6 juin 1991 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision suisse italienne le 6 juin 1991, sur l'Europe, notamment les relations de la Communauté avec les autres pays européens et la position de la France sur le désarmement, Paris le 6 juin 1991.
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez toujours témoigné votre estime pour la culture italienne, dont le Tessin est un îlot au sein de la Suisse, maintenant vous y venez en visite, une visite de travail. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à accomplir ce déplacement ?
- QUESTION.- La première raison est que le Président Cotti m'a invité. Cette raison se suffirait à elle-même et il m'a invité précisément à venir dans le Tessin dont il est lui-même originaire, je me réjouis car c'est une région que je connais mal. Ce ne sera pas suffisant pour la connaître beaucoup mieux. Donc la raison principale est l'invitation de votre Président et d'autre part le voyage d'Etat que j'ai fait il y a quelques années commence à être éloigné dans le temps. Je suis retourné en Suisse plusieurs fois, invité par vos Présidents, j'ai participé à un certain nombre de réunions commémoratives, de réunions de caractère artistique ainsi qu'à titre privé. J'aime aller en Suisse et une invitation faite pour aller dans ce pays par le Président actuel comblait mes voeux.
- QUESTION.- Y a-t-il des thèmes particuliers que vous allez aborder au cours de cette visite de travail ?
- LE PRESIDENT.- Oui et non. Il y a l'actualité, l'actualité bilatérale, il n'y a pas de contentieux entre votre pays et le mien. Ce n'est pas si commun, donc nous n'avons pas à régler de problèmes compliqués mettant fin à de longues querelles, il n'y en a pas mais il y a des intérêts, des intérêts dont je n'ai pas la charge mais aussi des intérêts nationaux. Je suis donc disponible pour discuter de tout ce qui touche à une bonne entente entre la Confédération et la France. Mais nous avons quand même des problèmes de caractère international à régler. Nous sommes des pays souverains et nous avons le même droit, la même compétence par rapport au développement de l'Europe, par rapport aux crises internationales - la plus récente est la guerre du Golfe - par rapport aux relations qui s'édifient actuellement autour des débats sur la défense et sur l'armement.\
QUESTION.- Justement, monsieur le Président, l'Europe, le grand marché sans frontière, une échéance qui suscite dans l'esprit de beaucoup de gens des réactions contradictoires surtout en dehors des Douze, cela signifie selon vous que l'idée de l'Europe bien qu'elle ait accompli un très long chemin n'est pas encore suffisamment forte pour exorciser les craintes qui coexistent avec les espoirs ?
- LE PRESIDENT.- Toujours des craintes ! Vous connaissez une entreprise humaine qui ne suscite pas la critique ? Moi je n'en connais pas. Si vous en connaissez une, signalez-la moi. La construction de l'Europe paraissait être un pari impossible. Vous imaginez aujourd'hui douze pays, trois cent quarante millions d'habitants et parvenir comme nous y serons au 1er janvier 1993 dans un marché unique, c'est-à-dire un marché sans frontière, sans barrière. C'est une gageure, qui aurait imaginé que cela fût possible surtout pour ce qui n'était au lendemain de la guerre que les ruines de l'Europe, l'Europe occidentale en tous cas.
- Cette construction-là, je ne vois pas pourquoi elle serait critiquable mais enfin comme c'est une grande puissance commerciale et une virtuelle grande puissance économique, technologique disposant peut-être un jour d'un système de défense, tout cela intéresse ses voisins, ses voisins de l'Europe en particulier et pas seulement les grandes puissances dans le monde £ cela peut légitimement susciter des inquiétudes. Je ne pense pas qu'il y ait à en avoir parce que cette Europe est fondée sur des institutions démocratiques et pluralistes et sur le refus de tout ce qui pourrait être belliqueux, il n'y a pas d'ambition, d'esprit de conquête.
