6 octobre 1990 - Seul le prononcé fait foi
Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'histoire et les difficultés de la construction européenne, la nécessité d'une volonté politique pour y parvenir, les relations franco-allemandes et la réunification de l'Allemagne, Paris le 6 octobre 1990.
Mesdames et messieurs,
- J'ai répondu à votre invitation qui m'a été adressée, il y a maintenant quelques mois, avec beaucoup d'intérêt.
- Ce n'est pas que les occasions me manquent pour parler de l'Europe ici ou là. J'ai même quelquefois l'impression d'être un moulin à prières. Mais je m'adresse là à des personnalités engagées, aux partisans allemands et français de l'Europe à construire. Ils savent de quoi on parle. M. François-Poncet me disait qu'un certain nombre d'entre vous, avez dû, depuis hier, aborder chacune des questions en cours sans rien oublier de ce qu'il convenait de dire. J'ai donc un peu de scrupules à répéter sans doute les même choses. J'apporterai simplement ma propre conviction.
- En raison des fonctions que j'occupe, je pourrai tracer quelques itinéraires où il me sera possible d'engager mon pays.
- Cela fait déja maintenant plus de quarante ans que je rencontre des publics tels que le vôtre. Je suppose même qu'il doit y avoir quelques survivants de cette époque. Ils doivent trouver aussi qu'on se répète un peu. Mais ils doivent aussi comprendre comme moi que l'histoire se fabrique d'un coup, comme on l'a vu l'année dernière en Europe, ou bien elle prend le pas du laboureur, cela met du temps. C'est le cas.\
Il y a en effet quelques quarante-deux ans, je me trouvais pour la première fois devant un public de votre espèce. C'était à La Haye. Nous étions brisés de fatigue, parfois même ruinés de douleurs ou de chagrin devant la somme des destructions causées par la deuxième guerre mondiale particulièrement entre Allemands et Français. Il fallait vouloir espérer ! Dans quelle famille n'avions-nous pas à compter des sacrifices, des peines, des morts £ et pourtant je me souviens qu'à cette époque, c'est-à-dire trois ans après la fin de la guerre, on avait pu réunir en Hollande beaucoup de responsables de tous pays d'Europe et particulièrement ce qui était le plus intéressant, les belligérants de la veille. Tout cela se déroulait sous la présidence de Churchill. Les orateurs qui se sont succédés, Français, Allemands, Anglais, Belges, Italiens,... qui avaient appris au cours des années précédentes à se combattre et parfois à se détester, se rendaient compte que pour l'avenir, pour le leur et pour celui de leurs enfants, il était indispensable de changer d'histoire. Il fallait avoir le courage de passer vers un autre horizon à 180 degrés, de laisser derrière soi l'Europe telle qu'elle s'était construite au cours des siècles précédents et de franchir d'un coup le pas. Comme vous venez de le dire, monsieur le Président, va-t-on faire une construction très vaste où chacun trouvera sa place, ou bien va-t-on retourner vers les nationalismes exacerbés qui ont accompagné notre jeunesse ? Ce choix a été fait, je le répète, dès 1948 et j'ai toujours quelque orgueil à rappeler cela lorsque je me trouve devant une assemblée européenne parce qu'après tout, à ce premier congrès de l'Europe, j'y étais.
- Depuis lors, que d'événements et bien des contradictions, bien des hésitations ! Il y a eu des batailles successives où les Européens se sont déchirés. Je me souviens particulièrement en France de la bataille pour la communauté européenne de défense où nous nous sommes séparés. Disons que la plupart d'entre nous étions du côté de ceux qui voulaient créer cette communauté. Mais d'autres Européens convaincus n'en voulaient pas, estimant qu'il convenait d'abord de bâtir une Europe politique avant de songer à une Europe militaire. C'est vrai qu'on ne peut contester leurs raisons. Une armée, une diplomatie, il faut bien qu'elles reçoivent des ordres de quelque part. A l'époque l'Europe était-elle libre de ses mouvements ? Je cite cela également pour mémoire et non pas pour raviver une querelle encore sensible aujourd'hui.\
Beaucoup d'autres circonstances se sont produites et ont éparpillé les militaires de la première heure. Il se trouve que les mouvements qui se sont produits au cours de ces dernières années et particulièrement la formidable révolution de l'Europe de l'Est en 1989 ont ramené tous ces débats à peu de choses. Il s'agit maintenant de savoir ce que l'on va faire avec un monde communiste abattu, dispersé, sans effet, rejeté par les générations-mêmes qu'il avait formées et éduquées, et la naissance de l'Allemagne unifiée qui en est une des conséquences directes. Vous avez pu suivre tous ces événements comme s'il s'agissait d'une sorte de recommencement des révolutions populaires que notre pays avait connus en 1789, à deux cents ans de distance. On sent bien aujourd'hui que nous mettons le pied sur une marche nouvelle qu'on appellera l'Histoire et qui désormais va nous conduire là où nous n'osions l'espérer, même si nous avions l'audace de le concevoir. Rien n'a été possible, rien ne l'aurait été sans la réconciliation franco-allemande. Cela a été le trait d'anticipation - on pourrait dire le trait de génie - de ceux qu'on appelle les fondateurs, que d'avoir été directement à l'essentiel.
- Ce n'est pas que l'Allemagne et la France soient, dans la vérité du terme, des ennemis traditionnels, des ennemis séculaires. Certes, sur mille années nous avons connu bien des conflits mais on s'était habitué aussi à vivre ensemble, à se connaître, à s'interpénétrer et il n'y avait jamais eu jusqu'à une époque récente, de volonté de destruction mutuelle. Donc vous, Allemands qui m'écoutez, vous seriez nos ennemis héréditaires ! Quand je suis né, on sortait tout juste d'un autre ennemi héréditaire qui s'appelait l'Angleterre. Mais avant moi on avait connu d'autres ennemis héréditaires £ bref on changeait d'ennemis héréditaires à peu près chaque siècle. C'est dire que l'héritage n'avait pas beaucoup de durée.
- Je calculais récemment qu'il n'y avait guère qu'un pays en Europe avec lequel nous n'avions jamais eu de guerre, nous Français, c'est le Danemark et par voie de conséquence l'Islande. Serions-nous un peuple batailleur ? Sans doute. Il nous est arrivé d'aller chez les autres et même de vouloir y rester. Et puis finalement comme tous les autres, il a fallu revenir chez soi. C'est l'une des grandes leçons de l'histoire de l'Europe et c'est une bonne leçon. Il vaut mieux que chacun reste chez soi, et s'il a envie de voyager, qu'il prenne d'autres moyens que le moyen des armes.\
La négociation franco-allemande a été le point final d'une histoire courte qui a en réalité commencé dans la dernière moitié du 19ème siècle et qui a trouvé son point d'achèvement. Personne ne songe en Allemagne et en France qu'il pourrait y avoir un conflit entre nous. Il y a des conflits d'intérêt, c'est justement ce dont il faut parler. Dans ce cas-là, il faut trouver des procédures d'arbitrage. Il faut trouver un lieu où on discute et que des règles soient fixées à cette discussion. C'est ce qui a été accompli depuis les années 1950-1957.
- A partir de la réconciliation franco-allemande, le reste devenait possible, d'abord dans l'Europe des Six. C'est tout de même l'Europe des Six qui a donné le "la". C'est dans le sillon de cette Europe-là que tout le reste, après avoir été semé, a germé. Cela ne confère pas aux six pays de l'Europe un privilège, pas même un droit d'ancienneté mais disons que ce qui a été fait à cette époque, dans les premiers temps de la construction européenne, continue d'inspirer la construction d'aujourd'hui.
