30 novembre 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'histoire et la mission de la Cour de Cassation, le statut des magistrats et le budget de la justice, Paris le 30 novembre 1990.

Monsieur le premier Président,
- Monsieur le Procureur général,
- Mesdames,
- Messieurs,
- L'un des mérites - et non des moindres à mes yeux - d'une commémoration comme celle qui nous rassemble aujourd'hui est de nous replacer dans la meilleure perspective pour apprécier les institutions : celle de l'histoire. Le temps rend à toute chose sa dimension exacte. Dégagé de l'agitation quotidienne et des préoccupations immédiates, l'essentiel apparaît. Ainsi en est-il de votre juridiction, née, vous l'avez rappelé, dans la tourmente révolutionnaire et vouée par ses fondateurs à interdire aux magistrats d'interpréter la loi. La crainte de l'arbitraire des juridictions, héritée de la défiance à l'égard des anciens parlements, hantait les hommes de la révolution pour lesquels la loi, "expression de la volonté générale" devait être la seule source du Droit. Le Chapelier, parlant du Tribunal de Cassation, première version de ce qui est devenu la Cour de Cassation, le disait expressément : "Si cette jurisprudence des tribunaux, la plus détestable de toutes les institutions, existait dans le Tribunal de Cassation, il faudrait la détruire".
- On a rappelé tout à l'heure qu'à l'origine, vous ne pouviez "casser" les jugements et arrêts qui vous étaient déférés que pour "violation des formes" ou "contravention expresse à la loi".
- Pendant longtemps, malgré les améliorations apportées par la loi du 27 Ventôse An VIII, qui vous a permis de rendre certains de vos arrêts "toutes sections réunies", vous n'avez détenu ni le pouvoir d'interpréter la loi, ni celui d'imposer vos décisions au juge du fond.
- Méconnaissant le principe de séparation des pouvoirs ou, plutôt, l'appliquant à la lettre, il vous fallait par voie de "référé" demander au législateur d'interpréter ses textes obscurs. Et il fut même un temps où le législateur, sans doute peu sûr de lui, vous renvoya par une loi du 16 septembre 1807 demander à l'Empereur - oui, à l'Empereur - d'imposer lui-même son interprétation aux juges du fond lorsque deux de vos cassations successives n'y étaient point parvenues.
- Je n'ai aucun regret de cette époque... où le chef de l'Etat était en quelque sorte le dernier recours de votre haute juridiction. Aussi ne m'avez-vous pas entendu dire, à l'instar d'un de mes illustres devanciers, que toute autorité, y compris judiciaire, procédait du chef de l'Etat.
- C'eût été le contraire de mes convictions et, d'une certaine manière, imprudent, si je songe qu'après des années de révérence, marquées par de nombreuses adresses laudatives et le don de "quarante chevaux équipés pour la guerre", les membres de la Cour de Cassation encore à ses débuts à cette époque lointaine, furent, le 13 avril 1814, l'un des premiers corps constitués à adhérer par 40 signatures sur 48, à la déchéance de Napoléon 1er. Ce jour-là celui qui avait fait, dix ans plus tôt, de votre tribunal une Cour, apprit à ses dépens que les grandes institutions survivent aux grands hommes.\
Dotés enfin du pouvoir d'imposer vos décisions, vous avez réussi à imposer à côté du respect dû à la loi, le respect de votre jurisprudence.
- Par quelques grands arrêts de principe, vous avez même parfois, vous avez insisté là-dessus, monsieur le Premier Président, comblé les lacunes de la loi sans pour autant vous opposer à la volonté exprimée du législateur.
- Car, de même que l'intime conviction "renferme toute la mesure" des devoirs d'un juré d'assises, le respect de la loi renferme toute la mesure des devoirs du juge. Le juge qui s'en écarte, quelles que soient les excuses ou la tentation du moment, manque à son serment et porte atteinte au statut qui fonde sa légitimité.
- Hormis celles qui violent les principes fondamentaux, il n'y a pas de bonne ou de mauvaise loi, pour le juge, pas de loi bien ou mal votée, mais la loi votée par les représentants du peuple, et la grandeur du juge est de s'incliner devant elle sans prétendre à un "droit de remontrance" disparu avec les parlements de l'Ancien Régime. Telle a été votre attitude constante au cours des temps. En vérité, notre état de droit doit autant à vos hardiesses qu'à vos prudences, les unes et les autres mûrement réfléchies.
- Après deux siècles, qui s'en plaindrait ? C'est grâce à la Cour de Cassation, que la loi s'adapte à la complexité du réel, qu'elle suit l'évolution des moeurs et le progrès des techniques, bref, qu'elle demeure vivante. Du droit de la responsabilité au droit de la filiation, du droit de la propriété intellectuelle au droit international privé, il n'est point de domaine juridique où votre jurisprudence ne supplée la carence ou la désuétude de la loi, tant il est vrai que la droit, comme la nature, a horreur du vide.
