30 octobre 1991 - Seul le prononcé fait foi
Interview conjointe de MM. François Mitterrand, Président de la République, et Mikhaïl Gorbatchev, Président de l'URSS, accordée à Antenne 2 le 30 octobre 1991, sur leurs relations personnelles lors du coup d'Etat, la situation politique en URSS et les propositions française et européenne sur le Proche Orient.
Messieurs les Présidents, bonsoir,
- QUESTION.- M. Gorbatchev, les Occidentaux vous aiment bien mais ils restent perplexes face à votre affaiblissement en Union soviétique. A Madrid, le Président Bush vous a fait toutes sortes de compliments mais il ne vous a rien donné de concret à ramener à Moscou pour vous conforter, ni aide financière, ni aide alimentaire : est-ce que vous attendez plus et mieux de M. Mitterrand ?
- M. GORBATCHEV.- Tout d'abord ce n'est pas une appréciation aussi pessimiste que je voudrais exprimer en ce qui concerne nos contacts avec le Président Bush. Ces rencontres étaient des rencontres, je dirai presque occasionnelles étant donné que nous avons joué le rôle de co-présidents. Toutefois, il faut le dire, les rencontres étaient importantes et les discussions également. En ce qui concerne la question que vous posez, c'est-à-dire que le Président Bush serait resté, - je cherche l'expression - qu'il aurait montré une certaine froideur à l'égard de mon problème d'aujourd'hui, eh bien je dirai que ce n'est pas le cas. Et dans la discussion personnelle avec lui, par exemple quand nous nous sommes rencontrés au dîner donné par le roi d'Espagne et auquel a participé aussi le Premier ministre d'Espagne, M. Gonzalez, ce sont des liens personnels qui m'unissent au Président Bush, mon partenaire bienveillant et solide. Les contacts sont bons, il a certainement montré de l'intérêt à nos problèmes d'aujourd'hui. Il dispose de beaucoup d'informations, il faut qu'il en fasse un tri, il faut qu'il en fasse une bonne analyse £ il m'a posé un certain nombre de questions comme l'a fait mon ami M. François Mitterrand de manière à préciser exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons. Nous avons parlé de l'alimentation, des crédits alimentaires et aussi des problèmes financiers, et je dois dire que M. Baker a pris part à ces entretiens. Nous avons eu une conversation très détaillée. Nous sommes convenus d'en reparler une fois que je serai chez moi et le Président Bush à Washington. A la réunion des Sept, les représentants du G7 à Moscou ont eu, ont procédé à des discussions très intéressantes. Très poussées et nous continuerons à étudier ces problèmes. Après mes contacts avec le Président Bush, j'ai davantage confiance en ce que les Etats-Unis nous aideront comme il faut. Nous avons parlé de cela aussi avec M. Mitterrand et le Président de la France a toujours eu beaucoup de compréhension à l'égard de ce qui se passe en Union soviétique. Nous avons reçu de la part de la France et de son Président, non seulement des expressions de solidarité, pas seulement des mots, pas seulement des déclarations mais aussi des mesures et des intentions pratiques en ce qui concerne les crédits et la coopération économique. Nous continuerons ce soir et demain aussi d'étudier ces problèmes, nous parlerons d'un certain nombre de projets qui prennent corps dans le cadre de notre coopération et le Président a déjà aujourd'hui dit que la France ne changera pas son attitude d'aide active £ tout ce qui est dans sa possibilité, elle le fera.\
QUESTION.- Monsieur Mitterrand, effectivement la France a déjà fait beaucoup pour l'Union soviétique : plus de 8 milliards de francs d'aide en un an. Mais beaucoup de gens se posent une question maintenant, à qui accorder l'aide ? Est-ce en priorité à l'URSS, M. Gorbatchev ou bien, est-ce aux Républiques, à la Russie de M. Eltsine ou aux autres Républiques, où va la priorité maintenant ?
