19 août 1991 - Seul le prononcé fait foi
Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République à TF1, Antenne 2, FR3 et La Cinq, le 19 août 1991, sur la destitution de M. Gorbatchev et le coup d'Etat en URSS.
QUESTION.- Monsieur le Président, bonsoir. A l'heure qu'il est, d'après les informations que vous possédez, est-ce que vous pensez que le coup d'Etat contre Mikhaïl Gorbatchev a, je dirai, complètement réussi ? Je vous pose cette question parce que, dans les rédactions nous étions intrigués cet après-midi par une déclaration du Président par intérim, M. Ianaev qui dit qu'il espérait un retour au pouvoir de M. Gorbatchev quand son état de santé le permettrait. Par ailleurs, M. George Bush a dit aussi aujourd'hui qu'un coup d'Etat pouvait être manqué, alors votre avis et peut-être, avez-vous des nouvelles de M. Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- En tout cas, il est vraiment prématuré de faire un pronostic. En effet, le coup a réussi dans sa première phase, nous le constatons, puisque Mikhaïl Gorbatchev est écarté du pouvoir et sans doute aujourd'hui sous surveillance de police et donc pratiquement arrêté. Qu'il existe des menaces qui pèsent sur la liberté de M. Eltsine. Donc, le coup a réussi. Seulement, quelles sont ses chances ? Voilà ce qu'il faut analyser. C'est un changement à contre-courant. Songez que cela fait bientôt six ans, en tout cas cinq ans de "pérestroïka", que les Soviétiques, tous les peuples de l'Union soviétique, et particulièrement les Russes sont habitués à un début de démocratie. Ils parlent, ils discutent, ils vont dans la rue, ils peuvent s'exprimer dans la presse. On a entendu beaucoup de personnalités importantes du domaine religieux, politique, scientifique, littéraire, exprimer absolument tout le diapason de ce que l'on peut penser aujourd'hui sur l'évolution du monde. On ne peut pas revenir en arrière. On peut mettre des crans d'arrêt, mais tout cela saute. Moi, je crois que le changement intervenu brutalement en Union soviétique peut interrompre, mais je ne pense pas qu'il puisse arrêter le mouvement de démocratisation. Donc, dans ce cas-là, il aurait échoué.
- QUESTION.- Tout de même, monsieur le Président, nous avons tous remarqué vos soutiens constants et répétés à la "pérestroïka", à la politique de réforme de Mikhaïl Gorbatchev. Cela veut-il dire que vous aviez une terrible intuition ? Khrouchtchev destitué en 1964, Gorbatchev aujourd'hui, est-ce qu'une malédiction ne pèse pas sur l'Union soviétique ? Le peuple soviétique connaîtra-t-il un jour la liberté comme nous ?
- LE PRESIDENT.- Malédiction peut-être, répétition d'événements dramatiques c'est sûr, mais au total depuis la mort de Staline avec des allers et retours, mais une direction générale prise indiscutablement, ce peuple est à nouveau dans une sorte de révolution et cette révolution-là, c'est celle qui conduit à la liberté. Voilà pourquoi je crois absolument (il y aura des mesures, il peut y avoir des mesures de répression, des mesures de force, des mesures de violence, j'espère que non). Je crois, il faut que les Français m'écoutent bien, qu'au total, il faut avoir confiance dans le mouvement lancé en 1985 surtout 86, il continuera, on ne pourra pas comme ça renverser un mouvement populaire qui laissait penser, il y a peu de temps, rappelez-vous, que si Mikhaïl Gorbatchev devait être débordé, ce serait de l'autre côté.\
QUESTION.- Alors, monsieur le Président, peu de temps avant cette interview, vous avez fait publier un communiqué dans lequel vous demandez que la vie et la liberté de MM. Gorbatchev et Eltsine soient garanties et vous ajoutez que les nouveaux dirigeants de Moscou seront jugés sur leurs actes...
- LE PRESIDENT.- Naturellement...
- QUESTION.- Mais, je ne vois pas là de condamnation du coup d'Etat ?
- LE PRESIDENT.- Là, vous allez chercher bien autre chose, c'est un communiqué de trois lignes qui ne prétendait pas résumer et traiter le problème dans son ensemble...
- QUESTION.- Vous aviez été alerté spécialement...