- Je dirai donc que le couple Allemagne - France ne doit pas avoir la prétention, ni l'ambition de fixer ses devoirs à la Communauté européenne. Ce serait nier les autres valeurs, ce serait nier les autres histoires. D'autres pays que la France ont donné le signal de l'aventure nationale et de la création d'un Etat. C'était il y a bien longtemps mais l'Espagne, l'Angleterre, le Portugal, d'autres pays, sont nés plus tard à l'unité nationale et à la construction étatique. Il n'y a pas de droit d'aînesse. Chaque fois que nous parlons de nos problèmes, évitons de donner le sentiment aux autres que ce que nous aurons décidé sera la loi. Ayant précisé cela, cela me permettra de vous dire maintenant sans précautions inutiles de quelle façon ce que nous déciderons pourra devenir la réalité de demain.\
Entre les Allemands et les Français, une fois admis qu'on ne pouvait plus régler nos problèmes et nos difficultés par la guerre, il convenait d'organiser la paix, donc le dialogue, bref d'inventer des institutions. Ce sont les institutions qui empêchent les individus dans une société de s'entretuer : une loi commune, un arbitrage admis, des moeurs, des habitudes, des compromis. En Europe il en va de même. Il fallait des institutions. Ces institutions se sont faites avec un certain pragmatisme. Cela a sans doute été dû au génie particulier d'hommes comme Monnet, Schuman, Adenauer, Gasperi, Spaak qui étaient des gens d'un grand sens pratique. Il n'ont pas dessiné des institutions pré-établies. Ils ont fait confiance au temps, confiance aussi à la nature des hommes qui n'est pas que fâcheuse. Ils ont commencé par des domaines économiques : le charbon, l'acier, l'atome, l'agriculture. Ils ont ainsi créé des habitudes parmi les responsables des affaires publiques. Mais que d'habitudes commençaient d'entrer dans la conscience des peuples ! On a pu avec le Traité de Rome marquer le premier noyau durable - nous y sommes encore - d'une Europe organique, institutionnelle avec une échelle de pouvoirs. Tout cela a été heureusement complété par la suite avec la naissance d'un pouvoir législatif qui restait jusqu'alors exagérément national, c'est-à-dire qu'il n'y avait que les parlements nationaux. Le Parlement européen qui doit poursuivre son évolution pour accéder au véritable statut démocratique n'en a pas moins été une heureuse initiative.
- On a donc vu un pouvoir exécutif, un Conseil des ministres, et à partir de là, le Conseil européen, un pouvoir judiciaire, un pouvoir législatif. Tout cela, ce sont les à peu près car le pouvoir exécutif n'est pas tout à fait exécutif, le pouvoir législatif n'est pas tout à fait législatif, et si le pouvoir judiciaire est un vrai pouvoir judiciaire, il n'empêche qu'il est un peu isolé dans un ensemble qui reste à inventer.\
Vous avez eu raison de rappeler, M. François-Poncet, le coup d'accélérateur qu'a représenté l'Acte unique de Luxembourg de 1985. A cet égard, je voudrai vous faire une remarque. Comme c'est fait maintenant, on se congratule pour fêter l'événement et on imagine que cela a été assez facile, que c'était vraiment la fin d'une évolution naturelle. Tel n'a pas été le cas £ je peux vous dire que cinq minutes avant la fin on m'aurait demandé ce que je pensais des chances de réussite de l'Acte unique, j'aurais dit : il n'y en a pas. Car nous n'avons abouti qu'après la fin des délais. L'opposition d'un des Douze qui n'étaient à l'époque que Dix faisait qu'ayant impressionné au moins deux des autres, cela se traduisait par un échec. Il n'y avait pas d'Acte unique. Là s'est produit un phénomène que l'on retrouve à chaque étape et qui doit rendre finalement optimistes tous ceux qui seraient conduits à douter en telle ou telle circonstance et que j'ai observé déjà quatre ou cinq fois depuis les neuf à dix ans que j'exerce mes fonctions présentes, c'est-à-dire que je prends part aux délibérations européennes : jusqu'à la fin d'un processus européen, c'est toujours l'échec. Ce qui prouve qu'il faut un peu forcer la nature des Européens pour réussir. Les obstacles paraissent infranchissables. C'était vrai récemment à Strasbourg. C'était vrai à Hanovre, c'était vrai à Stuttgart, c'était vrai à Luxembourg. Je suppose que mes prédécesseurs qui ont connu d'autres périodes que l'histoire de l'Europe ont dû vivre les mêmes incertitudes. Au moment où la conscience de l'échec est là, si deux pays comme l'Allemagne et la France décident de n'en pas rester là et d'agir quoi qu'il advienne et même si d'autres ne veulent pas le faire par acte singulier entre nos deux pays, alors tout se dégèle. C'est une autre prise de conscience. Et celle-là permet de régler en l'espace de quelques quarts d'heure ce qui n'a pu l'être en l'espace de quelques mois. Donc, l'Acte unique, en fin d'après-midi il n'y en avait pas. A l'heure du dîner il y en avait quand même un.\
Même phénomène au cours de ces derniers mois pour la décision sur les conférences intergouvernementales. Non c'est impossible, cela va contre tous les principes. Ce n'est pas toujours les mêmes qui disent cela, mais il y a toujours quelqu'un pour le dire. Finalement, que deviennent les faux principes ? On les oublie pour en arriver à cette évidence que nous n'avons pas la possibilité, ni le droit de nous dissocier. Il y a comme une sorte de dynamique interne, une sorte de réalité invisible, une sorte de prise de conscience souvent non exprimée qui fait qu'au moment où la rupture va faire apparaître que l'histoire entreprise n'appartient plus qu'au passé et qu'il va falloir tout reconstruire, alors tout se dégèle et tout se fait.
- Chaque fois que je me trouve devant une échéance qui m'apparaît impossible à réaliser, ma mémoire se reporte vers les événements que je viens de raconter et il me semble que ce qui a marché dans le passé va peut-être marcher encore. C'est une dynamique qui n'a pas de nom mais je l'appellerai quand même l'instinct européen ou bien elle mériterait peut-être un nom déjà plus évolué : la volonté européenne, la nécessité européenne. On ne voudrait pas mais c'est nécessaire et devant la nécessité, qui saurait résister longtemps ? Il y a donc une sorte d'image de l'Europe qui chaque fois a triomphé depuis de longues années des empêchements politiques et juridiques accumulés par ceux-là même qui ont en charge la construction européenne.\
Donc, vous disiez l'Acte unique, c'est magnifique. Moi, je n'étais pas là au moment où l'on a débattu du Traité de Rome, mais plusieurs de ses acteurs me l'ont raconté et récemment encore Maurice Faure. Je crois bien que sans la conférence de Messine, il n'y aurait pas eu de Traité de Rome et même après Messine, nous n'étions pas sûrs d'aboutir. Mais à chaque grand rendez-vous, comme si un besoin organique de l'Europe prévalait sur les humeurs et les tempéraments nationaux, l'Europe a continué de se faire. Je dois dire qu'avec le Chancelier Kohl et Jacques Delors, nous nous sommes associés dans un dernier effort pour convaincre nos collègues qu'il convenait vraiment d'en sortir et par la bonne porte £ je vous l'ai dit, cela s'est réglè très aisément. Une fois les délais apparemment terminés, plutôt que de se séparer sur un constat de rupture, on a eu la joie de se séparer sur un accord, une signature, un engagement, une promesse, un recommencement. Et je pense que l'Acte unique a été peut-être, depuis le Traité de Rome, la décision diplomatique et politique la plus importante puisqu'elle a relancé la construction européenne en prévoyant une nouvelle échéance. On a dit "eh bien dans cinq ans, six ans, sept ans, - nous étions en 1985, on a fixé le terme du 31 décembre 1992 - à partir de là il y aura un marché intérieur unique, il n'y aura plus de frontière entre nous". Plus de frontière, cela signifie bien entendu que dans presque tous les domaines, - je dis presque tous - il ne faut pas croire que la chose soit acquise, les Européens seront chez eux partout où ils iront. Ils devraient pouvoir s'y établir, y travailler, y mener leur vie civique, échanger leurs marchandises, vivre une sorte d'état de citoyenneté commune, car il ne faut jamais oublier l'Europe des citoyens lorsqu'on engage ce genre de discussions. On aurait un peu tendance à donner le pas à la technocratie. J'emploie ce terme absolument sans esprit péjoratif car il faut des gens qui connaissent les problèmes pour en parler et pour en décider mais il faut penser à quelque chose de plus humain de plus vécu, de plus vrai, de plus quotidien. On a dit cela il y a quelques années et nous sommes maintenant à la fin de 1990. Nous n'avons pas perdu beaucoup de temps depuis cette époque-là, nous avons quand même continuer d'avancer. Mais l'échéance reste la même c'est-à-dire que pratiquement c'est dans deux ans et dans deux ans ce sera une vraie révolution supplémentaire pour nos amis allemands. Ils commencent sans doute à s'habituer à ce genre de révolution mais celle-là ne sera pas non plus si facile qu'on le croit. Et puis quelle somme de risques pour chacun de nos pays ! Ceux qui sont contre vous diront que c'est se jeter dans le vide, à l'aventure £ si l'on ne veut pas que cela soit le vide ou l'aventure il faut un travail considérable de prévisions, il faut presque prévoir tous les cas et déjà retenir tous les moyens de conciliation, d'arbitrage, de jugement, de détermination, de décision qui permettront de passer à côté des pires dangers qui feraient éclater la machine. Mais deux ans c'est si bref que je ne peux pas me mettre cette échéance en tête sans éprouver comme une sorte d'inquiétude. Est-ce que nous sommes prêts, est-ce que nous le serons ? Cela dépend une fois de plus pour beaucoup, disons pour l'essentiel, et des Allemands et des Français.\
Mais nous ne pouvions pas arriver au terme de cet Acte unique à l'Europe sans frontière, l'Europe des douze pays. L'un des Douze maintenant s'est agrandi et nous sommes maintenant près de 340 millions d'Européens communautaires £ c'est une population considérable comparée aux Américains des Etats-Unis d'Amérique, aux Soviétiques, aux Japonais. C'est un ensemble qui est doté déjà de tous les éléments de la première puissance commerciale du monde. Il ne nous manque pas grand chose, sans avoir en quoi que ce soit la volonté de dominer, pour passer devant sur le plan de la recherche scientifique donc de la technologie. C'est un ensemble qui ne céderait sa place à personne sur la scène du monde. Et tout cela dans les deux ans !
