18 octobre 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'aménagement urbain, Cergy-Pontoise, le 18 octobre 1990.

Mesdames,
- messieurs,
- C'est en effet un jour anniversaire, anniversaire triste et douloureux pour ceux qui ont connu Pierre Mendes France et, plus encore, pour les membres de sa famille. Je songe particulièrement à Marie-Claude Mendes France qui a bien voulu se joindre à nous à la fois, sans doute, pour pouvoir perpétuer le souvenir de bonne façon comme vous avez su y penser ici, responsables de Cergy-Pontoise, mais aussi dans le recueillement, recueillement à ce qui évoque la mémoire de Pierre Mendes France, de dire aux Français qui ne l'ont pas oublié qu'il s'agissait là d'un homme ayant plus que la plupart des autres le sens de ses responsabilités, de son engagement, de l'idée qu'il se faisait de la démocratie, de la République et du devoir, ce qui l'a conduit à s'identifier aux nobles causes qui permettent aujourd'hui de le placer parmi ceux qui ont illustré l'histoire de la République et par là-même, l'histoire de la France contemporaine.
- De votre part, c'est une bonne idée que d'avoir associé ce souvenir à la célébration de la beauté. Elles ne sont pas si nombreuses les communes appelées à un vaste et rapide développement et qui ont songé à s'organiser autour de quelques principes clairs, simples : un axe majeur qui donne à une ville sa structure, qui donne à ce corps urbain une signification - et une signification esthétique - qui va donc au-delà de la simple apparence des choses. Je suis sûr que tout habitant de Cergy-Pontoise doit ressentir cette dignité conférée à sa ville, un peu sa propriété personnelle.
- On lui a fait honneur en développant cet axe en même temps que l'on construisait des rues, des places, tout un développement urbain de bonne qualité, associé - dans l'esprit des habitants de cette ville et des communes voisines - à l'exemple de dignité, de vertu civique - dans le bon sens du terme - incarné par Pierre Mendes France. Le souci esthétique démontré par cette commune et par ses responsables, c'est pour moi l'occasion de célébrer des traditions françaises qui ont su en d'autres lieux produire d'aussi belles rencontres. Mais qui, après ces deux guerres mondiales, avait pensé à autre chose le plus souvent, alors que les hommes rassemblés dans une ville, les masses indistinctes et généralement malheureuses ont besoin d'être réunies autour de quelques objectifs clairs et simples, en même temps que l'on doit faire confiance à leur souci de la beauté.\
Il y a donc déjà quelques raisons de se réjouir d'être ici et ensemble, si l'on veut bien chercher la signification de cette cérémonie. J'étais curieux au demeurant de connaître Cergy. C'est la première fois que je viens ici depuis que vous avez entrepris ces travaux. J'avais la chance de connaître déjà Dani Karavan, puisque cela fait peut-être une dizaine d'années que j'ai là sur un coin de mon bureau une sculpture-architecture de ce grand artiste. Et, naturellement, cette communication entre nous m'a permis tout aussitôt de comprendre que ce qui serait fait dans cette ville le serait avec une certaine grandeur. L'avenir, dans une ville comme celle-ci, je vous le disais tout à l'heure, madame le maire, ce sont 100000, 150000, 200000 habitants, c'est-à-dire que vous avez déjà raison de préparer le réceptacle d'une vaste population pour qu'elle se sente à l'aise le jour où elle sera là.
- Le peu que j'ai vu m'a permis aussi d'apercevoir, de remarquer la qualité d'autres constructions plus modestes sans doute mais nécessaires puisqu'il s'agit de maisons d'habitation, de maisons de commerce, de rues, de places. J'ai même aperçu une gare, une mairie, bref, tout ce qu'il faut pour que cela tourne et pour que la commune, cette cellule maîtresse de la démocratie française, pour que cette commune soit équipée avec un sens de la prévision et une certaine audace dans cette précision qui est tout à l'honneur de ceux qui ont entrepris. L'axe majeur, je n'aurai pas beaucoup le temps de le visiter, je n'en ai vu qu'un bout après tout, la perspective comme cela sur le lointain avec Paris au bout. Mais en remontant, je pense que les bâtiments d'une réelle beauté classique qui se trouvent là, doivent permettre de créer l'un de ces hauts lieux où un siècle après, deux siècles après, peut-être plus encore, les générations qui viennent et qui passent retrouvent comme un certain sens des dimensions, de l'esthétique propre au tempérament français. Ceux qui se sont occupés de cela ont bien compris la France même s'ils sont venus de loin. J'aime d'ailleurs que la France puisse demeurer ce creuset où se retrouvent les cultures, les races, les traditions, car c'est cela la tradition de la France, c'est comme cela qu'elle s'est faite et c'est comme cela qu'elle se perpétuera avec cette chance extrême de pouvoir fondre dans ce creuset, un esprit commun que l'on pourrait appeler l'esprit national, ce qui est particulier à la France et dont vous toutes et vous tous, mesdames et messieurs, vous êtes à votre façon les artisans.\
