28 août 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur la haine entre les individus et les peuples, l'espoir suscité par les nouvelles relations entre pays européens et la nécessité de respecter le droit international pour régler les conflits notamment au Moyen-Orient, Oslo, le 28 août 1990.

Mesdames et messieurs,
- J'interviens après plusieurs jours de débat ici même, beaucoup de choses ont été dites, je ne voudrais pas les répéter. Vous avez avancé dans votre dialogue. Aujourd'hui, j'essaierai d'y ajouter, aussi peu que ce soit, en vous apportant mes propres réflexions et le cas échéant le reflet de quelques expériences.
- Je suis très heureux d'être parmi vous. Assez nombreux sont ceux que je connais déjà personnellement et que je retrouve ici, comme cela, par un regard circulaire. Et particulièrement, naturellement Mme Anderson et Elie Wiesel que je compte parmi mes amis les plus proches déjà depuis de longues années.
- Et à vrai dire, lorsqu'il m'a demandé de participer à ce colloque, qui d'autre que lui à mes yeux pouvait le mieux exprimer le sens de ce dialogue en raison de l'expérience de haine qu'il a lui-même vécue, dont il a lui-même souffert, qui a représenté sans doute la plus intime de ses souffrances, celle d'être nié, effacé, de ne plus exister au monde. Sorte d'épouvante j'imagine lorsque l'on se considère devant sa propre vie et devant celle des autres.
- J'ai relevé ce mot, écrit par Elie Wiesel, c'est lui qui parle : "si quelqu'un d'autre avait pu écrire mes récits, je ne les aurais pas écrits. Je les ai écrits pour témoigner. C'est donc une valeur de témoignage parce qu'il faut raconter. Ne pas raconter c'est laisser la mémoire s'effacer. Et si la mémoire s'efface il n'y a plus de tradition. Et s'il n'y a pas de tradition, qui saura ceux qui ont vécu, ceux qui ont souffert, soit les générations précédentes, soit nos contemporains, à cause de la haine. Alors il faut chercher qu'est-ce que la haine, comment tenter de la combattre, comment la dépasser".
- Comment se dire soi-même hors du sujet, qui échappe à ces ravages et qui peut inventer le remède. Ce sont des conversations comme celles-ci, des échanges de vues, entre expériences très différentes de la part de représentants d'histoires très différentes, parfois antagonistes, qui permettent d'approcher peu à peu d'une sorte de vérité.\
Si l'on veut faire l'inventaire des haines, d'un inventaire sinistre, mais il me parait nécessaire car on ne peut pas tout condamner aussi facilement. Il y a évidemment des haines avec lesquelles on ne peut pas transiger. Je pense à la haine du voisin, même la haine du frère, pensez à Caïn et Abel. C'est la haine de l'étranger, pas de celui qui est différent. Simplement parce qu'il est différent. C'est une sorte de refus de l'inconnu puisque l'on refuse de le connaître. Cela peut être une haine névrotique, instinctive, ou bien transmise, une sorte de haine de l'autre. Je pense au racisme, à l'antisémitisme, est-ce que ce n'est pas parfois une certaine forme de haine de soi-même, je ne sais ?
- Haines tribales, ethniques aussi, comme celles que l'on constate aujourd'hui au Libéria où il suffit d'être identifié, parfois on se trompe, comme membre d'une tribu différente de celle qui gouverne pour être exécuté sans autre forme de procès. C'est une histoire sans fin.
- Plus rien n'existe, aucun ordre, aucune morale, aucune justice, aucun salut. Il y a la mort. La mort, c'est le prix de cette haine. Alors en face de tout cela, il y a naturellement des réponses, je pense en particulier à la réponse de Wiesel, il a vécu cela, je le dis - il n'est pas le seul ici - il l'a vécue très jeune, il l'a rencontrée très souvent depuis lors à travers des pérégrinations multiples et la réponse c'est de dire : eh bien la haine existe mais l'amour aussi. Qui sera vainqueur ? Je choisis mon camp et je lutte et je ne lutte pas par les armes de la guerre. Je lutte par les armes du coeur, de la raison, de la fraternité.