- On va dire : mais une tâche surhumaine. On peut le craindre. Voilà pourquoi nous avons pensé, nous Allemands et nous Français, qu'il serait sage de précéder le mouvement et d'imaginer déjà ce que pourrait devenir l'Europe sans frontières si elle ne s'est dotée d'aucune véritable institution capable d'appréhender cette nouvelle phase de son histoire et ce serait le cas croyez-moi si nous ne prenions des précautions comme celle dont je vais maintenant vous parler.\
C'est 340 millions d'habitants, douze pays, une faculté d'attraction à l'égard de beaucoup d'autres pays de l'Europe aujourd'hui libérés des anciennes tutelles, un immense chantier, tout cela est très bien mais avec quelles structures ? Finalement, quel pouvoir sera en mesure de décider ? Le Conseil européen qui se réunit de temps en temps est présidé par des responsables différents une fois tous les six mois. La Commission, elle, est permanente, elle travaille beaucoup mais ne représente pas vraiment les peuples tels qu'ils sont. Le Parlement, j'ai dit tout à l'heure de quelle façon il conviendrait de le parfaire pour qu'il se sente véritablement l'interprète de l'ensemble des peuples d'Europe.
- Voilà pourquoi nous avons conçu ce que l'on appelle les conférences intergouvernementales. Mais une certaine finesse juridique est nécessaire et peut-être une certaine prudence politique, car dans le cadre du Traité de Rome, il n'y a pas beaucoup d'élasticité, ni de souplesse. Il suffit d'un sur douze pour qu'on ne puisse tirer de ce traité ce qui ne s'y trouve pas et que honnêtement en droit on soit obligé de s'incliner devant des refus qui demanderaient à être tout simplement interprétés selon la lettre du Traité de Rome. Il faut donc un nouveau traité sans rejeter celui qui existe déjà et qui a été si important. Il faut donc arriver à un nouveau traité pour compléter le système. Pour préparer ce nouveau traité on a imaginé et j'en ai été tout à fait partisan deux conférences intergouvernementales. La première a été mise sur le chantier en accord étroit entre l'Allemagne et la France - qui ont rempli leur rôle initiateur une fois de plus - mais avec l'accord d'autres pays bien entendu. Je ne veux pas les citer car par soustraction vous pourriez penser qu'il y en a qui n'auraient pas suivi le même mouvement et vous ne vous tromperiez pas.\
Le projet d'une conférence intergouvernementale pour l'union économique et monétaire nous a occupés pendant plusieurs sommets européens. Je me souviens en particulier de celui de Hanovre mais aussi de celui de Dublin. Que d'objections ! Au passage je me permets de vous donner un conseil si je peux me le permettre. Si vous voulez aboutir à un traité agricole comme cela a été le cas, ne le confiez pas au ministre de l'agriculture. Si vous voulez aboutir à un traité économique et financier enfin etc... vous avez compris la suite. Seule la volonté politique peut l'emporter sur les oppositions, les réserves des spécialistes. C'est une évidence absolue. Je me souviens à Londres, c'était un de mes premiers sommets, il s'agissait des problèmes agricoles pendants, la réorganisation de nos structures et le début de la discussion sur les quotas. C'était sous la présidence de Mme Thatcher puisque nous étions à Londres. Mme Thatcher était très occupée par cette présidence qu'elle remplissait fort bien, elle avait des devoirs européens, elle les remplit souvent fort bien et peut-être cela l'a-t-elle un peu distraite des problèmes spécifiquement britanniques. Bref, on s'est mis d'accord. Dans ces circonstances-là, il faut quand même déjeuner ou dîner à des heures très tardives, donc à 10 ou 11 heures le soir nous avons dit "on va dîner" et après avoir dîné, pour des gens raisonnables, on va se coucher. Alors dans l'intervalle que va-t-on faire pour retrouver le traité en bonne et due forme ? Eh bien on va charger les ministres de l'agriculture de rédiger les termes de notre accord. Quand nous nous sommes retrouvés le lendemain matin à 9 heures il n'y avait plus rien.
- J'ai vécu cela plusieurs fois dans d'autres domaines. C'est vrai que j'ai observé que du côté allemand chaque fois que l'on parle d'union économique et monétaire, si l'on s'adresse au responsable de l'économie et de la monnaie, cela ne marche pas. Seule la volonté politique du Chancelier et du ministre des affaires étrangères est efficace. Ils ont une volonté européenne qui doit cependant tenir compte des intérêts de leur pays et de leur peuple. Ils en tiennent compte, ils demandent souvent que l'on rectifie tel ou tel aspect des accords en cours. Mais les responsables allemands, représentants désormais du peuple allemand, de l'Allemagne unifiée font preuve de volonté politique et nous disent : "il faut le faire, il faut l'union économique, il faut l'union monétaire, il faut une monnaie" et cela entraîne alors dans le dispositif la nécessité d'une banque centrale européenne. Il faut trouver une conciliation entre les traditions des uns et des autres. Dans plusieurs de ces pays la Banque centrale est totalement indépendante des gouvernements. Pour d'autres, comme la France, la tradition est différente. C'est le pouvoir politique qui a primauté. Comment lier ces traditions si diverses ? En réalité nos amis allemands nous ont bien montré dans leur procédure de réunification que lorsqu'il fallait oublier cet aspect des choses on pouvait l'oublier et on se demande pourquoi la même absence, la même distraction ne pourrait pas présider à la signature des accords sur l'union économique et monétaire. C'est vrai que beaucoup de pays arrivent avec des constitutions impossibles qui empêchent de faire quoi que ce soit puisque je m'aperçois que finalement les constitutions n'empêchent rien. Ou bien il faut un refrènement pour les modifier ou bien on s'arrange autrement. Bref, la volonté intérieure dans ce corps indécis, cette sorte d'impulsion européenne dont je vous parlais tout à l'heure réapparaît toujours au bon moment.\
Helmut Kohl et moi-même nous avons écrit à nos partenaires. On leur a dit : "eh bien voilà il faut faire l'union économique et monétaire". Et récemment encore je me trouvais avec Helmut Kohl ainsi que les deux délégations gouvernementales à Munich et la discussion reprenait sur ce point et nous l'avons conclue en disant : "il faut le faire". Et nous avons réitéré notre volonté commune d'aboutir à l'union économique et monétaire qui suppose des instruments dont je vous ai parlé tout à l'heure : monnaie, banque. Il faut le dire aussi, ces instruments n'ont pas d'âme, ils n'auront de réalités que s'ils expriment une politique, c'est-à-dire que si la conférence intergouvernementale chargée de cette union économique et monétaire parvient à cette conclusion qu'il faut une monnaie, qu'il faut une banque. Et elle sera contrainte fatalement d'en conclure qu'il faut un gouvernement économique de l'Europe. Autrement on y comprendrait rien et très rapidement ce serait l'échec.
