7 septembre 1991 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République, à l'agence de presse des Emirats arabes unis, le 7 septembre 1991, notamment sur le développement des relations économiques entre la France et les Emirats arabes unis, la sécurité dans les pays du Golfe et le règlement du problème palestinien.

QUESTION.- A l'occasion de la première visite d'Etat de son Altesse le Cheikh Zayed Ben Sultan al Nahyan en France, quelles sont, monsieur le Président, vos appréciations de l'état des relations entre la France et les Emirats arabes unis, avant et après la guerre du Golfe ?
- LE PRESIDENT.- Les relations entre la France et les Emirats arabes unis, avant, pendant - ajouterai-je - et après la guerre du Golfe ont été et sont excellentes, et les épreuves auxquelles votre région vient d'être confrontée les ont encore renforcées. Ensemble, nous avons rejeté le fait accompli et exigé la restauration du droit, tout en voulant donner ses chances à une issue pacifique jusqu'au dernier moment. Ensemble, lorsque le recours à la force s'est révélé inévitable, nous avons combattu pour faire respecter le droit. Ensemble nous avons aujourd'hui à promouvoir dans le Golfe, au Proche-Orient et ailleurs un ordre de paix, de sécurité et de justice sur la base des principes que la communauté internationale a arrêtés et dont l'évolution récente des rapports internationaux doit permettre d'assurer la mise en oeuvre.
- La visite que son Altesse le Cheikh Zayed Ben Sultan al Nahyan va effectuer dans quelques jours en France est l'expression de l'amitié, de la confiance et la compréhension qui nous unissent et dont les événements récents ont permis de mesurer la portée. Notre prochaine rencontre ouvrira aussi, j'en suis sûr, des perspectives nouvelles pour le renforcement des relations entre nos deux pays.\
QUESTION.- La France joue un rôle politique prépondérant au sein de la Communauté économique européenne, et la Fédération des Emirats arabes unis joue un rôle de modération au sein du Conseil de coopération du Golfe : comment peuvent-elles, monsieur le Président, réaliser un réel rapprochement entre la CEE et le CCG ?
- Les négociations entre la CEE et le CCG entamées depuis plusieurs années, sur l'entrée des produits pétrochimiques venant des pays du Golfe vers la CEE, n'ont pas encore abouti. Cela ne signifie-t-il pas, monsieur le Président, l'absence d'une volonté politique de la CEE à ce sujet ?
- LE PRESIDENT.- Le dialogue entre la Communauté européenne et le CCG est aujourd'hui bien engagé. Les discussions actuelles portent sur la mise en oeuvre d'un accord de libre échange entre les deux ensembles £ il s'agit d'une initiative qui concerne des intérêts importants pour les deux parties. Il est donc normal que l'accord soit précédé de négociations complexes et nécessairement un peu longues. La volonté politique, en tout cas, ne saurait être mise en doute du côté français. Nous voulons aboutir le plus rapidement possible à donner la portée la plus concrète aux volontés de coopération qui se sont affirmées de part et d'autre depuis longtemps et n'ont d'ailleurs cessé d'être renforcées. Vous pouvez donc compter sur la France. Je suis convaincu que les Emirats arabes unis, de leur côté, sont dans les mêmes dispositions.
- QUESTION.- Si les exportations françaises vers les Emirats arabes unis ont augmenté de 16 % en 1990 par rapport à 1989, la France n'est qu'au sixième rang en tant que fournisseur de la région du Golfe avec 5,6 % "statistiques OCDE". Comment, monsieur le Président, rétablir une meilleure position qui était celle de la France dans ce domaine dans les années 80 ?
- LE PRESIDENT.- Les marchés du Golfe, en particulier les Emirats arabes unis, sont prioritaires pour les entreprises françaises car il s'agit de marchés solvables et en pleine expansion. De ce fait, le recul relatif que vous mentionnez est préoccupant.
- La politique économique que le gouvernement mène avec persévérance et détermination doit permettre à nos entreprises de rétablir peu à peu leur place dans la concurrence internationale. C'est en améliorant leurs produits, en abaissant leurs coûts, en s'implantant durablement sur place qu'elles pourront élargir leur part de marché. L'accord sur l'encouragement et la protection réciproques des investissements que la France s'apprête à signer doit contribuer à cet objectif.
- Le gouvernement les y encourage et compte aussi sur l'accueil que les autorités émiraties et celles des autres pays de la région voudront bien continuer à réserver aux productions d'un pays ami comme l'est la France.\
QUESTION.- Si l'on part du principe selon lequel la sécurité de la région du Golfe doit être l'affaire des pays de la région, quelle est, monsieur le Président, la vision de la France, qui a joué un rôle politique et militaire de première importance dans la crise et la guerre du Golfe, sur la question de la sécurité et de la stabilité dans cette région ?
