12 octobre 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'oeuvre littéraire et le rôle politique de Lamartine, Macon, le 12 octobre 1990.

Monsieur le maire,
- Mesdames, Messieurs,
- Si souvent, depuis 46 ans, j'ai parcouru les chemins du Mâconnais que vous saviez sans doute me prendre par mon faible lorsque vous m'avez invité à prendre part à l'une des cérémonies de ce bicentenaire. Et comme vous le voyez je n'ai pas résisté. Vous aviez vu juste, je m'en suis réjoui et comment ne serais-je pas heureux de fêter avec vous, en ce jour, Alphonse de Lamartine.
- C'est très important pour moi, mais aussi pour chacun d'entre vous que de vivre ces heures où dans le respect d'une oeuvre, l'admiration d'un personnage, le reflet d'une époque, l'amour d'un paysage, on se retrouve si aisément au-delà de toutes les barrières des différences et des oppositions. On se retrouve dans l'histoire, dans la littérature et dans la poésie. On se retrouve aussi dans cette grande leçon du passé dont Lamartine fut si généreux. C'est généralement, en effet, beaucoup plus facile de s'entendre sur ces leçons un siècle après que lorsqu'il s'agit d'événements contemporains, mais ce n'est déjà pas si mal, on ne va pas se plaindre.
- Savoir, constater, célébrer un passé, un patrimoine qui nous sont communs, dont aucun d'entre nous n'est le propriétaire, dont tous ensemble, nous sommes les héritiers, c'est une façon, je crois, de dire que nous sommes de la même patrie.
- Comme vous venez de le dire, monsieur Vitte, il m'est difficile de cacher l'intérêt que je porte à Lamartine. Mais mon intérêt est-il plus fort que le vôtre ? Nombreux sont ici ceux qui ont consacré beaucoup de leur vie ou de leur réflexion, de leur pensée à approfondir le message, à entretenir, bref à faire que Lamartine surmonte la période qui lui fut si longtemps difficile, rangé qu'il était dans les oubliettes de la littérature et on peut le dire aussi de l'histoire exception faite de quelques moments fameux.
- Pourquoi y suis-je moi-même attaché ? Parce que je l'ai lu et qui ne l'a pas lu, dès son enfance ? Parce qu'il existe un rythme, une musique, un style. On en voit bien les travers, on en distingue aujourd'hui les facilités ou les fatigues. Mais quelle oeuvre échappe à cela ? Et ce qu'il en reste est si important que vous avez bien raison, mesdames et messieurs de commencer demain ce colloque après tant d'autres manifestations qui vous ont déjà réunis et avant sans doute quelques autres.
- Alphonse de Lamartine a été comme un interprète, un traducteur des grands bouleversements de l'âme, un poète des sentiments, des sentiments que provoquent en nous la nature et sa beauté. Et tandis que je traversais d'un peu haut tout à l'heure ce pays, j'admirais dans la lumière qui commençais déjà à fléchir et les ombres qui grandissaient, je m'émerveillais de ce spectacle.\
Je ne voudrais pas non plus oublier l'homme politique dont on vient de dire à l'instant déjà quelques mérites qui ne sont pas minces. Cette énumération a été déjà abordée par M. Rognard, elle a été reprise et élargie par M. Vitte. C'est vrai, à l'époque, on avait certes déjà organisé la Société Protectrice des Animaux et c'était bien, mais on n'avait pas encore admis la suppression de l'esclavage. Le suffrage universel, on en rêvait dans certains milieux de la première révolution, mais on ne l'avait pas fait. La suppression de la peine de mort.. Enfin, la liste est longue, d'autres que moi l'ont établie et la feront.
- Cette disponibilité d'Alphonse de Lamartine devant les problèmes de son époque, au travers desquelles se dessinaient déjà les perspectives du lendemain, mais à un siècle de distance, on peut le dire, sa politique qui voulut toujours plus d'égalité, plus de justice parmi les siens, était un grand esprit. Je sais bien, je pourrais dire moi aussi j'ai commencé de le faire il y a un moment, qu'il y a parfois lieu de se moquer, peut-être, d'un trop plein d'écriture. Il est vrai que le moment vint où il fallait bien vivre. Et cette littérature pressée n'est pas la plus mauvaise. Il est bon quelquefois qu'un écrivain cesse de guinder son style et sa pensée, obéisse à la nécessité, écrive comme il sent, comme il voit, sans trop revenir sur ce qui est écrit.