- Quant à la conférence intergouvernementale pour une union politique, c'est également Helmut Kohl et moi-même qui l'avons relancée, avec l'accord de plusieurs autres pays bien entendu et toujours selon le même raisonnement : une monnaie comme cela, une banque par là tandis qu'il y a déjà une agriculture commune, tandis qu'il y a déjà des moyens de communication communs, un début d'environnement traité en commun ! Enfin, tout cela sans avoir une union politique de décision au sommet !\
Tout cela n'est pas viable d'autant plus que l'union politique signifie aussi une certaine diplomatie commune. Nos intérêts sont très différents £ souvent, nous n'occupons pas la même place dans la géographie et je suis de ceux qui pensent que la géographie commande l'Histoire. On ne peut donc pas avoir une vue abstraite des choses mais dans la réalité nous avons abordé beaucoup de problèmes de politique étrangère depuis 18 mois. On les traite depuis beaucoup plus longtemps mais il faut dire c'était assez facile de s'entendre chaque fois que nous traitions d'un problème à l'autre bout du monde. Qu'est-ce que vous pensez du problème israélo-arabe, des droits des arabes, des droits des Israéliens, des peuples opprimés ? Oui, on décidait très bien, facilement. A mesure que le problème se rapprochait, c'était plus délicat et d'autre part il ne faut pas oublier qu'à l'époque nous avions pour voisins l'empire soviétique. Mais soyons francs lorsque certains d'entre nous - et j'en étais - parlions de la situation de tel ou tel pays d'Europe centrale un silence prudent s'emparait de l'assemblée parce qu'il faut éviter d'être désagréable à l'égard de nos bons amis d'ici ou de là. Bref, la somme des prudences diplomatiques dépassait de très loin la somme des audaces et dans ces conditions comment voulez-vous définir une politique étrangère ? Peu à peu pris à la gorge par les problèmes de l'Afghanistan, de l'Afrique australe, de la Namibie, de l'apartheid, du Moyen-Orient aujourd'hui et combien d'autres encore, les Douze, surpris eux-mêmes de la facilité avec laquelle ils s'accordaient sur quelques principes simples et quelques moyens d'action, ont commencé de mettre en oeuvre une politique extérieure.\
C'est bien ce que l'on a fait à Strasbourg, l'an dernier lorsque nous avons abordé en commun le problème allemand. Ce n'était pas facile non plus, on partait de points de vue très différents et parfois opposés : ceux qui étaient pressés, ceux qui ne l'étaient pas, ceux qui étaient exigeants et ceux qui étaient souples, ceux qui s'inspiraient surtout de l'ensemble des autres traités pour éviter celui-là, ceux au contraire qui pensaient que l'unité allemande relevait des évidences de l'Histoire. Et nous sommes parvenus en décembre 1989, un accord sur le problème allemand. C'était significatif car là nous touchions à nos intérêts de proximité. C'était plus facile de savoir de quelle façon on penserait à la nécessité d'intervenir pour protéger les populations du Sri Lanka ! Non là, c'était à la porte, tout à côté et nous nous sommes entendus. L'ensemble des questions posées à Strasbourg ont été résolues comme il convenait qu'elles le fussent et les Allemands ont, je le crois, vraiment trouvé le concours de leurs amis et de leurs alliés de la Communauté tout entière auprès d'eux dans ce grand acte historique qui vient occuper leur intelligence et leur coeur avec le sentiment d'être au début d'une nouvelle histoire.
- Alors pourquoi n'irait-on pas plus loin ? Il appartiendra certes à la conférence intergouvernementale en question de décider du contenu de ce que sera l'unité politique. Je pourrais faire le même raisonnement sur l'union économique et monétaire. Ce sont les conférences intergouvernementales qui commenceront dans deux mois sous la direction italienne. Les négociateurs seront libres de leurs décisions, je ne veux pas trop préjuger ce qu'elles seront, simplement il faut savoir que dès lors que le mécanisme est en marche il y a tout lieu de penser qu'il produira ce que l'on en attend. Il y aura des oppositions, on se retrouvera comme à Luxembourg en 1985, on se séparera sans avoir réussi. Non, on ne se séparera pas et on réussira. Telle est ma conviction, c'est en tout cas ce à quoi j'engagerai la France.\
Il s'est produit un événement déterminant, vous avez dû en parler beaucoup depuis ce matin, la réunification allemande. Ce qui est très important pour nous Français c'est que les droits et les devoirs, les obligations et les contraintes qui ont été consentis au nom de l'Allemagne fédérale, membre de la Communauté précédemment, soient souscrits par l'Allemagne tout entière. Et nous ne faisons pas de distinction. Les Allemands qui relèvent de cet Etat unique sont semblables à nos yeux, ont les mêmes droits, sont également nos partenaires et nos amis et nous aborderons cette nouvelle Allemagne sans complexe. Souvent dans la presse française on s'inquiète de cette Allemagne de près de 80 millions d'habitants - la France n'en a pas tout à fait 60 millions - que va-t-il se passer, n'y a-t-il pas lieu de craindre ?... Bien entendu, il s'agit d'avoir le regard clair sur les événements. Je suis de ceux qui pensent d'abord que depuis Philippe Auguste en France, c'est-à-dire depuis Othon IV en Allemagne on est habitué à se connaître et ma foi on a pas mal vécu ensemble et on ne s'est pas toujours disputé. Je reprendrai là pour terminer le thème que j'avais entrepris en commençant, on s'est souvent même très bien entendu, nos cultures, nos littératures, nos arts nous ont également inspirés. Nous avons trouvé des amitiés, des fraternités, des compréhensions. Nous avons découvert des harmonies et s'il y a des phénomènes de puissance d'un côté ou de l'autre, il faut s'y faire. On me dit "l'Allemagne est grande, cela ne vous enchante pas". Moi je n'ai pas de sentiment. Si j'étais Allemand, je voudrais l'unité. Le problème de l'unité des Français s'est posé mais il y a 45 ans et j'étais de ceux qui voulaient réunifier la France à l'époque contre les Allemands. Ainsi vont les choses. Je pense simplement que si l'on veut que ce dialogue s'approfondisse, que ce duo puisse se perpétuer, il faut englober l'Allemagne et la France dans une ambition commune. Il faut qu'ils soient membres à part égale de la même construction. Ce que l'on a appelé si longtemps le problème franco-allemand a changé de sens avec une Allemagne démocratique, avec les grandes leçons de l'après-dernière guerre, avec la signature des traités d'alliance et d'amitié. Il y a même un traité militaire entre l'Allemagne et la France £ le Général de Gaulle et Adenauer l'ont signé en 1963 mais c'est Kohl et moi-même qui lui avons donné signification, substance et vie en 1983, 20 ans après. Donc ce ne sont pas les mêmes partenaires mais c'est une précaution supplémentaire et ce n'est pas qu'une précaution.\
Je crois que c'est en s'inscrivant dans la même démarche historique, en développant la même politique de l'Europe que l'Allemagne et la France pourront se livrer paisiblement aux compétitions commerciales, économiques, de toutes sortes. La compétition des talents, des envergures, des ambitions, moi je les trouve justifiées et je les trouve non seulement naturelles mais souhaitables dès lors qu'il y a un lieu commun où l'on se retrouve, une loi commune à laquelle on souscrit et des limites à nos ambitions mutuelles qui sont celles de la loi commune. On ne peut pas imaginer meilleur cadre que celui d'une Europe qui a quand même derrière elle maintenant plusieurs décennies d'existence, une Europe qui n'est même plus nouvelle. L'unité allemande se fait à un moment où l'Europe a pris ses marques (sans confusion possible sur le terme que j'emploie, c'est une comparaison de caractère sportif ou athlétique et non pas monétaire). C'est pour la France et pour l'Allemagne la chance de concorde, de paix et de progrès en commun.\
J'ai moi-même lancé il y a quelques temps l'idée qu'il convenait de se retourner vers nos autres Européens, ceux de l'Est et ceux de l'Europe du libre échange. Il faudra bien leur parler à eux aussi, il ne faut pas qu'ils se sentent exclus et cependant il n'est pas possible d'élargir la Communauté alors qu'elle n'est pas au terme de son propre chemin. Il faut donc une double démarche pour un seul objectif : renforcer la Communauté, élargir quand le moment sera venu, quand les Douze auront réussi leur nouveau pacte et leur nouveau traité mais en attendant il faut s'ouvrir à des traités, à des accords et pourquoi pas à des structures - c'est pourquoi j'ai appelé cela une confédération - à des structures avec les autres parties de l'Europe.
- Cela existant déjà d'une certaine manière avec le Conseil de l'Europe à Strasbourg, avec ce que vous allez voir naître autour de la CSCE le 18 novembre à Paris. Tous les pays d'Europe seront rassemblés avec les Etats-Unis d'Amérique et le Canada. Mais il faut avoir une conception peut-être encore plus audacieuse et plus européenne, cela c'est l'avenir. Il ne faut pas que la Communauté s'isole et qu'elle donne le sentiment aux autres Etats de l'Europe qu'ils seront assistés ou dépendants. Tous sont égaux en droit et tous égaux en dignité. C'est ce que nous avons fait entre nous les Douze, c'est ce qu'il conviendra de faire avec les autres.