- Il y a aussi des haines qui ne sont pas non plus acceptables mais qui sont plus compréhensibles. Je pense à la haine du pauvre, de l'esclave, du déshérité, auquel on nie une qualité d'homme, de citoyen, celui qui ne dispose pas de quoi vivre, de quoi faire vivre sa famille, qui n'est pas libre d'exercer ses droits de citoyen. L'apartheid en Afrique du Sud, vous en avez entendu parler hier par Nelson Mandela, représente un cas typique de cette forme d'opposition qui tourne à la haine alors qu'il suffirait de la sagesse de quelques-uns. Et d'ailleurs, il semble bien que la sagesse ait commencé de l'emporter pour que cela s'efface.
- On pourrait dire, serait-ce un paradoxe, vous en jugerez ! que cette haine-là n'est souvent qu'une demande d'amour et qu'il appartient d'y répondre, en tant qu'individu et en tant qu'Etat. Cela se domine et bien entendu à la condition que l'on parvienne à réformer les lois, parfois les usages. Il faut donc disposer d'un pouvoir, sans quoi on se soumet et comment se soumettre à l'ordre injuste ? Mais si l'on ne se soumet pas à l'ordre injuste, il y a deux réponses, il y a celle du refus de la lutte à outrance, sans merci qui engendre la haine, et puis il y a la réponse de Gandhi, elle a été victorieuse en fin de compte. On aurait eu tendance à choisir pour modèle et cependant il est bien difficile de recommander, d'oser recommander aux peuples qui souffrent de compter sur la patience, sur la non-violence. Ce message est capital pour l'époque moderne. C'est à mon avis peut-être le message le plus important du temps que nous avons vécu.
- Mais pour qui n'a pas souffert, ou qui ne souffre pas de cet état, comment recommander ou conseiller à d'autres de choisir cette voie ?\
Bref, dans la haine, en dépit du colloque d'Oslo, il n'y a plus de dialogue, il n'y a plus de vérité, il n'y a plus de communauté car la haine dissout et emporte toutes les valeurs.
- Alors, la haine trouble la raison. D'autant plus qu'elle la met à son service, une apparence de raison. Elle se sert des arguments de ceux qui en réalité devraient la combattre. La haine est souvent habile tout en exprimant un désir primaire de revanche, d'amertume, on veut infliger une souffrance, la vengeance particulière, individuelle ou collective. Et ce qui est le plus surprenant, sauf quelques cas individuels que l'histoire nous rapporte, c'est que la haine ne désarme pas. On la retrouve toujours, à l'endroit où elle se trouvait. C'est peut-être parce qu'elle est tapie dans les esprits. Elle trouve toujours ses propres exécutants. Je crois pouvoir dire que le racisme reste son meilleur allié. Car c'est là que les temps modernes nous offrent le plus grand nombre d'exemples irréductibles.\
Je ne vais pas continuer à disserter sur ce sujet. Je voudrais maintenant citer quelques exemples également vécus pour montrer qu'une société peut quand même s'organiser sur des principes moraux, se doter d'institutions, qui donnent au dialogue tout son sens et qui lui permettent d'exercer toutes ses conséquences et de parvenir à dominer la haine.
- Je pense à l'Europe, en disant cela. Ce n'est pas à vous que je l'apprendrai, mais enfin il est toujours stupéfiant d'y penser. Que l'Europe a connu deux guerres mondiales aux conséquences mondiales en vingt ans. Qu'elle a enduré des dizaines de millions de morts. C'était hier. Je suis né pendant la première et j'ai fait la deuxième. Une génération gâtée par les circonstances. Message - je reviens à vous cher Elie Wiesel - qu'il s'agit de transmettre. C'est là que la mémoire doit s'exercer, sans quoi nos filles et nos fils n'en sauront rien et ils recommenceront. Bien qu'il ne soit pas dit que le sachant ils ne recommenceraient pas ! Il faudrait donc créer dès maintenant les structures qui permettraient d'épargner les conséquences d'un retour en force de la haine. Alors, créons ce sur quoi l'on ne pourrait pas revenir en Europe. Donc je disais : deux guerres mondiales en vingt ans. Mais trois guerres franco-allemandes en soixante-quinze ans entre deux pays voisins.
