11 décembre 1991 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à Antenne 2 le 11 décembre 1991, sur la signature des accords d'union européenne et d'union économique et monétaire, les réticences britanniques et la situation de désagrégation de l'URSS.

Monsieur le Président,
- Bonsoir et merci de nous donner la primeur de vos réflexions au lendemain du Conseil européen de Maastricht £ j'ai l'impression que tout le monde est content ce soir. Vous parlez de grand succès mais au même moment John Major crie victoire - on l'a entendu tout à l'heure dans le reportage qui nous arrivait de Londres -, comment se fait-il que tout le monde puisse se réjouir aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Parce que chacun a des raisons différentes de le faire. M. Major pense qu'il a remporté un succès, parce qu'il est resté fidèle à la ligne de son parti, le parti conservateur britannique, et de ce fait il ne subira pas beaucoup de reproches de ce côté-là.
- QUESTION.- Il vous semble aussi opiniâtre que Mme Thatcher ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas le sujet. Je vais vous dire que pour M. Major, un succès c'était de ne pas signer sur ce qui le gênait. Mais c'est à la portée de tout le monde puisqu'il suffit de dire non ! Ce n'est pas très difficile de dire non, enfin en général. Donc, sur le point précis qui nous occupe, l'Angleterre s'est exclue dans deux domaines : la monnaie et la politique sociale.
- Sur la monnaie, qu'est-ce qu'il demandait ? Il demandait que tous les pays - les Douze - puissent bénéficier d'une dérogation, c'est-à-dire de ne pas signer s'ils le voulaient. Cela lui a été refusé. Donc ce n'est pas un succès. On ne l'a autorisé que pour la Grande-Bretagne et cela l'ennuyait beaucoup. Il disait "vous n'allez pas isoler mon pays" et pourtant on lui a dit : "ça sera comme cela" et les onze ont maintenu leur position.
- Sur le social, il disait "il faut l'unanimité partout" parce que s'il y avait eu l'unanimité partout il aurait suffi qu'il oppose un veto ou dise non pour que rien ne soit possible. Et on a décidé la majorité. Il est peut-être content de cela. De toute manière il y a lieu d'être satisfait sur un point : c'est que du moment qu'il n'a pas signé, on ne lui en voudra pas parmi les siens !
- QUESTION.- Est-ce que ce n'est pas un précédent qui peut être dangereux dans l'évolution future de l'Europe que de laisser un pays un peu à l'écart des autres ?
- LE PRESIDENT.- Précisément. C'est pour cela que l'on a refusé à la Grande-Bretagne ce qu'elle nous demandait, c'est-à-dire de bénéficier d'une dérogation qui n'aurait pas été spéciale à la Grande-Bretagne.\
QUESTION.- Finalement, après ce Sommet, est-ce que le grand motif de satisfaction ce n'est pas que Maastricht n'ait pas été un échec ? L'ambition était très forte. On a évité la rupture.
- LE PRESIDENT.- Pas du tout. J'entendais la présentation qui était faite de Maastricht tout à l'heure sur votre antenne, j'ai été un peu stupéfait. L'acquis de Maastricht est considérable sur tous les plans : monétaire, économique, social, politique générale extérieure, citoyenneté, défense. Enfin, c'est l'acte le plus important depuis le Traité de Rome qui est le véritable fondateur de la Communauté. Si vous voulez on va en parler.\
QUESTION.- Avant cela, je voudrais me faire un peu l'avocat du diable, monsieur le Président.
- LE PRESIDENT.- Mais faites le !
- QUESTION.- Après les discussions acharnées et très dures d'hier, - vous le disiez même avec vos conseillers hier midi - est-ce qu'une Europe sans la Grande-Bretagne ne serait pas préférable actuellement ?
- LE PRESIDENT.- C'est le débat permanent. Moi, je ne le crois pas. La Grande-Bretagne est très isolationniste, elle hésite toujours à s'associer à l'ensemble des pays continentaux, elle a ses traditions mais après tout, nous aussi. Mais je pense qu'il vaut mieux qu'elle soit là. Si elle se réfugie dans son isolement chaque fois que cela lui plaît, en quoi cela nous gêne-t-il ? Voilà pourquoi tout le monde est content sans doute.