- LE PRESIDENT.- A l'Union, il est très important que l'Union que défend à tout prix Mikhaïl Gorbatchev finisse par prévaloir, bien entendu dans un système fédéré et démocratique. C'est très important. Chacune des Républiques dispose de son plein droit de choisir son destin et la France entretiendra avec celles qui le désireront des relations de coopération. Mais aujourd'hui, M. Gorbatchev est Président de l'Union, il représente son pays. Depuis déjà six années, il a accompli de grandes actions, il a pratiquement déterminé l'avenir de ce qu'était l'Union soviétique. La Pérestroïka a eu un effet décisif, il a conçu le traité de l'Union qui a échoué uniquement par l'intervention du putsch et il reprend aujourd'hui son travail, certainement très difficile et dans de moins bonnes conditions. Mais il est normal que la France, qui je le répète, entretient de bonnes relations avec plusieurs des Républiques, particulièrement avec la République de Russie entende traiter avec les instances qualifiées et particulièrement avec un homme dans lequel elle a confiance et qui est à mes côtés ce soir.\
QUESTION.- Mais justement, monsieur Mitterrand, dans son livre qui vient de sortir en France, M. Gorbatchev regrette jusqu'à ce jour, écrit-il, que vous ne l'ayez pas appelé en Crimée au moment du coup d'Etat. Le voici, donc, à Latché, ce sera le premier hôte étranger à passer la nuit, ici chez vous. Est-ce que c'est une manière de vous faire pardonner ?
- LE PRESIDENT.- De quoi parlez-vous ? Personne n'a pu atteindre M. Gorbatchev tout le temps qu'il fut prisonnier en Crimée, personne. L'appel téléphonique de M. Bush est intervenu à partir du moment où M. Gorbatchev a été libéré. L'échec du putsch à Moscou a eu comme répercussion immédiate la liberté rendue à M. et Raïssa Gorbatchev. Donc, on ne parle pas là du manque d'assistance à personne en danger.
- QUESTION.- Donc, il n'y a aucun malentendu là-dessus ?
- LE PRESIDENT.- Il ne peut pas y avoir de malentendu, d'autant plus que dès le lundi matin j'avais cherché à l'atteindre, et, comme la plupart des chefs d'Etat, j'ai échoué car il fallait passer par Moscou et bien entendu on ne nous facilitait pas les communications. La malchance se limite à une demi-heure pendant laquelle M. Bush a pu en effet, et je l'en félicite, atteindre M. Gorbatchev et lui dire tout aussitôt sa joie de le voir libéré. Dans la demi-heure qui a suivi la libération et précédé le départ très rapide de M. Gorbatchev pour Moscou où il a repris le plein exercice de ses fonctions, je ne l'ai pas atteint, voilà à quoi se limite le débat. Je le répète, j'insiste beaucoup - c'est vous qui m'avez posé la question - personne n'a pu atteindre M. Gorbatchev pendant le moment où il était en danger.
- QUESTION.- M. Gorbatchev puisque nous parlons de votre livre qui vient de paraître en France, il y a trois jours tout juste, vous y faites une remarque qui m'a beaucoup frappé. Vous y écrivez qu'après le putsch vous avez perdu tout espoir de voir le Parti communiste soviétique se réformer, devenir dites-vous un parti démocratique moderne. Alors, vous M. Gorbatchev êtes vous toujours ou n'êtes-vous plus communiste ?
- M. GORBATCHEV.- Tout d'abord - même si vous ne le souhaitez peut-être pas - je reviendrai à la première question que vous avez posée. Je ne crois pas que ce que vous ayez dit soit dans mon livre. Je ne cherche aucunement querelle au Président de la France, M. Mitterrand. Si quelque chose de ce genre est dans le livre, ce n'est pas de moi, ce n'est pas mon livre. Deuxièmement, je dois dire en face des Français...
- LE PRESIDENT.- Ce qui est tout à fait intéressant, c'est que dans le texte paru en anglais, qui est le texte initial, il n'est pas fait état le moins du monde de ce que vous considérez comme un incident, il n'en est pas question. Il y a là une différence de texte tout à fait surprenante.
- QUESTION.- Donc, il y aurait un rajout dans la traduction française ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas.\
M. GORBATCHEV.- Je voudrais parler maintenant d'autre chose. Vous savez que le premier représentant de gouvernements étrangers - dès que j'ai été libéré à la suite d'un certain nombre d'événements - c'était justement le représentant de l'ambassade de France. C'était le seul représentant étranger qui était le premier, là, quand j'ai été libéré et c'est un signe très important qui témoigne de la situation, de la position de la France. Voilà pour la première partie de la question. Le problème est réglé.
