7 juin 1991 - Seul le prononcé fait foi

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Conférence de presse conjointe de MM. François Mitterrand, Président de la République, et Flavio Cotti, président de la confédération helvétique, notamment sur la future structure de l'Europe, Lugano, le 7 juin 1991.

Mesdames et messieurs,
- J'attendrai vos questions, s'il y en a, - je ne les demande pas - pour faire un développement sur tel ou tel sujet. Je me contenterai de dire le plaisir que j'ai de me trouver à Lugano, de retrouver le Président Cotti qui m'avait fait l'honneur de venir me voir à Paris, à quel point c'est intéressant pour moi de venir dans ce canton que je connaissais mal. Ce qui nous a permis pendant déjà près d'une heure et demie de discuter des quelques sujets permanents qui sont à l'ordre du jour de deux pays voisins comme la Suisse et la France, de deux pays européens au moment où l'Europe se forme. C'est naturellement sur ces sujets que s'est portée notre conversation et je tiens à remercier les autorités helvétiques, et particulièrement le Président, de la manière dont ils nous ont reçus, dont ils nous reçoivent car la visite n'est pas close.
- J'espère que cette visite contribuera comme quelques autres à resserrer les liens entre nos deux pays. On n'a pas tellement besoin de les resserrer, cela marche très bien, mais enfin, le seul fait de se rencontrer entretient l'amitié.
- LE PRESIDENT COTTI.- Monsieur le Président de la République, je désire vous renouveler encore une fois tous les sentiments de joie sincère que nous ressentons à vous recevoir en Suisse après ma visite effectivement inoubliable à l'Elysée le 31 janvier et en particulier dans cette partie de culture italienne de la Suisse. Nous avons eu l'occasion ce matin de constater, vous l'avez dit, combien les relations entre nos deux pays sont excellentes et sans nuage et en même temps, nous avons pu nous entretenir sur les grands sujets du rapprochement de notre continent, rapprochement qui représente aujourd'hui, il n'y a pas de doute, on l'a dit, le défi passionnant, principal aussi pour la petite Suisse. Nous avons en même temps pu constater combien votre sens de l'histoire vous permet de saisir quels sont les problèmes, voire parfois aussi les difficultés, mais certainement surtout les intentions fortes de la Suisse face à la nécessité absolue pour elle de se rapprocher dans quelque forme que ce soit (le Conseil fédéral devra bientôt trancher en première instance) des institutions européennes. Et dans ce sens, avec mes collègues au Conseil fédéral, nous vous sommes énormément reconnaissants de cette possibilité de colloque ouvert et franc.\
QUESTION.- La création de l'espace économique européen c'est une grande aventure pour la Suisse et cet espace économique européen pourrait être vidé de son contenu étant donné le nombre de pays qui songent maintenant à y adhérer. Est-ce que vous pensez que l'espace économique européen pourrait être une structure d'accueil pour beaucoup de pays extérieurs à l'AELE, et je pense notamment aux pays de l'Est ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai qu'une réponse, bien entendu. L'espace économique, c'est une expression qui ne comporte pas en elle-même une structure particulière. Il y a dans cet espace plusieurs structures. Le problème est aujourd'hui de savoir si la marche à l'unité de l'Europe démocratique doit connaître une limite. Dans les faits, il y a des limites. On ne peut pas dire, par exemple, tel pays encore dans la pauvreté, au sortir de très longues années d'organisation dont l'échec est évident, - je parle de certains pays de l'Europe centrale ou orientale - peut-il tout de suite adhérer à la Communauté. Par exemple, peut-il avoir dans l'espace économique la même structure ? Peut-être, peut-être pas. En tout cas c'est très risqué en raison de la disparité des situations économiques pour ne m'en tenir qu'à ce domaine-là que vous avez cité. Comme vous le savez, il y a plusieurs ensembles en Europe. Je dis partout, tout doit rester ouvert, rien n'est interdit et il faut créer les structures qui conviendront, qui plairont, qui répondront à l'attente des différents peuples d'Europe. Il faut que tous puissent se retrouver ensemble si possible dans la ou les mêmes structures. Donc, rien n'est fermé aux pays de l'Est. Je dirais dès lors qu'ils sont démocratiques sur le plan économique, ce serait une exigence sans doute excessive mais enfin sur le plan de l'ensemble européen on ne peut vraiment travailler en disant "tout est ouvert" que si des nations démocratiques, de pluralisme, sont respectées. Pour le reste, cela relève des accords qui peuvent toujours être passés entre puissances ou pays différents. Donc les pays de l'Est, oui, pour l'instant il y a des accords d'association qui sont en gestation entre plusieurs pays de l'Europe centrale ou de l'Est et la Communauté. Il y a des débats qui sont ouverts entre les pays de l'AELE et la Communauté. Il y a des discussions qui s'ouvrent au sein de la CSCE. Il y a, enfin vous voyez, une multitude de structures existantes ou à venir parmi lesquelles je situe ce que je souhaite voir devenir une Confédération européenne.\
QUESTION.- Au sujet de l'adhésion de la Suisse à la CEE. Et qu'attendent les pays soutenus par la France, les pays baltes, croates... ?