- QUESTION.- Combien de temps lui donnez-vous pour recoller au peloton ?
- LE PRESIDENT.- Mme Thatcher, lorsqu'on a décidé le Marché unique en 1985, s'était opposée avec la plus grande vivacité dont elle était capable. Elle a donc voté contre et comme cette fois-ci nous avons voté à onze en isolant la Grande-Bretagne. Là elle n'a pas mis longtemps, dix minutes après, elle a dit "alors dans ce cas-là, reprenons la discussion" et elle a signé le tout. Là, cela prendra un peu plus de temps.\
QUESTION.- Passons maintenant à ce qui intéresse le plus je crois, monsieur le Président, les téléspectateurs à savoir les retombées concrètes du Sommet de Maastricht.
- On va commencer par la monnaie. Quels sont, pour les Français, les avantages d'une monnaie unique à l'horizon 99 puisque ce sera le 1er janvier 1999, date butoir, il faut le rappeler ?
- LE PRESIDENT.- Cette date n'était pas prévue. Je l'ai demandée dès l'ouverture de la conférence, c'est-à-dire avant-hier matin. Le relais a été assuré par Pierre Bérégovoy dans le cénacle des ministres des finances et il a "enlevé le morceau". Maintenant, c'est une chose absolument certaine puisqu'on a écrit dans le texte du Traité "irréversible" à la demande allemande. Le 1er janvier 1999, il y aura une monnaie unique qui s'appellera l'Ecu, qui s'appelle déjà l'Ecu mais qui n'est pas unique.
- QUESTION.- Le franc disparaît, le mark disparaît aussi.
- LE PRESIDENT.- Toutes les monnaies nationales s'effacent devant l'Ecu. Quand vous irez faire votre marché ou quand vous voudrez prendre un train, eh bien vous paierez avec l'Ecu.
- QUESTION.- Alors quels avantages ?
- LE PRESIDENT.- C'est vrai aussi pour le mark. L'Allemand paiera avec l'Ecu. Et puis tous les autres aussi y compris ceux qui étaient les plus récalcitrants. L'avantage c'est que lorsque l'on est uni - pardonnez-moi de vous dire cette évidence première - on est plus fort. Avec une monnaie unique, nous dotons l'Europe d'un instrument qui lui permettra, non seulement par ce moyen mais par d'autres encore, (c'est toute la raison de notre dialogue ce soir et de nos débats de Maastricht) de s'affirmer comme la première puissance au monde. Je ne dis pas que nous ayons des intentions dominatrices, mais enfin première puissance commerciale, (c'est déjà pratiquement le cas), première puissance industrielle, première puissance pour la recherche, première puissance qui offrira aux jeunes des possibilités d'avoir du travail, un métier. Déjà les étudiants vont d'une université à l'autre, pratiquent des langues diverses. Sur tous les marchés nous serons au moins aussi forts ensemble que le sont aujourd'hui les Américains et les Japonais.\
QUESTION.- L'existence d'une monnaie unique, on le rappelait tout à l'heure, exige une discipline de la part de tous les pays, est-ce que finalement cela n'aboutira pas à la disparition des politiques économiques nationales ? Un Etat aura-t-il la possibilité d'avoir une politique économique différente de ses voisins ?