- Sur le plan commercial c'est vrai qu'il y a là un colosse qui est en train de se solidifier et toute une série de pays en difficulté, ce n'est pas le cas de la Suisse. Je pense à l'ensemble des pays de l'Europe centrale et orientale, je pense à l'Union soviétique et chacun de ces pays peut se sentir fragile à côté de cela. Voilà pourquoi la Communauté a engagé des conversations pour examiner la possibilité de traités ou d'accords d'association pour qu'il y ait des intérêts communs, de plus en plus d'intérêts communs entre chacun de ces pays et la Communauté.\
Puis vous savez que nous avons engagé également une négociation avec les six pays dits de libre échange dont fait partie votre pays et ces conversations sont quand même très avancées. Je me souviens d'y avoir pris part moi-même lorsque l'Islande présidait cette association. J'ai eu l'occasion d'en parler avec vos Présidents, vos ministres, de même qu'avec l'Autriche, la Suède. Je crois que c'est ouvert, c'est tout à fait ouvert pour arriver à un accord très constructif. Ceux qui veulent faire partie de cette Communauté, je ne dis pas des Douze car à ce moment-là ils seraient treize, quatorze, quinze... c'est possible. Ceux qui ne le souhaitent pas, c'est bien leur droit. Dans ce cas-là il faut avoir des accords d'ouverture et d'égalité mutuels de traitement, il ne s'agit pas de créer une nouvelle disparité fondée sur de nouvelles injustices dans les échanges internationaux. Il y a cette Europe-là, il y a d'autres formes d'Europe. Il y a la CSCE qui est essentiellement fondée sur la sécurité et la coopération qui a vu pratiquement la fin des deux blocs militaires, une sorte d'engagement de ne plus recourir à la guerre entre les anciens ennemis. Les Etats-Unis d'Amérique et le Canada y participent. Il y avait 34 pays lors de la Conférence de Paris l'an dernier dont 2 extérieurs à l'Europe, c'est-à-dire les 32 pays européens £ il y aurait pu y avoir l'Albanie en plus, disons que c'était pratiquement toute l'Europe. C'est une grande ambition, puisque une structure est prévue, elle est plus orientée vers des problèmes de défense et de sécurité que vers autre chose.
- Donc vous avez la Communauté, vous avez l'Europe de la CSCE, des projets de toutes sortes ont été émis, j'ai moi-même préconisé une sorte de Confédération européenne. Pourquoi ? Parce que je ne voudrais pas qu'il y ait une trop grande inégalité entre la Communauté et les autres. Comme tous les Européens conscients, je cherche à renforcer la Communauté dans tous ses aspects. Mais on ne peut l'élargir d'un seul coup à toute l'Europe. Il y a trop de difficultés à surmonter, trop de systèmes économiques différents : il faudra du temps. Mais en attendant, va-t-on laisser les pays européens non membres de la Communauté seuls dans leur coin ?
- Il faut une institution où chacun trouve sa place à égalité de dignité et de droits. C'est ce qui se passe aujourd'hui entre les Douze où, malgré les disparités économiques, l'Irlande, la Grèce ou le Portugal ont les mêmes droits que l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne ou la France. On ne pourra pas faire vivre l'Europe en tant que continent si des dizaines ou des centaines de millions d'Européens ont le sentiment d'un statut inférieur. Donc, j'essaie de poursuivre cette idée. Nous aurons dans quelques jours à Prague une réunion constitutive à cet égard.
- Voilà un certain nombre de données qui me font penser qu'on aurait tort de freiner cette marche en avant vers l'unité européenne.\
QUESTION.- Puis-je donc en déduire, monsieur le Président, que la France démontre une certaine compréhension pour les inquiétudes qui se manifestent par exemple dans mon pays vis-à-vis de la Communauté et qu'elle peut l'aider dans son chemin d'approche ?
- LE PRESIDENT.- On s'inquiète de quoi ? Tout sera négocié. D'ailleurs la négociation a déjà commencé. M. Delors, Président de la Commission y consacre beaucoup de soins. Il s'agit de ne nier le droit de personne ni les intérêts de personne. S'il y a des inquiétudes parlons-en, alors dans ce cas-là il faut en parler d'une façon concrète très précise. Cette disposition d'esprit est une disposition d'esprit ouverte, tout à fait ouverte.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous venez de faire connaître votre plan global de désarmement et vous l'avez fait au moment où on a pris connaissance aussi de certains rapprochements entre les Etats-Unis et l'Union soviétique à propos du désarmement conventionnel en Europe. Votre plan représente aussi la volonté de réaffirmer l'indépendance de la France vis-à-vis de ce problème, vis-à-vis de ce thème.