- Lamartine, comme vous le savez tous, ayant vécu difficilement, recourut à la littérature au point qu'on peut le juger, parfois un peu bavard, une sorte, dans sa poésie, d'exhalaison de l'âme en vers cadencés, une certaine monotonie, quelquefois des gémissements continus, mais qui est indemne au même moment, parmi les écrivains du début de ce siècle, de cette tendance qui, dans notre siècle fait sourire ? Oui, un frémissement de sentiments. Mais l'absence de sentiment, est-ce tellement mieux ?
- On lui a reproché aussi ses changements d'opinion, ses revirements de partis. On peut dire la même chose de Hugo, mais de combien d'autres ? L'époque n'était pas facile pour qui s'adonnait à la politique. Je relisais il y a peu de temps un livre que je crois important, mais qui n'est pas très connu, un livre de "VOILLABELLE" qui rapporte l'histoire des deux Restaurations, qui a paru, je crois en 1849. On aperçoit la rapidité de l'événement, la succession des régimes, les périodes incertaines où l'on ne sait pas ce qui va naître, ni qui gouvernera. Et ceux pour qui l'essentiel est d'être du côté de ceux qui gouvernent, il y a de quoi entreprendre des courses éperdues, toujours un peu en retard. Ces contorsions, beaucoup plus tard, apparaissent comme dérisoires. Mais c'était comme cela, l'Empire, sa chute, son retour, sa nouvelle chute, la Restauration, qui donc va régner, seraient-ce les Bourbon, seraient-ce les Orléans, la question était déjà posée, serait-ce Bernadotte, serait-ce simplement un nouveau petit directoire avec Talleyrand, Foucher et quelques autres, beaux modèles ? Serait-ce... la liste est longue. Et le plus fin politique avait sans doute quelques peines à s'y reconnaître, à partir du moment, bien entendu, ou le fin du fin de la politique consiste précisément à chercher comment rejoindre le pouvoir plutôt qu'à vouloir le conquérir par la force de sa propre pensée.\
Lamartine n'a pas très longtemps erré. si l'on songe à son milieu d'origine, aux normes de son éducation, à sa place de ce que l'on appelait le monde, à sa situation sociale, il est vraiment très remarquable qu'entre son adolescence et les années qui sont au centre aujourd'hui de notre histoire, 1845, 1848 et les années suivantes, il est tout à fait remarquable, selon un mot fameux, qu'il soit devenu ce qu'il était. Je crois que c'est la démarche principale de tout être humain que de chercher à devenir ce que l'on est. Et que de recherches perdues, de temps perdu, que d'erreurs d'itinéraires, et finalement que d'échecs ?
- Lamartine a réussi dans le beau sens du terme à savoir ce qu'il était lui-même, à s'en tenir là, à proposer ses propres enseignements envers et contre tout, cela n'est pas si mal. Ce désir têtu de faire évoluer et son temps, et les choses. Changer le monde, entreprise vaine et cependant entreprise nécessaire, s'il ne changeait jamais, imaginez ce qu'il serait !
- Voilà au fond ce qu'il voulait. Ce grand diable de Bourgogne, comme il se nommait lui-même, et qui a fait partie de cette jeunesse née dans la tempête, qui a grandi dans des luttes insensées et qui cependant n'a jamais pris le parti des sceptiques, qui a toujours pensé qu'il devait au-delà de sa propre personne contribuer aux transformations de la société.
- Lui qu'on présente souvent comme un dilettante, comme quelqu'un qui éparpillait ses dons entre des passions multiples, il a eu une volonté centrale et dominante en faveur de quoi ? De la paix et de la justice entre les hommes.
- Il est allé vite à partir de là, à partir de cette prise de conscience. Il a avancé, avancé, il a pressenti que les institutions étaient usées. Il s'émouvait à l'idée d'un monde plus juste où serait respectée ce qu'il appelait la dignité de l'homme. Il a pris ces risques.