- LE PRESIDENT.- Si. Simplement, il y a des critères. On ne pourra pas faire n'importe quoi. De même qu'aujourd'hui déjà nos monnaies sont liées dans le système monétaire européen, avec un taux de variation limité. On ne peut pas déroger à la loi commune. On peut un peu, on ne peut pas trop, sans quoi on déséquilibrerait tout le système. Je me permets de vous dire que la France aborde cette étape dans de bonnes conditions. Je vais citer deux exemples : d'abord dans ce système européen, si on voulait y entrer non pas le 1er janvier 1999, (d'ailleurs il est spécifié qu'on pourrait faire cela plus tôt) mais tout de suite, il n'y aurait que deux pays qui en raison de leur situation interne, de la bonne marche de leur économie, pourraient y entrer. Le 11 décembre 1991 il n'y aurait que le Luxembourg et la France. Et lorsque l'on veut discuter de l'apport des Douze à la caisse commune, pour payer ceci ou payer cela, la situation de la France de ce côté-là est exposée. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a que deux pays qui fournissent les plus grosses contributions à la caisse commune, parce qu'ils ont la situation la plus prospère de la communauté : c'est l'Allemagne et la France !
- QUESTION.- Le revers de cette médaille c'est que nous allons devoir payer pour les pays les moins avancés ?
- LE PRESIDENT.- Lorsqu'on demandera un effort pour aider les pays les plus pauvres à progresser pour pouvoir entrer dans ce système monétaire en 1999, la contribution de la France sera, avec celle de l'Allemagne, la plus importante. Peut-être beaucoup plus importante que celle de la Grande-Bretagne par exemple.\
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce que vous n'avez pas peur que l'Europe se dilue, en quelque sorte, dans un véritable ensemble technocratique, une sorte de tour de Babel, dont le ressort serait l'argent et uniquement l'argent ?
- LE PRESIDENT.- Si l'âme de l'Europe c'est l'argent, c'est raté ! Mais j'ai le sentiment qu'il existe à travers tous ces pays beaucoup de citoyens qui sont portés par un idéal. Ils se rendent bien compte qu'il y a une grandiose construction commune désormais possible, au sein de laquelle chacun de nos pays grandira. Moi j'ai tout à fait confiance dans le génie créateur de la France. Il a servi à faire de notre pays ce qu'il est. Notre pays demeure, mais il pourra inspirer, dans beaucoup de domaines, une Europe, pour l'instant de 340 millions d'habitants, qui va aller très vite grandissant. C'est donc une très grande puissance qui vient de naître.\
QUESTION.- Mais c'est une Europe qui est, essentiellement encore aujourd'hui, économique et monétaire et ce n'est qu'hier qu'est apparue une dimension sociale bien modeste.
- LE PRESIDENT.- Absolument ! Pas tout à fait hier d'ailleurs !
- QUESTION.- Cela ne sera-t-il pas la pierre d'achoppement de la construction européenne ?
- LE PRESIDENT.- Ah ça, cela regarde la Grande-Bretagne ! Posez la question à M. Major. Moi je ne sais pas. Cela ne veut pas dire d'ailleurs que la Grande-Bretagne n'ait pas des lois sociales importantes. Mais il ne faut peut-être pas poser le problème dans ces termes : la question c'est le libéralisme intégral : on fait ce que l'on veut, l'Etat n'intervient pas même pour qu'il y ait plus de justice sociale.
- QUESTION.- La justice sociale, qu'est-ce qu'elle va apporter ?
- LE PRESIDENT.- Pour nous ça ne date pas d'aujourd'hui ! Il y avait déjà depuis 1989 une notion de Charte sociale. Mais toutes les décisions devaient être prises à l'unanimité, schéma déjà expliqué ici, à savoir que pour chacun des Douze, il eût suffi de dire "non" à une mesure pour qu'elle ne soit pas adoptée, d'où une neutralisation générale, et l'impuissance. Tout le problème actuel était d'élargir le champ de cette Charte sociale de 1989 et surtout de pouvoir décider à la majorité, surtout sur les problèmes d'organisation du travail, de participation et de consultation des travailleurs. Si nous n'avions pas décidé d'agir à la majorité il y aurait eu veto de ce pays ou d'un autre, en tout cas de la Grande-Bretagne. Or, il y a beaucoup de métiers dans lesquels les problèmes de l'organisation du travail se posent de façon nouvelle, moderne. Ceux qui travaillent dans l'informatique le savent tous les jours, ils ne sont pas protégés par des lois qui leur assurent repos et souvent rémunération dans des conditions satisfaisantes.