- LE PRESIDENT.- Oui, j'ai été alerté spécialement, d'abord sur le sort de Gorbatchev, dont on sait aujourd'hui qu'il est arrêté et sur celui éventuel de Eltsine que l'on disait au siège des Soviets à Moscou, entouré et cerné par les forces militaires. Je pense donc qu'il est très important que les dirigeants soviétiques actuels, s'ils veulent tenir certains de leurs engagements, je vais dire lesquels puisque je viens de recevoir une lettre de M. Ianaev, l'actuel Président par intérim nous donnent des garanties sur ce sujet. Voilà, c'est un sujet que j'ai traité en raison de son urgence et qui est très important puisqu'il s'agit de la vie et de la liberté de ces hautes personnalités qui symbolisent le mouvement.
- QUESTION.- Est-ce que vous condamnez le coup d'Etat ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu ! Comment pouvez-vous poser cette question ?.\
QUESTION.- Vous connaissez M. Ianaev ?
- LE PRESIDENT.- Non. Je l'ai sans doute rencontré mais je ne le connais pas. Mais ne mélangeons pas les questions. Vous vouliez savoir si je m'attendais à ces événements et comment j'ai trouvé M. Gorbatchev ? J'ai plusieurs fois fait des déclarations en disant, aidons Gorbatchev, ne perdons pas de temps, c'est un mouvement fragile et nous risquons d'avoir après tout, si nous ne sommes pas suffisamment intelligents et rapides dans nos décisions, d'avoir un maréchal soviétique. Ce n'est pas un maréchal, mais enfin, on peut penser que les forces dirigeant l'armée se trouvent du côté des nouveaux gouvernants, des nouveaux dirigeants.
- J'ai reçu précisément à ce sujet - il y a d'autres sujets - la dernière lettre de Mikhaïl Gorbatchev, je l'ai là, dans laquelle il me dit, je vous le dis parce que c'est assez significatif, il me parle de son dernier entretien avec le Président Bush, c'est une lettre qui date d'il y a une huitaine de jours : "je n'ai pas caché les difficultés et les dangers existants surtout à l'étape actuelle des réformes", ce qui veut dire sans doute le Traité de l'union qui devait être signé demain. Et, il ajoute un peu plus loin, "nous savons également que le passage d'un système vers un autre, ne saurait se faire sans grandes difficultés, sans grande crise". Or, au cours du petit déjeuner que j'ai pris avec M. Gorbatchev, précisément à Londres, très récemment, lors de la réunion des Sept, à laquelle il est comme vous vous en souvenez, venu se joindre, lors de la dernière journée, il m'a dit comme cela, répétant un propos qu'il m'avait déjà tenu mais plus grave encore, c'est le moment le plus difficile. Donc, je ne pouvais pas l'ignorer.
- QUESTION.- La signature du Traité de l'union qui était particulièrement délicate ?
- LE PRESIDENT.- Non, je n'ai pas dit cela, ce n'est pas les termes que j'ai employés, mais je pensais surtout à l'étape actuelle des réformes. Je pense et vous qui êtes un bon analyste de ces choses vous êtes en droit de penser comme moi, que la signature imminente du Traité de l'union qui allait institutionnaliser le nouveau système de fonctionnement de l'Union soviétique n'est pas pour rien dans l'événement qui l'a précédé de si peu.\
D'autre part, j'ai reçu cette lettre de M. Ianaev. Ce n'est pas que j'aie l'intention de divulguer toute la correspondance mais, puisqu'elles sont là, ces lettres seront forcément connues alors autant vous le dire à vous qui êtes là, c'est-à-dire aux Français qui nous écoutent : cette lettre est assez étonnante. Elle se rapporte exactement à votre réflexion de tout à l'heure, monsieur Amar : "Les réformes seront poursuivies, notre choix est fait, nous allons nous en tenir à la démocratie et à la glasnost, à une économie comprenant notamment l'entreprise privée, nous poursuivrons la politique visant à garantir les droits civils et les libertés. Dans le domaine international tous les accords et les ententes restent en vigueur etc... pour que cette ligne aboutisse, pour que l'oeuvre commencée par Mikhaïl Gorbatchev ne soit pas définitivement discréditée nous avons besoin de rétablir la stabilité politique dans le pays et de parvenir enfin à un processus de transformation maîtrisé. "Et la dernière phrase avant la formule de politesse c'est : "pour votre information je tiens à vous faire savoir que Mikhaïl Gorbatchev se trouve en parfaite sécurité et que rien ne le menace".