- Pour finir en 1945 par la coupure de cette Europe en deux, deux idéologies, deux régimes politiques, économiques, sociaux, des formes de culture qui s'éloignent l'une de l'autre, la menace permanente de conflits, de guerre, l'exaltation des oppositions, tout cela prépare mal à vaincre la haine et de cela nous sortons à peine. La présence de Vaclav Havel parmi nous est un témoignage tout à fait récent, quelques mois seulement, quelques mois décisifs dans l'histoire du monde mais quelques mois seulement qui ont fait que l'on était dans une autre époque l'an dernier et que nous en commençons une autre grâce, il faut le dire aussi, au témoignage et à l'action de quelques hommes dont il est.\
De quelle manière avons-nous en Europe et j'en ai été moi-même l'un des acteurs dans la deuxième phase, celle de ces dernières années par quels moyens structurels, institutionnels a-t-on commencé de guérir l'Europe de son mal ? D'abord par la réconciliation franco-allemande, c'était le plus difficile pour les raisons que je viens de dire. On parlait d'ennemis héréditaires ce qui était d'ailleurs historiquement parfaitement inexact car la France avait eu d'autres ennemis héréditaires, l'un chassant l'autre. En 1000 ans d'histoire nationale nous en avons connu beaucoup, cela permet de relativiser les haines dites héréditaires mais quand on n'a pas de mémoire, on croit que ce que l'on vit était éternel. Allons pour l'ennemi héréditaire, nous avons eu l'Anglais, l'Autrichien. Avec l'Espagne ce n'était pas si facile. J'ai compté finalement que l'un des rares pays, peut-être le seul pays avec lequel la France n'ait jamais été en guerre, c'est le Danemark, donc d'une certaine manière la Norvège. Je ne dirai pas que c'est pour cela que nous sommes ici mais enfin cela tombe bien.
- La génération précédente des responsables politiques européens s'est mise au travail dès le lendemain de la guerre et je me souviens d'une première rencontre où se trouvaient à peu près tous les responsables de l'Europe occidentale en 1948, c'était à La Haye, j'étais moi-même parlementaire français et j'étais venu. J'ai donc participé au premier congrès de l'Europe que l'on appellerait aujourd'hui l'Europe communautaire. C'était présidé par Churchill mais il y avait là des Anglais, des Italiens, des Allemands, des Français, des Belges, des Hollandais, ceux qui s'étaient combattus deux ou trois ans plus tôt, chacune de nos familles portaient les traces sanglantes de ce qui nous avait opposés, alors ils ont commencé je veux dire les Robert Schumann, Jean Monnet, Conrad Adenauer, Alcide de Gaspéri, Spaak et combien d'autres. Ils ont commencé par une approche économique autour des pôles dominants de l'industrie, le charbon et l'acier. Ils ont continué avec l'atome, l'énergie et ont poursuivi par l'agriculture, bref, une approche économique. Tout cela a abouti à la signature d'un traité entre six pays, les six pays fondateurs, les trois pays dits du Bénélux, c'est-à-dire Belgique, Hollande, Luxembourg et les trois autres, Allemagne fédérale, Italie et France. Ce traité de Rome que l'on doit considérer comme la première victoire sensible et que l'on pourrait croire définitive - du moins pour les Européens - de la victoire sur la haine, le Traité de Rome.\
Peu à peu ce qui était économique s'est élargi à la technique, l'énergie, la communication, l'environnement, l'espace, l'aéronautique, la recherche. Je me souviens d'avoir lancé en 1985 le projet dit Eureka qui dépassait les limites de la Communauté devenue des Douze, de Six à Douze entre temps enfin tous les pays d'Europe qui le voudraient. J'ai dit en 1985 : c'était donc avant la fin de la coupure entre l'Est et l'Ouest de l'Europe, pour que les entreprises travaillant pour les techniques de haut niveau puissent s'associer autour de projets communs.