- QUESTION.- Mais est-ce que l'on va s'aligner sur la meilleure réglementation ? Ou est-ce que l'on va harmoniser ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut pas s'aligner sur les meilleures réglementations. De ce point de vue la France serait également en tête et donc elle n'aurait pas d'efforts à faire, mais beaucoup de pays de la Communauté en sont loin. Il faut donc les aider peu à peu à améliorer leur situation. Si on les obligeait aujourd'hui à s'aligner, ce serait la ruine de la plupart d'entre eux et l'un des arguments de M. Major était de dire : "Si vous voulez nous faire aligner sur la législation des pays les plus avancés, en particulier la France, sur le plan de l'organisation du travail, cela nous coûterait six milliards de livres". C'est dire que beaucoup de pays ont des progrès à faire ! La Grande-Bretagne, dans d'autres domaines, pourrait montrer ses réalisations qui sont réelles et souvent remarquables. Mais enfin je vous prends cet exemple puisque c'était le débat : l'organisation du travail !\
QUESTION.- Alors vous voulez donner une dimension humaine à l'Europe, on l'a bien compris. Mais les Anglais, encore eux, disent que l'essentiel c'est la compétitivité de l'Europe face au Japon et surtout aux Etats-Unis. Entre nous ils n'ont pas complètement tort non plus ! Peut-on concilier l'efficacité économique et la justice sociale, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Mais heureusement ! La justice sociale fait partie de l'efficacité économique. Comment voulez-vous faire avancer une Europe dont vous diriez qu'elle est simplement économique, monétariste, matérialiste et en même temps les citoyens, les gens qui participent à cet effort eux, on les laisserait tomber, on les laisserait de côté ? Mais comment pouvez-vous mobiliser leur énergie et leur intelligence ? Mais c'est un raisonnement un peu curieux que vous venez de tenir ! Ce que nous faisons l'est pour donner à l'Europe, notamment, une capacité de concurrence souvent victorieuse avec ses principaux concurrents que sont le Japon et les Etats-Unis d'Amérique. Et, en réalité, le Japon, s'il pénètre aujourd'hui sur notre marché, c'est par différents canaux en pouvant s'installer très librement en Grande-Bretagne.
- QUESTION.- Mais est-ce qu'on ne peut pas craindre que la Grande-Bretagne, s'imposant moins de contraintes sociales que les autres, attire davantage d'investissements industriels ?
- PRESIDENT.- Cette réflexion a été faite, cet argument n'est pas sans valeur. Mais je crois que l'on aurait tort de centrer toute notre conversation sur une sorte de lutte entre la Grande-Bretagne et les onze autres, il n'y a pas de comparaison. La décision des onze autres suffit. La charte sociale, elle fera l'objet d'un traité entre les Onze. Au lieu d'être à Douze, il sera à Onze, ce n'est pas un drame ! Quant aux investissements qui viendraient plus facilement en Grande-Bretagne parce qu'il y aurait moint de charges sociales, les estimations qui ont été faites, ont montré que c'était insignifiant, que ce n'était pas déterminant. Croyez-moi, si cela l'avait été, je ne sais pas comment auraient réagi l'Allemagne et quelques autres pays !\
QUESTION.- L'un des autres thèmes d'inquiétude qui apparaissent quand on parle de l'Europe en ce moment, c'est le pouvoir de la Commission de Bruxelles, les réglementations, les directives un peu tatillonnes, un peu bureaucratiques, un peu technocratiques. Alors justement, le pouvoir de la Communauté européenne s'est étendu à de nouveaux domaines. Est-ce que cela ne va pas étendre le domaine de la bureaucratie ?
- LE PRESIDENT.- Le pouvoir de décision réelle dans cette affaire appartient au Conseil européen qui est composé des chefs d'Etat et des chefs de gouvernement. C'est là un pouvoir d'origine et d'essence politiques, issu du suffrage universel.
- QUESTION.- Mais ce que l'on met en cause en parlant de bureaucratie, c'est la Commission ?
