29 novembre 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, devant le corps préfectoral, sur le rôle de l'Etat, la mission et le rôle des préfets notamment dans la lutte contre l'exclusion sociale et la loi d'orientation sur l'organisation territoriale, Paris le 29 novembre 1990.

Mesdames,
- Messieurs,
- Je me réjouis de vous recevoir aujourd'hui, comme je le fais chaque année depuis 1983. Ce rendez-vous est particulièrement opportun à un moment où certains s'interrogent sur une paralysie supposée de l'Etat dont vous êtes les représentants dans les régions, dans les départements et dans les nombreuses autres fonctions.
- L'an dernier, j'ai évoqué devant vous deux sujets : l'un portait sur la formation des cadres des pays de l'Est, cela pouvait paraître singulier mais nous étions en 1989 et nous assistions à l'avénement de nouveaux temps qui ont été à l'origine de ceux que nous venons de connaître en 1990, où pour la première fois l'Europe tout entière s'est rassemblée, a signé des accords et des traités de paix et d'amitié et a mis fin à l'opposition des blocs militaires.
- L'autre sujet, c'était la lutte contre la drogue qui continue d'être actuelle malheureusement. Sur ces deux terrains, je sais que vous avez été très actifs. Sur le premier vous avez reçu de très nombreux stagiaires, des délégations de l'Europe de l'Est, coordonné des aides d'urgence, à la Roumanie notamment, en décembre 1989, et par les témoignages que j'ai reçus de toutes parts, puisque tous étaient là la semaine dernière, je sais à quel point cela a marqué un renouveau de l'influence de la France. Je vous en remercie.\
Je veux noter également qu'en 1990, la France ayant été agitée par de multiples manifestations, des agriculteurs aux lycéens en passant par quelques autres, vous avez assuré votre mission de protection des populations, car il ne s'agit que de cela, en même temps que d'assurer la permanence de l'Etat avec un calme et une autorité qui ne pouvaient pas ne pas être remarqués, justifiant la réputation d'un corps de fonctionnaires d'autorité qui ont puisé leur enseignement, depuis longtemps déjà, aux meilleures traditions de notre République.
- J'ai pu observer le même phénomène dans un domaine différent, celui des incendies de forêt. Certes, il conviendra d'examiner ce problème sur lequel se penchent avec tant d'attention monsieur le ministre de l'intérieur et monsieur le Premier ministre £ il faudra que nous adaptions nos réponses à la répétition de ces dommages si nuisibles à l'équilibre national.
- Je dois dire que j'ai quand même été surpris d'apprendre, cet été, que les indemnités de sécheresse de 1989 n'avaient pas toutes été versées un an après. Je n'ai pas fait d'enquête £ d'où cela vient-il ? Je sais qu'ordinairement certains ministères ne sont pas très empressés pour lâcher les sommes que la loi ou que la décision du gouvernement nous contraint à redistribuer. Mais, je sais aussi qu'il est des lenteurs administratives qu'il est fâcheux de perpétuer et vous avez pour devoir d'imposer votre volonté et d'avertir le gouvernement dès lors que vous constatez que cela ne se passe pas comme il faudrait. Nous nous sommes retrouvés en 1990 dans une situation comparable mais en ayant perdu une part de nos arguments pour démontrer notre bonne volonté en même temps que notre capacité d'agir, puisque l'année précédente n'était pas encore réglée.
- Transmettez au gouvernement vos suggestions, il vous écoutera, pour alléger les procédures et aussi pour les accélérer. Je crois que cela relève de la modernisation du service public, devoir essentiel.
- Vous avez d'autre part continué d'animer le progrès économique et social, avec l'aide, je l'ai noté, de sous-préfets que l'on appelle "développeurs" £ appellation curieuse, mais cela ne diminue pas l'utilité de leur contribution à la création d'emploi qui bénéficiera cette année, à quelques 300000 personnes. Voilà une cohorte de fonctionnaires qui travaillent sur le terrain et dont on perçoit l'extrême diligence.\
Je crois que vos relations avec les collectivités locales commencent d'évoluer vers un meilleur équilibre. Les élus des régions et des départements comprenant que les droits qui sont les leurs, conférés en 1982 par les lois de décentralisation, impliquent aussi des devoirs.
- Cette prise de conscience facilite votre activité de conseils et celle de l'Etat. Il ne doit pas y avoir de malentendu. Ceux qui ont fait, j'allais dire qui ont imposé par la loi de la majorité dans une assemblée parlementaire, les lois de décentralisation - j'ai dit ceux qui, c'est un peu comme çà un pluriel, j'en suis - tiennent à ce que cela se poursuive et s'améliore en évitant les excès ou les fantaisies. D'une façon générale, l'oeuvre de décentralisation sera continuée.
