4 janvier 1991 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors des voeux aux forces vives de la Nation, notamment sur le risque de conflit au Moyen-Orient, la situation économique de la France et celle des "nouveaux pauvres", Paris, le 4 janvier 1991.

Mesdames et messieurs,
- Je suis heureux de vous accueillir cet après-midi à l'Elysée. C'est une tradition que nous avons ouverte il y a quelques années et j'ai plaisir à retrouver un certain nombre de visages qui, dès le premier jour, sont venus pour célébrer les voeux mutuels que l'on s'adresse en début d'année.
- Vous représentez de multiples formes de l'activité du pays mais des formes représentées, organisées, militantes qui cherchent à aider, à développer, à servir. Quelle que soit l'association que vous représentiez ce sont des groupes d'intérêt. Le mot "intérêt" est employé dans son sens légitime, ce sont les compétitions d'intérêt qui ne le sont pas toujours. Les intérêts sont nécessaires à la vie d'un pays et même de toute société et il est également nécessaire de les défendre quitte bien entendu à ce que l'équilibre des forces se fasse par le dialogue, pas la confrontation mais le dialogue, l'arbitrage. L'Etat a une vocation particulière dans ce domaine pour susciter, relancer, parfois même cautionner ce qui relève essentiellement de l'initiative et de la responsabilité des dirigeants, représentants ou interprètes que vous êtes.
- Les voeux que je forme pour vous sont d'une nature tout à fait connue, classique. Les termes de la vie se ramènent à quelques sentiments forts, à quelques espérances qui, elles, se veulent toujours immenses, à quelques modes de vie ou bien aux difficultés, aux peines, aux inévitables obstacles qui se dressent devant toute tentative humaine. Puis je n'ignore pas - si je l'ignorais vous me le diriez - que certains d'etre vous, pas tous, représentant des groupes de femmes et d'hommes très exposés dans la compétition moderne, qui souffrent plus que d'autres et donc qui s'inquiètent d'autant.
- Toutes les revendications ne sont pas justifiées mais ce qui est toujours justifié c'est le mouvement qui porte à revendiquer. Pourquoi le fait-on ? Est-ce par le désir d'avoir tout ce qui se passe là devant soi ? Non ! Est-ce le désir de dominer, d'acquérir un pouvoir ? Parfois, mais pas le plus souvent. C'est le désir de vivre en ayant les moyens matériels, intellectuels, spirituels, culturels de sa propre vie et de celles dont on a la charge, de ses enfants, de tous ceux qui vous entourent. Donc, moi je ne suis pas de ceux qui voient votre activité comme redoutable pour l'Etat. Je la considère comme complémentaire. Un Etat tout seul, avec le vide autour de lui, il battrait très vite de l'aile ou bien deviendrait par nature rapidement oppressif ou bien indifférent. C'est grâce à l'ensemble des forces que vous représentez, vous et d'autres que peu à peu se tisse cette espèce de vaste manteau paré des couleurs brillantes ou ternes, selon les moments, qui font un pays, le fond du décor sur lequel un pays se développe.\
Nous sommes pris dans des circonstances graves sur le plan extérieur mais je ne vais pas vous faire un récit de ce que vous savez autant que moi. Il faut attendre encore quelque temps pendant lequel le destin balancera et quelle que soit l'issue, le point où s'arrêtera l'aiguille. Mon rôle en tout cas est d'être près à concevoir et à supporter, à maîtriser l'événement pour que notre pays se sente suffisamment rassemblé. Si c'est la paix ce sera plus aisé et je le souhaite. Si ce n'est pas la paix mais la guerre ce sera difficile. Mais un peuple comme le nôtre sait ce qu'est l'histoire : il l'a faite assez souvent, il en connaît le prix, le poids, le risque. En tout cas, ces dirigeants qui ne sauraient pas prendre ces risques-là, naturellement en toute conscience et après examen, n'auraient pas le droit de gouverner. Assurément on peut toujours se tromper dans les choix que l'on fait mais le suffrage universel se charge de vous mettre à la raison. Vous voyez que nous disposons vraiment de tous les mécanismes qui nous permettent d'avancer avec toute la sécurité désirable. Simplement l'événement on ne peut pas en être maître, souvent c'est une boule de billard pleine d'huile qui vous glisse entre les mains surtout s'il y a beaucoup de mains pour s'en saisir, ce qui est le cas.\
Sur le plan intérieur, j'ai noté beaucoup de choses à vous dire et je ne veux pas transformer ces réunions qui me sont agréables en exposé général, en discours sur l'état de l'union. Mais enfin, j'observe que, dans certains domaines, des progrès sont accomplis sur le plan de l'économie et des finances, c'est indéniable. Je ne parle pas du problème de répartition, de partage qui reste encore à aborder de plus près avec une très grande énergie. Mais il y a la situation générale de la France qui, comparée à celle des pays voisins les plus compétitifs, occupe une situation plus qu'honorable.
- Puis il y a les catégories, là les choses ne sont pas égales. Vous vous souvenez que j'avais engagé le gouvernement - qui au demeurant pensait de même - à relancer le débat sur les salaires, je ne parle pas des bas salaires mais des salaires qui ne permettent pas de vivre ou qui permettent de vivre difficilement. C'est à vous de déterminer à quel moment cela commence et à quel moment cela s'arrête. Tout de même, j'ai là une petite note sur laquelle on m'a donné les éléments chiffrés. La négociation, le processus est engagé dans les 64 branches qui sont particulièrement en retard. 16 ont déjà réussi à conclure un accord portant sur des salaires minima à un niveau supérieur au SMIC. Certaines qui visaient un objectif plus ambitieux - il suffit de revoir toute leur classification - sont sur le point d'aboutir £ c'est le cas de la métallurgie, de l'industrie du textile, de l'imprimerie, de la sidérurgie.