- J'ai reçu cette lettre qui m'a été transmise par M. l'ambassadeur d'Union soviétique à Paris il y a pratiquement une demie heure.
- QUESTION.- Pourquoi l'avoir renversé dans ces conditions ?
- LE PRESIDENT.- C'est à lui qu'il faudrait poser la question. Je ne dis pas que je prends tout cela pour argent comptant, je vous en informe puisque vous m'avez posé la question et je vous dis simplement que cela ne doit en rien nous empêcher d'insister pour que soient respectées par la direction actuelle un certain nombre de règles précises.\
QUESTION.- Est-ce que l'on peut faire concrètement quelque chose ? Est-ce qu'il faut suspendre l'aide commencée ? Est-ce qu'il faut prendre des sanctions, que faut-il faire ? LE PRESIDENT.- La première question à poser c'est : "qu'en sera-t-il des réformes démocratiques ?". Ce n'est pas une ingérence dans la politique intérieure de l'Union soviétique, c'est l'application des accords internationaux d'Helsinki et de Paris.
- QUESTION.- Supposons que M. Ianaev n'applique pas ses promesses et n'applique pas les accords d'Helsinki que faut-il faire ?
- LE PRESIDENT.- Je comprends bien votre raisonnement cela voudrait dire naturellement que toute aide de la Communauté ou des pays occidentaux, qui ne serait pas liée à d'authentiques réformes, devrait cesser.
- QUESTION.- C'est votre position, c'est celle également de M. Major, je crois que vous vous êtes concertés là-dessus ?
- LE PRESIDENT.- Ils l'ont eux-mêmes exprimé chacun à sa façon, c'est en tout cas une position commune.
- QUESTION.- Est-ce qu'il faut aller plus loin, faire ce que l'on avait fait pour un autre pays il y a environ un an et vous savez lequel, des sanctions ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que c'est prématuré que de parler de sanctions. Le problème est de savoir maintenant comment vont agir - je ne dis pas réagir - et ce que vont décider les nouveaux dirigeants. Mais je tiens déjà à dire que s'ils veulent persévérer comme M. Gorbatchev l'avait fait ou l'a fait dans un processus de réformes vers la démocratie et vers un assainissement et un apaisement de la situation internationale sur plusieurs terrains notamment sur le plan du désarmement, sur le plan du retrait des troupes soviétiques des pays d'Europe centrale ou d'Allemagne, ancienne Allemagne de l'Est, s'ils veulent faire la démonstration qu'ils vont dans ce sens-là, ils ne faut pas qu'ils perdent de temps.\
QUESTION.- Les blindés sont à Moscou ce soir, s'il se produit ce que l'on ne souhaite pas sur la Place Rouge ce qui s'était produit sur la Place Tien an men en Chine comment réagira le monde ?
- LE PRESIDENT.- J'espère qu'il réagira comme il doit le faire c'est-à-dire avec sévérité. Il n'est pas concevable que nous puissions arrêter le mouvement que nous avons engagé avec les dirigeants de l'Union soviétique comme Mikhaïl Gorbatchev, il n'est pas concevable que nous mettions un terme à cette entreprise, il s'agit de la paix, il s'agit du progrès, il s'agit de la liberté, voilà trois grandes causes qui nous engagent nous Français à agir comme je me permets de vous l'indiquer.\
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce qu'un Sommet occidental vous paraît nécessaire maintenant et pour décider quoi ?
- LE PRESIDENT.- J'en ai parlé d'abord avec M. Lubbers qui comme vous le savez est le Premier ministre des Pays-Bas et qui est en même temps l'actuel Président du Conseil européen, j'en ai parlé dès ce matin assez tôt, je pense que, après la réunion des ministres des affaires étrangères qui a lieu demain matin en Hollande, nous devrions examiner l'éventualité d'une réunion de ce Conseil européen, c'est-à-dire des douze pays représentés par leurs principaux dirigeants. Cela vaut examen approfondi, démarches concertées, actions immédiates sur les esprits en Union soviétique. Cela vaut bien la peine, si j'ose dire, de faire comme nous l'avons fait au demeurant lorsque s'est posé le problème de l'unification allemande.
- QUESTION.- Le mouvement de libération des peuples de l'Est est-il menacé par ce qui se passe actuellement en Union soviétique ?