- LE PRESIDENT.- Assurer la sécurité et la stabilité de la région du Golfe, qui a vécu deux crises majeures au cours des dix dernières années, constitue une priorité internationale. Comme vous le soulignez, c'est d'abord aux pays de la région qu'il appartient de définir les modalités de leur sécurité. A cet égard, la France a suivi avec intérêt l'action entreprise au sein du Conseil de coopération des Etats du Golfe pour définir les éléments de leur sécurité commune, ainsi que le dialogue engagé avec l'Egypte et la Syrie. De même, celui qui se développe aujourd'hui avec l'Iran doit permettre d'assurer que l'ensemble des pays riverains du Golfe partage les mêmes objectifs de sécurité. Mais, encore une fois, ce n'est pas à la France qu'il revient de préciser les formes que pourraient prendre cet engagement. Par ailleurs, s'agissant d'une région capitale pour la paix et la sécurité internationales, l'Organisation Nations unies pourrait être conduite, le moment venu, à apporter sa garantie aux arrangements auxquels seraient parvenus les pays intéressés. Enfin, pour ce qui la concerne, la France est disposée, sur le plan bilatéral, à manifester aux pays concernés, s'il lui en font la demande, son soutien, selon des modalités à définir.\
QUESTION.- La crise du Golfe a préfiguré une mutation politique considérable non seulement sur le plan régional, mais encore à l'échelle mondiale. Quelles sont, selon vous, monsieur le Président, les nouvelles données d'une telle mutation, et quels sont les préjugés et limites qui sont en train d'être balayés par cette mutation ?
- Certains pensent, monsieur le Président, que le nouvel ordre politique mondial n'a vu le jour qu'entre le 2 août 1990 et le 28 février 1991. Qu'en pensez-vous ?
- Vous êtes un des premiers chefs d'Etat, monsieur le Président, qui a parlé de droit d'ingérence humanitaire. Est-il possible à ce stade de développement de nous parler des contours de la notion de droit d'ingérence ?
- LE PRESIDENT.- La crise du Golfe a marqué effectivement un temps fort dans l'affirmation de ce que l'on appelle le nouvel ordre international. On a vu la Communauté internationale tout entière, notamment les principales puissances, affirmer solidairement sa volonté de faire échec à la politique du fait accompli afin d'obtenir la restauration du droit et, d'une manière générale, le strict respect des principes gouvernant les relations internationales. Le nouvel ordre mondial, en effet, ne porte pas création d'un nouveau corps de principes. C'est un état d'esprit, une volonté que les récentes évolutions politiques dans le monde permettent d'affirmer. Les principes sont ceux que formulait déjà la charte des Nations unies, mais dont la mise en oeuvre était trop souvent paralysée par les rivalités entre blocs. Aujourd'hui, nous nous trouvons face à une situation nouvelle qui permet d'en revenir à ce qui aurait toujours dû être la règle, c'est-à-dire une action au niveau international pour garantir effectivement le respect du droit.
- Les exigences pour le respect du droit se font aujourd'hui plus fortes dans le domaine des droits fondamentaux de l'homme. L'évolution des sociétés et une médiatisation croissante au niveau mondial y conduisent. Ce ne sont plus, là encore, les principes qui ont changé. Mais la conscience internationale ne veut plus tolérer certaines situations qui, au nom de la non ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat, peuvent exister ici ou là. Aujourd'hui, lorsque nous constatons des violations flagrantes et massives des droits de l'homme, nous ne pouvons rester passifs. Notre devoir, c'est de faire cesser ces situations. Voilà ce que signifie le devoir d'assistance humanitaire. Il vise avant tout à protéger ceux qui souffrent. Il ne s'agit donc pas de s'ingérer dans le fonctionnement des institutions des Etats, dans leurs choix politiques, mais d'obtenir la sauvegarde de ce qui transcende les structures politiques, c'est-à-dire l'homme. Ai-je besoin de rappeler que c'est pour assurer leur protection que, depuis l'origine des temps, les sociétés humaines se sont organisées ? L'oppression, la terreur sont en quelque sorte des détournements de pouvoir qui, dans l'état actuel du développement de la société internationale et de sa morale, ne doivent plus être tolérés.\
QUESTION.- La France a pris récemment, avec le Venezuela l'initiative d'établir un dialogue entre pays producteurs et consommateurs de pétrole. Quelles sont, monsieur le Président, vos appréciations des résultats d'une telle rencontre ?