- C'était cela Eureka et tout de suite dix-huit pays ont pris part à cela à partir des Douze qui à l'époque n'étaient encore que Dix, dix-huit pays, donc toute une série de pays comme la Suisse, l'Autriche, pays scandinaves, Finlande etc... ont commencé de rompre les barrages. La Communauté s'est élargie d'abord à la Grande-Bretagne, à l'Irlande, au Danemark puis à la Grèce, puis à l'Europe et au Portugal. Aujourd'hui, il est en négociation avec les pays de libre échange et l'on commence à parler aussi avec les autres mais j'y viendrai dans un instant.\
Et nous avons des projets autour d'un nouveau progrès institutionnel qui s'est ajouté au Traité de Rome, c'est ce que l'on appelle l'acte unique de Luxembourg. C'est un nom un peu compliqué qui veut dire simplement que désormais l'Europe de la Communauté se prépare à un marché commun unique. Il n'y aura plus de frontières le 1er janvier 1993 entre les Douze pays en question, plus de frontières vous imaginez ce que cela représente, le risque que cela représente pour chacun sur le plan économique notamment d'autant plus qu'il y a des stades d'évolution économique extrêmement différenciés : Portugal, Irlande, Grèce d'un côté, Allemagne fédérale, Grande-Bretagne, Italie, France de l'autre £ tout cela montre que nous avons des efforts considérables à faire pour vaincre les disparités et pour créer les conditions d'une égalité de développement à l'intérieur même de cette Europe communautaire. On a décidé, cela va commencer cette année même en 1980 au mois de décembre de s'attaquer à la création d'une Europe monétaire, d'une Europe sociale, faire que les lois internes se rapprochent, on ne peut pas avoir une Europe de l'industrie, des entreprises industrielles et ne pas avoir une Europe de ceux qui travaillent dans ces industries sans quoi nous irions très vite vers une nouvelle séparation de l'Europe qui serait la séparation des classes sociales et des groupes socio-professionnels. On n'a pas fait beaucoup de progrès sur ce terrain, moins que sur le plan monétaire mais nous sommes un certain nombre, je me flatte d'en être qui considère qu'il s'agit là d'un objectif majeur, l'Europe sociale.
- Et puis enfin l'Europe politique, c'est-à-dire chercher déjà à définir des normes communes pour notre diplomatie, nos diplomaties qui déjà commencent à s'identifier dans de nombreux domaines. On ne compte plus les questions sur lesquelles l'Europe de la Communauté a décidé d'un seul mouvement une même politique extérieure. C'est ce que nous vivons d'ailleurs aujourd'hui à l'occasion des graves événements du Moyen-Orient au point que l'on imagine déjà, il existe quelques éléments de base pour la construction future mais ils ne sont pas suffisants, une Europe capable de se défendre elle-même, une Europe de la défense, une communauté pour cesser d'être dépendant d'autrui.
- Cette Europe de la Communauté représente 340 millions d'habitants donc beaucoup plus que les Etats-Unis d'Amérique ou que l'Union soviétique n'en disposent eux-mêmes. Je ne dis pas cela dans un esprit de rivalité c'est simplement pour montrer les ordres de grandeur, c'est la première puissance commerciale actuelle dans le monde. Il ne tient qu'à elle d'être première puissance dans d'autres domaines. Cela peut poser des problèmes avec les autres, j'espère qu'on les abordera dans le meilleur esprit mais cela montre en tout cas que l'Europe communautaire a dépassé le stade des concurrences qui ont fait de ce continent le siège de conflits sanglants permanents. On peut appeler cela une victoire sur la haine, je le pense mais depuis quelques mois les murs sont tombés à partir de la chute du mur de Berlin.\
On aperçoit l'Europe dans sa réalité historique et géographique, il faut donc sans perdre de temps et nous n'en avons pas perdu, penser à organiser, à structurer cette Europe-là. Nous avons, nous, l'exemple de la Communauté des Douze. C'est important, mais ce n'est pas tout. Nous avons maintenant à organiser avec les pays qui n'appartiennent pas la Communauté des Douze tout en étant les pays d'Europe occidentale, nous avons à bâtir une construction commune.
- J'ai appelé les pays de l'Europe à y réfléchir dès le 1er janvier de cette année 1990 et, je l'ai répété un peu partout, j'ai été très heureux de retrouver une évolution parallèle des esprits destinée avant l'infini à se rejoindre, j'espère avant l'infini ce serait un peu long. Lorsque nous en avons parlé avec Vaclav Havel, il n'y a pas si longtemps, lorsque j'en ai parlé avec des dirigeants polonais, des dirigeants hongrois. Bien d'autres encore qui y songent comme moi, chacun appelle cela à sa guise mais c'est bien la même idée : structurer l'Europe tout entière.