- LE PRESIDENT.- En revanche la Commission, elle, est désignée dans d'autres conditions. Ceux qui la composent sont des gens éminents, hommes et femmes, hauts fonctionnaires ou politiques, affectés à la gestion de l'Europe, et c'est vrai, c'est le danger de toute grosse organisation administrative : on intervient du côté de la Commission. Moi je le pense, je le dis, pourtant j'ai beaucoup de respect pour elle et d'amitié pour bon nombre de ceux qui y participent, elle s'occupe de choses qui peuvent paraître mineures, qui ne sont pas indispensables et qui donnent une impression de tracasserie très irritante pour de nombreux Français. Alors là-dessus, nous, au Conseil européen, on est là pour y veiller, y mettre un terme. Et nous serons, croyez-moi, de bons avocats de la cause des Français.\
QUESTION.- Dans les années qui viennent, monsieur le Président, nous allons devenir des citoyens européens en même temps que des citoyens français. Alors concrètement, cela veut dire qu'on aura le droit de voter, par exemple, dans son lieu de résidence, même si on n'est pas citoyen du pays. Vous avez entendu qu'il y a des voix qui s'élèvent aujourd'hui contre cette idée, on a entendu Alain Juppé, par exemple.
- LE PRESIDENT.- Ils ont le droit. Nous sommes dans une démocratie. Mais en vérité nous venons de créer l'union européenne. L'union européenne qui est dotée de toute une série de branches d'activités : monétaire, sociale, militaire, diplomatique, policière, et de sécurité, de justice.. On est vraiment lancé dans une grande aventure. Mais c'est une aventure quand même contrôlée, qui n'est pas laissée au hasard, qui est dirigée par des pays et par des gens responsables. Et je voudrais vraiment faire comprendre - je suis sûr que c'est ressenti très profondément dans tout groupe humain en France, jusqu'au moindre village, dans tous les quartiers de banlieue où l'on discute de cela, à Paris où nous sommes pour l'instant - que passe en ce moment, en cette fin de siècle, une idée fondamentale et qu'il y a là une perspective. On en manque parfois. Je ne suis pas, moi, à la recherche d'un grand dessein, il y en a plusieurs, mais celui-là, ce n'est pas discutable, c'en est un.\
QUESTION.- Alors une grande aventure, une perspective capitale, est-ce que cela ne mérite pas non seulement un débat national, il a lieu, on peut l'espérer plus fort, mais aussi une consultation nationale, un référendum sur l'Europe, sur l'avancée européenne ?
- LE PRESIDENT.- C'est un sujet à étudier. Vous savez, maintenant il va s'écouler du temps. Les débats de cette nuit ont donné naissance à des papiers, des masses de papiers. Et des gens sérieux les ont amassés, vont les collationner, et puis il faudra en tirer un document que l'on appellera un traité. Ce traité va donc être ébauché, rédigé, pendant des semaines. Quand il sera au point, après consultation des juristes on nous demandera de le signer. Quand ? Je ne peux pas vous fixer une date de façon arbitraire, mais je serais étonné que cela ait lieu avant mars. J'aurai le temps de réfléchir d'ici là. Il y a certainement des dispositions du traité qui exigeront quelques retouches constitutionnelles. J'ai dit "retouches" pour montrer que ce ne sont pas des bouleversements extraordinaires, mais par certains aspects, quand même, indispensables. Le droit c'est le droit. Et dans ce cas-là il faudra bien passer par une procédure. C'est soit la procédure parlementaire suivie de la réunion du Congrès, soit la consultation populaire. De toute manière, les Français seront consultés soit directement, soit par leurs élus. On n'imaginerait pas une ratification d'un traité d'une telle importance qui ne serait pas l'affaire de tous les Français.\
QUESTION.- Mais alors, vous l'avez rappelé, c'est une très grande ambition. Est-ce que l'on peut interpréter cette ambition comme celle de la deuxième moitié de votre deuxième mandat ? Est-ce que ce thème européen serait à vos yeux capable de donner un nouveau souffle à un pouvoir qui dans les sondages connaît des déconvenues ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne me suis pas posé ce genre de problèmes, pas du tout. J'ai un engagement européen qui ne date pas de mon élection à la Présidence de la République. Jeune député, j'ai participé au premier congrès européen de l'histoire, en 1948, à La Haye. A l'époque on était à trois ans de la fin de la guerre. C'était Churchill qui présidait. Il y avait des représentants de tous les pays qui s'étaient déchirés, combattus de façon vraiment sanglante et terrible pendant la deuxième guerre mondiale...