- LE PRESIDENT.- L'indépendance de la France est assurée £ personne ne la menace au moins ouvertement et nous avons le moyen de la défendre, de l'assurer par nos propres soins donc il n'y a pas d'inquiétude particulière à avoir. Le problème du désarmement dans son ensemble est un problème majeur pour plusieurs raisons que vous connaissez. D'une part, il y a la grande négociation ouverte entre les deux plus grandes puissances militaires du monde, même si l'un de ces deux Etats a faibli politiquement, il reste quand même puissant, je parle de l'Union soviétique et des Etats-Unis d'Amérique. Leurs négociations avaient déjà abouti, rappelez-vous, à l'accord de Washington pour la réduction de ce que l'on appelle les armes intermédiaires, c'est-à-dire les armes nucléaires à moyenne portée (4000 kilomètres), c'est-à-dire non trans-continentales ne franchissant pas l'Atlantique. Ces négociations n'ont pas véritablement avancé pour les armes trans-continentales, les armes dites stratégiques. En effet, des armes américaines peuvent atteindre le sol soviétique et vice et versa. La France ne participe pas à cette négociation sur la stratégie non pas par principe mais en fait j'ai donné à la tribune des Nations unies il y a maintenant pas mal d'années, je crois que c'était en 83, les conditions que je posais. Elles sont très raisonnables. Elles consistent à dire que l'armement russe et l'armement américain sont extrêmement puissants, c'est de l'ordre de 12000, 13000 charges nucléaires. L'armement de la France est de l'ordre de quelques centaines de charges nucléaires, idem pour l'armement britannique, je ne parle pas pour l'instant de l'armement chinois. De ce fait il faut que la réalité du désarmement nucléaire stratégique des deux plus grandes puissances ait atteint un étiage vers le bas beaucoup plus important qu'aujourd'hui, d'ailleurs cela n'a pas vraiment commencé avant que nous acceptions de nous mêler à ces discussions.
- Mais nous en acceptons le principe et nous serons présents autour de la table le jour où l'on parlera de choses comparables. Pour l'armement conventionnel, les armes dites classiques, là il y a quand même progrès, et plusieurs décisions ont été prises, le problème est qu'elles soient véritablement appliquées et contrôlées. Puis, vous avez d'autres types d'armes, les armes biologiques, les armes chimiques.
- Bref, notre plan, le plan français, tente d'examiner l'ensemble, c'est pour cela qu'on l'appelle global : toutes les formes d'armement et sur toute la surface du globe. C'est pourquoi la France a décidé en même temps de signer le traité contre la prolifération nucléaire pour aligner ses actes sur ses principes et pour prendre part sans aucune réserve à l'effort de désarmement que beaucoup d'autres pays que le nôtre ont entrepris, notamment les Etats-Unis d'Amérique.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous faisiez tout à l'heure référence à la Conférence sur la Coopération et la Sécurité en Europe qui s'est déroulée l'année dernière à Paris et on avait parlé justement de l'esprit de la Charte de Paris pour le règlement des différends. Entre-temps il y a la guerre du Golfe, entre-temps des guerres qui continuent, on a eu des exemples encore récemment.
- LE PRESIDENT.- C'était l'Europe, nous ne prétendions pas régler les problèmes qui se situent hors de notre continent.
- QUESTION.- Mais cet esprit, selon vous, à quand même une valeur universelle.
- LE PRESIDENT.- Il a d'abord eu une valeur importante puisque les pays signataires de cet accord de Paris autour de la coopération et de la sécurité ont été en bon accord. En tout cas, il n'y a pas eu de désaccord grave par rapport au conflit du Golfe. Vous imaginez ce qui se serait passé il y a dix ans au Conseil de sécurité avec l'Union soviétique. Est-ce que les pays de l'Europe, signataires, ont eu l'ambition de couvrir l'ensemble de la planète ? Non. Simplement ils peuvent, sans se proposer en modèle, dire ce que nous avons fait, nous. Nous étions des ennemis, deux guerres mondiales c'est beaucoup en vingt ans de distance, depuis le début du siècle avec tant de désastres. Nous avons surmonté tout cela. Pourquoi d'autres régions du monde, pensons en particulier au Proche et au Moyen-Orient, pourquoi ne parviendrait-on pas par des procédés comparables, sans prétendre les imposer, à rétablir la paix, la réconciliation, la paix et ensuite une organisation commune qui, sans être contraignante veillerait au retour à la paix. Certains de nos pays, ceux qui sont directement intéressés à la chose, en particulier les membres du Conseil de sécurité dont la France, sont naturellement destinés à donner leur opinion sur tous les sujets qui peuvent mettre en cause la paix dans le monde.\
QUESTION.- Une toute dernière question si vous le permettez et qui change complètement d'argument. Les femmes et le pouvoir, vous venez de nommer une femme à la tête du gouvernement français, Mme Cresson. On a vu dans cette nomination un facteur symbolique, mais on sait aussi que dans votre staff présidentiel il y a plusieurs femmes, un choix ou bien un hasard ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas du tout un hasard, non. Si on se fiait au hasard, il n'y aurait de femmes, nulle part, parce que le hasard ne serait que l'expression de la pesanteur d'une société très traditionnelle dans laquelle les hommes continuent d'exercer les principaux pouvoirs, du moins les pouvoirs publics. Non, voyez, même aujourd'hui une femme, Edith Cresson, est Premier ministre en France, la première fois dans notre histoire que cela se produit. Mais il y a également six femmes qui prennent part au Conseil des ministres. Il y en a sept, mais la distinction, si vous voulez, se fait entre le secrétaire d'Etat et les ministres. Six femmes, c'est la première fois que cela existe en France, qui donc ont voix au chapitre sur toutes les questions qui intéressent la vie du pays et pas dans des responsabilités généralement consacrées dit-on aux compétences féminines. Elles sont compétentes dans ces domaines qui sont indifférenciés, hommes ou femmes.