- LE PRESIDENT.- Le succès de la réunion ministérielle de Paris a montré que l'idée d'un dialogue entre pays producteurs et consommateurs de pétrole est une idée juste et forte.
- Ce début est prometteur : après s'être ignorés ou combattus pendant des décennies, producteurs et consommateurs de pétrole comprennent enfin qu'ils ont intérêt à se parler et à mieux se comprendre.
- Comme vous le savez, cette conférence aura des suites puisque le dialogue se poursuivra au niveau technique sous l'impulsion de l'Agence internationale de l'énergie et que la Norvège prévoit de convier les parties intéressées à une nouvelle réunion, sans doute en 1992.
- Non pour se substituer aux forces du marché, ce qui serait irréaliste et néfaste, mais au contraire, par une meilleure information sur les perspectives de production, d'investissement, de consommation, pour permettre à ces forces de jouer harmonieusement, sans à-coups injustifiés, dans l'intérêt de tous et celui de l'économie mondiale.
- Je ne mésestime pas les obstacles à surmonter, les difficultés à résoudre, les tensions susceptibles de renaître, mais je suis convaincu que la réunion de Paris aura marqué un pas en avant de la coopération internationale dans un secteur de la plus haute importance.\
QUESTION.- La France qui avait pris beaucoup d'initiatives, émis beaucoup d'idées, entrepris beaucoup de démarches pour une solution de la crise du Proche-Orient, semble aujourd'hui un peu éloignée des derniers développements. N'êtes-vous pas inquiet, monsieur le Président, que le processus de paix se fasse en l'absence de l'Europe en général, et de la France en particulier ?
- LE PRESIDENT.- Il serait tout à fait contraire à la réalité de considérer que les initiatives actuelles en vue d'un règlement du conflit du Proche-Orient se développent en l'absence de la France et de l'Europe. La France a multiplié les efforts en vue de parvenir à trouver une solution à ce problème. Solution sans laquelle il ne pourra y avoir de stabilité et de sécurité dans cette partie du monde. Avec l'Europe, elle a contribué à définir les termes d'un règlement fondé sur le respect du droit et de la justice. Elle poursuit aujourd'hui son action en apportant un soutien aux efforts engagés par les Etats-Unis avec lesquels nous sommes en contact. Mettant à profit nos relations avec les diverses parties en présence, nous les incitons à saisir l'opportunité qui s'offre et à nouer un dialogue plus que jamais indispensable. Il va de soi que les perspectives d'aboutir à un règlement seront d'autant plus favorables qu'il s'agira dans le cadre du processus en cours de mettre en oeuvre la légalité internationale. Quant à la Communauté européenne, elle entend jouer un rôle actif au sein de la future Conférence de paix, à laquelle elle participera comme observateur.\
QUESTION.- Monsieur le Président, quel est le point de vue de la France pour résoudre l'épineuse question de la représentation palestinienne dans les négociations de paix ? Et est-il concevable que les Israéliens aient un droit de veto sur la composante palestinienne dans ces négociations ?
- LE PRESIDENT.- Pour que la négociation de paix qui s'ouvrira soit utile, il est nécessaire qu'y soit assurée une représentation palestinienne authentique - dans laquelle les populations palestiniennes se reconnaissent - qui puisse engager les Palestiniens sur les termes d'un règlement. A quoi servirait en effet un dialogue avec des représentants dont la légitimité serait ensuite remise en cause ? Les Palestiniens doivent donc être en mesure de choisir librement leurs représentants et il appartiendra aux différentes parties concernées de respecter à cet égard leur volonté.
- QUESTION.- Le processus de paix aurait-il un sens, monsieur le Président, sans l'arrêt immédiat des implantations israéliennes dans les territoires occupés ?
- LE PRESIDENT.- La France, comme ses partenaires de la Communauté européenne, considère les implantations israéliennes dans les territoires occupés comme illégales. Alors que les initiatives sont prises pour engager un processus de règlement, il importe que chaque partie contribue à créer un climat de confiance qui favorise l'ouverture d'un dialogue. A cet égard, il est clair que la poursuite des implantations de colonies israéliennes, qui accroît les tensions et entretient le doute sur les intentions d'Israël quant au règlement final, va à l'encontre des efforts en cours. C'est la raison pour laquelle les sept pays les plus industrialisés ont proposé, dans la déclaration finale de leur récent sommet de Londres, un gel de la colonisation israélienne en contrepartie d'une suspension du boycott arabe à l'encontre d'Israël. La France a également accueilli favorablement une suggestion du Président Moubarak allant dans le même sens.
- QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez eu le courage de dire qu'"on ne peut pas rechercher la défense de droit ici et la négliger là". Que faut-il faire si les Israéliens, en fin de course, ne veulent pas répondre à l'aspiration légitime du peuple palestinien ?
- LE PRESIDENT.- Le règlement de tous les conflits du Moyen-Orient doit se faire sur la base des mêmes principes de droit. La France, qui a pris une part active à l'action menée en application des résolutions des Nations unies pour faire respecter la légalité dans le Golfe, est bien placée pour le rappeler. Les efforts actuels pour apporter une solution au conflit israélo-arabe doivent se fonder sur les principes de règlement définis par la communauté internationale dans les résolutions du Conseil de sécurité : assurer la sécurité de tous les Etats de la région, dont Israël doit être, et le peuple palestinien doit être mis en mesure de choisir librement son destin. Répondre à l'aspiration du peuple palestinien constitue donc un des enjeux de la négociation et il est clair qu'il n'y aura pas de solution durable si cette aspiration n'est pas prise en compte.\
QUESTION.- Quelle est votre appréciation, monsieur le Président, sur la situation actuelle au Liban ? Trouvez-vous que ce pays progresse réellement vers une paix durable ?
- LE PRESIDENT.- Le rétablissement de la pleine souveraineté libanaise est conforme aux objectifs fixés par les accords de Taef conclus sous les auspices de la communauté arabe. Le retour à la sécurité est une réalité sur la majeure partie du territoire £ le désarmement des milices est en bonne voie et la restauration de l'autorité étatique s'effectue progressivement. C'est dans cette direction qu'il convient de poursuivre. A cet égard, le rétablissement progressif de la sécurité doit permettre d'envisager désormais, dans des délais rapprochés, le retrait du Liban des forces étrangères, et la tenue d'élections générales qui donneront au peuple libanais la possibilité de faire à nouveau ses choix politiques. La France entend veiller à ce que ces objectifs soient poursuivis et contribuer, par des actions de coopération renouvelées, à la sauvegarde de l'identité libanaise.\
QUESTION.- La France, lors de sa dernière présidence de la CEE, a pris l'initiative de réunir tous les ministres des affaires étrangères de la Ligue arabe et de la CEE. Une fois de plus, et c'est l'habitude avec le dialogue euro-arabe, les décisions n'ont pas été suivies d'effets £ croyez-vous, monsieur le Président, que la guerre du Golfe est seule responsable de cet état de fait ?
- LE PRESIDENT.- En réunissant, en décembre 1989, une conférence ministérielle euro-arabe à Paris, la France a eu pour objectif de relancer le dialogue euro-arabe. J'ai la conviction qu'il répond à une nécessité tant sont fortes les solidarités entre nos deux ensembles, de part et d'autre de la Méditerranée. Cette conférence a été un succès car elle a souligné que nos préoccupations et nos intentions étaient partagées par tous. Il est vrai que depuis, du fait du conflit du Golfe, l'élan ainsi imprimé s'est trouvé en quelque sorte suspendu. Des priorités immédiates ont légitimement mobilisé les efforts tandis que, du côté arabe, nos partenaires n'ont pu procéder au travail collectif qui était nécessaire pour mettre en place les structures décidées lors de la Conférence de Paris. Aujourd'hui, le mouvement peut et doit reprendre. C'est notre conviction mais je comprends que c'est aussi celle de la partie arabe. En tout cas, le nouveau secrétaire général de la Ligue arabe nous a fait part de son intention de prendre très rapidement une initiative visant à la relance du processus. Nous l'y avons vivement encouragé. Le dialogue euro-arabe pourrait donc reprendre prochainement.\
QUESTION.- Ces derniers mois ont vu, monsieur le Président, une amélioration des relations franco-iraniennes. Que pourriez-vous dire sur l'état des relations entre les deux pays actuellement ? Et allez-vous visiter l'Iran prochainement ?
- LE PRESIDENT.- Nos relations avec l'Iran se sont améliorées à mesure que l'Iran, désireux de retrouver la place qui lui revient au sein de la Communauté internationale, renouait avec les pays susceptibles de lui apporter le concours dont il a besoin pour sa construction et son développement.
- De notre côté, il nous paraît utile d'encourager ce pays important de la région à sortir du repli sur soi et à se situer dans le cadre normal qui régit les relations internationales.
- Nos relations bilatérales avec l'Iran ont repris leur cours avec, notamment, des échanges de visites entre nos ministres des affaires étrangères et d'autres membres du gouvernement. Pour ma part, j'ai été invité par le Président Rafsandjani à me rendre en Iran. J'ai accepté cette invitation dans son principe. La date n'est pas encore fixée.\