- Maintenant en ce qui concerne votre deuxième question je serai bref. Vous savez, même quand j'étais surchargé par le nombre des réformes, quand j'ai dû accomplir toutes les tâches d'un Président, malgré cette surcharge j'ai toujours pensé qu'il était nécessaire que je garde le poste de Secrétaire général du Parti communiste d'Union soviétique. C'est une réalité, c'est une structure qui a déterminé le pouvoir ancien dans le cadre du totalitarisme et c'était une construction qu'il n'était pas possible de démolir tout de suite car cela signifiait l'explosion de la société. Il fallait donc réformer, arriver à un pluralisme politique. Malgré ma surcharge de travail, ne n'ai pas quitté ce poste de Secrétaire général pour l'utiliser pour la réforme du Parti. Au début de la 28ème session, vous savez que votre serviteur a été l'objet de beaucoup de critiques de la part d'une bonne partie des fonctionnaires du Parti et des membres du Comité central. Malgré cela j'ai fait tout ce que j'ai pu pour amener le Parti dans un processus nouveau tendant vers la réforme, je voulais toujours que le Parti ne soit pas simplement un appareil, car ce sont des millions de gens honnêtes qui sont venus au Parti par conviction. Nous avons abouti à un programme qui promettait des réformes qui allaient loin. Malheureusement le putsch a détruit cela aussi, je le regrette. C'est un drame personnel pour moi qu'une bonne partie des comités du Parti, de différents niveaux, aient pris position pour les putschistes et dans ces conditions j'ai dit ainsi qu'une partie du comité central et du Secrétariat, que dans ces conditions il était important du point de vue politique et du point de vue moral, qu'il n'était plus possible de rester lié à ces structures. Pour être juste - rappelez-vous que dans la déclaration à ce propos et dans le livre je traite du sort de ces millions de gens - je suis contre l'anti-communisme, je suis contre la chasse aux sorcières, je suis pour la continuation du processus démocratique. Chacun doit faire son choix, y compris le choix idéologique et moral, spirituel, dans des conditions de liberté spirituelle £ qu'il entre dans celui des partis qui correspond à ses vues, à ses idées. Les communistes ont déjà parcouru un long chemin depuis le putsch. Depuis deux mois, ils ont tendu vers de nouvelles structures, ont créé un parti socialiste, d'autres partis aussi, sur la base de ce qui unifiait dans le temps, diverses tendances et courants du parti communiste. Voilà ma position.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous devez, ce soir et demain matin, ici à Latché, discuter avec M. Mitterrand des problèmes de sécurité et de désarmement mais jusqu'à quel point pouvez-vous faire appliquer vos engagements internationaux quand on sait que les Républiques qui détiennent sur leur sol les armes nucléaires en revendiquent en même temps le contrôle ?
- M. GORBATCHEV.- Chez nous, nous cherchons de nouvelles formes de vie. La crise que nous avons traversée est une crise du système. Nous quittons certaines formes de vie liées au totalitarisme pour aller vers de nouvelles formes de vie, vers la démocratie, et là nous avons beaucoup de discussions : le sort de l'Union, les pouvoirs de l'Union et des Républiques et en même temps des discussions sur le rôle des différentes institutions y compris les forces armées. Dans le cadre de ces discussions, diverses opinions sont exprimées mais rien n'est encore décidé. Je veux à nouveau parler de la session extraordinaire où il y a eu une déclaration de diverses Républiques et divers principes ont été énoncés qui sont à la base de notre activité : un traité de l'Union, une seule force armée, un seul marché économique commun, une seule politique étrangère. Et nous nous fondons sur la Constitution, sur les décisions de la session et aujourd'hui, les forces armées ont un seul commandement. Tout le reste est l'objet de discussions qui concernent la réforme à venir, qui sera une réforme fondamentale. Mais si vous prenez les dernières déclarations faites par l'Ukraine, la Russie, le Kazakhstan, vous savez qu'ils sont tous en ce qui concerne les forces armées, les armes nucléaires, pour l'idée que celles-ci soient régies par le centre et le centre sera déjà un autre centre dans les conditions de l'Union nouvelle.\