- Donc, une femme Premier ministre, sept femmes au gouvernement, dont six prennent part à toutes les réunions du Conseil des ministres et vous me dites dans mon entourage, oui, il y a en effet de nombreuses femmes qui sont appelées à exercer de grandes responsabilités. Ce n'est pas simplement parce qu'elles sont femmes, c'est parce qu'elles en sont capables. Et c'est cette tournure d'esprit qui n'est pas la vôtre, mais que j'observe souvent. C'est-à-dire que vous avez posé la question, vous n'avez pas exprimé votre opinion, mais vous avez posé la question, est-ce que c'est parce que cela doit être symbolique. Non, ce n'est pas parce que cela doit être symbolique. Puisqu'elles en sont capables, pourquoi ne rempliraient-elles pas ces fonctions ? Et jusqu'ici cette question a bien été posée, je ne suis pas le premier à la poser. Je suis le premier à la résoudre de cette manière-là en tout cas en France, parce qu'elles doivent représenter l'état d'une société. Notre société doit être précisément débarrassée de cette discrimination sur le plan de la gestion des affaires publiques. Cela se passe très bien comme cela. Cela a surpris beaucoup de gens y compris l'opinion française qui était plutôt satisfaite d'ailleurs. J'en suis surpris, parce que nous sommes plutôt en retard sur l'évolution des moeurs et sur la réalité de notre société. Les femmes travaillent pour la plupart, les femmes sont citoyennes, sont électrices dans de nombreux pays. Elles l'ont été tardivement, elles participent considérablement à la production, au développement de la science, des technologies. Elles sont ingénieurs, elles sont.. Bon, j'ai même tort de m'engager davantage dans cette discussion. Où est la distinction sur le terrain où nous nous plaçons ? La capacité à diriger nos pays est entière de part et d'autre. Voilà ce qui s'est produit, je me suis contenté de constater un fait en me réjouissant de pouvoir briser enfin un vieux tabou.\
QUESTION.- Monsieur le Président je vous remercie pour cette interview et pour cet entretien.
- LE PRESIDENT.- Je voudrais profiter de l'occasion que vous me donnez pour adresser mon salut au peuple de votre pays, à sa population. J'ai voulu rétablir en 1983 des relations officielles qui, aussi surprenant que cela soit étant donné notre proximité et nos affinités, avaient été oubliées puisqu'il n'y a pas eu de visite d'Etat d'un Président de la République française depuis 1910, vous imaginez. Je n'ai pas non plus souhaité qu'entre 1983 et 70 ans plus tard il n'y ait plus rien. J'ai non seulement plaisir à me rendre dans votre pays, mais j'ai plaisir à rencontrer les Suisses qui sont très typiques en dépit de vos différences internes. Il y a un type d'organisation assez remarquable, une culture très développée et sur bien des points qui ont pu montrer des exemples aux autres pays d'Europe. En plus, comme je vous l'ai dit pour commencer cela me fait plaisir d'y aller. Il y a des endroits où on aime aller, il y en a d'autres où on aime moins aller. En l'occurrence, j'aime bien aller en Suisse. Je ne demande pas toujours la permission, j'y vais comme cela. Là, c'est une journée intéressante et en effet officielle, mais ce n'est pas un voyage d'Etat. On ne va quand même pas remuer nos populations, obliger à des déplacements de troupe, faire toute cette sorte de grand théâtre qu'est une visite d'Etat. Là, ce sera beaucoup plus simple et je m'en réjouis et je me réjouis de revoir le Président Cotti dans ces conditions.\
- QUESTION.- La première raison est que le Président Cotti m'a invité. Cette raison se suffirait à elle-même et il m'a invité précisément à venir dans le Tessin dont il est lui-même originaire, je me réjouis car c'est une région que je connais mal. Ce ne sera pas suffisant pour la connaître beaucoup mieux. Donc la raison principale est l'invitation de votre Président et d'autre part le voyage d'Etat que j'ai fait il y a quelques années commence à être éloigné dans le temps. Je suis retourné en Suisse plusieurs fois, invité par vos Présidents, j'ai participé à un certain nombre de réunions commémoratives, de réunions de caractère artistique ainsi qu'à titre privé. J'aime aller en Suisse et une invitation faite pour aller dans ce pays par le Président actuel comblait mes voeux.