- Plusieurs fois dans les années passées, je vous entretenais des phénomènes de déconcentration qu'il fallait aussi accélérer. Dès lors que les objectifs sont fixés, vous connaissez votre mission et les élus locaux doivent le connaître aussi. Ils ne sont pas mis en accusation comme ils ont tendance à le croire. Simplement, on ne peut pas tout faire reposer sur l'Etat, la responsabilité de l'Etat, la responsabilité du gouvernement et de ses agents en oubliant que, seule, la solidarité nationale dans l'effort peut promouvoir la décentralisation. Elle est traitée dans tout son sens, pour lui donner tout son contenu, c'est-à-dire un progrès des responsabilités et donc des libertés.
- Il faut que chacun comprenne qu'il n'y a pas à insérer dans ce débat de notions politiques, subalternes en tout cas, mais qu'il y a à accomplir un effort en commun dont la France et la République se sentiront renforcées. Vous pouvez jouer un rôle déterminant qui a été difficile pour vous, étant donné votre forme d'éducation, de tradition et que vous avez cependant mené à bien.
- Vous trouvez des partenaires, tant mieux. Puisque l'on a parlé tout à l'heure de modernisation des services publics placés sous votre autorité, je souhaite que l'ensemble des personnels puissent bénéficier de plus en plus d'une formation encore meilleure.
- Voilà un bilan trop rapide pour être complet, je ne le prétendrais pas, mais je veux maintenant définir quelques tâches qui me semblent prioritaires pour l'année à venir.\
Vous le constatez, l'Europe progresse, celle de la Communauté et puis celle de l'histoire et de la géographie £ l'Europe telle qu'elle est. La société change, on dira c'est normal, elle change toujours. C'est le fait même des organismes vivants. Mais elle change plus vite dans la mesure où vont plus vite aussi les sciences et les techniques. Les moeurs suivent, les lois aussi, même à retardement. Il importe plus que jamais que l'Etat reste une référence, le garant de la cohésion nationale et aussi de la dynamique qui fait chaque jour de la France un grand pays. On se plaint beaucoup, les Français se plaignent beaucoup d'eux-mêmes, quelquefois aussi des autres. Mais, en vérité il faut qu'ils sachent qu'en 1990, ils continuent de figurer avec leurs 58 millions d'habitants au côté d'empires ou d'Etats multiformes, dépassant 200, 300 millions. Ils demeurent en tous domaines l'une des cinq premières puissances du monde. Ai-je dit l'une des cinq pour arrondir ? En réalité, économiquement quant aux forces et capacités d'exportation, nous sommes le quatrième £ militairement, le troisième. Et quant à la capacité d'invention, de création scientifique, artistique, cela ne se dose pas à la règle à calcul, mais j'ai l'impression que la France est bien vivante. Donc, cela, vous devez le savoir, vous devez le sentir. La France a la chance d'avoir derrière elle des siècles et des siècles de tradition unitaire. Cela ne l'empêche pas d'aimer ses différences et de les proclamer sans risque quand il le faut.
- La France est un grand pays qui continue de l'être. Il n'est pas nécessaire de le répéter chaque jour ou de faire semblant, c'est comme cela. Nous voudrions être mieux placés encore. Ce n'est pas par excès d'ambition, mais parce que l'on sait bien que seuls ceux qui continuent de progresser ont quelque chance de demeurer parmi les meilleurs, sans quoi, l'on est vite dépassé.
- C'est donc un effort constant qui est exigé de la Nation. Nous nous appliquons, pour ce qui nous concerne, à rester dignes et maîtres de cet effort £ encore faut-il qu'il y ait un élan national ce qui n'est pas commode, étant donné un tempérament bien connu et parfaitement décrit depuis quelque deux mille ans. Ce qui fait que nous avons une certaine propension à remarquer nos différences, à accentuer nos divisions - ce qui est bien dommage lorsque ce n'est pas nécessaire, car c'est nécessaire aussi en démocratie que de rester soi-même - mais ce qui est bien dommage lorsque l'on considère ce qu'on pourrait faire ou ce qu'on peut faire - car tout n'est pas au conditionnel - dès lors que l'on décide de travailler ensemble et d'avancer dans la même direction.\
Je voudrais noter aussi ceci : sous l'autorité du gouvernement, vous devez mener, mesdames et messieurs, la guerre contre toutes les formes d'exclusion. Le Premier ministre a décidé de donner un second souffle au développement social des quartiers les plus en difficulté. C'est de votre engagement personnel que dépend l'inversion d'une tendance inacceptable à la ségrégation. Certes, vous n'avez plus l'autorité directe sur de nombreux personnels indispensables à cette mission, qui relèvent maintenant des maires, des conseils généraux, des assemblées régionales £ mais votre détermination, votre présence sur le terrain, votre compétence aussi, vos convictions républicaines - vous êtes là pour les servir - doivent vous permettre d'animer au sens propre du terme, c'est-à-dire d'insuffler l'esprit, l'intérêt général, dans la lutte permanente contre la discrimination où qu'elle soit et quelle que soit sa forme. La loi Besson vous autorisera l'an prochain à décider vous-même de l'attribution d'un certain nombre de logements sociaux. Eh bien ! il faudra que vous exerciez pleinement vos pouvoirs.