Nous sommes à un moment où l'on s'interroge sur la signification de la ville. On vient d'apercevoir notamment dans les communes suburbaines de Lyon de quelle façon en un rien de temps pouvait prendre le pas sur l'amitié, la combativité, le goût d'être ensemble, la colère, l'amertume, le désordre, la violence. Maintenant, il faut comprendre, rien n'excuse cette violence assurément et elle doit être raisonnée et, s'il le faut, remise en ordre mais il faut comprendre. Que peut espérer un être jeune qui naît dans un quartier sans âme, qui vit dans un immeuble laid, entouré d'une sorte de concours d'autres laideurs, des murs gris sur un paysage gris, pour une vie grise avec tout autour une société qui préfère détourner le regard et qui n'intervient que lorsqu'il faut précisément se fâcher, interdire, tandis qu'aucun lycée n'a été bâti là, que - je ne dirai pas rien n'a été fait certes mais pas assez pour permettre aux hommes, aux femmes, aux jeunes filles, aux jeunes gens, aux enfants qui vivent là de comprendre qu'ils étaient attendus, qu'ils étaient espérés, qu'ils sont les bienvenus et qu'ils sont chez eux parce que la France c'est chez eux, et si on leur réserve ce qui leur est réservé, une ville qui n'est pas une ville, pas d'espace, on bute sur tout, on bute sur les murs que je décrivais à l'instant, on bute sur l'absence de formation, d'éducation, on bute sur l'absence d'emploi, bref, on bute sur le refus de l'espérance et on attendrait que cela se fasse tout seul sans doute et que des milliers et des milliers de jeunes qui vivent là se disent satisfaits de notre société. Je ne m'en prends à personne disant cela car je sais que c'est une oeuvre de longue haleine. A la limite si j'avais des reproches à faire, ce serait à ceux qui à l'origine ont refusé de concevoir la ville du lendemain parce que c'était après le désastre des guerres, parce qu'on manquait d'argent, parce qu'on était pressé, parce que les mouvements de population se faisaient soudainement, ils ont été pris de court. On peut les en excuser mais on doit réparer le dommage et je dois constater que nous sommes loin de compte et qu'il faut donc une volonté renouvelée et le problème de la ville commande tous les autres. Que de fois on m'a posé la question, j'y ai répondu depuis longtemps de la même façon, qu'est-ce que la démocratie, qu'est-ce que la société moderne ? Qu'est-ce que l'avenir de l'homme ? Et je répondais : "c'est la ville".
- Honte à ceux qui ont construit la ville, en songeant davantage aux bénéfices qu'ils en retireraient au moindre prix, enfin au plus grand bénéfice pour le moindre prix pour eux, qui ont obéi à des lois que je trouve détestables, contre lesquelles je me suis toujours dressé, contre lesquelles je continuerai de me dresser au nom d'un faux libéralisme qui organise le malheur de l'homme. Il faut prendre la ville en main. Cela exige sans aucun doute des dépenses, cela exige une grande vision, de la continuité dans les idées, dans le projet et dans l'exécution. Nombreux sont les responsables qui ont déjà consacré l'essentiel de leurs efforts à reprendre ou à réparer ce qui fut manqué il y a déjà plusieurs décennies.
- Me trouvant à Chambéry, il y a quelques mois, et discutant avec l'actuel ministre qui s'occupe précisément de la construction et qui n'était, à l'époque, que maire de Chambéry, nous faisions ce type de considérations et nous constations qu'il fallait de la ténacité et de la volonté pour parvenir à bâtir la ville dont les hommes d'aujourd'hui ont besoin.\
Pourquoi est-ce que je tiens ces propos ici ? C'est parce que, précisément, j'assiste à cet effort, dès le point de départ. Cette fois-ci, il n'y a pas de "ratage" initial. Cela veut dire que vous serez d'autant plus responsable ensuite et vous constatez déjà, vous me le disiez, et Alain Richard le constatait, s'exprimant à cette tribune, que, ici ou là, cela ne va pas ou qu'il y a une erreur de conception. Vous me citiez la manière dont on a engagé l'accession à la propriété, et puis aujourd'hui, on se trouve en panne parce que beaucoup de gens ne peuvent plus payer, donc ne réparent plus, donc ne prennent plus part à l'effort collectif de l'ensemble d'habitations où ils se trouvent. D'où un sentiment d'injustice et de colère mutuelle £ il est vraisemblable que ceux qui sont le plus dans la difficulté relèvent généralement des mêmes milieux sociaux, c'est-à-dire que cela crée aussi des clivages sociaux, parfois aussi des ségrégations raciales qui s'accélèrent et qui s'exaspèrent. Tout se tient. Cependant, l'actif l'emporte tellement sur ce qui peut apparaître encore comme non réglé que je tiens à rendre hommage à la municipalité et aux élus, à différents niveaux de ce département ou de cette région et qui ont contribué à la réussite de Cergy-Pontoise.\
J'en ai fini, je me suis adressé à Mme Mendes France, j'aurais pu m'adresser aussi au fils de Pierre Mendes France qui se trouve ici et que j'ai eu le plaisir à saluer, quelques membres de sa famille qui se trouvent autour de nous ... voilà ! Pierre Mendes France ne leur appartient plus. C'est vraiment un homme qui a incarné et qui représente encore aujourd'hui et pour longtemps la Nation. La Nation et la République : comme il est heureux que ce nom-là, cette personne, aient été choisis pour signifier ce que chacun d'entre nous a sans doute voulu exprimer, la volonté de bâtir la ville en voyant grand, en osant allier la grandeur et la beauté, pas simplement - je le répète - par esthétisme mais aussi parce que c'est la meilleure manière de répondre aux besoins de ceux qui vivent là. Appliquez les mêmes préceptes, madame, pour la moindre de vos rues et je sais que tel est votre sentiment, au quartier le plus éloigné ou le plus modeste et vous saurez que votre engagement civique, marqué par votre accession à la tête de cette municipalité, a déjà justifié et justifiera plus encore les choix de votre vie.
- Je vous remercie, mesdames et messieurs, d'avoir bien voulu prendre part à cette rencontre dont je garderai, pour ma part, un fort souvenir.\