12 septembre 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision tchécoslovaque le 12 septembre 1990, sur les relations franco-tchécoslovaques et la proposition de création d'une confédération européenne.

QUESTION.- Monsieur le Président, à l'occasion de votre dernière visite à Prague, vous avez reçu un groupe de dissidents, parmi eux, l'homme qui est aujourd'hui le Président de la République. C'était un tournant pour la dissidence. En Tchécoslovaquie, c'était un coup dur pour le régime totalitaire. Deux années se sont écoulées, comment voyez-vous aujourd'hui la situation en Tchécoslovaquie ?
- LE PRESIDENT.- Pour revenir sur le passé, lorsque j'ai répondu favorablement à l'invitation qui m'avait été faite par le gouvernement, par le Président de l'époque, j'avais posé comme condition à mon acceptation la possibilité pour moi de rencontrer un certain nombre d'opposants et de dissidents, en particulier certains de ceux qui avaient été arrêtés et mis en prison. Parmi eux, l'un des plus notoires était M. Vaclav Havel. Je garde un souvenir précis de ce petit déjeuner, de ce qui m'a été dit et du rayonnement des personnalités que j'ai rencontrées en cette circonstance.
- On sentait déjà à Prague, l'évolution profonde des esprits. Mais on ne pouvait pas penser que les choses se feraient si vite et avec tant de maîtrise de la part des nouveaux dirigeants.
- Retrouver le Président Vaclav Havel dans ces conditions, maintenant, en cette visite d'Etat où il me recevra et où j'aurai l'honneur d'être l'hôte à la fois du Président et du peuple tchécoslovaque, c'est pour moi un moment émouvant et important.
- La Tchécoslovaquie et la France ont une tradition d'amitié. On ne peut pas en rester aux moments douloureux que nous avons vécus et dans lesquels la France d'avant-guerre porte une part de responsabilité. Mais je crois pouvoir dire qu'aujourd'hui les dirigeants des deux pays sont décidés à avancer d'un pas sûr vers un avenir d'amitié et de coopération.\
QUESTION.- De nos jours, en Europe, une partie de l'Europe construit à grande allure son unité économique, l'union politique £ tandis que dans l'autre, les structures de coopération internationale se sont écroulées. Où voyez-vous la place, monsieur le Président, de pays comme le nôtre qui s'efforce à s'intégrer à l'Europe dans cette situation ?
- LE PRESIDENT.- Je vois une reconstruction et des accords sur deux plans. Le premier plan, vous venez de le décrire : tandis que la Communauté des Douze se renforce chaque jour - 340 millions d'habitants, la première puissance commerciale du monde et d'extrêmes possibilités dans le présent et pour un avenir prochain - on voit en effet les pays de l'Europe centrale et orientale échapper désormais - ils s'en réjouissent - à toute tutelle, mais se retrouver ainsi isolés. Je pense donc qu'il est très important, et cela se fait, que la Tchécoslovaquie comme les autres, puisse passer un certain nombre de contrats et de traités de coopération avec l'Europe communautaire. Je travaillerai de mon côté à ce que l'Europe communautaire puisse s'ouvrir très largement pour offrir à la Tchécoslovaquie de nouvelles perspectives.
- Mais sur un deuxième plan, il ne serait pas bon qu'il y ait d'un côté cette puissante Communauté et d'autre part une série de six ou sept pays d'Europe, anciennement communistes, livrés à eux-mêmes, tout seuls, victimes d'une grave crise économique, encore dans l'obligation de structurer leur réalité politique. Je pense donc qu'il faut déjà concevoir une autre construction. C'est pourquoi à la fin de l'année dernière, j'ai proposé ce que j'ai appelé la "Confédération". Le Président Vaclav Havel a lui-même des idées sur le même sujet et souhaite qu'il y ait une organisation européenne qui réunisse à la fois les pays de l'Europe de l'Ouest, les pays de l'Europe du libre échange et les pays dont nous parlons, dont fait partie la Tchécoslovaquie.
- L'idée que j'ai est que ces pays devraient se retrouver entre eux autour d'une structure permanente plusieurs fois par an et qu'ils pourraient confier à cette organisation commune dans plusieurs domaines - échanges économiques, échanges culturels, environnement, haute technologie - toute une série de compétences. Ils s'habitueraient à travailler ensemble à égalité avec une dignité parfaitement reconnue, quelle que soit l'importance de chacun des pays comme aujourd'hui au sein de la Communauté européenne, le Luxembourg dispose d'un droit de veto aussi fort que celui de l'Allemagne ou de la France, de la Grande-Bretagne ou de l'Italie.
- On peut aussi imaginer un autre avenir qui verrait la création de structures entre la Communauté et certain pays comme la Tchécoslovaquie. Mais c'est une autre question à examiner à part.\
Donc, je vois d'une part la Communauté passant des accords et des traités avec la Tchécoslovaquie pour faciliter les échanges avec elle, son développement, affirmer son régime démocratique, lui donner toutes ses chances. D'autre part, une confédération européenne, faite de tous les pays de l'Europe qui se retrouveraient là. A vrai dire, il existe déjà le Conseil de l'Europe à Strasbourg, où ces rencontres sont possibles. Il existe aussi la CSCE, la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe. Vous savez que cette conférence se réunira bientôt au mois de novembre à Paris avec les pays européens, les Etats-Unis d'Amérique et le Canada. On y parle de désarmement et de questions de sécurité. Ensuite on a élargi au problème de droits de l'homme. C'est déjà un beau lieu de rencontre.
- Je vois le jour où à partir de toutes ces structures devrait naître une Europe, celle de la géographie et de l'histoire. A ce moment-là la Tchécoslovaquie et la France s'y trouveront avec des droits égaux. Comme cela ils se sentiront à l'aise et ils auront envie d'y travailler et d'y réussir.\
QUESTION.- Quand vous avez abordé les questions de sécurité, est-ce que vous croyez monsieur le Président, que la structure de ces critères européens reposant sur l'interaction des pactes militaires, doit être remplacée prochainement par une autre érigée sur la CSCE ?
- LE PRESIDENT.- Je l'espère. D'ailleurs, le pacte de Varsovie existe-t-il encore ? Je n'insisterai pas.
- L'Alliance atlantique, elle continue d'exister, mais il faut qu'elle change de contenu. La politique des blocs est une mauvaise politique. Elle était nécessaire, l'est-elle encore ? Il ne le semble pas quand on voit la formidable évolution de l'Europe de l'Est. Voilà pourquoi je pense qu'à partir de la conférence de la CSCE dont nous parlions tout à l'heure et qui se réunira à Paris en novembre devraient naître de nouvelles perspectives autour de nouvelles structures pour l'Europe tout entière et que tous les membres de la CSCE participent dans un premier temps à un effort de désarmement dans tous les domaines.
- Mais il faut aussi commencer à contruire un monde de paix à la place des deux mondes prêts à se faire la guerre. La situation ne s'y prête plus, heureusement. Il y a encore avec l'Union soviétique des conversations sérieuses à avoir. Mais la direction est prise.
- Je voudrais profiter de cette occasion pour transmettre au peuple tchécoslovaque un message d'amitié et de solidarité et répéter le grand plaisir qui sera le mien de rencontrer les éminentes personnalités que la Tchécoslovaquie a porté à sa tête, à sa direction et particulièrement le Président Vaclav Havel.\