5 octobre 1991 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal "L'Alsace" du 5 octobre 1991, sur le processus de négociation au Proche-Orient, la responsabilité de l'homme politique face au racisme et les clivages politiques autour des droits de l'homme.

QUESTION.- De nombreux responsables de la communauté juive de France - et notamment ceux du CRIF - vous ont reproché une attitude qu'ils jugeaient trop conciliante, envers Yasser Arafat. Ces critiques vous ont irrité, voire choqué. Le conflit, monsieur le Président, est-il aujourd'hui dépassé ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que ma présence à Strasbourg, samedi prochain, au dîner du CRIF pour célébrer le 200ème anniversaire de l'émancipation des juifs de France comporte en elle-même une réponse à votre question.
- Sur le fond, et j'ai eu l'occasion de m'en entretenir directement, en février dernier, avec le Président du CRIF, il existe des approches différentes sur la façon de parvenir au but que nous estimons tous souhaitable, à savoir l'établissement au Proche-Orient d'une paix juste et durable.
- Dans cette perspective, la France estime qu'aucun interlocuteur ne doit être tenu à l'écart du processus de négociation. L'efficacité exige, dans le cas qui nous préoccupe, une représentation palestinienne authentique, dans laquelle les populations concernées se reconnaissent et qui puisse s'engager de façon légitime sur les termes d'un règlement de paix, fondé sur les principes définis par la communauté internationale dans les résolutions du Conseil de sécurité : assurer la sécurité pour tous les Etats de la région, dont Israël, et répondre à l'aspiration du peuple palestinien de choisir librement son destin.
- Il n'y a pas d'autre issue, quand on veut faire la paix, que d'entamer le dialogue avec l'adversaire.
- N'est-ce pas d'ailleurs l'une des conclusions auxquelles a abouti le Conseil national palestinien qui s'est réuni la semaine dernière à Alger ?\
QUESTION.- Face au problème du racisme, un homme politique a-t-il une responsabilité morale plus importante que le citoyen de base ?
- LE PRESIDENT.- Il me semble qu'à partir du moment où un homme, ou une femme, a fait le choix d'un engagement politique, il accepte la charge d'une responsabilité particulière. C'est vrai du "problème" du racisme comme des autres et, spécialement, de ceux dont la solution engage les droits de l'homme £ mais ce que vous appelez le "citoyen de base" n'est pas déchargé pour autant des responsabilités qui sont les siennes. L'homme politique ne peut rien si son action n'a pas valeur d'exemple, si elle n'a pas un effet d'entraînement. Condamner le racisme est facile : qui d'ailleurs, s'en ferait faute ? Encore faut-il ne pas fermer les yeux sur ses manifestations, même anodines, ni transiger avec ceux qui s'en accommodent.\
QUESTION.- "Le seul débat utile entre majorité et opposition consiste, encore et toujours, à savoir que faire ensemble de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen" écrivait François Mitterrand en 1975 ("L'abeille et l'architecte" page 26 livre de poche). Une recomposition du paysage politique français est-elle envisageable, à brève ou moyenne échéance, autour, précisément, des Droits de l'Homme ?
- LE PRESIDENT.- Le combat pour les Droits de l'Homme est de tous les temps et de toutes les saisons. Depuis 1789, que de combats n'a-t-on pas livré sous cette immense bannière ! D'abord pour les droits individuels, les droits politiques, puis pour les droits sociaux. Je ne suis pas de ceux qui se contentent d'une définition restrictive de cette belle et grande idée.
- Les Droits de l'Homme se situent au croisement du mouvement pour la liberté qui remonte au XVIIIème siècle et du mouvement pour l'égalité qui prend son essor au siècle suivant.
- Le droit de vivre en paix fut tragiquement bafoué au cours de ce siècle. C'est un des Droits de l'Homme les plus précieux ! Devant le réveil, nécessairement désordonné mais légitime, des nationalités en Europe, il faut sans cesse songer aux douloureuses leçons de l'histoire, non pas pour y chercher un prétexte à l'immobilisme, mais parce que le droit à la sécurité pour tous en dépend.
- Cette mise au point étant faite, je réponds à votre question : les échanges politiques ou philosophiques autour des Droits de l'Homme font toujours apparaître les mêmes clivages entre le parti de la réforme et celui de la conservation sociale et cela n'est pas appelé à changer à brève échéance. Quant à moi, je vous l'ai dit, je prends l'expression "Droits de l'Homme" dans son acception la plus étendue.
- Une recomposition politique aura-t-elle lieu sur le terrain des Droits de l'Homme ? Il ne m'appartient pas d'en décider. Que tous les responsables politiques choisissent avec soin les mots qu'ils emploient pour traiter de certains problèmes qui touchent la dignité de l'homme serait déjà un progrès en soi. Quant à la lutte contre l'intolérance, je suis certain que plus nombreux chaque jour sont les hommes et les femmes de toute opinion qui entendent la mener au succès.\