QUESTION.- Mais M. Eltsine vient de déclarer tout seul un arrêt d'un an des essais nucléaires en Russie ? M. GORBATCHEV.- Je pense que vous êtes une personne informée mais il faut quand même que je vous rappelle ceci : la déclaration en ce qui concerne les expériences nucléaires contient aussi la déclaration du Président de l'URSS du 5 octobre, un moratoire. C'est ce que nous disons. Je pense que quelqu'un veut attacher à cette déclaration un certain caractère qui semblerait indiquer une certaine concurrence. Certains le pensent, certains veulent jeter de l'acide sur la situation. Il y a des forces qui ne sont pas intéressées par l'union entre Gorbatchev et Eltsine. Je pense que si nous deux, Eltsine et moi-même, nous cédions à ces passions, si nous avions des soupçons l'un par rapport à l'autre, si on mettait tout ceci au-dessus des intérêts du peuple et du gouvernement, je crois que ceci serait nous faire injustice, cela ne se passe pas comme ça. Dans ce domaine, j'ai une position de principe, je me tiendrai à ce qui a été convenu avec tous les dirigeants, y compris avec le camarade Eltsine.\
QUESTION.- Monsieur le Président, beaucoup de Français se montrent inquiets parce qu'il y a déjà à l'intérieur de l'URSS des conflits armés. Il y en a par exemple entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan et ils disent : est-ce qu'il ne va pas se passer en URSS des choses pires qu'en Yougoslavie parce que par exemple il y a en URSS des armes nucléaires ? Est-ce que vous partagez leur inquiétude ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne vais pas jusque là, surtout sur le plan nucléaire. Je pense en effet que le centre, comme vient de le dire M. Gorbatchev, doit exercer le commandement. C'est d'ailleurs un sujet pour moi de préoccupation, comme pour les Français. C'est pourquoi j'ai demandé tout de suite la réunion des quatre puissances détentrices de forces nucléaires sur le sol de l'Europe, afin, non pas de discuter de tout et du désarmement, mais d'examiner cette situation et d'obtenir les garanties qui conviennent. M. Gorbatchev a d'ailleurs tout de suite donné son accord. Je pense que ces conversations seraient utiles. Mais je continue de croire qu'il y a quand même un sens des responsabilités dans les Républiques et qu'il y en a un très fort à la tête de l'Union et qu'il ne peut pas être question de disperser les centres de commandement dans une matière aussi grave.\
QUESTION.- Et si votre proposition est suivie, la France, l'Europe, qui sont un peu absentes - il faut le dire - de la Conférence de Madrid, seront plus présentes dans la construction d'une nouvelle sécurité ?
- LE PRESIDENT.- Vous mélangez les problèmes...
- QUESTION.- Oui, mais enfin, il y a un rôle de la France, il y a un rôle de l'Europe, il n'est pas très clair dans cette conférence sur le Moyen-Orient, mais il devrait être plus clair quand il s'agit de sécurité en Europe.
- LE PRESIDENT.- La France et l'Europe n'ont jamais été, malheureusement, partie prenante depuis trente et quarante ans dans ce type de débat. Ce sera un progrès quand on y sera parvenus, c'est-à-dire quand l'Europe sera reconnue comme partenaire de plein droit, et nous y travaillons £ j'espère bien que ce sera le cas d'ici la fin de l'année, lorsque nous nous rencontrerons aux Pays-Bas. Quant à la France, elle a, croyez-moi, été très utile tout le long de la préparation de cette conférence, les historiens le sauront un peu plus tard. C'est vrai que nous avons l'ambition d'intervenir dans les affaires internationales, quel que soit le niveau en question. Pour la sécurité, la France étant l'un des pays qui possède l'arme nucléaire est considérée comme un partenaire à part entière. Nous en parlerons le 8 novembre sans doute à Rome avec M. Bush et M. Major. Nos ministres des affaires étrangères sont déjà en relation directe pour en parler, et, le cas échéant, préparer les conversations dont je vous parlais tout à l'heure avec M. Gorbatchev.
- Donc, la France - non pas pour le Proche-Orient, pas autant qu'on le voudrait mais plus que vous le croyez - a une certaine présence sur le plan de la sécurité. Cette présence est totale. Nous sommes l'un des grands pays responsables dont tout le reste dépend. Bien entendu, nous n'avons pas l'arsenal nucléaire dont disposent à la fois l'Union des Républiques et d'autre part, les Etats-Unis d'Amérique, mais suffisamment pour être partie prenante dans les accords généraux.\
Je voudrais dire un mot simplement, puisque j'ai la joie de recevoir Mikhaïl et Raïssa Gorbatchev, dire à quel point il me paraît important que des relations directes, amicales et de travail, puissent continuer de nous unir, c'est le cas depuis six ans. Et j'espère bien pouvoir continuer de travailler avec M. Gorbatchev.\
- QUESTION.- M. Gorbatchev, les Occidentaux vous aiment bien mais ils restent perplexes face à votre affaiblissement en Union soviétique. A Madrid, le Président Bush vous a fait toutes sortes de compliments mais il ne vous a rien donné de concret à ramener à Moscou pour vous conforter, ni aide financière, ni aide alimentaire : est-ce que vous attendez plus et mieux de M. Mitterrand ?