- LE PRESIDENT.- Il pourrait l'être. Vous voulez parler des pays aujourd'hui libérés de l'ancienne tutelle soviétique qui sont des pays indépendants et souverains. Si tel était le cas, ce que je ne veux pas penser, ce serait une agression et ce serait le premier manquement dramatique à ce qui a été décidé l'an dernier à Paris lorsque nous avons signé le Traité de Paris, lorsque nous avons décidé au terme de la conférence sur la CSCE, de signer avec ces pays qui ont le même droit à la représentation internationale que nous Français, que les Soviétiques, que les Russes. Chacun de ces pays doit se sentir protégé et s'il était menacé alors c'est la société internationale qui devrait intervenir.\
QUESTION.- Pour l'instant, monsieur le Président, votre tentation, votre analyse serait de dire, il n'y a pas dans l'immédiat de risques considérables de retour à la guerre froide ?
- LE PRESIDENT.- Je ne fais pas de pronostic de ce genre. Ce qui est vrai, c'est que l'acte qui vient d'être accompli à Moscou est un acte qui pourrait devenir rapidement un acte de guerre froide. Je pense que pour l'instant il s'agissait surtout d'une opération de politique intérieure à l'Union soviétique, mais sa connotation, l'inspiration d'hommes dont nous connaissons les tendances, leurs choix dans beaucoup d'autres domaines à l'égard de l'union, à l'égard d'autres républiques qui font partie de l'Union soviétique comme hier à l'égard des pays qui se sont dégagés de l'emprise soviétique ne peut pas nous tromper sur leur orientation.
- QUESTION.- Si le coup d'Etat dégénérait en un risque de guerre civile en URSS et si les partisans de la démocratisation des réformes appelaient l'Occident au secours, que peut-on faire ?
- LE PRESIDENT.- N'accumulez pas les risques de catastrophe, nous examinerons chaque situation, l'une après l'autre. Nous n'en sommes pas là, j'espère qu'on n'en viendra pas là. Mais, il est évident aussi que si l'on en arrivait là, il faudrait que la Communauté européenne et que les pays et particulièrement les grands pays d'Occident et notamment la France ne transigent sur aucun des principes, sur aucune des garanties qui assurent la paix dans le monde.
- QUESTION.- Il y a un devoir d'ingérence ?
- LE PRESIDENT.- Il y a un devoir d'ingérence, dès lors que ce devoir a été reconnu par les traités internationaux signés aussi bien à Helsinki il y a longtemps et l'an dernier à Paris par les Soviétiques eux-mêmes, avec nous.\
QUESTION.- Monsieur le Président, si l'URSS redevient un danger militaire, est-ce que cela aura des conséquences sur le budget de la défense en France ?
- LE PRESIDENT.- Nous n'avons jamais écarté de notre esprit la possibilité d'un retour de cette menace. Donc, nous n'avons jamais dégarni et nous n'avons pas l'intention de dégarnir notre défense surtout dans son essentiel, c'est-à-dire dans sa force de dissuasion stratégique et nucléaire. Pourquoi est-ce que l'Union soviétique deviendrait dangereuse ? C'est qu'elle dispose d'une force considérable à caractère nucléaire. Les Etats-Unis aussi, la Grande-Bretagne aussi, la France aussi et nous n'avons absolument pas altéré le potentiel militaire que représente notre force de dissuasion nucléaire. C'est ça l'essentiel. Pour les conflits frontaux en Europe, pour tout ce qui dégénérerait en une guerre, alors, nous disposons de ce qu'il faut et nous n'avons pas l'intention, bien entendu, de nous en démunir, c'est mon premier devoir. Mon premier devoir c'est d'assurer la sécurité des Français et il ne faut pas non plus que les Français s'inquiètent outre mesure. La France est un grand pays, il a des assises solides, il est dirigé. D'une façon générale, les Français sont tous orientés vers la paix et la démocratie. Nous pouvons avancer tous du même pas et de ce fait regarder l'avenir ou même le présent de ces jours difficiles avec sang-froid. Je ne comprends pas l'affolement ou l'excitation qui s'emparent de certains milieux dès qu'il s'agit d'intérêts qui n'ont rien à voir avec l'enjeu, d'importance mondiale, dont nous avons à traiter aujourd'hui.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la coalition internationale, il y a quelques mois, a gagné la guerre du Golfe avec la bénédiction de l'ONU et grâce à l'accord de Mikhaïl Gorbatchev. Pourrait-elle aujourd'hui gagner la paix, si j'ose dire au Proche Orient sans Mikhaïl Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- Tout dépend de l'attitude que prendra cette nouvelle direction sur ce sujet particulier. S'ils sont sincères et s'ils veulent préserver en effet toutes les chances de la paix dans le cadre de la politique fixée par M. Gorbatchev, alors, il n'y a pas lieu de s'inquiéter. On saura très vite.\