- Dans le même esprit, le revenu minimum d'insertion s'écrit avec des majuscules pour le revenu minimum et plutôt en minuscules pour l'insertion. C'est sans doute plus difficile aussi, mais notre politique n'est pas une politique d'assistance, même si j'en reconnais souvent la nécessité, cette volonté de donner une chance nouvelle de s'en sortir à ceux que l'on croirait perdus : là encore, beaucoup dépend de votre détermination personnelle car vous entraînerez de multiples initiatives sur place. Vous continuez de disposer, mesdames et messieurs, croyez-le, d'une véritable autorité dans le cadre de vos fonctions.\
Je n'ai pas besoin d'insister sur l'urgence de la réfection des lycées, ce n'est pas parce que c'est à la mode, c'est parce que c'est indispensable. Le Premier ministre et le ministre de l'éducation nationale, ministre d'Etat, viennent encore récemment d'y appliquer des heures et des heures de travail, de consultations £ ils proposent des projets réalistes, audacieux.. Je sais bien que les lycées incombent aux régions dans le cadre de la décentralisation, on a même sur ce terrain-là déformé mes propres propos. Je ne veux pas contribuer à la responsabilité des retards, à ceux-ci plutôt qu'à ceux-là, je dis simplement qu'il faut bien comprendre que la décentralisation a réalisé un partage des tâches dont chacun doit être conscient. L'Etat consent un effort exceptionnel, au-delà de ses attributions et de ses responsabilités. Mais c'est normal, on ne va pas s'en plaindre £ je dis simplement que cet effort, il le fait et il appartient aux préfets comme aux recteurs de veiller à ce que les travaux soient menés dans les meilleurs délais.\
Je vais encore, avant d'aborder la loi sur l'organisation territoriale de la République, mentionner deux points : le premier est l'appel accru au travail clandestin que l'on discerne ici et là. La reprise de la croissance, la courte vue aussi de certains entrepreneurs, puis l'intérêt le plus sordide - peut-être les cas sont-ils moins nombreux qu'on ne le pense - mais enfin tout cela conduit à recruter une main-d'oeuvre attirée de loin, non déclarée, mal payée, pratiques qui ne sont pas tolérables. C'est pourquoi, je vous le rappelle avec fermeté, ces pratiques doivent être sanctionnées et vous devez exercer votre contrôle pour que des milliers et des milliers de braves gens ne se trouvent pas ainsi insérés dans notre société sans la connaître, sans la fréquenter, sans y avoir été vraiment admis, c'est-à-dire dans le respect de nos lois £ ils sont victimes, comme les autres, comme l'ensemble des Français, des agissements sordides de quelques-uns. Ne laissez pas ces choses se faire.\
Autre point : comme beaucoup de Français, je suis personnellement sensible à cette contradiction apparente entre la nécessité de doter notre pays de grandes infrastructures : transports, etc... et l'impératif qui consiste à préserver les paysages, les forêts, les lieux évocateurs de culture et d'histoire. A cela tient la beauté, l'agrément de notre territoire, parfois même sa santé. Alors, cela ne peut être résolu que par des travaux judicieux. Je sais à quel point le ministre de l'équipement s'y applique. La discussion est ouverte avec chacun. Encore faut-il que l'autorité impartiale de l'Etat s'exerce dans l'écoute des usagers, des habitants, mais aussi dans le souci de préserver les chances de la France et des Français pour une vie équilibrée.