- Cette grande oeuvre jurisprudentielle, qui vous aurait valu les foudres de vos fondateurs, a favorisé la paix civile, enrichi la réflexion des juristes et mérité la gratitude des citoyens. Le droit, la loi, la République y ont également gagné.\
Nous en sommes là, mesdames et messieurs. Vous veillez au respect de la loi, vous protégez les libertés individuelles. Telle est votre mission, la plus noble sans doute, qui exige que soient assurées l'importance et la dignité de la fonction judiciaire et qui appelle de la part des autorités de l'Etat une considération particuliere.
- Voilà bien la question ! me répondront ceux qui, dans cette salle et au dehors, prennent part au débat très animé et très actuel qui porte aussi bien sur les principes (par exemple, qu'en est-il de l'indépendance de la magistrature ?) que sur les moyens statutaires et matériels dont disposent les magistrats et les auxiliaires de justice pour accomplir leur tâche. Débat - et souvent polémique - qui brouille les faits, ravive les passions £ polémique - et souvent procès - fait au pouvoir exécutif et que j'entends mettre au clair devant vous.
- Il y a beau temps que vous n'assistez plus à la valse des tribunaux d'exception créés ou dissous, créés et dissous au gré de leur complaisance à l'égard du pouvoir politique. Il y a beau temps que vous n'entendez plus le ministre de l'intérieur prétendre publiquement et précipitamment au terme d'une brève enquête de police sur l'assassinat d'un ancien ministre, que l'affaire est bouclée et les coupables découverts.
- Il y a beau temps que vous n'entendez plus ou que vous n'avez pas vu un garde des Sceaux suspendre de ses fonctions un juge d'instruction coupable d'avoir publié un article, sous un pseudonyme, dans un important quotidien. J'arrête là, la liste serait longue.
- Je suis, mesdames et messieurs, le garant de l'indépendance de la justice et jamais je n'aurais accepté, si l'on y avait pensé, que l'on manquât à cette règle fondamentale de nos institutions.\
Quant à la garantie des libertés individuelles, quel juriste éclairé et loyal ne mesurerait pas au regard de l'Histoire les progrès accomplis et vous y avez pris grande part ? Ai-je besoin de vous rappeler qu'il y a dix ans, nous étions le seul pays d'Europe occidentale à pratiquer la peine de mort ? La seule grande démocratie où une juridiction d'exception, composée pour partie de juges militaires jugeait en temps de paix des civils, pour des attentats à la sûreté de l'Etat, selon des procédures dérogatoires aux garanties du droit commun ? Que nous étions le seul grand pays signataire de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales à refuser à ses citoyens le droit de saisir la Commission et la Cour européenne des Droits de l'Homme ?
- En quelques années, de 1981 à 1986, tous ces retards ou ces dispositions ont disparu. Abolie la peine de mort dénoncée par les hommes de coeur et de pensée, réalisant ainsi le voeu de Condorcet, de Hugo, de Jaurès, de Camus. Supprimées les juridictions politiques et militaires que les grands Républicains, nos pères, avaient inlassablement dénoncées, levées les réserves qui barraient l'accès des citoyens aux juridictions européennes de Strasbourg. Renforcées les garanties des justiciables devant le juge d'instruction, notamment par l'instauration du débat contradictoire avant toute décision de mise en détention provisoire. Accrus les droits des victimes portés par les lois et mesures successives au plus haut niveau des législations européennes. Elaboré, enfin, le projet d'un nouveau code pénal, aggiornamento nécessaire en cours de discussion devant le Parlement. Je le dis sans crainte d'être démenti : à aucun moment, depuis la Constituante de 1789, les libertés individuelles n'ont connu dans le domaine des libertés judiciaires des progrès comparables à ceux qui ont été ainsi réalisés pendant cette période. Il appartiendra à la présente législature de poursuivre sur cette lancée, comme elle l'a déjà fait en adoptant une loi limitant l'incarcération des mineurs.
