28 février 1991 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à l'hebdomadaire néerlandais "Elsevier" le 28 février 1991, notamment sur l'union politique européenne, la concurrence avec l'Allemagne, le rôle du Parlement européen et la défense européenne.

QUESTION.- Pourriez-vous nous dessiner les contours politiques, économiques et même géographiques de l'Europe unie dans l'an 2000 et sa position mondiale ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe sera-t-elle unie en l'an 2000 ? Il dépend des Européens de transformer ce qui n'était hier encore qu'un profit ou un rêve. Pour ma part, je le souhaite. C'est pourquoi j'ai parlé à la fin de l'année 1989 d'une Confédération européenne. Aujourd'hui, il existe des institutions, nombreuses même, où se retrouvent, selon des configurations variées, les Etats européens. Chacune a sa légitimité et sa raison d'être. Mais il manque une perspective, un horizon commun que les Européens ont besoin dès maintenant de se fixer. Ils aspirent à disposer d'un cadre permanent de coopération et de solidarité où débattre, sur un pied d'égalité, de leur avenir, où travailler à des projets concrets et utiles. C'est ainsi que l'on consolidera les acquis de la démocratie et que l'on surmontera les inégalités économiques.
- A l'invitation du Président Havel et de moi-même, des personnalités venues de tout le continent tiendront des Assises à Prague au printemps prochain. Ce sera le premier pas vers la création d'un espace européen unifié £ d'une Europe où l'histoire et la géographie seront enfin réconciliées. Bien entendu cela suppose, parmi les éléments fondateurs essentiels de l'Europe, le développement et l'enracinement de la Communauté des Douze.\
QUESTION.- De quelle façon la France pense-t-elle maintenir son rôle politique et culturel de premier plan en Europe unie, et comment des petits pays, comme les Pays-Bas, qui craignent la domination des grands, peuvent-ils maintenir leur place et leur culture dans cette même Europe ?
- LE PRESIDENT.- La Communauté est composée de nations anciennes attachées à leur passé et à des traditions parfois semblables, parfois très différentes. En France et aux Pays-Bas, nous avons en commun, par exemple, l'ouverture vers l'extérieur, vers le monde au-delà des frontières européennes : cela a modelé notre histoire aux uns et aux autres. La Communauté est riche de cette diversité et de ces ressemblances. Chaque Etat sait ce qu'il peut apporter à l'Europe des Douze, mais aussi ce qu'il doit à cette construction. La France et les Pays-Bas, membres fondateurs, en sont particulièrement conscients.
- Or, pas plus que dans le passé, l'approfondissement de la Communauté, son émergence sur la scène internationale à la mesure de sa puissance économique ne se fera au détriment de personne. Loin de signifier la dilution des nations qui la composent, l'Europe unie est au contraire pour elles la chance de devenir la force d'équilibre dont le monde a besoin dans le nouvel ordre international qui se dessine.\
QUESTION.- Fin octobre dernier, vous avez donné comme pronostic qu'une monnaie commune serait créée avant l'an 2000. Ce pronostic n'est-il pas trop optimiste ? Par quelles étapes cela devra-t-il se réaliser ? Quels seront les obstacles majeurs à l'introduction d'une monnaie commune et quelles adaptations et changements de positions des différents pays concernés rendra-t-elle nécessaire ?
- LE PRESIDENT.- La France souhaite l'union économique et monétaire à Douze. Dix ans est-ce trop ? Non, si l'on croit à l'Europe. Au bout d'un chemin qui, nous l'espérons, ne sera ni trop court ni trop long, nous devons déboucher sur des parités irrévocablement fixées entre toutes les monnaies du système monétaire européen, puis sur une monnaie unique sera l'Ecu.
- Un projet aussi considérable exige à la fois une forte volonté politique et un cadre économique et institutionnel adapté. Cette volonté, nous l'avons. Il restera à terminer le cadre économique et institutionnel qui nous permettra de mener à bien l'entreprise. Tel est l'objet de la Conférence intergouvernementale qui s'est ouverte à Rome, en présence des chefs d'Etat et de gouvernement, le 15 décembre dernier.
