2 octobre 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée aux chaînes de télévision ARD et ZDF, le 2 octobre 1990, sur la réunification allemande, l'union et la sécurité européennes.

QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez toujours dit que l'unification de l'Allemagne devra s'accomplir d'une manière pacifique, démocratique et en respectant les intérêts des autres Etats. Est-ce que toutes ces conditions ont été remplies aujourd'hui d'une manière satisfaisante ?
- LE PRESIDENT.- Avant de répondre à votre question, je voudrais dire qu'il est normal que l'Allemagne se réunifie. Je vous rappelle cela, parce que c'est important. La séparation de l'Allemagne en deux Etats différents était un accident de l'histoire. Cela ne correspondait pas à la réalité profonde de l'histoire et de la vie d'un peuple. J'ai donc considéré cette unification comme normale, comme allant dans le sens naturel des événements et j'en ai tiré la conclusion que cela n'était possible que démocratiquement et pacifiquement et, cela va de soi, en tenant compte des intérêts des voisins immédiats.
- Ces conditions sont parfaitement réunies. Elles l'ont été en un temps record, c'est très bien comme cela.\
QUESTION.- Il y a un an, des hommes politiques dans beaucoup de pays ont eu la crainte que l'unification allemande pourrait retarder l'union européenne. Est-ce que cette crainte est encore justifiée aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- C'est difficile de vous répondre. Moi je n'ai pas eu cette crainte, dans la mesure où j'ai vécu de très près la suite de ces événements. J'ai souvent rencontré le Président von Weizsäcker, le Chancelier Kohl, M. Genscher, et j'ai toujours entendu le même thème : l'unité allemande et l'unité européenne vont de pair. Je dois dire que la dynamique européenne est due pour une large part à l'Allemagne fédérale comme à la France. Ce ne sont pas les auteurs même de cette construction qui vont la détruire !
- Naturellement, l'unité conduit les responsables allemands à assumer des responsabilités multiples et extrêmement complexes pour réussir cette intégration. Ils pourraient avoir un peu la tête ailleurs, en considérant que leur priorité c'est d'aboutir heureusement à cet événement considérable. Mais je pense que ces responsables sont des gens suffisamment informés et en même temps très engagés dans l'unité européenne et qu'il n'y a pas lieu de douter de leur engagement.\
QUESTION.- Est-ce que vous croyez que le but que vous vous êtes fixés ainsi que le gouvernement allemand de réaliser, par exemple l'unité monétaire allemande, sera réalisé dans le temps prévu ?
- LE PRESIDENT.- C'est par une lettre commune que le Chancelier Kohl et moi-même avons demandé une accélération, notamment pour l'union politique. C'est ensemble que nous avons, à travers divers sommets, en particulier celui de Hanovre, insisté auprès de nos partenaires pour que nous tenions les délais que nous nous étions promis, c'est-à-dire la réunion des conférences intergouvernementales avant la fin de l'année 1990 afin de travailler à mettre sur pied l'union monétaire d'un côté, l'union politique de l'autre, si possible de façon à faire coïncider ces grands événements avec l'ouverture du marché unique au 1er janvier 1993.
- QUESTION.- Est-ce que vous voyez la nécessité de fixer des dates pour des phases... ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que c'est utile. Il y a des opinions diverses à ce sujet. Mais je pense qu'une certaine contrainte, la contrainte d'un calendrier, est une bonne chose. Sans quoi on aurait un peu tendance à passer d'une date à l'autre sans jamais s'arrêter à aucune. Donc, je crois que c'est utile.\
QUESTION.- Est-ce qu'avec le changement mondial, est apparue aussi la nécessité d'un nouvel ordre de sécurité en Europe.
- LE PRESIDENT.- J'ai toujours pensé que lorsque l'Europe de la Communauté se serait dotée d'une unité de vue politique, elle devrait tout aussitôt se doter d'une unité en matière de sécurité. Il est difficile d'inverser les facteurs. Les choses sont liées et devraient suivre aussitôt. Je continue de penser que cette perspective d'une défense européenne, par les Européens eux-mêmes, sans naturellement nier les alliances, ni les amitiés qui sont déterminantes dans tout cela est une entreprise maintenant urgente.