- Si je rappelle ces mesures, si je les insère dans leur perspective historique, c'est parce qu'elles répondent à l'inspiration même qui a présidé à la création de votre haute juridiction. Le message des hommes de liberté n'est pas perdu, au contraire. A vous, à nous de le perpétuer. Mes voeux et mon concours vous accompagneront dans cette voie.\
Quelles sont les raisons des incertitudes, des doutes qu'il est aisé de percevoir dans la magistrature ? Ecartons les raisons politiques, les raisons partisanes qui, certes, ne sont pas toujours absentes mais qui pèsent peu auprès du sentiment qu'ont la plupart des juges de leur fonction, de leur devoir. Si l'on voit surgir cette foison d'affaires suspectes, malhonnêtes, ce n'est pas tant que les moeurs des milieux politiques, sportifs, industriels ou autres soient plus corrompues qu'hier. Bien que là où l'argent règne on ne doive jamais s'étonner des effets qu'il produit. C'est aussi que les juges se savent libres d'agir. Ceux qui, hors de la magistrature, par ignorance ou par sectarisme, contestent par exemple le rôle du parquet, devraient apprendre ou réapprendre que selon notre tradition très ancienne d'avant la Révolution française c'est le pouvoir exécutif chargé de l'ordre public qui a, naturellement, la responsabilité des poursuites et que cette tradition existe dans bien d'autres démocraties et ce, dans le cadre de dispositions qui chez nous, laissent au parquet une grande marge d'appréciation. Nous ne reviendrons pas là-dessus. Au demeurant, le Parlement vient de voter une loi dont l'objet est précisément d'assainir dans certains domaines, les marécages où se sont envasés trop d'élus et de non élus et depuis trop longtemps, que dis-je, depuis toujours, tous partis confondus, faute d'un code écrit. Je souhaite que grâce à ce texte venu bien tard, mais il est là, soit réprimées ces infractions contraires à la morale, celles que connaissent, que comprennent et que pratiquent les honnêtes gens tout simplement.\
Mais il est d'autres causes à ce que Fontenelle eut nommé, "la difficulté d'être" des magistrats. J'en désignerai trois. La composition et le fonctionnement du Conseil Supérieur de la Magistrature d'abord. Ensuite, d'une façon plus générale, le statut des magistrats. Enfin, le budget du ministère de la justice et ses conséquences sur la vie et les moyens de travail de la magistrature et de ses auxiliaires.
- On discute beaucoup du Conseil Supérieur de la Magistrature. J'ai moi-même, naguère, pris part à cette controverse et l'on me renvoie de temps à autre - c'est de bonne guerre - à mon engagement de 1981, rédigé en ces termes : "l'indépendance des magistrats sera assurée par la réforme du Conseil Supérieur de la Magistrature", formule brève et même je l'admets un peu courte, mais je n'ai rien à y redire. Faut-il recourir pour cela au grand appareil d'une révision constitutionnelle ? Certains le souhaitent, qui voudraient rompre tout lien avec le chef de l'Etat. L'article 64 de la Constitution dit, en effet que : "Le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Et qu'il "est assisté par le Conseil Supérieur de la Magistrature". Mais alors, je vous le demande qui serait "le garant de votre indépendance" dans notre République ? Les organisations professionnelles et syndicales ? La corporation ? Sous le prétexte de protéger les magistrats contre les abus éventuels du pouvoir politique, toujours soumis au contrôle du Parlement et de l'opinion publique, on instaurerait l'emprise sur la magistrature des pouvoirs irresponsables. Les magistrats, les citoyens, la justice y perdraient sans doute beaucoup. Et que l'on ne compte pas sur moi pour cela. Au demeurant, j'ai pu éprouver la sagesse, l'expérience et l'indépendance des membres du Conseil Supérieur de la Magistrature plusieurs fois renouvelées depuis 1981. Plus sage, il me semble serait de modifier la loi organique du 22 décembre 1958.
- Là-dessus, l'imagination est libre, là aussi. On comprendra en tout cas ma circonspection si l'on se souvient dans quelle circonstance a été récemment bloqué le projet de révision qui devait assurer aux citoyens le droit de saisir le Conseil Constitutionnel par votre entremise et celle du Conseil d'Etat, à l'occasion d'un procès afin de mieux assurer le respect de leurs droits fondamentaux. J'ai constaté en cette circonstance qui n'était pas la première du genre que pour certains l'opposition politique prévalait sur le droit. Quoi qu'il en fût et pour ce qui me concernait, j'ai veillé dans la pratique à laisser aux membres du Conseil Supérieur de la Magistrature leur entière liberté de choix. Depuis plus de neuf ans, il ne m'est jamais arrivé de substituer d'autres noms à ceux qui m'étaient proposés. J'en avais le droit. Mais, j'avais aussi le devoir de protéger l'esprit même de nos lois, telles du moins que je les souhaite.