- QUESTION.- Y a-t-il des thèmes particuliers que vous allez aborder au cours de cette visite de travail ?
- LE PRESIDENT.- Oui et non. Il y a l'actualité, l'actualité bilatérale, il n'y a pas de contentieux entre votre pays et le mien. Ce n'est pas si commun, donc nous n'avons pas à régler de problèmes compliqués mettant fin à de longues querelles, il n'y en a pas mais il y a des intérêts, des intérêts dont je n'ai pas la charge mais aussi des intérêts nationaux. Je suis donc disponible pour discuter de tout ce qui touche à une bonne entente entre la Confédération et la France. Mais nous avons quand même des problèmes de caractère international à régler. Nous sommes des pays souverains et nous avons le même droit, la même compétence par rapport au développement de l'Europe, par rapport aux crises internationales - la plus récente est la guerre du Golfe - par rapport aux relations qui s'édifient actuellement autour des débats sur la défense et sur l'armement.\
QUESTION.- Justement, monsieur le Président, l'Europe, le grand marché sans frontière, une échéance qui suscite dans l'esprit de beaucoup de gens des réactions contradictoires surtout en dehors des Douze, cela signifie selon vous que l'idée de l'Europe bien qu'elle ait accompli un très long chemin n'est pas encore suffisamment forte pour exorciser les craintes qui coexistent avec les espoirs ?
- LE PRESIDENT.- Toujours des craintes ! Vous connaissez une entreprise humaine qui ne suscite pas la critique ? Moi je n'en connais pas. Si vous en connaissez une, signalez-la moi. La construction de l'Europe paraissait être un pari impossible. Vous imaginez aujourd'hui douze pays, trois cent quarante millions d'habitants et parvenir comme nous y serons au 1er janvier 1993 dans un marché unique, c'est-à-dire un marché sans frontière, sans barrière. C'est une gageure, qui aurait imaginé que cela fût possible surtout pour ce qui n'était au lendemain de la guerre que les ruines de l'Europe, l'Europe occidentale en tous cas.
- Cette construction-là, je ne vois pas pourquoi elle serait critiquable mais enfin comme c'est une grande puissance commerciale et une virtuelle grande puissance économique, technologique disposant peut-être un jour d'un système de défense, tout cela intéresse ses voisins, ses voisins de l'Europe en particulier et pas seulement les grandes puissances dans le monde £ cela peut légitimement susciter des inquiétudes. Je ne pense pas qu'il y ait à en avoir parce que cette Europe est fondée sur des institutions démocratiques et pluralistes et sur le refus de tout ce qui pourrait être belliqueux, il n'y a pas d'ambition, d'esprit de conquête.