- Voilà, bon courage mesdames et messieurs et bon travail. Je souhaite à nos amis allemands de rentrer fiers d'eux-mêmes dans leur pays, de ce qui s'y accomplit mais aussi de ce qui s'accomplit ici lorsque Allemands et Français se rencontrent.\
- J'ai répondu à votre invitation qui m'a été adressée, il y a maintenant quelques mois, avec beaucoup d'intérêt.
- Ce n'est pas que les occasions me manquent pour parler de l'Europe ici ou là. J'ai même quelquefois l'impression d'être un moulin à prières. Mais je m'adresse là à des personnalités engagées, aux partisans allemands et français de l'Europe à construire. Ils savent de quoi on parle. M. François-Poncet me disait qu'un certain nombre d'entre vous, avez dû, depuis hier, aborder chacune des questions en cours sans rien oublier de ce qu'il convenait de dire. J'ai donc un peu de scrupules à répéter sans doute les même choses. J'apporterai simplement ma propre conviction.
- En raison des fonctions que j'occupe, je pourrai tracer quelques itinéraires où il me sera possible d'engager mon pays.
- Cela fait déja maintenant plus de quarante ans que je rencontre des publics tels que le vôtre. Je suppose même qu'il doit y avoir quelques survivants de cette époque. Ils doivent trouver aussi qu'on se répète un peu. Mais ils doivent aussi comprendre comme moi que l'histoire se fabrique d'un coup, comme on l'a vu l'année dernière en Europe, ou bien elle prend le pas du laboureur, cela met du temps. C'est le cas.\
Il y a en effet quelques quarante-deux ans, je me trouvais pour la première fois devant un public de votre espèce. C'était à La Haye. Nous étions brisés de fatigue, parfois même ruinés de douleurs ou de chagrin devant la somme des destructions causées par la deuxième guerre mondiale particulièrement entre Allemands et Français. Il fallait vouloir espérer ! Dans quelle famille n'avions-nous pas à compter des sacrifices, des peines, des morts £ et pourtant je me souviens qu'à cette époque, c'est-à-dire trois ans après la fin de la guerre, on avait pu réunir en Hollande beaucoup de responsables de tous pays d'Europe et particulièrement ce qui était le plus intéressant, les belligérants de la veille. Tout cela se déroulait sous la présidence de Churchill. Les orateurs qui se sont succédés, Français, Allemands, Anglais, Belges, Italiens,... qui avaient appris au cours des années précédentes à se combattre et parfois à se détester, se rendaient compte que pour l'avenir, pour le leur et pour celui de leurs enfants, il était indispensable de changer d'histoire. Il fallait avoir le courage de passer vers un autre horizon à 180 degrés, de laisser derrière soi l'Europe telle qu'elle s'était construite au cours des siècles précédents et de franchir d'un coup le pas. Comme vous venez de le dire, monsieur le Président, va-t-on faire une construction très vaste où chacun trouvera sa place, ou bien va-t-on retourner vers les nationalismes exacerbés qui ont accompagné notre jeunesse ? Ce choix a été fait, je le répète, dès 1948 et j'ai toujours quelque orgueil à rappeler cela lorsque je me trouve devant une assemblée européenne parce qu'après tout, à ce premier congrès de l'Europe, j'y étais.
- Depuis lors, que d'événements et bien des contradictions, bien des hésitations ! Il y a eu des batailles successives où les Européens se sont déchirés. Je me souviens particulièrement en France de la bataille pour la communauté européenne de défense où nous nous sommes séparés. Disons que la plupart d'entre nous étions du côté de ceux qui voulaient créer cette communauté. Mais d'autres Européens convaincus n'en voulaient pas, estimant qu'il convenait d'abord de bâtir une Europe politique avant de songer à une Europe militaire. C'est vrai qu'on ne peut contester leurs raisons. Une armée, une diplomatie, il faut bien qu'elles reçoivent des ordres de quelque part. A l'époque l'Europe était-elle libre de ses mouvements ? Je cite cela également pour mémoire et non pas pour raviver une querelle encore sensible aujourd'hui.\
Beaucoup d'autres circonstances se sont produites et ont éparpillé les militaires de la première heure. Il se trouve que les mouvements qui se sont produits au cours de ces dernières années et particulièrement la formidable révolution de l'Europe de l'Est en 1989 ont ramené tous ces débats à peu de choses. Il s'agit maintenant de savoir ce que l'on va faire avec un monde communiste abattu, dispersé, sans effet, rejeté par les générations-mêmes qu'il avait formées et éduquées, et la naissance de l'Allemagne unifiée qui en est une des conséquences directes. Vous avez pu suivre tous ces événements comme s'il s'agissait d'une sorte de recommencement des révolutions populaires que notre pays avait connus en 1789, à deux cents ans de distance. On sent bien aujourd'hui que nous mettons le pied sur une marche nouvelle qu'on appellera l'Histoire et qui désormais va nous conduire là où nous n'osions l'espérer, même si nous avions l'audace de le concevoir. Rien n'a été possible, rien ne l'aurait été sans la réconciliation franco-allemande. Cela a été le trait d'anticipation - on pourrait dire le trait de génie - de ceux qu'on appelle les fondateurs, que d'avoir été directement à l'essentiel.
- Ce n'est pas que l'Allemagne et la France soient, dans la vérité du terme, des ennemis traditionnels, des ennemis séculaires. Certes, sur mille années nous avons connu bien des conflits mais on s'était habitué aussi à vivre ensemble, à se connaître, à s'interpénétrer et il n'y avait jamais eu jusqu'à une époque récente, de volonté de destruction mutuelle. Donc vous, Allemands qui m'écoutez, vous seriez nos ennemis héréditaires ! Quand je suis né, on sortait tout juste d'un autre ennemi héréditaire qui s'appelait l'Angleterre. Mais avant moi on avait connu d'autres ennemis héréditaires £ bref on changeait d'ennemis héréditaires à peu près chaque siècle. C'est dire que l'héritage n'avait pas beaucoup de durée.
- Je calculais récemment qu'il n'y avait guère qu'un pays en Europe avec lequel nous n'avions jamais eu de guerre, nous Français, c'est le Danemark et par voie de conséquence l'Islande. Serions-nous un peuple batailleur ? Sans doute. Il nous est arrivé d'aller chez les autres et même de vouloir y rester. Et puis finalement comme tous les autres, il a fallu revenir chez soi. C'est l'une des grandes leçons de l'histoire de l'Europe et c'est une bonne leçon. Il vaut mieux que chacun reste chez soi, et s'il a envie de voyager, qu'il prenne d'autres moyens que le moyen des armes.\
La négociation franco-allemande a été le point final d'une histoire courte qui a en réalité commencé dans la dernière moitié du 19ème siècle et qui a trouvé son point d'achèvement. Personne ne songe en Allemagne et en France qu'il pourrait y avoir un conflit entre nous. Il y a des conflits d'intérêt, c'est justement ce dont il faut parler. Dans ce cas-là, il faut trouver des procédures d'arbitrage. Il faut trouver un lieu où on discute et que des règles soient fixées à cette discussion. C'est ce qui a été accompli depuis les années 1950-1957.
- A partir de la réconciliation franco-allemande, le reste devenait possible, d'abord dans l'Europe des Six. C'est tout de même l'Europe des Six qui a donné le "la". C'est dans le sillon de cette Europe-là que tout le reste, après avoir été semé, a germé. Cela ne confère pas aux six pays de l'Europe un privilège, pas même un droit d'ancienneté mais disons que ce qui a été fait à cette époque, dans les premiers temps de la construction européenne, continue d'inspirer la construction d'aujourd'hui.