- LE PRESIDENT.- La position de la France, que j'ai déjà exprimée, c'est que je considère que partout où il y a des minorités ethniques elles doivent être protégées et doivent disposer de droits. Et je souhaite qu'il y ait un droit international et un droit européen mieux affirmés encore. Il serait sage de préserver l'identité des Etats.\
QUESTION.- Monsieur le Président, on parle souvent du jacobinisme de la culture, de la politique française et pourtant le Président de la République française vient de lancer cette grande idée de confédération européenne de l'Atlantique à l'Oural. Comment voyez-vous cette confédération ? Est-ce que vous voyez une Europe des patries ? Est-ce que vous voyez une fédération d'Etats. Et quelle place peut-il y avoir dans ce dessein pour la Suisse ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez, nous sommes Jacobins pour la France et encore pas toujours. Donc, le risque s'est amoindri depuis deux siècles. La future structure de l'Europe, je souhaite qu'elle englobe tous les pays d'Europe, j'ajoute démocratiques, mais c'est quand même vers là que nous allons. Je m'en réjouis. Pour tous les pays qui dépendaient de la puissance soviétique, c'est en train de se faire en Union soviétique. Donc, je pense que tous les pays démocratiques de l'Europe ont vocation à appartenir à la même entité structurée. Je viens de le dire à votre collègue, à votre confrère, il en existe plusieurs. C'est bien normal, tout ça est en train de se faire. Il faut encore du temps pour que cela soit achevé, si, cela l'est jamais. Quelle est celle qui aurait ma préférence ? Je suis très pragmatique : je prends ce qui est, je n'invente pas une histoire fictive £ j'observe son évolution, je constate que les différences qui existent en Europe ne permettent pas d'emblée de dire que tout le monde va être dans la Communauté, à cause des disparités, économiques notamment. La CSCE, elle, coopération et sécurité, comprend tout le monde ou presque. Il n'y avait pas l'Albanie, mais enfin cela viendra. Donc, la Communauté autour de la CSCE, mais sa vocation est surtout une vocation sécuritaire, de défense, de désarmement, même si elle exprime de temps à autre d'autres ambitions. La Communauté elle-même, les Douze, qui s'élargira sûrement à un certain nombre, je ne dis pas à tous, un nombre de pays qui le souhaitent, qui le souhaiteront - pour l'instant il y a une demande autrichienne, il y a une demande turque, il y a un souhait suédois, je ne sais pas exactement où en est la Norvège -. Quant aux autres ils le diront. Mais il ne faut pas trop se presser. La Communauté n'en a pas fini avec ses propres problèmes internes. Le Marché unique ne sera créé que le 1er janvier 1993, n'alourdissons pas la charge, ce n'est pas déjà si facile.
- Donc, mon sentiment est que, lorsque je parle de Confédération, c'est parce que c'est un système juridique moins contraignant qu'une Fédération et que cela tient compte des lentes évolutions de l'Histoire. Mais malgré tout ma préférence personnelle - je ne dis pas celle de la France, on ne l'a pas délibéré, on n'a pas tranché ce problème, il n'a pas été posé -, c'est une structure fédérale. Oui, on ne peut pas dire à l'identique cela n'aurait pas de sens, mais modèle quant à la signification de l'histoire, quant au respect des individualités ou des petites entités, tout en suivant un destin commun, oui, absolument oui.
- QUESTION.- Comment voyez-vous une Europe des régions ?
- LE PRESIDENT.- Très bien. Que les régions s'entendent je veux bien, mais je pense que ce sont les Etats qui ont la parole, ce ne sont pas les régions des Etats.\
QUESTION.- Monsieur le Président, pour parler d'un problème qui n'a rien de francophile. Il vient de se passer des choses douloureuses et difficiles en Algérie. Est-ce que vous avez eu contact avec le Président Chadli et comment jugez-vous l'évolution de la situation en Algérie ?