- Sur le plan commercial c'est vrai qu'il y a là un colosse qui est en train de se solidifier et toute une série de pays en difficulté, ce n'est pas le cas de la Suisse. Je pense à l'ensemble des pays de l'Europe centrale et orientale, je pense à l'Union soviétique et chacun de ces pays peut se sentir fragile à côté de cela. Voilà pourquoi la Communauté a engagé des conversations pour examiner la possibilité de traités ou d'accords d'association pour qu'il y ait des intérêts communs, de plus en plus d'intérêts communs entre chacun de ces pays et la Communauté.\
Puis vous savez que nous avons engagé également une négociation avec les six pays dits de libre échange dont fait partie votre pays et ces conversations sont quand même très avancées. Je me souviens d'y avoir pris part moi-même lorsque l'Islande présidait cette association. J'ai eu l'occasion d'en parler avec vos Présidents, vos ministres, de même qu'avec l'Autriche, la Suède. Je crois que c'est ouvert, c'est tout à fait ouvert pour arriver à un accord très constructif. Ceux qui veulent faire partie de cette Communauté, je ne dis pas des Douze car à ce moment-là ils seraient treize, quatorze, quinze... c'est possible. Ceux qui ne le souhaitent pas, c'est bien leur droit. Dans ce cas-là il faut avoir des accords d'ouverture et d'égalité mutuels de traitement, il ne s'agit pas de créer une nouvelle disparité fondée sur de nouvelles injustices dans les échanges internationaux. Il y a cette Europe-là, il y a d'autres formes d'Europe. Il y a la CSCE qui est essentiellement fondée sur la sécurité et la coopération qui a vu pratiquement la fin des deux blocs militaires, une sorte d'engagement de ne plus recourir à la guerre entre les anciens ennemis. Les Etats-Unis d'Amérique et le Canada y participent. Il y avait 34 pays lors de la Conférence de Paris l'an dernier dont 2 extérieurs à l'Europe, c'est-à-dire les 32 pays européens £ il y aurait pu y avoir l'Albanie en plus, disons que c'était pratiquement toute l'Europe. C'est une grande ambition, puisque une structure est prévue, elle est plus orientée vers des problèmes de défense et de sécurité que vers autre chose.
- Donc vous avez la Communauté, vous avez l'Europe de la CSCE, des projets de toutes sortes ont été émis, j'ai moi-même préconisé une sorte de Confédération européenne. Pourquoi ? Parce que je ne voudrais pas qu'il y ait une trop grande inégalité entre la Communauté et les autres. Comme tous les Européens conscients, je cherche à renforcer la Communauté dans tous ses aspects. Mais on ne peut l'élargir d'un seul coup à toute l'Europe. Il y a trop de difficultés à surmonter, trop de systèmes économiques différents : il faudra du temps. Mais en attendant, va-t-on laisser les pays européens non membres de la Communauté seuls dans leur coin ?
- Il faut une institution où chacun trouve sa place à égalité de dignité et de droits. C'est ce qui se passe aujourd'hui entre les Douze où, malgré les disparités économiques, l'Irlande, la Grèce ou le Portugal ont les mêmes droits que l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne ou la France. On ne pourra pas faire vivre l'Europe en tant que continent si des dizaines ou des centaines de millions d'Européens ont le sentiment d'un statut inférieur. Donc, j'essaie de poursuivre cette idée. Nous aurons dans quelques jours à Prague une réunion constitutive à cet égard.
- Voilà un certain nombre de données qui me font penser qu'on aurait tort de freiner cette marche en avant vers l'unité européenne.\
QUESTION.- Puis-je donc en déduire, monsieur le Président, que la France démontre une certaine compréhension pour les inquiétudes qui se manifestent par exemple dans mon pays vis-à-vis de la Communauté et qu'elle peut l'aider dans son chemin d'approche ?
- LE PRESIDENT.- On s'inquiète de quoi ? Tout sera négocié. D'ailleurs la négociation a déjà commencé. M. Delors, Président de la Commission y consacre beaucoup de soins. Il s'agit de ne nier le droit de personne ni les intérêts de personne. S'il y a des inquiétudes parlons-en, alors dans ce cas-là il faut en parler d'une façon concrète très précise. Cette disposition d'esprit est une disposition d'esprit ouverte, tout à fait ouverte.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous venez de faire connaître votre plan global de désarmement et vous l'avez fait au moment où on a pris connaissance aussi de certains rapprochements entre les Etats-Unis et l'Union soviétique à propos du désarmement conventionnel en Europe. Votre plan représente aussi la volonté de réaffirmer l'indépendance de la France vis-à-vis de ce problème, vis-à-vis de ce thème.