- Je dirai donc que le couple Allemagne - France ne doit pas avoir la prétention, ni l'ambition de fixer ses devoirs à la Communauté européenne. Ce serait nier les autres valeurs, ce serait nier les autres histoires. D'autres pays que la France ont donné le signal de l'aventure nationale et de la création d'un Etat. C'était il y a bien longtemps mais l'Espagne, l'Angleterre, le Portugal, d'autres pays, sont nés plus tard à l'unité nationale et à la construction étatique. Il n'y a pas de droit d'aînesse. Chaque fois que nous parlons de nos problèmes, évitons de donner le sentiment aux autres que ce que nous aurons décidé sera la loi. Ayant précisé cela, cela me permettra de vous dire maintenant sans précautions inutiles de quelle façon ce que nous déciderons pourra devenir la réalité de demain.\
Entre les Allemands et les Français, une fois admis qu'on ne pouvait plus régler nos problèmes et nos difficultés par la guerre, il convenait d'organiser la paix, donc le dialogue, bref d'inventer des institutions. Ce sont les institutions qui empêchent les individus dans une société de s'entretuer : une loi commune, un arbitrage admis, des moeurs, des habitudes, des compromis. En Europe il en va de même. Il fallait des institutions. Ces institutions se sont faites avec un certain pragmatisme. Cela a sans doute été dû au génie particulier d'hommes comme Monnet, Schuman, Adenauer, Gasperi, Spaak qui étaient des gens d'un grand sens pratique. Il n'ont pas dessiné des institutions pré-établies. Ils ont fait confiance au temps, confiance aussi à la nature des hommes qui n'est pas que fâcheuse. Ils ont commencé par des domaines économiques : le charbon, l'acier, l'atome, l'agriculture. Ils ont ainsi créé des habitudes parmi les responsables des affaires publiques. Mais que d'habitudes commençaient d'entrer dans la conscience des peuples ! On a pu avec le Traité de Rome marquer le premier noyau durable - nous y sommes encore - d'une Europe organique, institutionnelle avec une échelle de pouvoirs. Tout cela a été heureusement complété par la suite avec la naissance d'un pouvoir législatif qui restait jusqu'alors exagérément national, c'est-à-dire qu'il n'y avait que les parlements nationaux. Le Parlement européen qui doit poursuivre son évolution pour accéder au véritable statut démocratique n'en a pas moins été une heureuse initiative.
- On a donc vu un pouvoir exécutif, un Conseil des ministres, et à partir de là, le Conseil européen, un pouvoir judiciaire, un pouvoir législatif. Tout cela, ce sont les à peu près car le pouvoir exécutif n'est pas tout à fait exécutif, le pouvoir législatif n'est pas tout à fait législatif, et si le pouvoir judiciaire est un vrai pouvoir judiciaire, il n'empêche qu'il est un peu isolé dans un ensemble qui reste à inventer.\
Vous avez eu raison de rappeler, M. François-Poncet, le coup d'accélérateur qu'a représenté l'Acte unique de Luxembourg de 1985. A cet égard, je voudrai vous faire une remarque. Comme c'est fait maintenant, on se congratule pour fêter l'événement et on imagine que cela a été assez facile, que c'était vraiment la fin d'une évolution naturelle. Tel n'a pas été le cas £ je peux vous dire que cinq minutes avant la fin on m'aurait demandé ce que je pensais des chances de réussite de l'Acte unique, j'aurais dit : il n'y en a pas. Car nous n'avons abouti qu'après la fin des délais. L'opposition d'un des Douze qui n'étaient à l'époque que Dix faisait qu'ayant impressionné au moins deux des autres, cela se traduisait par un échec. Il n'y avait pas d'Acte unique. Là s'est produit un phénomène que l'on retrouve à chaque étape et qui doit rendre finalement optimistes tous ceux qui seraient conduits à douter en telle ou telle circonstance et que j'ai observé déjà quatre ou cinq fois depuis les neuf à dix ans que j'exerce mes fonctions présentes, c'est-à-dire que je prends part aux délibérations européennes : jusqu'à la fin d'un processus européen, c'est toujours l'échec. Ce qui prouve qu'il faut un peu forcer la nature des Européens pour réussir. Les obstacles paraissent infranchissables. C'était vrai récemment à Strasbourg. C'était vrai à Hanovre, c'était vrai à Stuttgart, c'était vrai à Luxembourg. Je suppose que mes prédécesseurs qui ont connu d'autres périodes que l'histoire de l'Europe ont dû vivre les mêmes incertitudes. Au moment où la conscience de l'échec est là, si deux pays comme l'Allemagne et la France décident de n'en pas rester là et d'agir quoi qu'il advienne et même si d'autres ne veulent pas le faire par acte singulier entre nos deux pays, alors tout se dégèle. C'est une autre prise de conscience. Et celle-là permet de régler en l'espace de quelques quarts d'heure ce qui n'a pu l'être en l'espace de quelques mois. Donc, l'Acte unique, en fin d'après-midi il n'y en avait pas. A l'heure du dîner il y en avait quand même un.\
Même phénomène au cours de ces derniers mois pour la décision sur les conférences intergouvernementales. Non c'est impossible, cela va contre tous les principes. Ce n'est pas toujours les mêmes qui disent cela, mais il y a toujours quelqu'un pour le dire. Finalement, que deviennent les faux principes ? On les oublie pour en arriver à cette évidence que nous n'avons pas la possibilité, ni le droit de nous dissocier. Il y a comme une sorte de dynamique interne, une sorte de réalité invisible, une sorte de prise de conscience souvent non exprimée qui fait qu'au moment où la rupture va faire apparaître que l'histoire entreprise n'appartient plus qu'au passé et qu'il va falloir tout reconstruire, alors tout se dégèle et tout se fait.
- Chaque fois que je me trouve devant une échéance qui m'apparaît impossible à réaliser, ma mémoire se reporte vers les événements que je viens de raconter et il me semble que ce qui a marché dans le passé va peut-être marcher encore. C'est une dynamique qui n'a pas de nom mais je l'appellerai quand même l'instinct européen ou bien elle mériterait peut-être un nom déjà plus évolué : la volonté européenne, la nécessité européenne. On ne voudrait pas mais c'est nécessaire et devant la nécessité, qui saurait résister longtemps ? Il y a donc une sorte d'image de l'Europe qui chaque fois a triomphé depuis de longues années des empêchements politiques et juridiques accumulés par ceux-là même qui ont en charge la construction européenne.\
Donc, vous disiez l'Acte unique, c'est magnifique. Moi, je n'étais pas là au moment où l'on a débattu du Traité de Rome, mais plusieurs de ses acteurs me l'ont raconté et récemment encore Maurice Faure. Je crois bien que sans la conférence de Messine, il n'y aurait pas eu de Traité de Rome et même après Messine, nous n'étions pas sûrs d'aboutir. Mais à chaque grand rendez-vous, comme si un besoin organique de l'Europe prévalait sur les humeurs et les tempéraments nationaux, l'Europe a continué de se faire. Je dois dire qu'avec le Chancelier Kohl et Jacques Delors, nous nous sommes associés dans un dernier effort pour convaincre nos collègues qu'il convenait vraiment d'en sortir et par la bonne porte £ je vous l'ai dit, cela s'est réglè très aisément. Une fois les délais apparemment terminés, plutôt que de se séparer sur un constat de rupture, on a eu la joie de se séparer sur un accord, une signature, un engagement, une promesse, un recommencement. Et je pense que l'Acte unique a été peut-être, depuis le Traité de Rome, la décision diplomatique et politique la plus importante puisqu'elle a relancé la construction européenne en prévoyant une nouvelle échéance. On a dit "eh bien dans cinq ans, six ans, sept ans, - nous étions en 1985, on a fixé le terme du 31 décembre 1992 - à partir de là il y aura un marché intérieur unique, il n'y aura plus de frontière entre nous". Plus de frontière, cela signifie bien entendu que dans presque tous les domaines, - je dis presque tous - il ne faut pas croire que la chose soit acquise, les Européens seront chez eux partout où ils iront. Ils devraient pouvoir s'y établir, y travailler, y mener leur vie civique, échanger leurs marchandises, vivre une sorte d'état de citoyenneté commune, car il ne faut jamais oublier l'Europe des citoyens lorsqu'on engage ce genre de discussions. On aurait un peu tendance à donner le pas à la technocratie. J'emploie ce terme absolument sans esprit péjoratif car il faut des gens qui connaissent les problèmes pour en parler et pour en décider mais il faut penser à quelque chose de plus humain de plus vécu, de plus vrai, de plus quotidien. On a dit cela il y a quelques années et nous sommes maintenant à la fin de 1990. Nous n'avons pas perdu beaucoup de temps depuis cette époque-là, nous avons quand même continuer d'avancer. Mais l'échéance reste la même c'est-à-dire que pratiquement c'est dans deux ans et dans deux ans ce sera une vraie révolution supplémentaire pour nos amis allemands. Ils commencent sans doute à s'habituer à ce genre de révolution mais celle-là ne sera pas non plus si facile qu'on le croit. Et puis quelle somme de risques pour chacun de nos pays ! Ceux qui sont contre vous diront que c'est se jeter dans le vide, à l'aventure £ si l'on ne veut pas que cela soit le vide ou l'aventure il faut un travail considérable de prévisions, il faut presque prévoir tous les cas et déjà retenir tous les moyens de conciliation, d'arbitrage, de jugement, de détermination, de décision qui permettront de passer à côté des pires dangers qui feraient éclater la machine. Mais deux ans c'est si bref que je ne peux pas me mettre cette échéance en tête sans éprouver comme une sorte d'inquiétude. Est-ce que nous sommes prêts, est-ce que nous le serons ? Cela dépend une fois de plus pour beaucoup, disons pour l'essentiel, et des Allemands et des Français.\
Mais nous ne pouvions pas arriver au terme de cet Acte unique à l'Europe sans frontière, l'Europe des douze pays. L'un des Douze maintenant s'est agrandi et nous sommes maintenant près de 340 millions d'Européens communautaires £ c'est une population considérable comparée aux Américains des Etats-Unis d'Amérique, aux Soviétiques, aux Japonais. C'est un ensemble qui est doté déjà de tous les éléments de la première puissance commerciale du monde. Il ne nous manque pas grand chose, sans avoir en quoi que ce soit la volonté de dominer, pour passer devant sur le plan de la recherche scientifique donc de la technologie. C'est un ensemble qui ne céderait sa place à personne sur la scène du monde. Et tout cela dans les deux ans !