- LE PRESIDENT.- En tout cas, il est vraiment prématuré de faire un pronostic. En effet, le coup a réussi dans sa première phase, nous le constatons, puisque Mikhaïl Gorbatchev est écarté du pouvoir et sans doute aujourd'hui sous surveillance de police et donc pratiquement arrêté. Qu'il existe des menaces qui pèsent sur la liberté de M. Eltsine. Donc, le coup a réussi. Seulement, quelles sont ses chances ? Voilà ce qu'il faut analyser. C'est un changement à contre-courant. Songez que cela fait bientôt six ans, en tout cas cinq ans de "pérestroïka", que les Soviétiques, tous les peuples de l'Union soviétique, et particulièrement les Russes sont habitués à un début de démocratie. Ils parlent, ils discutent, ils vont dans la rue, ils peuvent s'exprimer dans la presse. On a entendu beaucoup de personnalités importantes du domaine religieux, politique, scientifique, littéraire, exprimer absolument tout le diapason de ce que l'on peut penser aujourd'hui sur l'évolution du monde. On ne peut pas revenir en arrière. On peut mettre des crans d'arrêt, mais tout cela saute. Moi, je crois que le changement intervenu brutalement en Union soviétique peut interrompre, mais je ne pense pas qu'il puisse arrêter le mouvement de démocratisation. Donc, dans ce cas-là, il aurait échoué.
- QUESTION.- Tout de même, monsieur le Président, nous avons tous remarqué vos soutiens constants et répétés à la "pérestroïka", à la politique de réforme de Mikhaïl Gorbatchev. Cela veut-il dire que vous aviez une terrible intuition ? Khrouchtchev destitué en 1964, Gorbatchev aujourd'hui, est-ce qu'une malédiction ne pèse pas sur l'Union soviétique ? Le peuple soviétique connaîtra-t-il un jour la liberté comme nous ?
- LE PRESIDENT.- Malédiction peut-être, répétition d'événements dramatiques c'est sûr, mais au total depuis la mort de Staline avec des allers et retours, mais une direction générale prise indiscutablement, ce peuple est à nouveau dans une sorte de révolution et cette révolution-là, c'est celle qui conduit à la liberté. Voilà pourquoi je crois absolument (il y aura des mesures, il peut y avoir des mesures de répression, des mesures de force, des mesures de violence, j'espère que non). Je crois, il faut que les Français m'écoutent bien, qu'au total, il faut avoir confiance dans le mouvement lancé en 1985 surtout 86, il continuera, on ne pourra pas comme ça renverser un mouvement populaire qui laissait penser, il y a peu de temps, rappelez-vous, que si Mikhaïl Gorbatchev devait être débordé, ce serait de l'autre côté.\
QUESTION.- Alors, monsieur le Président, peu de temps avant cette interview, vous avez fait publier un communiqué dans lequel vous demandez que la vie et la liberté de MM. Gorbatchev et Eltsine soient garanties et vous ajoutez que les nouveaux dirigeants de Moscou seront jugés sur leurs actes...
- LE PRESIDENT.- Naturellement...
- QUESTION.- Mais, je ne vois pas là de condamnation du coup d'Etat ?
- LE PRESIDENT.- Là, vous allez chercher bien autre chose, c'est un communiqué de trois lignes qui ne prétendait pas résumer et traiter le problème dans son ensemble...
- QUESTION.- Vous aviez été alerté spécialement...
- LE PRESIDENT.- Oui, j'ai été alerté spécialement, d'abord sur le sort de Gorbatchev, dont on sait aujourd'hui qu'il est arrêté et sur celui éventuel de Eltsine que l'on disait au siège des Soviets à Moscou, entouré et cerné par les forces militaires. Je pense donc qu'il est très important que les dirigeants soviétiques actuels, s'ils veulent tenir certains de leurs engagements, je vais dire lesquels puisque je viens de recevoir une lettre de M. Ianaev, l'actuel Président par intérim nous donnent des garanties sur ce sujet. Voilà, c'est un sujet que j'ai traité en raison de son urgence et qui est très important puisqu'il s'agit de la vie et de la liberté de ces hautes personnalités qui symbolisent le mouvement.