- Je suis intervenu dans diverses circonstances sur ce plan £ le Premier ministre, de même. Nous voulons absolument sauvegarder tout ce qui fait le charme de la vie et aussi sans doute, je le répète, l'équilibre de notre société. Pourtant, il faut construire, il faut relier les villes l'une à l'autre, les régions entre elles. Il faut continuer d'agir. Il faut projeter vers l'extérieur, Espagne, Italie, Allemagne, Belgique et plus loin Hollande, Suisse, nos autoroutes, notre TGV. Cela exige vraiment un effort d'attention, un scrupule qui nous anime mais que vous devez connaître.\
Quant au projet de loi d'orientation relatif à l'organisation territoriale de la République, il est précisément fait pour compléter et non pas pour contredire la décentralisation de 1982. Je dis cela pour répondre à des critiques dont je ne comprends pas le sens. J'y vois trois principes importants se dégager :
- 1) Il n'est pas de décentralisation efficace sans un juste pouvoir de l'Etat. Ce n'est pas contradictoire, ce que je dis là £ c'est complémentaire. L'autorité du Préfet doit être réaffirmée là où la loi l'impose. Ce rôle du Préfet et du Préfet de Région chargé de mettre en oeuvre la politique du gouvernement sur le développement économique et social, l'aménagement du territoire, tout cela est aussitôt compris de vous. Il doit l'être par l'ensemble des Français qui, en vérité, savent bien qu'on a le plus grand besoin d'un Etat qui coordonne, qui équilibre, qui sauvegarde, qui veille à l'intérêt général, qui n'obéit à aucun intérêt particulier, et croyez-moi, c'est bien l'état d'esprit du gouvernement.
- 2) Le projet de loi incite à la coopération entre les communes et entre les régions voisines. Je souligne que cette coopération doit être volontaire. J'ai lu quelque part qu'on me reprochait un peu d'être resté un élu rural. Et, ma foi, je dois l'avouer, je reste fidèle à ce que j'ai connu £ mais il faudrait que j'aie les yeux fermés et l'esprit obtus pour ne pas constater que le monde évolue. Ce qui ne veut pas dire qu'il faille assassiner la France telle qu'elle était il y a 20 ans, 30 ans, 40 ans et plus loin. A cela, je m'opposerai avec un peu de souci d'intelligence et de doigté. On peut toujours harmoniser les besoins essentiels d'un pays. Je continue de m'y attacher. Donc, coopération volontaire, mais vous, mesdames et messieurs, vous pouvez favoriser les initiatives qui vont dans ce sens, encourager, expliquer et faire comprendre.
- Alors, il faut préserver la vie politique locale, encourager en même temps la mise en place de services publics communs, sans lesquels d'ailleurs on ne retiendrait pas les habitants. Bien comprendre le monde rural, c'est aussi le doter des structures dont il a besoin. Autrement, il disparait. On le sait bien et particulièrement les jeunes qui s'en vont.\
3) Les régions et les départements abolissent leurs frontières. Ils nouent de nouvelles coopérations, ils ont bien raison, entre eux et aussi avec les régions des autres pays voisins de l'Europe. C'est un mouvement fondamentalement sain. Il faut penser que tout cela doit se situer dans le cadre des lois et des intérêts de notre pays. La France accepte de renoncer à de nombreux aspects de sa souveraineté nationale, comme le font les autres pays, notamment dans la Communauté. Mais elle n'entend pas se dissoudre. Elle ne peut pas être à la fois happée par la construction de l'Europe et confondue par des alliances et des accords qui se noueraient entre régions en ignorant qu'il existe des Etats, des Nations, des traditions culturelles et en réalité historiques que j'entends maintenir, que j'entends magnifier, pour éviter tout malentendu et laisser croire aux Français qu'on abandonne ce qui fut l'oeuvre de nos ancêtres.
- Non, nous allons de l'avant, le monde se rétrécit, l'Europe grandit, on se retrouve avec des millions et des millions de femmes et d'hommes qui ont partagé les mêmes combats, les mêmes querelles, qui ont répandu leur sang les uns contre les autres £ mais au travers de ce temps, se sont tissés les liens d'une communauté spirituelle, culturelle et physique. C'est en restant soi-même, mesdames et messieurs, que l'on devient capable d'être un autre. Cela peut paraître aussi une contradiction : c'est en restant soi-même que l'on peut se placer dans la situation de bons ouvriers d'une construction moderne, où la France perpétuera son génie et le transmettra partout, sur toute la Terre, en comprenant bien qu'il ne faut pas vivre replié sur soi-même. C'est un des grands débats de cette fin de siècle, comme ce sera l'un des grands débats du début de l'autre, vous le savez bien. Nos enfants s'y passionneront, j'espère qu'ils auront le même orgueil que nous pour préserver ce qu'est notre pays et qu'ils auront plus d'audace et d'esprit encore que nous, pour comprendre les inter-relations qui doivent unir désormais les peuples de l'Europe.
- Mesdames et messieurs, je crois que vous avez travaillé, aujourd'hui, au sein de votre association. J'ai ajouté comme cela "in fine", quelques motifs de réflexion mais aucun d'entre eux ne vous est étranger. Je suis heureux d'avoir pu vous rencontrer et je vous dis à l'année prochaine.\