- On va dire : mais une tâche surhumaine. On peut le craindre. Voilà pourquoi nous avons pensé, nous Allemands et nous Français, qu'il serait sage de précéder le mouvement et d'imaginer déjà ce que pourrait devenir l'Europe sans frontières si elle ne s'est dotée d'aucune véritable institution capable d'appréhender cette nouvelle phase de son histoire et ce serait le cas croyez-moi si nous ne prenions des précautions comme celle dont je vais maintenant vous parler.\
C'est 340 millions d'habitants, douze pays, une faculté d'attraction à l'égard de beaucoup d'autres pays de l'Europe aujourd'hui libérés des anciennes tutelles, un immense chantier, tout cela est très bien mais avec quelles structures ? Finalement, quel pouvoir sera en mesure de décider ? Le Conseil européen qui se réunit de temps en temps est présidé par des responsables différents une fois tous les six mois. La Commission, elle, est permanente, elle travaille beaucoup mais ne représente pas vraiment les peuples tels qu'ils sont. Le Parlement, j'ai dit tout à l'heure de quelle façon il conviendrait de le parfaire pour qu'il se sente véritablement l'interprète de l'ensemble des peuples d'Europe.
- Voilà pourquoi nous avons conçu ce que l'on appelle les conférences intergouvernementales. Mais une certaine finesse juridique est nécessaire et peut-être une certaine prudence politique, car dans le cadre du Traité de Rome, il n'y a pas beaucoup d'élasticité, ni de souplesse. Il suffit d'un sur douze pour qu'on ne puisse tirer de ce traité ce qui ne s'y trouve pas et que honnêtement en droit on soit obligé de s'incliner devant des refus qui demanderaient à être tout simplement interprétés selon la lettre du Traité de Rome. Il faut donc un nouveau traité sans rejeter celui qui existe déjà et qui a été si important. Il faut donc arriver à un nouveau traité pour compléter le système. Pour préparer ce nouveau traité on a imaginé et j'en ai été tout à fait partisan deux conférences intergouvernementales. La première a été mise sur le chantier en accord étroit entre l'Allemagne et la France - qui ont rempli leur rôle initiateur une fois de plus - mais avec l'accord d'autres pays bien entendu. Je ne veux pas les citer car par soustraction vous pourriez penser qu'il y en a qui n'auraient pas suivi le même mouvement et vous ne vous tromperiez pas.\
Le projet d'une conférence intergouvernementale pour l'union économique et monétaire nous a occupés pendant plusieurs sommets européens. Je me souviens en particulier de celui de Hanovre mais aussi de celui de Dublin. Que d'objections ! Au passage je me permets de vous donner un conseil si je peux me le permettre. Si vous voulez aboutir à un traité agricole comme cela a été le cas, ne le confiez pas au ministre de l'agriculture. Si vous voulez aboutir à un traité économique et financier enfin etc... vous avez compris la suite. Seule la volonté politique peut l'emporter sur les oppositions, les réserves des spécialistes. C'est une évidence absolue. Je me souviens à Londres, c'était un de mes premiers sommets, il s'agissait des problèmes agricoles pendants, la réorganisation de nos structures et le début de la discussion sur les quotas. C'était sous la présidence de Mme Thatcher puisque nous étions à Londres. Mme Thatcher était très occupée par cette présidence qu'elle remplissait fort bien, elle avait des devoirs européens, elle les remplit souvent fort bien et peut-être cela l'a-t-elle un peu distraite des problèmes spécifiquement britanniques. Bref, on s'est mis d'accord. Dans ces circonstances-là, il faut quand même déjeuner ou dîner à des heures très tardives, donc à 10 ou 11 heures le soir nous avons dit "on va dîner" et après avoir dîné, pour des gens raisonnables, on va se coucher. Alors dans l'intervalle que va-t-on faire pour retrouver le traité en bonne et due forme ? Eh bien on va charger les ministres de l'agriculture de rédiger les termes de notre accord. Quand nous nous sommes retrouvés le lendemain matin à 9 heures il n'y avait plus rien.
- J'ai vécu cela plusieurs fois dans d'autres domaines. C'est vrai que j'ai observé que du côté allemand chaque fois que l'on parle d'union économique et monétaire, si l'on s'adresse au responsable de l'économie et de la monnaie, cela ne marche pas. Seule la volonté politique du Chancelier et du ministre des affaires étrangères est efficace. Ils ont une volonté européenne qui doit cependant tenir compte des intérêts de leur pays et de leur peuple. Ils en tiennent compte, ils demandent souvent que l'on rectifie tel ou tel aspect des accords en cours. Mais les responsables allemands, représentants désormais du peuple allemand, de l'Allemagne unifiée font preuve de volonté politique et nous disent : "il faut le faire, il faut l'union économique, il faut l'union monétaire, il faut une monnaie" et cela entraîne alors dans le dispositif la nécessité d'une banque centrale européenne. Il faut trouver une conciliation entre les traditions des uns et des autres. Dans plusieurs de ces pays la Banque centrale est totalement indépendante des gouvernements. Pour d'autres, comme la France, la tradition est différente. C'est le pouvoir politique qui a primauté. Comment lier ces traditions si diverses ? En réalité nos amis allemands nous ont bien montré dans leur procédure de réunification que lorsqu'il fallait oublier cet aspect des choses on pouvait l'oublier et on se demande pourquoi la même absence, la même distraction ne pourrait pas présider à la signature des accords sur l'union économique et monétaire. C'est vrai que beaucoup de pays arrivent avec des constitutions impossibles qui empêchent de faire quoi que ce soit puisque je m'aperçois que finalement les constitutions n'empêchent rien. Ou bien il faut un refrènement pour les modifier ou bien on s'arrange autrement. Bref, la volonté intérieure dans ce corps indécis, cette sorte d'impulsion européenne dont je vous parlais tout à l'heure réapparaît toujours au bon moment.\
Helmut Kohl et moi-même nous avons écrit à nos partenaires. On leur a dit : "eh bien voilà il faut faire l'union économique et monétaire". Et récemment encore je me trouvais avec Helmut Kohl ainsi que les deux délégations gouvernementales à Munich et la discussion reprenait sur ce point et nous l'avons conclue en disant : "il faut le faire". Et nous avons réitéré notre volonté commune d'aboutir à l'union économique et monétaire qui suppose des instruments dont je vous ai parlé tout à l'heure : monnaie, banque. Il faut le dire aussi, ces instruments n'ont pas d'âme, ils n'auront de réalités que s'ils expriment une politique, c'est-à-dire que si la conférence intergouvernementale chargée de cette union économique et monétaire parvient à cette conclusion qu'il faut une monnaie, qu'il faut une banque. Et elle sera contrainte fatalement d'en conclure qu'il faut un gouvernement économique de l'Europe. Autrement on y comprendrait rien et très rapidement ce serait l'échec.