- QUESTION.- Est-ce que vous condamnez le coup d'Etat ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu ! Comment pouvez-vous poser cette question ?.\
QUESTION.- Vous connaissez M. Ianaev ?
- LE PRESIDENT.- Non. Je l'ai sans doute rencontré mais je ne le connais pas. Mais ne mélangeons pas les questions. Vous vouliez savoir si je m'attendais à ces événements et comment j'ai trouvé M. Gorbatchev ? J'ai plusieurs fois fait des déclarations en disant, aidons Gorbatchev, ne perdons pas de temps, c'est un mouvement fragile et nous risquons d'avoir après tout, si nous ne sommes pas suffisamment intelligents et rapides dans nos décisions, d'avoir un maréchal soviétique. Ce n'est pas un maréchal, mais enfin, on peut penser que les forces dirigeant l'armée se trouvent du côté des nouveaux gouvernants, des nouveaux dirigeants.
- J'ai reçu précisément à ce sujet - il y a d'autres sujets - la dernière lettre de Mikhaïl Gorbatchev, je l'ai là, dans laquelle il me dit, je vous le dis parce que c'est assez significatif, il me parle de son dernier entretien avec le Président Bush, c'est une lettre qui date d'il y a une huitaine de jours : "je n'ai pas caché les difficultés et les dangers existants surtout à l'étape actuelle des réformes", ce qui veut dire sans doute le Traité de l'union qui devait être signé demain. Et, il ajoute un peu plus loin, "nous savons également que le passage d'un système vers un autre, ne saurait se faire sans grandes difficultés, sans grande crise". Or, au cours du petit déjeuner que j'ai pris avec M. Gorbatchev, précisément à Londres, très récemment, lors de la réunion des Sept, à laquelle il est comme vous vous en souvenez, venu se joindre, lors de la dernière journée, il m'a dit comme cela, répétant un propos qu'il m'avait déjà tenu mais plus grave encore, c'est le moment le plus difficile. Donc, je ne pouvais pas l'ignorer.
- QUESTION.- La signature du Traité de l'union qui était particulièrement délicate ?
- LE PRESIDENT.- Non, je n'ai pas dit cela, ce n'est pas les termes que j'ai employés, mais je pensais surtout à l'étape actuelle des réformes. Je pense et vous qui êtes un bon analyste de ces choses vous êtes en droit de penser comme moi, que la signature imminente du Traité de l'union qui allait institutionnaliser le nouveau système de fonctionnement de l'Union soviétique n'est pas pour rien dans l'événement qui l'a précédé de si peu.\
D'autre part, j'ai reçu cette lettre de M. Ianaev. Ce n'est pas que j'aie l'intention de divulguer toute la correspondance mais, puisqu'elles sont là, ces lettres seront forcément connues alors autant vous le dire à vous qui êtes là, c'est-à-dire aux Français qui nous écoutent : cette lettre est assez étonnante. Elle se rapporte exactement à votre réflexion de tout à l'heure, monsieur Amar : "Les réformes seront poursuivies, notre choix est fait, nous allons nous en tenir à la démocratie et à la glasnost, à une économie comprenant notamment l'entreprise privée, nous poursuivrons la politique visant à garantir les droits civils et les libertés. Dans le domaine international tous les accords et les ententes restent en vigueur etc... pour que cette ligne aboutisse, pour que l'oeuvre commencée par Mikhaïl Gorbatchev ne soit pas définitivement discréditée nous avons besoin de rétablir la stabilité politique dans le pays et de parvenir enfin à un processus de transformation maîtrisé. "Et la dernière phrase avant la formule de politesse c'est : "pour votre information je tiens à vous faire savoir que Mikhaïl Gorbatchev se trouve en parfaite sécurité et que rien ne le menace".
- J'ai reçu cette lettre qui m'a été transmise par M. l'ambassadeur d'Union soviétique à Paris il y a pratiquement une demie heure.
- QUESTION.- Pourquoi l'avoir renversé dans ces conditions ?
