3 janvier 1991 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le rôle de l'ONU pour le maintien de la paix entre les peuples par la concertation et le respect du droit international, Paris, le 3 janvier 1991.

Mesdames et messieurs,
- Chacun ici ce soir, je le suppose, éprouve un peu de cette magie des commencements qui accompagne toujours l'aventure d'une nouvelle annéee. L'aube d'une décennie, la dernière de ce siècle. Chacun formule des voeux, entretient des espoirs, se plait à rêver de ce qui pourrait être mais qui n'est pas encore. Et c'est bien comme cela. Il y a des temps pour l'espérance et il est bon que de temps à autre nous puissions nous retrouver en dépit de toutes les différences et de tous les antagonismes, les oppositions d'intérêt, nous qui sommes porteurs tout de même ensemble de la réalité universelle du genre humain et responsables de son destin.
- Vous êtes vous-mêmes, mesdames et messieurs, chargés par vos pays de les représenter en France, de rapporter aux chefs d'Etat et de gouvernement, aux ministres des affaires étrangères l'essentiel de nos préoccupations et je forme les voeux pour que ce que vous en direz puisse contribuer utilement à la paix entre les peuples, même en un moment comme celle-ci ou cette espérance paraît bien compromis. Elle n'est jamais compromise tout à fait tant qu'il y a une volonté, tant qu'il reste des jours, des heures. Aucun ne doit être perdu mais en même temps il faut avoir pleine conscience des obligations auxquelles il faut souscrire.
- Enfin, je souhaite ici m'adresser à vous, et à travers vous, aux peuples dont vous êtes les interprètes pour vous parler des chemins du progrès, de la liberté, de la paix, discours connu mais qu'il faut cependant répéter car c'est bien ce que j'éprouve et ce qu'éprouve avec moi le peuple français.
- Aussi avant d'être à nouveau emporté par le tourbillon des jours, le cortège des soucis quotidiens, je vous propose de nous arrêter quelques instants sur l'année écoulée comme vous avez bien voulu le faire, monsieur le Nonce, vous que je remercie de vos propos. Les liens très anciens qui vous unissent à la France, l'autorité qui s'attache à votre qualité, vous voudrez bien à la fois accepter mes voeux, mais aussi transmettre ceux qui vont vers sa Sainteté le Pape Jean-Paul II qui m'a déjà adressé le message qu'il destine au monde.\
Si une idée pouvait résumer le chemin parcouru entre 1981 et 1990, années depuis lesquelles j'exerce une certaine responsabilité, elle pourrait être tirée d'un discours prononcé lors de la dernière Assemblée générale des Nations unies. Cette phrase n'a pas été prononcée par moi, il vaut mieux d'ailleurs éviter de se citer soi-même. Alors cette citation, la voici : "Le plus grand défi à l'humanité est d'arriver à une société universelle et civile fondée sur la règle du Droit".
- Je vous précise que le discours dont provient cette citation est celui de M. le ministre des affaires étrangères de l'Union soviétique mais il n'est pas l'auteur de cette citation. L'auteur c'est Emmanuel Kant, qui n'était pas au courant de ce qui se passe au Moyen-Orient en 1991, mais qui avait déjà dessiné une ligne générale d'action pour tous les hommes libres, ligne d'action qui s'impose en toute circonstance. A vrai dire, il y a dix ans, lorsqu'on s'essayait à faire des pronostics, à imaginer la décennie, la vision du monde était surtout faite de sombres certitudes, déjà. L'avenir des relations entre l'Est et l'Ouest n'était conçu qu'en termes d'affrontements, c'étaient les blocs. La guerre froide semblait être notre pain quotidien. On était installé dans cette situation. Comment pouvait-il en être autrement ? Faut-il que je vous parle de l'Afghanistan, des euromissiles, de la crise en Pologne, de l'initiative de défense stratégique, parmi d'autres choses pour planter le décor. Tout semblait devoir découler de cette nouvelle guerre froide tandis que les rapports Nord-Sud paraissaient fondés sur une autre assurance qui conduisait à penser le Sud comme un espace cohérent, monolithique, unifié par son exploitation et les dangers qu'il pourrait présenter pour nous, nous pays du nord. La mauvaise conscience nourrissait chez certains une certitude supplémentaire, celle qu'un jour le sud prendrait sa revanche qui pourrait prendre des formes différentes, mais toujours menaçantes : bombe démographique, terrorisme, chantage généralisé sur les matières premières dont le choc pétrolier de 1979 n'a représenté que le début.
- Le scepticisme suscité par la construction européenne, ne pouvait pas être dissipé avant longtemps, malgré les avancées que représentait la création du système monétaire européen, le principe de l'élection au suffrage universel du Parlement européen, l'adhésion de la Grèce à la Communauté.