- LE PRESIDENT.- L'indépendance de la France est assurée £ personne ne la menace au moins ouvertement et nous avons le moyen de la défendre, de l'assurer par nos propres soins donc il n'y a pas d'inquiétude particulière à avoir. Le problème du désarmement dans son ensemble est un problème majeur pour plusieurs raisons que vous connaissez. D'une part, il y a la grande négociation ouverte entre les deux plus grandes puissances militaires du monde, même si l'un de ces deux Etats a faibli politiquement, il reste quand même puissant, je parle de l'Union soviétique et des Etats-Unis d'Amérique. Leurs négociations avaient déjà abouti, rappelez-vous, à l'accord de Washington pour la réduction de ce que l'on appelle les armes intermédiaires, c'est-à-dire les armes nucléaires à moyenne portée (4000 kilomètres), c'est-à-dire non trans-continentales ne franchissant pas l'Atlantique. Ces négociations n'ont pas véritablement avancé pour les armes trans-continentales, les armes dites stratégiques. En effet, des armes américaines peuvent atteindre le sol soviétique et vice et versa. La France ne participe pas à cette négociation sur la stratégie non pas par principe mais en fait j'ai donné à la tribune des Nations unies il y a maintenant pas mal d'années, je crois que c'était en 83, les conditions que je posais. Elles sont très raisonnables. Elles consistent à dire que l'armement russe et l'armement américain sont extrêmement puissants, c'est de l'ordre de 12000, 13000 charges nucléaires. L'armement de la France est de l'ordre de quelques centaines de charges nucléaires, idem pour l'armement britannique, je ne parle pas pour l'instant de l'armement chinois. De ce fait il faut que la réalité du désarmement nucléaire stratégique des deux plus grandes puissances ait atteint un étiage vers le bas beaucoup plus important qu'aujourd'hui, d'ailleurs cela n'a pas vraiment commencé avant que nous acceptions de nous mêler à ces discussions.
- Mais nous en acceptons le principe et nous serons présents autour de la table le jour où l'on parlera de choses comparables. Pour l'armement conventionnel, les armes dites classiques, là il y a quand même progrès, et plusieurs décisions ont été prises, le problème est qu'elles soient véritablement appliquées et contrôlées. Puis, vous avez d'autres types d'armes, les armes biologiques, les armes chimiques.
- Bref, notre plan, le plan français, tente d'examiner l'ensemble, c'est pour cela qu'on l'appelle global : toutes les formes d'armement et sur toute la surface du globe. C'est pourquoi la France a décidé en même temps de signer le traité contre la prolifération nucléaire pour aligner ses actes sur ses principes et pour prendre part sans aucune réserve à l'effort de désarmement que beaucoup d'autres pays que le nôtre ont entrepris, notamment les Etats-Unis d'Amérique.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous faisiez tout à l'heure référence à la Conférence sur la Coopération et la Sécurité en Europe qui s'est déroulée l'année dernière à Paris et on avait parlé justement de l'esprit de la Charte de Paris pour le règlement des différends. Entre-temps il y a la guerre du Golfe, entre-temps des guerres qui continuent, on a eu des exemples encore récemment.
- LE PRESIDENT.- C'était l'Europe, nous ne prétendions pas régler les problèmes qui se situent hors de notre continent.
- QUESTION.- Mais cet esprit, selon vous, à quand même une valeur universelle.
- LE PRESIDENT.- Il a d'abord eu une valeur importante puisque les pays signataires de cet accord de Paris autour de la coopération et de la sécurité ont été en bon accord. En tout cas, il n'y a pas eu de désaccord grave par rapport au conflit du Golfe. Vous imaginez ce qui se serait passé il y a dix ans au Conseil de sécurité avec l'Union soviétique. Est-ce que les pays de l'Europe, signataires, ont eu l'ambition de couvrir l'ensemble de la planète ? Non. Simplement ils peuvent, sans se proposer en modèle, dire ce que nous avons fait, nous. Nous étions des ennemis, deux guerres mondiales c'est beaucoup en vingt ans de distance, depuis le début du siècle avec tant de désastres. Nous avons surmonté tout cela. Pourquoi d'autres régions du monde, pensons en particulier au Proche et au Moyen-Orient, pourquoi ne parviendrait-on pas par des procédés comparables, sans prétendre les imposer, à rétablir la paix, la réconciliation, la paix et ensuite une organisation commune qui, sans être contraignante veillerait au retour à la paix. Certains de nos pays, ceux qui sont directement intéressés à la chose, en particulier les membres du Conseil de sécurité dont la France, sont naturellement destinés à donner leur opinion sur tous les sujets qui peuvent mettre en cause la paix dans le monde.\
QUESTION.- Une toute dernière question si vous le permettez et qui change complètement d'argument. Les femmes et le pouvoir, vous venez de nommer une femme à la tête du gouvernement français, Mme Cresson. On a vu dans cette nomination un facteur symbolique, mais on sait aussi que dans votre staff présidentiel il y a plusieurs femmes, un choix ou bien un hasard ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas du tout un hasard, non. Si on se fiait au hasard, il n'y aurait de femmes, nulle part, parce que le hasard ne serait que l'expression de la pesanteur d'une société très traditionnelle dans laquelle les hommes continuent d'exercer les principaux pouvoirs, du moins les pouvoirs publics. Non, voyez, même aujourd'hui une femme, Edith Cresson, est Premier ministre en France, la première fois dans notre histoire que cela se produit. Mais il y a également six femmes qui prennent part au Conseil des ministres. Il y en a sept, mais la distinction, si vous voulez, se fait entre le secrétaire d'Etat et les ministres. Six femmes, c'est la première fois que cela existe en France, qui donc ont voix au chapitre sur toutes les questions qui intéressent la vie du pays et pas dans des responsabilités généralement consacrées dit-on aux compétences féminines. Elles sont compétentes dans ces domaines qui sont indifférenciés, hommes ou femmes.