- A ce moment je ne pensais pas que je serai Président de la République deux fois et je ne m'étais pas dit : lors de mon deuxième mandat, je fixerai comme axe essentiel de mon action la réussite de la construction européenne !
- S'il se trouve qu'il y a cette rencontre entre ma présence ici, mes responsabilités actuelles et l'Europe, je pense ne pas y être pour rien mais je ne réclame rien en récompense. Je dis simplement "j'ai fait ce que je devais faire". J'espère apporter avec d'autres à la France cette merveilleuse perspective qui lui fera dépasser ses horizons traditionnels.
- Je ne demande rien d'autre. Je fais ce que je dois, la formule n'est pas de moi. Je travaille, aux Français de juger. Ils jugent parfois sévèrement, c'est le cas actuellement £ cela n'a pas toujours été le cas et ça ne le sera pas toujours mais cela n'est pas mon affaire. C'est la leur.\
QUESTION.- Monsieur le Président, nous allons terminer par la politique étrangère. On a dit que l'ombre de la désintégration de l'URSS planait sur le Sommet de Maastricht pendant 48 heures. Est-ce que le premier acte de la nouvelle politique étrangère commune, n'est pas de prendre position par rapport aux événements soviétiques ?
- LE PRESIDENT.- Cela a été fait justement. Nous avons des relations multiples avec ce qui était l'Union soviétique et aujourd'hui aussi bien avec M. Gorbatchev qu'avec les Présidents des Républiques, surtout des trois républiques slaves.
- QUESTION.- On doit parler de l'Union soviétique à l'imparfait maintenant ?
- LE PRESIDENT.- Naturellement, oui.
- QUESTION.- Complètement ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que tout le monde le sait. Vous allez pleurer ?
- QUESTION.- Non, pas du tout.
- LE PRESIDENT.- Moi, non plus. Mais en revanche, j'ai beaucoup de respect pour la Russie, la Russie comprise comme entité qui a englobé bien d'autres choses que la République russe mais ce n'est pas parce que je me réjouis de la disparition de l'Union soviétique porteuse d'une certaine philosophie, d'une façon d'être, d'une histoire qui n'est pas la mienne et dans lequelle je ne me reconnais pas, ni mes aspirations, que je ne reconnais pas l'existence d'un grand pays à l'Est et au Nord de l'Europe installé dans notre voisinage depuis des siècles. Il faut donc penser à la fois à encourager l'autodétermination des Républiques et ne jamais oublier de souhaiter que des liens entre elles librement consentis seraient bien nécessaires pour donner à l'Europe quelques pôles d'attraction. Si tout éclate, si tout s'éparpille, où en serons-nous dans quelques années avec tous les risques que cela suppose y compris les risques de guerre, peut-être locale, mais terrible ? Voilà pourquoi je dis que l'Europe a pour premier devoir de se préoccuper de la situation là-bas. Elle s'en occupe par des aides alimentaires, pour essayer d'éviter que la colère populaire n'explose et rende pratiquement impossible toute gestion de ce pays livré à l'anarchie et puis on s'adresse aux différents responsables élus. On s'adresse aussi à l'homme qui a été à l'origine de cette transformation et dont le mérite historique est immense et qui s'appelle Mikhaïl Gorbatchev.