- LE PRESIDENT.- C'est à lui qu'il faudrait poser la question. Je ne dis pas que je prends tout cela pour argent comptant, je vous en informe puisque vous m'avez posé la question et je vous dis simplement que cela ne doit en rien nous empêcher d'insister pour que soient respectées par la direction actuelle un certain nombre de règles précises.\
QUESTION.- Est-ce que l'on peut faire concrètement quelque chose ? Est-ce qu'il faut suspendre l'aide commencée ? Est-ce qu'il faut prendre des sanctions, que faut-il faire ? LE PRESIDENT.- La première question à poser c'est : "qu'en sera-t-il des réformes démocratiques ?". Ce n'est pas une ingérence dans la politique intérieure de l'Union soviétique, c'est l'application des accords internationaux d'Helsinki et de Paris.
- QUESTION.- Supposons que M. Ianaev n'applique pas ses promesses et n'applique pas les accords d'Helsinki que faut-il faire ?
- LE PRESIDENT.- Je comprends bien votre raisonnement cela voudrait dire naturellement que toute aide de la Communauté ou des pays occidentaux, qui ne serait pas liée à d'authentiques réformes, devrait cesser.
- QUESTION.- C'est votre position, c'est celle également de M. Major, je crois que vous vous êtes concertés là-dessus ?
- LE PRESIDENT.- Ils l'ont eux-mêmes exprimé chacun à sa façon, c'est en tout cas une position commune.
- QUESTION.- Est-ce qu'il faut aller plus loin, faire ce que l'on avait fait pour un autre pays il y a environ un an et vous savez lequel, des sanctions ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que c'est prématuré que de parler de sanctions. Le problème est de savoir maintenant comment vont agir - je ne dis pas réagir - et ce que vont décider les nouveaux dirigeants. Mais je tiens déjà à dire que s'ils veulent persévérer comme M. Gorbatchev l'avait fait ou l'a fait dans un processus de réformes vers la démocratie et vers un assainissement et un apaisement de la situation internationale sur plusieurs terrains notamment sur le plan du désarmement, sur le plan du retrait des troupes soviétiques des pays d'Europe centrale ou d'Allemagne, ancienne Allemagne de l'Est, s'ils veulent faire la démonstration qu'ils vont dans ce sens-là, ils ne faut pas qu'ils perdent de temps.\
QUESTION.- Les blindés sont à Moscou ce soir, s'il se produit ce que l'on ne souhaite pas sur la Place Rouge ce qui s'était produit sur la Place Tien an men en Chine comment réagira le monde ?
- LE PRESIDENT.- J'espère qu'il réagira comme il doit le faire c'est-à-dire avec sévérité. Il n'est pas concevable que nous puissions arrêter le mouvement que nous avons engagé avec les dirigeants de l'Union soviétique comme Mikhaïl Gorbatchev, il n'est pas concevable que nous mettions un terme à cette entreprise, il s'agit de la paix, il s'agit du progrès, il s'agit de la liberté, voilà trois grandes causes qui nous engagent nous Français à agir comme je me permets de vous l'indiquer.\
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce qu'un Sommet occidental vous paraît nécessaire maintenant et pour décider quoi ?
- LE PRESIDENT.- J'en ai parlé d'abord avec M. Lubbers qui comme vous le savez est le Premier ministre des Pays-Bas et qui est en même temps l'actuel Président du Conseil européen, j'en ai parlé dès ce matin assez tôt, je pense que, après la réunion des ministres des affaires étrangères qui a lieu demain matin en Hollande, nous devrions examiner l'éventualité d'une réunion de ce Conseil européen, c'est-à-dire des douze pays représentés par leurs principaux dirigeants. Cela vaut examen approfondi, démarches concertées, actions immédiates sur les esprits en Union soviétique. Cela vaut bien la peine, si j'ose dire, de faire comme nous l'avons fait au demeurant lorsque s'est posé le problème de l'unification allemande.
- QUESTION.- Le mouvement de libération des peuples de l'Est est-il menacé par ce qui se passe actuellement en Union soviétique ?
- LE PRESIDENT.- Il pourrait l'être. Vous voulez parler des pays aujourd'hui libérés de l'ancienne tutelle soviétique qui sont des pays indépendants et souverains. Si tel était le cas, ce que je ne veux pas penser, ce serait une agression et ce serait le premier manquement dramatique à ce qui a été décidé l'an dernier à Paris lorsque nous avons signé le Traité de Paris, lorsque nous avons décidé au terme de la conférence sur la CSCE, de signer avec ces pays qui ont le même droit à la représentation internationale que nous Français, que les Soviétiques, que les Russes. Chacun de ces pays doit se sentir protégé et s'il était menacé alors c'est la société internationale qui devrait intervenir.\
QUESTION.- Pour l'instant, monsieur le Président, votre tentation, votre analyse serait de dire, il n'y a pas dans l'immédiat de risques considérables de retour à la guerre froide ?