- QUESTION.- L'Allemagne va avoir sa souveraineté et les troupes des vainqueurs de la deuxième guerre vont quitter l'Allemagne. La France est dans une situation différente car la France a une brigade commune avec les Allemands. Le gouvernement allemand vous a demandé de laisser quelques troupes. Vous êtes pas du même avis, pour quelle raison ?
- LE PRESIDENT.- En effet, je ne pense pas que ce soit opportun. Je suis tout prêt à y mettre les délais qui conviendront. On a déjà dit que la moitié de ces troupes seraient ramenées en France dans les deux ans qui viennent, on peut très bien étudier ensemble les délais. Il faut que tout cela se décide en bonne harmonie. Je ne cherche pas à imposer une décision. Je veux simplement faire comprendre que ce serait sage. Un grand pays comme le vôtre a-t-il besoin de troupes étrangères sur son sol, même si ce sont des troupes amies ? Et s'il estime cela nécessaire dans le cadre de la défense européenne, alors c'est tout autre chose, il faut un nouvel accord, il faut qu'on en parle clairement, voilà ma position. J'ai lu certains journaux allemands qui étaient extrêmement désagréables pour cette prise de position. J'en ai lu d'autres... enfin bref, votre presse est comme les autres. Elle dit tout et son contraire et on ne sait pas trop qui dit vrai et qui se trompe. Je souhaite que l'ensemble de la presse allemande veuille bien avoir assez de considération pour la France pour admettre qu'elle agit dans un sentiment de fidèle amitié à l'égard de l'Allemagne et que simplement elle ne veut pas faire de faute psychologique, elle ne veut pas mentir à l'Histoire. Si l'on veut bâtir ensemble ce système européen il ne faut pas vivre sur les rapports de force de l'après-guerre - un vainqueur, un vaincu - il faut créer de nouveaux rapports de pays égaux, amis et associés.\
QUESTION.- Monsieur le Président, l'Allemagne unifiée devra-t-elle prendre un rôle politique plus important dans le monde ?
- LE PRESIDENT.- Elle le prendra sans doute, c'est son affaire, je n'ai pas à décréter qu'elle a à en prendre un ou ne pas en prendre. Les Allemands sont un peuple important, nombreux, doté d'une grande histoire avec beaucoup d'énergie, de dynamisme, ils ont beaucoup de qualités, peut-être quelques défauts mais beaucoup de qualités. Pourquoi voulez-vous que ces qualités ne soient pas mises au service du développement dans le monde ? Moi, je n'en sais rien. Je dis seulement que je ne serais pas étonné que l'Allemagne dispose d'un grand rôle et comme je souhaite que cela se passe dans le cadre de l'unité européenne, cela ne pourra que nous renforcer tous.
- Quant à la relation strictement franco-allemande, nous sommes des voisins déjà très anciens. Nous avons eu des périodes de très bonne entente, nous n'avons pas eu que des guerres entre nous. On a tendance à croire qu'entre la France et l'Allemagne il n'y a eu que cela ! C'est vrai qu'au cours du dernier siècle il y a eu des luttes, on pourrait presque dire des guerres civiles atroces mais cela ne veut pas dire pour autant que tout ce qui nous unit ne soit pas finalement plus fort que ce qui nous a divisés. D'autant plus que depuis 1945 nous avons créé beaucoup de systèmes, d'institutions, nous avons rebâti les bases d'une grande compréhension. Et puis l'Allemagne est un pays démocratique. La façon dont les choses se sont déroulées ne peuvent que rendre optimiste, en tout cas c'est la volonté qui est la mienne.
- Je voudrais profiter de cette dernière question pour dire aux Allemands qui m'écoutent que le Président de la République française croit exprimer vraiment le sentiment de la France et des Français en disant que l'Histoire a parlé et elle a parlé justement. Ce que j'appelais tout à l'heure un accident de l'histoire, la division de l'Allemagne en deux Etats, maintenant cela appartient au passé, charge à l'Allemagne unie et responsable de continuer sur sa lancée, celle à laquelle nous sommes intimement associés depuis déjà longtemps, c'est-à-dire depuis les années 50 afin de donner à l'Europe un visage nouveau et de donner à notre continent une réalité, une force, une présence sur la scène du monde et on s'apercevra, à ce moment-là, que l'amitié et l'association entre l'Allemagne, la France et puis les autres cela peut être le principal événement historique des temps modernes.\