- Quant à la conférence intergouvernementale pour une union politique, c'est également Helmut Kohl et moi-même qui l'avons relancée, avec l'accord de plusieurs autres pays bien entendu et toujours selon le même raisonnement : une monnaie comme cela, une banque par là tandis qu'il y a déjà une agriculture commune, tandis qu'il y a déjà des moyens de communication communs, un début d'environnement traité en commun ! Enfin, tout cela sans avoir une union politique de décision au sommet !\
Tout cela n'est pas viable d'autant plus que l'union politique signifie aussi une certaine diplomatie commune. Nos intérêts sont très différents £ souvent, nous n'occupons pas la même place dans la géographie et je suis de ceux qui pensent que la géographie commande l'Histoire. On ne peut donc pas avoir une vue abstraite des choses mais dans la réalité nous avons abordé beaucoup de problèmes de politique étrangère depuis 18 mois. On les traite depuis beaucoup plus longtemps mais il faut dire c'était assez facile de s'entendre chaque fois que nous traitions d'un problème à l'autre bout du monde. Qu'est-ce que vous pensez du problème israélo-arabe, des droits des arabes, des droits des Israéliens, des peuples opprimés ? Oui, on décidait très bien, facilement. A mesure que le problème se rapprochait, c'était plus délicat et d'autre part il ne faut pas oublier qu'à l'époque nous avions pour voisins l'empire soviétique. Mais soyons francs lorsque certains d'entre nous - et j'en étais - parlions de la situation de tel ou tel pays d'Europe centrale un silence prudent s'emparait de l'assemblée parce qu'il faut éviter d'être désagréable à l'égard de nos bons amis d'ici ou de là. Bref, la somme des prudences diplomatiques dépassait de très loin la somme des audaces et dans ces conditions comment voulez-vous définir une politique étrangère ? Peu à peu pris à la gorge par les problèmes de l'Afghanistan, de l'Afrique australe, de la Namibie, de l'apartheid, du Moyen-Orient aujourd'hui et combien d'autres encore, les Douze, surpris eux-mêmes de la facilité avec laquelle ils s'accordaient sur quelques principes simples et quelques moyens d'action, ont commencé de mettre en oeuvre une politique extérieure.\
C'est bien ce que l'on a fait à Strasbourg, l'an dernier lorsque nous avons abordé en commun le problème allemand. Ce n'était pas facile non plus, on partait de points de vue très différents et parfois opposés : ceux qui étaient pressés, ceux qui ne l'étaient pas, ceux qui étaient exigeants et ceux qui étaient souples, ceux qui s'inspiraient surtout de l'ensemble des autres traités pour éviter celui-là, ceux au contraire qui pensaient que l'unité allemande relevait des évidences de l'Histoire. Et nous sommes parvenus en décembre 1989, un accord sur le problème allemand. C'était significatif car là nous touchions à nos intérêts de proximité. C'était plus facile de savoir de quelle façon on penserait à la nécessité d'intervenir pour protéger les populations du Sri Lanka ! Non là, c'était à la porte, tout à côté et nous nous sommes entendus. L'ensemble des questions posées à Strasbourg ont été résolues comme il convenait qu'elles le fussent et les Allemands ont, je le crois, vraiment trouvé le concours de leurs amis et de leurs alliés de la Communauté tout entière auprès d'eux dans ce grand acte historique qui vient occuper leur intelligence et leur coeur avec le sentiment d'être au début d'une nouvelle histoire.
- Alors pourquoi n'irait-on pas plus loin ? Il appartiendra certes à la conférence intergouvernementale en question de décider du contenu de ce que sera l'unité politique. Je pourrais faire le même raisonnement sur l'union économique et monétaire. Ce sont les conférences intergouvernementales qui commenceront dans deux mois sous la direction italienne. Les négociateurs seront libres de leurs décisions, je ne veux pas trop préjuger ce qu'elles seront, simplement il faut savoir que dès lors que le mécanisme est en marche il y a tout lieu de penser qu'il produira ce que l'on en attend. Il y aura des oppositions, on se retrouvera comme à Luxembourg en 1985, on se séparera sans avoir réussi. Non, on ne se séparera pas et on réussira. Telle est ma conviction, c'est en tout cas ce à quoi j'engagerai la France.\
Il s'est produit un événement déterminant, vous avez dû en parler beaucoup depuis ce matin, la réunification allemande. Ce qui est très important pour nous Français c'est que les droits et les devoirs, les obligations et les contraintes qui ont été consentis au nom de l'Allemagne fédérale, membre de la Communauté précédemment, soient souscrits par l'Allemagne tout entière. Et nous ne faisons pas de distinction. Les Allemands qui relèvent de cet Etat unique sont semblables à nos yeux, ont les mêmes droits, sont également nos partenaires et nos amis et nous aborderons cette nouvelle Allemagne sans complexe. Souvent dans la presse française on s'inquiète de cette Allemagne de près de 80 millions d'habitants - la France n'en a pas tout à fait 60 millions - que va-t-il se passer, n'y a-t-il pas lieu de craindre ?... Bien entendu, il s'agit d'avoir le regard clair sur les événements. Je suis de ceux qui pensent d'abord que depuis Philippe Auguste en France, c'est-à-dire depuis Othon IV en Allemagne on est habitué à se connaître et ma foi on a pas mal vécu ensemble et on ne s'est pas toujours disputé. Je reprendrai là pour terminer le thème que j'avais entrepris en commençant, on s'est souvent même très bien entendu, nos cultures, nos littératures, nos arts nous ont également inspirés. Nous avons trouvé des amitiés, des fraternités, des compréhensions. Nous avons découvert des harmonies et s'il y a des phénomènes de puissance d'un côté ou de l'autre, il faut s'y faire. On me dit "l'Allemagne est grande, cela ne vous enchante pas". Moi je n'ai pas de sentiment. Si j'étais Allemand, je voudrais l'unité. Le problème de l'unité des Français s'est posé mais il y a 45 ans et j'étais de ceux qui voulaient réunifier la France à l'époque contre les Allemands. Ainsi vont les choses. Je pense simplement que si l'on veut que ce dialogue s'approfondisse, que ce duo puisse se perpétuer, il faut englober l'Allemagne et la France dans une ambition commune. Il faut qu'ils soient membres à part égale de la même construction. Ce que l'on a appelé si longtemps le problème franco-allemand a changé de sens avec une Allemagne démocratique, avec les grandes leçons de l'après-dernière guerre, avec la signature des traités d'alliance et d'amitié. Il y a même un traité militaire entre l'Allemagne et la France £ le Général de Gaulle et Adenauer l'ont signé en 1963 mais c'est Kohl et moi-même qui lui avons donné signification, substance et vie en 1983, 20 ans après. Donc ce ne sont pas les mêmes partenaires mais c'est une précaution supplémentaire et ce n'est pas qu'une précaution.\
Je crois que c'est en s'inscrivant dans la même démarche historique, en développant la même politique de l'Europe que l'Allemagne et la France pourront se livrer paisiblement aux compétitions commerciales, économiques, de toutes sortes. La compétition des talents, des envergures, des ambitions, moi je les trouve justifiées et je les trouve non seulement naturelles mais souhaitables dès lors qu'il y a un lieu commun où l'on se retrouve, une loi commune à laquelle on souscrit et des limites à nos ambitions mutuelles qui sont celles de la loi commune. On ne peut pas imaginer meilleur cadre que celui d'une Europe qui a quand même derrière elle maintenant plusieurs décennies d'existence, une Europe qui n'est même plus nouvelle. L'unité allemande se fait à un moment où l'Europe a pris ses marques (sans confusion possible sur le terme que j'emploie, c'est une comparaison de caractère sportif ou athlétique et non pas monétaire). C'est pour la France et pour l'Allemagne la chance de concorde, de paix et de progrès en commun.\
J'ai moi-même lancé il y a quelques temps l'idée qu'il convenait de se retourner vers nos autres Européens, ceux de l'Est et ceux de l'Europe du libre échange. Il faudra bien leur parler à eux aussi, il ne faut pas qu'ils se sentent exclus et cependant il n'est pas possible d'élargir la Communauté alors qu'elle n'est pas au terme de son propre chemin. Il faut donc une double démarche pour un seul objectif : renforcer la Communauté, élargir quand le moment sera venu, quand les Douze auront réussi leur nouveau pacte et leur nouveau traité mais en attendant il faut s'ouvrir à des traités, à des accords et pourquoi pas à des structures - c'est pourquoi j'ai appelé cela une confédération - à des structures avec les autres parties de l'Europe.
- Cela existant déjà d'une certaine manière avec le Conseil de l'Europe à Strasbourg, avec ce que vous allez voir naître autour de la CSCE le 18 novembre à Paris. Tous les pays d'Europe seront rassemblés avec les Etats-Unis d'Amérique et le Canada. Mais il faut avoir une conception peut-être encore plus audacieuse et plus européenne, cela c'est l'avenir. Il ne faut pas que la Communauté s'isole et qu'elle donne le sentiment aux autres Etats de l'Europe qu'ils seront assistés ou dépendants. Tous sont égaux en droit et tous égaux en dignité. C'est ce que nous avons fait entre nous les Douze, c'est ce qu'il conviendra de faire avec les autres.
- Voilà, bon courage mesdames et messieurs et bon travail. Je souhaite à nos amis allemands de rentrer fiers d'eux-mêmes dans leur pays, de ce qui s'y accomplit mais aussi de ce qui s'accomplit ici lorsque Allemands et Français se rencontrent.\