- LE PRESIDENT.- Je ne fais pas de pronostic de ce genre. Ce qui est vrai, c'est que l'acte qui vient d'être accompli à Moscou est un acte qui pourrait devenir rapidement un acte de guerre froide. Je pense que pour l'instant il s'agissait surtout d'une opération de politique intérieure à l'Union soviétique, mais sa connotation, l'inspiration d'hommes dont nous connaissons les tendances, leurs choix dans beaucoup d'autres domaines à l'égard de l'union, à l'égard d'autres républiques qui font partie de l'Union soviétique comme hier à l'égard des pays qui se sont dégagés de l'emprise soviétique ne peut pas nous tromper sur leur orientation.
- QUESTION.- Si le coup d'Etat dégénérait en un risque de guerre civile en URSS et si les partisans de la démocratisation des réformes appelaient l'Occident au secours, que peut-on faire ?
- LE PRESIDENT.- N'accumulez pas les risques de catastrophe, nous examinerons chaque situation, l'une après l'autre. Nous n'en sommes pas là, j'espère qu'on n'en viendra pas là. Mais, il est évident aussi que si l'on en arrivait là, il faudrait que la Communauté européenne et que les pays et particulièrement les grands pays d'Occident et notamment la France ne transigent sur aucun des principes, sur aucune des garanties qui assurent la paix dans le monde.
- QUESTION.- Il y a un devoir d'ingérence ?
- LE PRESIDENT.- Il y a un devoir d'ingérence, dès lors que ce devoir a été reconnu par les traités internationaux signés aussi bien à Helsinki il y a longtemps et l'an dernier à Paris par les Soviétiques eux-mêmes, avec nous.\
QUESTION.- Monsieur le Président, si l'URSS redevient un danger militaire, est-ce que cela aura des conséquences sur le budget de la défense en France ?
- LE PRESIDENT.- Nous n'avons jamais écarté de notre esprit la possibilité d'un retour de cette menace. Donc, nous n'avons jamais dégarni et nous n'avons pas l'intention de dégarnir notre défense surtout dans son essentiel, c'est-à-dire dans sa force de dissuasion stratégique et nucléaire. Pourquoi est-ce que l'Union soviétique deviendrait dangereuse ? C'est qu'elle dispose d'une force considérable à caractère nucléaire. Les Etats-Unis aussi, la Grande-Bretagne aussi, la France aussi et nous n'avons absolument pas altéré le potentiel militaire que représente notre force de dissuasion nucléaire. C'est ça l'essentiel. Pour les conflits frontaux en Europe, pour tout ce qui dégénérerait en une guerre, alors, nous disposons de ce qu'il faut et nous n'avons pas l'intention, bien entendu, de nous en démunir, c'est mon premier devoir. Mon premier devoir c'est d'assurer la sécurité des Français et il ne faut pas non plus que les Français s'inquiètent outre mesure. La France est un grand pays, il a des assises solides, il est dirigé. D'une façon générale, les Français sont tous orientés vers la paix et la démocratie. Nous pouvons avancer tous du même pas et de ce fait regarder l'avenir ou même le présent de ces jours difficiles avec sang-froid. Je ne comprends pas l'affolement ou l'excitation qui s'emparent de certains milieux dès qu'il s'agit d'intérêts qui n'ont rien à voir avec l'enjeu, d'importance mondiale, dont nous avons à traiter aujourd'hui.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la coalition internationale, il y a quelques mois, a gagné la guerre du Golfe avec la bénédiction de l'ONU et grâce à l'accord de Mikhaïl Gorbatchev. Pourrait-elle aujourd'hui gagner la paix, si j'ose dire au Proche Orient sans Mikhaïl Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- Tout dépend de l'attitude que prendra cette nouvelle direction sur ce sujet particulier. S'ils sont sincères et s'ils veulent préserver en effet toutes les chances de la paix dans le cadre de la politique fixée par M. Gorbatchev, alors, il n'y a pas lieu de s'inquiéter. On saura très vite.\