- LE PRESIDENT.- Je répondrai sur ce sujet quand je serai de retour en France car il s'agit là aussi d'une relation directe entre la France et un pays voisin, ami, méditerranéen. Chacun observe avec beaucoup d'attention en France tout ce qui peut advenir à un pays comme l'Algérie auquel nous sommes si fortement liés. Bien entendu, nous souhaitons que les trois termes de "démocratie", de "paix civile" et de "prospérité" soient liés.\
QUESTION.- Au sujet de votre rencontre amicale en Suisse. A votre avis on donne des conseils, on demande des conseils...
- LE PRESIDENT.- Pour ce qui concerne les intérêts de la Suisse et ses intentions, j'ai écouté. Je n'avais pas à faire autre chose et je me suis bien gardé de donner des conseils. On m'a demandé mon avis sur un certain nombre d'évolutions européennes et de structures puisque je les vis d'une expérience différente de celles des dirigeants suisses. Mais cela s'est arrêté là. D'ailleurs, j'ai lu dans un journal, qu'on se demande pourquoi François Mitterrand est venu en Suisse. Je dirai aux journalistes suisses qui sont ici qu'il ne faut pas qu'ils s'étonnent si l'on aime venir les voir.
- QUESTION.- Souhait de la Suisse dans la Communauté européenne.
- LE PRESIDENT.- J'ai dit que tout est ouvert, c'est le terme que j'ai employé constamment ce matin, tout est ouvert : le stade de relations, la force des structures, l'unité dans la diversité plus ou moins. Tout est ouvert, mais c'est à la Suisse, je veux dire dans ce cas-là, au peuple suisse selon ses propres traditions de le décider et toutes paroles de ma part seraient à mon avis irrespectueuses à l'égard de cette volonté d'un peuple ami mais étranger, qui est souverain, qui s'exprime lui-même par ses propres voix. Mais maintenant si vous voulez dire un souhait, je ne dirai pas que je souhaite que la Suisse rentre dans la Communauté, je dirai : la Suisse est dans l'Europe et je souhaite que l'Europe s'organise.\
QUESTION.- Monsieur le Président Cotti, lors des conversations entre l'AELE et la CEE, la Suisse a exprimé un certain nombre de réticences. A la suite de vos entretiens de ce matin, est-ce que l'on peut considérer que certaines de ces réticences sont en voie de solution ou en tout cas que cela a pu progresser ?
- LE PRESIDENT COTTI.- Je dirai tout de suite, monsieur, que le but de notre rencontre d'aujourd'hui, n'était certainement pas celui de traiter les détails du dossier qui est d'ailleurs laissé aux négociateurs et en particulier à une conférence des ministres qui aura lieu à Luxembourg très bientôt et qui se penchera sur ces problèmes. Non, on n'a pas évoqué les problèmes de détail. Mais on a échangé avec vraiment toute l'ouverture d'esprit possible, des opinions, voire même des visions. Ce grand maître penseur du futur de l'Europe qu'est M. Mitterrand, nous a dit aussi sa vision de cette confédération future et nous sommes partis, je le dis pour la partie suisse, monsieur Felber - monsieur Delamuraz nous a déjà quitté - nous sommes partis renforcés dans l'évaluation générale du problème. Il n'y a pas de doute, ce que nous avons discuté aujourd'hui, ne manquera pas de jouer un rôle d'infléchissement pour le Conseil fédéral pour les décisions qu'il devra prendre pour l'espace économique, en tout cas, très prochainement.
- LE PRESIDENT.- Vous permettez un mot à ce sujet ? Quand je présidais à mon tour - qui est le tour alphabétique et qui dispense donc de toute vanité -, il y a quelques temps, j'ai marqué le souci que j'avais d'une relation avec les pays de l'AELE et je suis allé voir le pays qui présidait à l'époque, c'est-à-dire l'Islande. C'est dire que je ne m'en désintéresse pas. Cela dit, ce n'est plus la France qui préside, c'est le Luxembourg £ bientôt ce seront les Pays-Bas. Il existe ce que l'on appelle une "troïka", c'est-à-dire le pays qui préside, celui d'avant et celui d'après - toujours d'après l'alphabet - qui a pour mission de négocier ces choses. D'autre part, il y a la Commission avec son Président Jacques Delors, je ne suis donc absolument pas, je n'ai aucune compétence pour m'exprimer au nom de la Communauté.\