- Et qui aurait pu prévoir que le premier grand conflit Sud - Sud, allait opposer durant huit années l'Iran à l'Irak ? Qui aurait pu déceler dans la crise polonaise de 1980 à 1981, les signes avant-coureurs d'un effondrement du système qui prévalait dans ces pays ?\
Mais je ne vais pas, rassurez-vous, retracer ce soir le déroulement de la décennie qui vient de s'écouler, d'ailleurs vous le connaissez autant que moi. Vous avez bien voulu, monsieur le Nonce, rappeler quelques faits marquants de l'an dernier. J'en tirerai cependant une conclusion, méfions-nous des diagnostics prononcés par les meilleurs experts que sont a priori les responsables politiques. Disons pour être raisonnable qu'ils se trompent au moins une fois sur deux. Mais puisque j'en suis, je pourrais dire que ce calcul me paraît même un peu complaisant.
- En bref, ne nous résignons pas, ne nous résignons à rien, tout est toujours possible, si on le veut. C'est vrai que la décennie qui s'ouvre apparaît elle aussi assez lourde puisque nous nous trouvons confrontés à une alternative, et donc à un choix entre deux voies. Est-ce le consentement général autour de quelques notions de démocratie et de liberté, de respect de la règle de droit et de la personne humaine qui prévaudra ? Ou bien, sera-ce, je pense en particulier à l'Europe, le retour des nationalismes en un jeu classique des puissances ? N'attendez pas de ma part des regrets sur les vertus du face-à-face entre les deux superpuissances. Je ne considère pas que c'était une époque idéale, même si cet affrontement qui ne s'est pas résolu dans un conflit plus grave, a été facteur d'équilibre et finalement de paix.
- Je ne me dissimule pas les dangers que comporte la configuration des rapports internationaux, ni les menaces qu'entraîneraient un retour de l'Europe aux problèmes lancinants de la fin du XIXème siècle : question des nationalités, question des Balkans, question d'Orient, question sociale, j'en passe...
- Quelqu'un s'est interrogé, il n'y a pas si longtemps, sur la fin de l'Histoire : l'Histoire allait s'arrêter. Elle continue. Elle continue et nous avons à la gérer. Il y a des tâches prioritaires. Il faut - pour ceux qui sont concernés parmi ceux qui m'entendent - persévérer dans l'architecture, la construction de l'Europe du IIIème millénaire et dans celle des rapports Nord Sud. Ils ont connu une évolution heureuse, utile, mais faible au cours de ces dernières années, faible puisque les structures mêmes qui créent le sous-développement et les spéculations qui l'amplifient n'ont pas été résolues. On peut même dire que rien n'a véritablement guéri le mal à la racine. On s'est contenté de panser quelques plaies.
- Est-ce que l'Europe - je m'adresse aux puissances européennes ici représentées - saura se transformer en untié capable de faire entendre son message, de faire partager ses vues ? Le monde industrialisé dont la France fait partie, saura-t-il soutenir les pays en développement comme je le demande partout où je m'exprime sur les tribunes internationales ? Enfin comprendrons-nous qu'il n'y aura de paix pour personne si l'on accroît les causes du déséquilibre entre les riches et les pauvres. En tout cas, je puis vous dire que la France maintiendra le cap tel qu'il a été fixé par moi-même et par les gouvernements avec lesquels j'ai travaillé depuis déjà plus de neuf ans. Ici même, certains d'entre vous s'en souviendront, en 1982, j'avais énoncé les sujets de préoccupations de mon pays dans l'ordre international. J'avais insisté sur les dangers du surarmement, sur tous les risques de refus de dialogue ou bien de la tentation du fait accompli. J'avais assigné à notre diplomatie française plusieurs objectifs : renforcer les fondements de la paix, favoriser le développement, s'engager résolument dans la voie de la construction européenne. Eh bien je pense qu'en dépit des progrès réalisés, ces principes d'action restent vrais.\
Nous avons au fond fait un choix essentiel au cours de ces derniers temps sur lequel je me permets d'insister un instant. Nous avons choisi, puisque les circonstances le permettaient, fin de l'opposition radicale des deux blocs, d'amorcer la réconciliation. Il nous a semblé que les Nations unies étaient le lieu privilégié où devaient s'affronter les points de vue mais que les Nations unies ne pouvaient pas se contenter de dire le Droit, elles devaient aussi se doter du moyen de le faire appliquer.