- M. GORBATCHEV.- Tout d'abord ce n'est pas une appréciation aussi pessimiste que je voudrais exprimer en ce qui concerne nos contacts avec le Président Bush. Ces rencontres étaient des rencontres, je dirai presque occasionnelles étant donné que nous avons joué le rôle de co-présidents. Toutefois, il faut le dire, les rencontres étaient importantes et les discussions également. En ce qui concerne la question que vous posez, c'est-à-dire que le Président Bush serait resté, - je cherche l'expression - qu'il aurait montré une certaine froideur à l'égard de mon problème d'aujourd'hui, eh bien je dirai que ce n'est pas le cas. Et dans la discussion personnelle avec lui, par exemple quand nous nous sommes rencontrés au dîner donné par le roi d'Espagne et auquel a participé aussi le Premier ministre d'Espagne, M. Gonzalez, ce sont des liens personnels qui m'unissent au Président Bush, mon partenaire bienveillant et solide. Les contacts sont bons, il a certainement montré de l'intérêt à nos problèmes d'aujourd'hui. Il dispose de beaucoup d'informations, il faut qu'il en fasse un tri, il faut qu'il en fasse une bonne analyse £ il m'a posé un certain nombre de questions comme l'a fait mon ami M. François Mitterrand de manière à préciser exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons. Nous avons parlé de l'alimentation, des crédits alimentaires et aussi des problèmes financiers, et je dois dire que M. Baker a pris part à ces entretiens. Nous avons eu une conversation très détaillée. Nous sommes convenus d'en reparler une fois que je serai chez moi et le Président Bush à Washington. A la réunion des Sept, les représentants du G7 à Moscou ont eu, ont procédé à des discussions très intéressantes. Très poussées et nous continuerons à étudier ces problèmes. Après mes contacts avec le Président Bush, j'ai davantage confiance en ce que les Etats-Unis nous aideront comme il faut. Nous avons parlé de cela aussi avec M. Mitterrand et le Président de la France a toujours eu beaucoup de compréhension à l'égard de ce qui se passe en Union soviétique. Nous avons reçu de la part de la France et de son Président, non seulement des expressions de solidarité, pas seulement des mots, pas seulement des déclarations mais aussi des mesures et des intentions pratiques en ce qui concerne les crédits et la coopération économique. Nous continuerons ce soir et demain aussi d'étudier ces problèmes, nous parlerons d'un certain nombre de projets qui prennent corps dans le cadre de notre coopération et le Président a déjà aujourd'hui dit que la France ne changera pas son attitude d'aide active £ tout ce qui est dans sa possibilité, elle le fera.\
QUESTION.- Monsieur Mitterrand, effectivement la France a déjà fait beaucoup pour l'Union soviétique : plus de 8 milliards de francs d'aide en un an. Mais beaucoup de gens se posent une question maintenant, à qui accorder l'aide ? Est-ce en priorité à l'URSS, M. Gorbatchev ou bien, est-ce aux Républiques, à la Russie de M. Eltsine ou aux autres Républiques, où va la priorité maintenant ?