- Et je n'ai pas connu un seul conflit au sein de cette institution. Il est bon d'ajouter que toujours depuis 1981, existe dans ce domaine une complète transparence puisque tous projets de mouvement des magistrats sont communiqués à l'avance à toutes les juridictions de France, ce qui permet aux syndicats et aux magistrats de faire connaître en temps utile leurs observations ou leurs critiques sur les nominations, promotions, distinctions et ils en usent très librement. On se demande s'il ne serait pas urgent de légiférer à ce propos.\
Mais beaucoup d'autres sujets touchant au statut des magistrats peuvent être abordés et, je vous le dis, doivent l'être. Je pense, en particulier, à l'ouverture du corps judiciaire à des personnes ayant réussi dans une activité professionnelle antérieure, à l'amélioration de la formation, à la dissociation du grade et de l'emploi ainsi qu'à l'amélioration de l'aide légale nécessaire pour favoriser l'accès de tous à la justice, etc.. Le Premier ministre, le Garde des Sceaux et le ministre délégué à la justice recevront lundi, à cet effet, les organisations professionnelles pour approfondir ces questions. Il convient, en vérité, de s'en tenir à quelques données simples, il s'agit maintenant de former, de moderniser, d'alléger et de simplifier. Quand je vois tant de magistrats écrasés par leur tâche, sans disposer du minimum pratique pour la mener à bien, passant des heures à leur travail, débordés par la masse des documents, non point parce qu'ils ne seraient pas capables de répondre aux questions, mais parce qu'il leur manque toujours un élément pratique pour aller au terme de leur étude.
- Eh bien, mesdames et messieurs, former, moderniser, alléger, simplifier, c'est bien ce que j'attends de tous. Encore, à cette fin, les magistrats, les fonctionnaires, les auxiliaires de justice ont-ils besoin, c'est évident, d'autres moyens que ceux qu'ils ont. Je ne veux pas entamer ici la discussion qui s'organise entre le gouvernement et les organisations professionnelles. Je remarquerai seulement au passage que si le budget du ministère de la justice s'élevait, en 1981, à 6,5 milliards de francs et représentait 1,05 % du budget de l'état, le projet actuellement examiné pour 1991 dépasse 18 milliards et représente 1,41 % du même budget. Ces chiffres témoignent de la réalité, c'est-à-dire que les crédits affectés à la justice ont augmenté nettement plus vite que les dépenses publiques dans leur ensemble. Eh bien ! en dépit de ce vrai progrès, ce n'est pas suffisant, et comme cela ne peut être résolu sur un seul budget, on le comprendra, je veillerai tout au long de mon mandant à ce que l'effort soit poursuivi d'année en année et, le cas échéant, amplifié.\
Mesdames et messieurs, parce que je pense qu'il n'est pas de lieu plus désigné que celui-ci, d'assemblée plus qualifiée, d'anniversaire plus solennel pour traiter des questions qui touchent d'aussi près à l'essence même de notre République, et sans excès de langage, au devenir de notre civilisation, terme qui a clos votre intervention tout à l'heure, monsieur le Premier Président, j'ai voulu m'exprimer devant vous qui constituez la plus haute expression de la justice, la cour suprême de l'ordre judiciaire, le mot justice étant employé en cet instant dans ma bouche comme vertu et non plus seulement comme institution.
- Peut-être d'aucuns, le regard rivé à l'événement, plus soucieux d'anecdotes que d'analyses, se morfondent-ils dans un monde actuel auquel ils ne prêtent que grisaille et immobilisme. Ce sera pourtant le privilège de nos générations, moins d'un demi-siècle après l'issue d'un terrible conflit, que d'avoir vu tant de peuples accéder à l'indépendance et souvent à la démocratie.
- Pour qui regarde la société humaine telle qu'elle est, sur la terre, il s'en faut beaucoup, vous le savez bien, que tous les hommes nés libres et égaux le demeurent, ou qu'ils échappent à la faim, à la misère, à l'oppression, ainsi va le monde.
- Et pourtant, en Amérique latine, des démocraties parlementaires ont succédé à des dictatures. En Afrique du Sud la discrimination recule. A l'est, les libertés se sont levées, les libertés se consolident.
- Ici même à Paris, il y a quelques jours, par la signature de traités et d'accords propres à favoriser la paix et la sécurité, naissait une nouvelle Europe. Aussi se rassemblait à notre invitation un concert des nations, comme aucun d'entre nous n'aurait pu en rêver il y a seulement deux ans. Ne cessons donc pas d'espérer. Encore faut-il, condition première, qu'entre tous les Français le dialogue et la fraternité finissent par prévaloir.
- Au moment de vous quitter, j'essaie de trouver le mot qui traduira le mieux ma pensée. Et plus que ma pensée, le sentiment qui m'habite à l'égard de tous les magistrats dont vous êtes les interprêtes. Croyez-moi, mesdames et messieurs, je les sais tous au service de nos idéaux, au service de la République, au service de la justice et que cela soit entendu, je leur fais confiance, comme je le fais à vous-mêmes.\