- Si cela est, un immense pas aura été accompli dans la mise en place d'un ordre universel fondé sur le droit et je l'espère, le plus souvent possible, sur la démocratie et le respect des droits de l'homme. Et c'est en raison de ce principe central en relation avec les Nations unies, et seulement les Nations unies, que la France a fait le choix que vous savez, dans le conflit du Golfe. Cet ordre-là a ses faiblesses et il connaît ses défaillances comme tout ordre. Il ne faut pas non plus imposer des volontés qui leur seraient étrangères aux pays qui prennent part à la vie de la société internationale. Je continue de dire ici que le message des Nations unies, si j'essaie de l'interpréter en tant que dirigeant de l'un des cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité et engageant la France, c'est tenter de résoudre tout conflit, et particulièrement celui-ci, par le dialogue. Mais le dialogue n'est possible que par le respect ou le retour au droit. A partir de là, il faut que chacun se sente assuré qu'aucun conflit n'aurait de justification et qu'il ne peut y avoir de mesure punitive ou d'objectif resté secret, ce qui a été dit par le Conseil de sécurité reste la règle de notre action, ce qui a été dit et rien d'autre. Est-ce que les quelques jours qui nous séparent du 15 janvier, date fixée par le même Conseil de sécurité, est-ce que ces jours suffiront, cela dépendra de tous les partenaires. Et puisqu'il faut commencer par remettre le droit à sa place, commençons par cela sans essayer de dire ou de faire autre chose que ce qui paraît le plus logique, le plus normal, le plus conforme. Il n'y a pas de désir de vengeance à assouvir, il y a le retour au droit et par là-même le retour au dialogue, et par là-même le respect de la paix et donc de la vie des peuples qui seraient engagés dans une guerre.
- Je vous demande, mesdames et messieurs, vraiment d'y songer. Quand on assume la responsabilité d'une mission confiée par la Société des Nations comme on disait naguère, par les Nations unies, comme on dit aujourd'hui, on doit s'en montrer digne. C'est-à-dire être prêt à en encourir aussi les risques mais sans jamais abandonner les chances, peut-être les faibles chances fragiles, mais elles sont là qui permettraient de convaincre et encore de convaincre que rien ne vaut le droit, la reprise du dialogue et puis la discussion sérieuse et honnête sur le respect des intérêts mutuels. C'est pourquoi la France a souhaité, continue de souhaiter, que l'ensemble des problèmes des régions troublées soit traité. On ne peut pas dire qu'ici on fait cela, et puis que là on fait le contraire.
- Notre position en faveur d'une ou de plusieurs conférences internationales, est, selon nous, dans l'intérêt de tous, car tous ont à gagner la paix par la sécurité, la reconnaissance du droit national et du droit des peuples, dans l'intérêt de tous. On se réunit, on prend le temps de discuter et de débattre, on garde toutes ses réserves de patience mais on discute, on y arrive et si tous les problèmes sont mis sur la table, justice et injustice se résoudront dans un pacte que j'aimerais voir ressembler à celui que les Européens ont instauré !.\
Je ne les `Européens` cite pas toujours en exemple, ils ont été dans une sorte de guerre permanente à travers les siècles passés, ils n'ont pas de leçon à donner, mais depuis quelques temps, depuis la dernière guerre mondiale, la leçon a suffisamment porté avec ces millions et dizaines de millions de morts laissés partout sur les champs de bataille, dans leur maison, sur les routes, le désastre, la mort, le deuil et pourquoi ?
- Les Européens ont pu surmonter non seulement ces crises mais aussi les ressentiments que ces crises entrainaient, l'amertume, le goût de la revanche, de la vengeance, tout ce qui paraît a priori impardonnable, la mort des siens ou l'oppression subie par son peuple, et nous y sommes parvenus. Je ne veux pas donner l'Europe en exemple, comme vous l'avez fort bien fait monsieur le Nonce, mais c'est un bon itinéraire, et si dans toutes les régions aujourd'hui troublées, menacées par des conflits, on engageait ce type de débat, si l'on parvenait à réduire les armements, à disposer d'institutions permanentes de conciliation et de dialogue, cela serait plus profitable à chacun et à tous que le langage des armes. Enfin, la France fera ce qu'elle croît être son devoir, elle souhaite que cet appel comme les autres soit entendu, elle vous demande, mesdames et messieurs d'être les bons interprètes de ce message et je n'exclus personne, mesdames et messieurs, personne, aucun de ceux qui m'entendent et je sais très bien à qui je m'adresse, l'extrême diversité des représentants qui se trouvent dans cette salle, je n'exclus personne des voeux que je forme pour les peuples, pour vos frères et vos soeurs, pour vos familles, pour vos patries. J'ai envie de vous le dire et je vous le dis, bonne année 1991 et je vous en prie, faites que ce soit vrai !.\