- LE PRESIDENT.- A l'Union, il est très important que l'Union que défend à tout prix Mikhaïl Gorbatchev finisse par prévaloir, bien entendu dans un système fédéré et démocratique. C'est très important. Chacune des Républiques dispose de son plein droit de choisir son destin et la France entretiendra avec celles qui le désireront des relations de coopération. Mais aujourd'hui, M. Gorbatchev est Président de l'Union, il représente son pays. Depuis déjà six années, il a accompli de grandes actions, il a pratiquement déterminé l'avenir de ce qu'était l'Union soviétique. La Pérestroïka a eu un effet décisif, il a conçu le traité de l'Union qui a échoué uniquement par l'intervention du putsch et il reprend aujourd'hui son travail, certainement très difficile et dans de moins bonnes conditions. Mais il est normal que la France, qui je le répète, entretient de bonnes relations avec plusieurs des Républiques, particulièrement avec la République de Russie entende traiter avec les instances qualifiées et particulièrement avec un homme dans lequel elle a confiance et qui est à mes côtés ce soir.\
QUESTION.- Mais justement, monsieur Mitterrand, dans son livre qui vient de sortir en France, M. Gorbatchev regrette jusqu'à ce jour, écrit-il, que vous ne l'ayez pas appelé en Crimée au moment du coup d'Etat. Le voici, donc, à Latché, ce sera le premier hôte étranger à passer la nuit, ici chez vous. Est-ce que c'est une manière de vous faire pardonner ?
- LE PRESIDENT.- De quoi parlez-vous ? Personne n'a pu atteindre M. Gorbatchev tout le temps qu'il fut prisonnier en Crimée, personne. L'appel téléphonique de M. Bush est intervenu à partir du moment où M. Gorbatchev a été libéré. L'échec du putsch à Moscou a eu comme répercussion immédiate la liberté rendue à M. et Raïssa Gorbatchev. Donc, on ne parle pas là du manque d'assistance à personne en danger.
- QUESTION.- Donc, il n'y a aucun malentendu là-dessus ?
- LE PRESIDENT.- Il ne peut pas y avoir de malentendu, d'autant plus que dès le lundi matin j'avais cherché à l'atteindre, et, comme la plupart des chefs d'Etat, j'ai échoué car il fallait passer par Moscou et bien entendu on ne nous facilitait pas les communications. La malchance se limite à une demi-heure pendant laquelle M. Bush a pu en effet, et je l'en félicite, atteindre M. Gorbatchev et lui dire tout aussitôt sa joie de le voir libéré. Dans la demi-heure qui a suivi la libération et précédé le départ très rapide de M. Gorbatchev pour Moscou où il a repris le plein exercice de ses fonctions, je ne l'ai pas atteint, voilà à quoi se limite le débat. Je le répète, j'insiste beaucoup - c'est vous qui m'avez posé la question - personne n'a pu atteindre M. Gorbatchev pendant le moment où il était en danger.
- QUESTION.- M. Gorbatchev puisque nous parlons de votre livre qui vient de paraître en France, il y a trois jours tout juste, vous y faites une remarque qui m'a beaucoup frappé. Vous y écrivez qu'après le putsch vous avez perdu tout espoir de voir le Parti communiste soviétique se réformer, devenir dites-vous un parti démocratique moderne. Alors, vous M. Gorbatchev êtes vous toujours ou n'êtes-vous plus communiste ?
- M. GORBATCHEV.- Tout d'abord - même si vous ne le souhaitez peut-être pas - je reviendrai à la première question que vous avez posée. Je ne crois pas que ce que vous ayez dit soit dans mon livre. Je ne cherche aucunement querelle au Président de la France, M. Mitterrand. Si quelque chose de ce genre est dans le livre, ce n'est pas de moi, ce n'est pas mon livre. Deuxièmement, je dois dire en face des Français...
- LE PRESIDENT.- Ce qui est tout à fait intéressant, c'est que dans le texte paru en anglais, qui est le texte initial, il n'est pas fait état le moins du monde de ce que vous considérez comme un incident, il n'en est pas question. Il y a là une différence de texte tout à fait surprenante.
- QUESTION.- Donc, il y aurait un rajout dans la traduction française ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas.\
M. GORBATCHEV.- Je voudrais parler maintenant d'autre chose. Vous savez que le premier représentant de gouvernements étrangers - dès que j'ai été libéré à la suite d'un certain nombre d'événements - c'était justement le représentant de l'ambassade de France. C'était le seul représentant étranger qui était le premier, là, quand j'ai été libéré et c'est un signe très important qui témoigne de la situation, de la position de la France. Voilà pour la première partie de la question. Le problème est réglé.