- La France a déposé, à la fin du mois de janvier, une contribution qui a pris la forme d'un projet de traité. Les travaux ont maintenant bien commencé sous l'impulsion de la présidence luxembourgeoise.\
QUESTION.- Quelles seront les conséquences d'une Allemagne superpuissante en Europe, pour les autres pays comme la France et les Pays-Bas et pour l'Europe elle-même ?
- LE PRESIDENT.- Au sujet d'une Allemagne très forte sur le plan économique, je veux dire ceci. D'une part, nos économies sont devenues tellement interdépendantes que toute décision d'un partenaire influe sur ses voisins, a fortiori les choix du pays dont l'économie pèse du plus grand poids. D'autre part, aucun pays européen ne peut prétendre affronter seul la compétition internationale. Ce dont nous avons besoin dès lors, et que seule la Communauté nous offre, ce sont des règles et des mécanismes qui permettent à chaque partenaire, quel que soit son poids économique ou démographique, d'obtenir la prise en compte de ses intérêts, et aux Douze d'aboutir à l'intégration économique. Au demeurant la France et les Pays-Bas disposent d'une économie prospère et d'une monnaie saine. Pourquoi ces deux pays douteraient-ils d'eux-mêmes ? La courbe démographique française est plus forte que celle de l'Allemagne. Acceptons les risques de la concurrence. L'unité allemande n'a fait que rétablir la réalité historique. Nos pays depuis des siècles, se connaissent et voisinent. Finalement chacun d'eux, aujourd'hui, prouve chaque jour sa vitalité. C'est prometteur pour l'avenir.\
QUESTION.- Les propositions dans la lettre franco-allemande sur l'union politique européenne de décembre dernier sont vivement critiquées aux Pays-Bas. Les autorités néerlandaises jugent le renforcement du rôle du seul Conseil européen plutôt contraire à une plus grande démocratisation des institutions européennes. Que pensez-vous de cette crainte ?
- LE PRESIDENT.- Les propositions que le Chancelier Kohl et moi-même avons faites, en décembre de l'année dernière, concernent en effet le Conseil européen, mais pas exclusivement. Cela s'explique par la conception ambitieuse que nous avons de l'union politique. Quelle autre institution que le Conseil européen, instance la plus élevée du Conseil, serait davantage qualifiée pour procéder aux choix essentiels et déterminer les orientations générales de la politique étrangère et de sécurité commune ? L'expérience que j'ai de ses délibérations est qu'au fil de nos réunions nous en sommes venus à discuter de problèmes de plus en plus importants pour l'avenir de nos pays. Et nous le faisons d'égal à égal, entre responsables investis de la confiance de leurs pays. Ce Conseil est en effet seul en mesure dans la réalité d'obtenir l'adhésion de nos peuples.
- Mais il ne s'agit pas pour autant de négliger le rôle du Parlement européen et de la Commission. Au contraire, la France souhaite aller plus loin dans le sens d'une co-décision du Parlement, par exemple en matière d'environnement, et reconnaître à celui-ci un rôle accru lors de la formation de la Commission. Cela aussi la proposition franco-allemande l'a dit.\
QUESTION.- De quelle façon la démocratie européenne peut-elle être renforcée ? Comment peut-on créer entre les institutions européennes une séparation des pouvoirs équilibrée et en même temps efficace ?
- LE PRESIDENT.- Les Etats qui composent la Communauté sont des démocraties. Au sein même de la Communauté et de la future union politique, les moyens doivent être trouvés d'associer mieux et davantage les citoyens à la construction européenne.
- Cela implique la définition d'une citoyenneté européenne offrant à chaque ressortissant de la Commuanuté les mêmes droits et devoirs, quel que soit son lieu de séjour ou de résidence.
- Cela passe aussi par une association plus étroite du Parlement européen aux décisions de la Communauté, en allant dans le sens d'un pouvoir de co-décision pour les actes de nature véritablement législative.