- QUESTION.- Est-ce que les Douze ne vont pas être contraints de choisir entre Boris Elstine et Mikhaïl Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- Ce choix ne nous a jamais été demandé. Ce qui est vrai c'est qu'il y a des pouvoirs qui montent, celui des Républiques et un pouvoir qui s'efface, celui du centre. De toute manière, il y aura, je pense, une façon pour ces Républiques de préserver leurs liens. Donc, elles disposeront d'une autorité qui leur sera commune. En tout cas c'est ce que je souhaite.\
QUESTION.- La disparition de ce centre pose le problème grave de l'armement nucléaire qui est entreposé là-bas. Est-ce qu'il vous semble que les accords de désarmement qui ont été récemment conclus seront remis en cause ? Vous avez demandé une conférence des quatre grandes puissances nucléaires : aujourd'hui qui est la quatrième grande puissance nucléaire ?
- LE PRESIDENT.- Elle est aujourd'hui divisée entre plusieurs puissances. Je n'ai pas dit "grandes puissances". J'ai demandé, il y a quelques temps, au cours d'une conférence de presse, la réunion des pays détenteurs de la puissance nucléaire en Europe. Ils étaient quatre à l'époque : c'est-à-dire la Grande-Bretagne, la France, l'Union soviétique et les Etats-Unis d'Amérique. Depuis cette époque l'Union soviétique a éclaté et l'on sait qu'il y a des forces nucléaires stationnées, des armements qui sont à l'heure actuelle protégés mais qui existent, en Russie, en Ukraine, au Kazakhstan et peut-être même ailleurs.
- QUESTION.- Protégés par qui ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien par la responsabilité de ceux qui, aujourd'hui, en ont la charge, les Présidents de ces Républiques et particulièrement le Président de l'ensemble qui reste M. Gorbatchev et qui en a donné l'assurance et qui continue d'être le chef des armées. Cela est très fragile. C'est pourquoi j'ai demandé cette conférence. J'ai tout de suite dit qu'il fallait que l'on puisse s'informer sur l'armement nucléaire qui est on ne sait où, dirigé vers on ne sait qui, et surtout savoir par qui il est contrôlé. C'est une situation extrêmement périlleuse. Il y a même des armements nucléaires tactiques qui sont à l'heure actuelle vendus un peu à la criée. Vous imaginez les risques que cela représente pour l'ensemble de la planète !
- Alors il y a l'Ukraine, la Russie, le Kazakhstan et j'espère que le pouvoir central, au moins dans ce domaine, - je n'ai pas à intervenir dans les affaires intérieures des Républiques - sera suffisamment concentré pour que nous puissions rencontrer les responsables au cours de la Conférence que je demande, sur laquelle j'insiste.
- Précisément M. Major a eu avec moi un entretien à Maastricht pour dire que nous étions d'accord sur cette démarche. Comme déjà M. Gorbatchev m'a donné son accord, il reste à savoir de quelle façon les Etats-Unis d'Amérique entendent réagir.\
QUESTION.- Dernière question d'actualité, monsieur le Président. On évoque de plus en plus, vous l'avez vu dans la presse vraisemblablement, le risque d'un putsch en URSS. Est-ce que vous avez des informations, est-ce que vous partagez ces craintes ?
- LE PRESIDENT.- Non, je n'ai pas d'informations qui me permettent de le dire, mais j'ai disons quelques connaissances historiques d'une situation comme celle-là, de ce désordre, de cet éparpillement, aussi peut-être de ce désespoir qui doit bien s'emparer de patriotes, de gens qui aiment leur pays - je ne parle pas de l'Union soviétique - qui voient non seulement l'empire de Staline s'effondrer, mais aussi l'empire de Pierre le Grand ou de Catherine II. Ils aiment l'histoire de leur pays, ils désirent le servir. Seront-ils visités par l'envie d'intervenir afin de rétablir le fil avec une grande histoire, mais alors dans quelles conditions et au prix de quels drames ? On ne peut pas écarter cette éventualité. Je ne la souhaite pas, il faudrait que l'évolution de ces républiques se fasse dans un cadre démocratique, mais le malheur et le désespoir risquent d'être mauvais conseillers. Alors il est urgent de les aider afin de leur éviter de plus grands périls.\