner les formes vulgaires de l'aisance ou du profit matériel, parce que quelque chose de plus haut les inspire, parce qu'ils ont sans doute besoin, quelque part en eux-mêmes, dans l'esprit ou le coeur, de justifier leur vie. Et une vie est justifiée lorsqu'elle s'applique à servir les autres au travers de cette noblesse véritable qui s'appelle l'Etat au service de la République. Moi, je continue d'y croire de la même façon, je continue d'y croire avec la même ferveur, avec la même volonté et ce ne sont pas les difficultés du parcours qui provoqueront chez moi le moindre abattement ou qui pourraient précéder je ne sais quelle irrésolution.
- Il n'y a rien de mieux que ce que nous faisons, hors les chemins choisis par celui qui crée la beauté ou par celui qui cherche ce qu'il veut appeler la vérité. Mais si l'on n'est pas destiné à créer la beauté ou à trouver la vérité, à soi seul, par la force de sa propre réflexion philosophique, il reste un champ immense ! C'est le vôtre, mesdames et messieurs soyez-en fiers, ayez-en véritablement conscience cela voudra dire que nous aurons fait des voeux mutuels qui auront un véritable sens.
- Mes voeux pour vous, monsieur le vice-président, vous aussi pour ceux que vous aimez, pour le milieu que vous avez choisi, pour que les vertus de toute vie à peu près réussie soient là, celle de la santé, celle de l'amitié et celle de la confiance. Et vous mesdames et messieurs, chacun, chacune d'entre vous sait bien ce qui lui serait aussi vital que le pain pour son esprit, aussi vital que le pain pour ce qui fait le plus secret de lui-même, ce qui répond à ses besoins intellectuels ou spirituels £ je ne peux pas le savoir à priori mais dites-vous bien, comme si je vous connaissais personnellement, comme si je le savais, que c'est ce que je vous souhaite. Soyez le plus proche de ce que vous désirez être, avec ceux que vous désirez avoir à vos côtés, jusqu'à la fin de votre vie. Soyez aussi heureux qu'il est permis de l'être et que 1992 s'inscrive dans cette ligne. Si la douleur ou le chagrin devaient vous frapper, puisez la force nécessaire en sachant à quel point toute vie est relative et combien la force de l'esprit, elle, peut atteindre à l'absolu. Et parmi les données il y a celles que vous avez choisies : un métier, une fonction, une vocation, un idéal comme il n'en est pas de meilleur, selon moi, je l'ai dit. Vous dire bonne année, c'est le dire aussi à la France, à la République en même temps et à l'ensemble des citoyens que vous représentez à votre façon cet après-midi au Palais de l'Elysée.\