- C'est donc une impulsion qui a été donnée. L'Etat y contribue par la création de commissions mixtes avec des techniciens et des fonctionnaires pour renouer les fils du dialogue. Un développement des techniques est apporté par le financement d'intervention d'experts et je sais que le ministre du travail et de l'emploi ainsi que le Premier ministre y attachent beaucoup d'intérêt et d'importance.
- Certains éléments mériteraient à eux seuls une longue intervention, je pense surtout au logement ou à l'organisation de nos villes. Mais ce sera pour une autre fois.\
Un élément que l'on néglige souvent dans nos conversations, c'est l'élément culturel. Il est très important, parce qu'on a souvent un comportement qui consiste à considérer qu'il est suffisant de s'occuper d'améliorer un salaire, de donner un peu plus de sécurité. Comme si ce n'était que cela un Français vivant dans la difficulté ! Alors qu'il a en fait des exigences de l'esprit, de la beauté, le goût de vivre avec un minimum d'espace. Tout le monde ne parle pas de confort, mais tout de même d'aise pour pouvoir se développer soi-même dans son corps et par son esprit. Donc, l'élément culturel est pour moi extrêmement important. Quand j'ai lancé il y a maintenant neuf ans et davantage un certain nombre de grands projets, ce n'était pas pour aller m'y installer le jour venu ou bien ce n'est pas que je préparais, comme je l'entends dire, un mausolée où pourrait reposer ce qui resterait de moi après coup. C'est parce que je veux que ce soit ouvert à d'immenses foules, que tout Français puisse approcher la beauté. Ce n'est pas toujours d'ailleurs la beauté, parce que souvent c'est raté ou à demi raté, à demi réussi ou très réussi, c'est comme cela la vie.
- Mais quelquefois c'est très réussi. Et en tout cas l'instrument culturel est mis à la disposition de notre peuple. Je pense au Grand Louvre qui a déjà connu un développement considérable en l'espace de deux ans et il est loin du compte, car tout cela ne sera terminé qu'à la fin du siècle. Le peuple français aura le sentiment de posséder là un trésor où il pourra constamment s'enrichir l'esprit, les sens, le goût, tout ce qui est indispensable à la vie de tout être humain.\
Eliminons l'ensemble des catégories que je pourrais traiter devant vous. Je vais passer devant vous et vous saluer. Je veux simplement que vous sachiez qu'après quelques années plus faciles d'un rude travail nous connaissons une période de doute, pas nous, mais le pays qui n'est pas toujours au courant de tout. Il n'y a pas de récession, ce n'est pas exact, mais il y a un infléchissement de la tendance par rapport à ce dont on pouvait disposer - je ne parle pas de ce que l'on pouvait espérer - il y a un an, deux ans, trois, non, ce n'est plus tout à fait cela. Mais je crois que c'est circonstanciel, donc il n'y a pas de raison de renoncer à la réussite d'un plan de croissance qui, d'ici peu d'années, devrait assurer à notre pays dans son ensemble un gage de réussite important. Enfin, cela ne veut pas dire que quel que soit l'état de fortune moyen du pays, nous n'ayons toujours quelques deux à trois millions de nos concitoyens qui eux n'y arrivent pas. Contrairement à ce que j'entendais l'autre jour dans une radio, prononcé par un militant politique - naturellement réservé à l'égard du gouvernement - ce n'est pas nous qui avons inventé la nouvelle pauvreté, puisque avec beaucoup de bon sens et de justesse de vue, le Premier ministre de l'époque précédente, M. Raymond Barre avait, comme vous le savez (certains d'entre vous sont du Conseil économique) commandé un rapport qui est un rapport très intéressant sur la "nouvelle pauvreté". Même l'expression était déjà trouvée. Alors cessons d'accabler toujours les mêmes sous les mêmes imputations qui deviennent excessives. Elles peuvent peut-être au début paraître flatteuses mais, à la longue, elles sont lourdes à porter. Mais c'est vrai qu'il y a trois millions de Français qui vivent trop difficilement et qui doivent être pour nous placés avant tous les autres. Ce qui ne veut pas dire qu'il faille soutenir et assister avant de penser à produire et à organiser. Tout cela doit être équilibré, de telle sorte que nul n'y perde ce qu'il est en droit d'attendre.
- Enfin, c'est un domaine dans lequel vos avis et conseils nous seront de plus en plus nécessaires. Et vous savez que je le requiers. Chaque fois que vous aurez l'idée de me communiquer un projet, n'y manquez pas. Le sens de l'intérêt général est très partagé même quand on consacre une part de sa vie à des démarches catégorielles, on n'en reste pas moins un citoyen qui en rentrant chez lui reste un citoyen avec ses exigences, ses ambitions, son idéal, sa générosité. Il suffit de regarder autour de soi pour voir de quelle façon on vit. On a besoin de vous, ce qui justifie tout à fait les voeux que je vous adresse, qui s'adressent à vos personnes d'abord, bien entendu, à ceux et celles que vous aimez mais aussi à tous vos mandants répandus par millions sur l'ensemble du territoire. Ils ne peuvent pas être là mais vous êtes là et vous leur direz ce que vous aurez à leur dire. En attendant merci d'être venus aujourd'hui.\