- Maintenant en ce qui concerne votre deuxième question je serai bref. Vous savez, même quand j'étais surchargé par le nombre des réformes, quand j'ai dû accomplir toutes les tâches d'un Président, malgré cette surcharge j'ai toujours pensé qu'il était nécessaire que je garde le poste de Secrétaire général du Parti communiste d'Union soviétique. C'est une réalité, c'est une structure qui a déterminé le pouvoir ancien dans le cadre du totalitarisme et c'était une construction qu'il n'était pas possible de démolir tout de suite car cela signifiait l'explosion de la société. Il fallait donc réformer, arriver à un pluralisme politique. Malgré ma surcharge de travail, ne n'ai pas quitté ce poste de Secrétaire général pour l'utiliser pour la réforme du Parti. Au début de la 28ème session, vous savez que votre serviteur a été l'objet de beaucoup de critiques de la part d'une bonne partie des fonctionnaires du Parti et des membres du Comité central. Malgré cela j'ai fait tout ce que j'ai pu pour amener le Parti dans un processus nouveau tendant vers la réforme, je voulais toujours que le Parti ne soit pas simplement un appareil, car ce sont des millions de gens honnêtes qui sont venus au Parti par conviction. Nous avons abouti à un programme qui promettait des réformes qui allaient loin. Malheureusement le putsch a détruit cela aussi, je le regrette. C'est un drame personnel pour moi qu'une bonne partie des comités du Parti, de différents niveaux, aient pris position pour les putschistes et dans ces conditions j'ai dit ainsi qu'une partie du comité central et du Secrétariat, que dans ces conditions il était important du point de vue politique et du point de vue moral, qu'il n'était plus possible de rester lié à ces structures. Pour être juste - rappelez-vous que dans la déclaration à ce propos et dans le livre je traite du sort de ces millions de gens - je suis contre l'anti-communisme, je suis contre la chasse aux sorcières, je suis pour la continuation du processus démocratique. Chacun doit faire son choix, y compris le choix idéologique et moral, spirituel, dans des conditions de liberté spirituelle £ qu'il entre dans celui des partis qui correspond à ses vues, à ses idées. Les communistes ont déjà parcouru un long chemin depuis le putsch. Depuis deux mois, ils ont tendu vers de nouvelles structures, ont créé un parti socialiste, d'autres partis aussi, sur la base de ce qui unifiait dans le temps, diverses tendances et courants du parti communiste. Voilà ma position.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous devez, ce soir et demain matin, ici à Latché, discuter avec M. Mitterrand des problèmes de sécurité et de désarmement mais jusqu'à quel point pouvez-vous faire appliquer vos engagements internationaux quand on sait que les Républiques qui détiennent sur leur sol les armes nucléaires en revendiquent en même temps le contrôle ?
- M. GORBATCHEV.- Chez nous, nous cherchons de nouvelles formes de vie. La crise que nous avons traversée est une crise du système. Nous quittons certaines formes de vie liées au totalitarisme pour aller vers de nouvelles formes de vie, vers la démocratie, et là nous avons beaucoup de discussions : le sort de l'Union, les pouvoirs de l'Union et des Républiques et en même temps des discussions sur le rôle des différentes institutions y compris les forces armées. Dans le cadre de ces discussions, diverses opinions sont exprimées mais rien n'est encore décidé. Je veux à nouveau parler de la session extraordinaire où il y a eu une déclaration de diverses Républiques et divers principes ont été énoncés qui sont à la base de notre activité : un traité de l'Union, une seule force armée, un seul marché économique commun, une seule politique étrangère. Et nous nous fondons sur la Constitution, sur les décisions de la session et aujourd'hui, les forces armées ont un seul commandement. Tout le reste est l'objet de discussions qui concernent la réforme à venir, qui sera une réforme fondamentale. Mais si vous prenez les dernières déclarations faites par l'Ukraine, la Russie, le Kazakhstan, vous savez qu'ils sont tous en ce qui concerne les forces armées, les armes nucléaires, pour l'idée que celles-ci soient régies par le centre et le centre sera déjà un autre centre dans les conditions de l'Union nouvelle.\