- Cela signifie enfin la prise en compte des préoccupations des parlements nationaux qui voient leurs prérogatives législatives se réduire. La France a proposé que soit explorée l'idée d'une association institutionnelle du Parlement européen et des parlements nationaux appelés à exercer leurs pouvoirs conjointement dans les nouveaux domaines de compétence de l'Union.\
QUESTION.- Dans le nouvel équilibre mondial, quelle est votre position entre une défense atlantique ou européenne ? Y a-t-il un rôle pour l'Union soviétique dans une défense européenne ? La France peut-elle garder son autonomie sur sa force nucléaire dans une défense européenne ?
- LE PRESIDENT.- J'estime qu'il n'y a pas incompatibilité, mais au contraire complémentarité entre l'Alliance atlantique et une défense européenne. L'Alliance atlantique va sortir profondément modifiée des événements à l'Est, dans le Golfe. Nous souhaitons qu'elle soit maintenue et en même temps adaptée comme l'a décidé le Sommet de Londres. Elle le sera d'autant mieux qu'elle s'appuiera sur une défense européenne renforcée. Pour les Allemands et pour nous, le noyau de cette défense européenne pourrait être l'UEO appelée à devenir un élément essentiel de la future union politique des Douze. Dans le cadre de la conférence intergouvernementale sur l'union politique, nous avons déjà commencé de travailler sur cette question. J'ai bon espoir que nous arrivions à une synthèse.
- L'Union soviétique n'a pas vocation à faire partie d'une défense européenne stricto sensu qui concerne d'abord les membres de l'UEO ou bien les Douze de la CEE ou bien encore l'ensemble des pays européens membres de l'Alliance atlantique. En revanche, l'Union soviétique est appelée à jouer un rôle éminent dans la CSCE telle qu'elle a été renforcée au Sommet de Paris.
- Quant à votre question sur la force nucléaire française dans le cadre d'une défense européenne, ma réponse est la suivante : pour que la décision nucléaire soit crédible, il faut qu'elle relève d'une décision nationale autonome et rapide. Cela découle non pas d'une théorie mais de la nature de cette arme et ceci s'applique donc aussi bien à l'arme nucléaire britannique, française, qu'américaine. Cela ne doit pas nous empêcher de mettre sur pied une défense européenne conventionnelle forte et moderne.\
QUESTION.- Les initiatives diplomatiques de la France pendant la crise, comme celle du 15 janvier, ont irrité certains pays européens comme les Pays-Bas, parce qu'elles étaient prises en dehors de la Communauté ?
- LE PRESIDENT.- Mais l'union politique n'existe pas encore ! Le nom de notre Communauté est Communauté économique européenne. La conférence intergouvernementale sur l'union politique a débuté et les propositions françaises lui sont tout à fait favorables. J'espère que les travaux aboutiront. Quand les dirigeants néerlandais prennent une décision de politique extérieure, est-ce qu'ils nous en parlent ? Je ne leur en fais aucun reproche. Mais cela n'est jamais arrivé. La France a envoyé à peu près quinze mille hommes dans la région. Les positions de principe des pays de la Communauté sont les mêmes dans la guerre du Golfe, pas les responsabilités pratiques. Cependant, je le répète, nous sommes très partisans de la construction de l'Europe et nous sommes prêts à aller loin dans ce sens.\
QUESTION.- Les Néerlandais comprennent-ils les positions de la France ?
- LE PRESIDENT.- Souvent oui. Cependant, je crois qu'au moment de la création de la banque pour l'Est (BERD) il y a eu un certain froissement que je déplore. Mais on ne peut pas cristalliser les relations entre nos pays sur une compétition particulière. J'ai toujours cherché et je continuerai à renforcer l'amitié entre nos deux pays et depuis mon adolescence j'ai pour le vôtre un attachement profond.\
QUESTION.- Monsieur le Président, que faut-il faire pour avoir une paix durable dans la région du Golfe ?
- LE PRESIDENT.- D'abord il faut naturellement que le Koweit soit libéré. Ensuite, comme je l'ai déjà dit dans mon discours du 24 septembre devant les Nations unies et répété dans le plan français du 15 janvier, il faudra résoudre les problèmes du Proche et du Moyen-Orient. Problème israélo-arabe, problème palestinien, problème du Liban, contrôle des ventes d'armes, désarmement, redistribution des ressources, reconstruction des pays atteints par la guerre. Nous nous y préparons.\