- Car Lamartine c'est aussi cela, la continuité d'une volonté, celle d'un pacte social, la volonté de travailler au progrès, au progrès particulièrement des classes sociales méprisées. Lui dont certains adversaires politiques ont affirmé que ces propos étaient un tissu d'incohérence et de folie n'a cessé de marteler les mêmes mots : il faut, dit-il, aux gouvernants, dès 1831, il faut régler la question des prolétaires qui, je le cite, "fera l'explosion la plus terrible de la société actuelle". Il faut, dit-il, protéger le travail des femmes et des enfants. 1831, ceux d'entre vous qui sont allés visiter le Musée Le Creusot ont pu remarquer sur un mur, apposée une pancarte qui représente une circulaire du ministre du commerce de l'époque, lequel estimait qu'au moment où l'on débattait du temps de travail des enfants, temps de travail quotidien des enfants de moins de 10 ans, que certes il serait bon que les enfants de moins de 10 ans puissent cesser de travailler 14 heures par jour dans le fond de la mine. Mais, concluait-il, c'est prématuré. Sans doute pensait-on que cela pourrait faire basculer le résultat du commerce extérieur. Des enfants de moins de dix ans. Alors on a refusé et il a fallu quelque temps encore pour que cela fût obtenu.\
Eh bien, Lamartine lui, ne s'y était pas trompé. De même qu'il a demandé que fut reconnu le droit au travail comme on y pense encore aujourd'hui. Invité à méditer la leçon de la révolution d'où sont nés - il le disait - un nouveau monde, de nouvelles valeurs, la déclaration des Droits de l'Homme qui était pour lui le décalogue du genre humain avec toujours cet excès et parfois cette boursouflure dans l'expression. La révolution répétait-il n'a pas dit son dernier mot. A la chambre, il se battra pour l'abolition de la peine de mort, pour l'assistance aux pauvres et aux déshérités, pour la liberté de la presse, pour le droit d'association, pour la réforme de l'enseignement, pour l'étatisation des chemins de fer et je suppose qu'un certain nombre d'entre vous, car cela doit figurer dans vos annales et dans vos archives ont dans l'esprit le grand débat très intéressant entre deux hommes remarquables qu'il opposa entre conseillers généraux de Saône-et-Loire, monsieur le Président, Schneider et Lamartine. L'un plaidait pour la privatisation, l'autre pour la nationalisation des chemins de fer. Mais tous deux y croyaient, contrairement à M. Thiers et à quelques autres qui pensaient que cette invention n'avait pas d'avenir.
- Alors, il remuera la société disait-il jusqu'à ce que, c'est une expression qui dans sa bouche n'avait pas le sens que je lui donnerais, mais c'est intéressant car le vocabulaire était très important, il le reste, pour que "le socialisme prenne la place de l'individualisme". Et çà c'est en 1835 dans sa déclaration sur le peuple.
- En vérité, il était très individualiste comme chacun d'entre nous. Mais il rêvait d'une organisation de la société qui limita les excès d'un individualisme qui se reportait sur l'instinct de classe et qui interdisait tout progrès. Sa souplesse d'esprit, sa faculté de conciliation, une sorte de don généreux d'embrasser avec la même flamme des causes diverses, le préparait naturellement aux échéances, aux visions, aux perspectives du futur.
- "Rien n'arrêtera la marche d'idées démocratiques". C'est lui qui parle. Il faut savoir se préparer aux grands événements, toujours dans son discours aux députés. Il faut ramener la République et l'utiliser comme rempart contre l'anarchie. Il le répétera dans ses livres. L'histoire des Girondins fut un succès immense, succès littéraire mais aussi un acte politique. Peu de moi après, ici même à Mâcon, le 18 juillet 1847, il fut invité à un Banquet littéraire - en réalité politique - offert par ses concitoyens à je cite : "l'immortel auteur des Girondins". Et ce fut extraordinaire, le souvenir en est resté, vous l'évoquiez. Des milliers de personnes qui s'assemblaient pour écouter l'homme politique et le poète. Un violent orage éclata au moment où il allait entamer son discours, ce qui n'est jamais agréable en cette situation. Le maire de Mâcon dut attendre la fin de l'orage au milieu d'ouvriers exaltés. Lamartine parla en cette circonstance de mettre fin à la guerre à mort entre celui qui travaille et celui qui fait travailler, entre celui qui achète et celui qui vend, entre celui qui nage dans le superflu et celui qui a faim.