QUESTION.- Mais M. Eltsine vient de déclarer tout seul un arrêt d'un an des essais nucléaires en Russie ? M. GORBATCHEV.- Je pense que vous êtes une personne informée mais il faut quand même que je vous rappelle ceci : la déclaration en ce qui concerne les expériences nucléaires contient aussi la déclaration du Président de l'URSS du 5 octobre, un moratoire. C'est ce que nous disons. Je pense que quelqu'un veut attacher à cette déclaration un certain caractère qui semblerait indiquer une certaine concurrence. Certains le pensent, certains veulent jeter de l'acide sur la situation. Il y a des forces qui ne sont pas intéressées par l'union entre Gorbatchev et Eltsine. Je pense que si nous deux, Eltsine et moi-même, nous cédions à ces passions, si nous avions des soupçons l'un par rapport à l'autre, si on mettait tout ceci au-dessus des intérêts du peuple et du gouvernement, je crois que ceci serait nous faire injustice, cela ne se passe pas comme ça. Dans ce domaine, j'ai une position de principe, je me tiendrai à ce qui a été convenu avec tous les dirigeants, y compris avec le camarade Eltsine.\
QUESTION.- Monsieur le Président, beaucoup de Français se montrent inquiets parce qu'il y a déjà à l'intérieur de l'URSS des conflits armés. Il y en a par exemple entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan et ils disent : est-ce qu'il ne va pas se passer en URSS des choses pires qu'en Yougoslavie parce que par exemple il y a en URSS des armes nucléaires ? Est-ce que vous partagez leur inquiétude ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne vais pas jusque là, surtout sur le plan nucléaire. Je pense en effet que le centre, comme vient de le dire M. Gorbatchev, doit exercer le commandement. C'est d'ailleurs un sujet pour moi de préoccupation, comme pour les Français. C'est pourquoi j'ai demandé tout de suite la réunion des quatre puissances détentrices de forces nucléaires sur le sol de l'Europe, afin, non pas de discuter de tout et du désarmement, mais d'examiner cette situation et d'obtenir les garanties qui conviennent. M. Gorbatchev a d'ailleurs tout de suite donné son accord. Je pense que ces conversations seraient utiles. Mais je continue de croire qu'il y a quand même un sens des responsabilités dans les Républiques et qu'il y en a un très fort à la tête de l'Union et qu'il ne peut pas être question de disperser les centres de commandement dans une matière aussi grave.\
QUESTION.- Et si votre proposition est suivie, la France, l'Europe, qui sont un peu absentes - il faut le dire - de la Conférence de Madrid, seront plus présentes dans la construction d'une nouvelle sécurité ?
- LE PRESIDENT.- Vous mélangez les problèmes...
- QUESTION.- Oui, mais enfin, il y a un rôle de la France, il y a un rôle de l'Europe, il n'est pas très clair dans cette conférence sur le Moyen-Orient, mais il devrait être plus clair quand il s'agit de sécurité en Europe.
- LE PRESIDENT.- La France et l'Europe n'ont jamais été, malheureusement, partie prenante depuis trente et quarante ans dans ce type de débat. Ce sera un progrès quand on y sera parvenus, c'est-à-dire quand l'Europe sera reconnue comme partenaire de plein droit, et nous y travaillons £ j'espère bien que ce sera le cas d'ici la fin de l'année, lorsque nous nous rencontrerons aux Pays-Bas. Quant à la France, elle a, croyez-moi, été très utile tout le long de la préparation de cette conférence, les historiens le sauront un peu plus tard. C'est vrai que nous avons l'ambition d'intervenir dans les affaires internationales, quel que soit le niveau en question. Pour la sécurité, la France étant l'un des pays qui possède l'arme nucléaire est considérée comme un partenaire à part entière. Nous en parlerons le 8 novembre sans doute à Rome avec M. Bush et M. Major. Nos ministres des affaires étrangères sont déjà en relation directe pour en parler, et, le cas échéant, préparer les conversations dont je vous parlais tout à l'heure avec M. Gorbatchev.
- Donc, la France - non pas pour le Proche-Orient, pas autant qu'on le voudrait mais plus que vous le croyez - a une certaine présence sur le plan de la sécurité. Cette présence est totale. Nous sommes l'un des grands pays responsables dont tout le reste dépend. Bien entendu, nous n'avons pas l'arsenal nucléaire dont disposent à la fois l'Union des Républiques et d'autre part, les Etats-Unis d'Amérique, mais suffisamment pour être partie prenante dans les accords généraux.\
Je voudrais dire un mot simplement, puisque j'ai la joie de recevoir Mikhaïl et Raïssa Gorbatchev, dire à quel point il me paraît important que des relations directes, amicales et de travail, puissent continuer de nous unir, c'est le cas depuis six ans. Et j'espère bien pouvoir continuer de travailler avec M. Gorbatchev.\