- Donc, une femme Premier ministre, sept femmes au gouvernement, dont six prennent part à toutes les réunions du Conseil des ministres et vous me dites dans mon entourage, oui, il y a en effet de nombreuses femmes qui sont appelées à exercer de grandes responsabilités. Ce n'est pas simplement parce qu'elles sont femmes, c'est parce qu'elles en sont capables. Et c'est cette tournure d'esprit qui n'est pas la vôtre, mais que j'observe souvent. C'est-à-dire que vous avez posé la question, vous n'avez pas exprimé votre opinion, mais vous avez posé la question, est-ce que c'est parce que cela doit être symbolique. Non, ce n'est pas parce que cela doit être symbolique. Puisqu'elles en sont capables, pourquoi ne rempliraient-elles pas ces fonctions ? Et jusqu'ici cette question a bien été posée, je ne suis pas le premier à la poser. Je suis le premier à la résoudre de cette manière-là en tout cas en France, parce qu'elles doivent représenter l'état d'une société. Notre société doit être précisément débarrassée de cette discrimination sur le plan de la gestion des affaires publiques. Cela se passe très bien comme cela. Cela a surpris beaucoup de gens y compris l'opinion française qui était plutôt satisfaite d'ailleurs. J'en suis surpris, parce que nous sommes plutôt en retard sur l'évolution des moeurs et sur la réalité de notre société. Les femmes travaillent pour la plupart, les femmes sont citoyennes, sont électrices dans de nombreux pays. Elles l'ont été tardivement, elles participent considérablement à la production, au développement de la science, des technologies. Elles sont ingénieurs, elles sont.. Bon, j'ai même tort de m'engager davantage dans cette discussion. Où est la distinction sur le terrain où nous nous plaçons ? La capacité à diriger nos pays est entière de part et d'autre. Voilà ce qui s'est produit, je me suis contenté de constater un fait en me réjouissant de pouvoir briser enfin un vieux tabou.\
QUESTION.- Monsieur le Président je vous remercie pour cette interview et pour cet entretien.
- LE PRESIDENT.- Je voudrais profiter de l'occasion que vous me donnez pour adresser mon salut au peuple de votre pays, à sa population. J'ai voulu rétablir en 1983 des relations officielles qui, aussi surprenant que cela soit étant donné notre proximité et nos affinités, avaient été oubliées puisqu'il n'y a pas eu de visite d'Etat d'un Président de la République française depuis 1910, vous imaginez. Je n'ai pas non plus souhaité qu'entre 1983 et 70 ans plus tard il n'y ait plus rien. J'ai non seulement plaisir à me rendre dans votre pays, mais j'ai plaisir à rencontrer les Suisses qui sont très typiques en dépit de vos différences internes. Il y a un type d'organisation assez remarquable, une culture très développée et sur bien des points qui ont pu montrer des exemples aux autres pays d'Europe. En plus, comme je vous l'ai dit pour commencer cela me fait plaisir d'y aller. Il y a des endroits où on aime aller, il y en a d'autres où on aime moins aller. En l'occurrence, j'aime bien aller en Suisse. Je ne demande pas toujours la permission, j'y vais comme cela. Là, c'est une journée intéressante et en effet officielle, mais ce n'est pas un voyage d'Etat. On ne va quand même pas remuer nos populations, obliger à des déplacements de troupe, faire toute cette sorte de grand théâtre qu'est une visite d'Etat. Là, ce sera beaucoup plus simple et je m'en réjouis et je me réjouis de revoir le Président Cotti dans ces conditions.\