- Il avait dit aussi, c'est lui qui parle "toute révolution qu'on ne fait pas, on la laisse faire aux autres".\
A l'aube de sa vieillesse, dans ses mémoires de jeunesse, que Marie-Renée Morin dont nous avons parlé et que nous allons revoir dans un instant vient de publier, il s'exprimera ainsi : "c'est moi seul qui ai improvisé la République". Il y a de l'orgueil dans cette phrase. Sans doute l'histoire était-elle faite avec beaucoup d'autres que lui. Mais, l'histoire elle est - d'autres l'ont exprimé avant moi - de la rencontre d'un individu et d'un événement. Là, on peut allier les deux thèses qui s'opposent, je ne sais pourquoi entre ceux qui pensent que l'individu n'est que l'expression passagère d'un mouvement historique inéluctable et ceux qui pensent que l'événement ne compte pas et que tout est dans la force de l'individu.
- Donc, il a improvisé la République au moment voulu. La République serait sans doute née mais autrement. Elle est née comme cela et il ajoutait car il faut être complet : "et à moins d'approuver l'anarchie", il faut penser aussi aux réflexions d'un homme responsable en 1848. Qu'y avait-il d'autre à faire ? La République proclamée, "j'y trouvai la force de la modérer. La France fut admirable. Quatre mois, nous gouvernâmes sans gouvernement et en pleine tempête. Tout changea ensuite. Je renonçai à ce qu'on m'offrait, et je rentrai dans ma modestie".
- Certes , c'est une peinture qui facilite assez l'explication de son retrait dû essentiellement au très modeste résultat obtenu à l'élection présidentielle de 1848 et au détachement du peuple qui était plus attiré et plus intéressé par d'autres personnages de l'époque. Déjà Lamartine s'éloignait. Mais loin de mettre en contradiction la pure poésie, la grande poésie avec une participation active aux destinées de l'humanité. Lamartine, je le crois, a rendu à la France comme une sorte de retour à une tradition très ancienne où la poésie et la vie politique étaient étroitement mêlées.
- Cet être que l'on a eu trop tendance à prendre, je cite "pour un homme langoureux et sans muscles", çà c'est Henri Guillemin qui s'exprime ainsi, et qui ajoutait - troisième citation pour cet après-midi - qu'il était plus grand que son oeuvre. Ce n'est pas mauvais de le dire, car il y en a tant qui sont plus petits. Eh bien, cet homme aura réussi à être ce qu'il voulait au plus secret de lui-même et je reviens à Guillemin qui nous a tant appris et qui continuera je l'espère, cette belle expression "une tête brûlée du Dieu inconnu".
- Que vous ayez permis, monsieur le maire, et vous madame et messieurs les membres de l'Académie, que vous ayez permis une réunion comme celle-ci parmi les cérémonies qui se sont succédées, qui se succéderont afin de célébrer le deuxième centenaire de la naissance d'Alphonse de Lamartine marquent là l'attachement à une tradition que je crois fondamentale et qui permet dans chacune de nos régions, de nos provinces, dans chacun de nos villages, de nos vallées, partout où existe une existence culturelle spécifique, une façon d'être et de penser, une certaine façon qui n'est pas semblable aux autres façons, cette diversité pour dire sans doute la même chose, l'éternelle recherche de l'homme devant son destin, comment chanter la vie ? Comment exprimer la mort ? Comment parler du chagrin ? De la joie ? Les enfants et puis la vieillesse. Comment évoquer ces courbes, comment parler de tout cela sans retrouver à tous moments des thèmes éternels pour ceux qui nous occupent tous. Où vont vos pensées, mesdames et messieurs lorsque vous êtes seuls avec vous-mêmes ? Elles vont vers là. Et lorsqu'un poète, et c'est la revanche de la poésie, peut en quelques mots ramasser l'ensemble des questions, des inquiétudes et des espoirs de tous les autres, ce poète, on le reconnait, c'est bien le cas de Lamartine.\