- Cette structure devrait être permanente, mais elle serait naturellement d'une nature différente de celle que connaît pour l'instant l'Allemagne qui elle va vers son unité organique, vers sa fusion. Le cas est différent. Il s'agissait d'un peuple séparé par les hasards malheureux de la guerre. Mais les pays dans leurs entités nationales, ceux que je viens d'énumérer en définissant grossièrement Europe centrale, Europe orientale, Europe de l'AELE, et les quelques pays qui sont restés à l'écart de tout regroupement et la Communauté. Nous sommes l'Europe, nous sommes du même pays mais nos statuts sont différents, nos stades d'évolution aussi. Nous partageons également la même culture, nous avons la même histoire faite de conflits et d'arrangements. Nous vivons sur un continent étroit. Nous avons à dominer beaucoup de différences mais il faut rechercher dès maintenant une structure permanente, c'est-à-dire des gens, des politiques, des ministres qui se rencontrent : affaires étrangères, économie, finances, culture £ qui régulièrement soient dans l'obligation de se rencontrer de discuter et déjà de régler un certain nombre de problèmes communs.
- Je pense à l'environnement. Vous croyez vraiment que les pluies acides ou que la pollution des eaux s'arrêtent aux frontières et en particulier aux frontières de l'Est et de l'Ouest ? C'est notre sort commun qui se trouve en jeu mais il faut aller plus loin car cela est un exemple trop facile. Il faut mettre en commun de très nombreux domaines car c'est possible en attendant le jour où ce que j'appelle moi la confédération européenne, ce qui signifie un certain pouvoir central sans exagérer les capacités d'une évolution qui sera plus lente que notre pensée mais dans lequel chacun se trouvera à égalité en tant qu'Etat souverain avec les autres, à dignité égale.\
Déjà dans la Communauté, je l'ai dit tout à l'heure nous n'avons pas la même puissance économique loin de là, mais chacun des Douze a le même pouvoir que l'autre en particulier un pouvoir de veto dans certaines circonstances. Eh bien de même j'imagine que les pays les plus pauvres qui ont perdu du temps à cause des conséquences de la guerre mondiale sont souvent aussi riches de culture mais le reste leur manque. La différence de statut et de potentiel est telle qu'il faut imposer une égalité politique où chacun pourra dire son mot dans une dignité égale à celle des autres. Eh bien c'est cela que devra être la structure permanente où nous nous retrouverons. Il y a déjà des esquisses. Il y a le Parlement, le Conseil de l'Europe à Strasbourg, il y a la CSCE, conférence sur la sécurité et la coopération entre les pays de l'Europe qui va se réunir à Paris en réunissant tous les pays d'Europe avec aussi les Etats-Unis d'Amérique et le Canada en raison du fait que l'on discute de problèmes d'armement particuliers et d'équilibre des forces et que dans le cadre des deux alliances qui ont dominé le monde de l'Est et de l'Ouest, il reste aujourd'hui suffisamment d'éléments encore à discuter.
- Je parle du désarmement. La réalité a pris de vitesse notre imagination, rattrapons-là au plus tôt. Ce sera une nouvelle victoire sur la haine car tout de même j'avais des oreilles pour entendre quand j'avais 20 ans. C'était une époque où vivaient à la fois sur le sol de l'Europe Hitler, Staline, Mussolini, Franco, j'arrête là mais la liste est plus longue. On apprenait quoi ? La haine. Pendant la période qui a suivi on n'a pas fait beaucoup de progrès entre l'Est et l'Ouest, c'était des écoles d'incompréhension dans le cas le plus léger et de haine en vérité. La Communauté de l'Europe, la Communauté européenne des Douze d'une part et la Confédération européenne dont j'ai déjà dit qu'il existait des éléments distinctifs, que l'on pourrait appeler prémonitoires, seront deux moyens de créer les structures contre la reprise des compétitions et des concurrences et contre l'enseignement de la haine qui passe par l'éducation et par la culture, éléments fondamentaux de toute création. L'Europe dont je parle suppose non pas le nivellement des cultures mais leur complémentarité à la fois par l'enseignement des langues par la connaissance mutuelle et par le développement des rencontres et des débats de toutes sortes.\
Nous sommes en train de vivre tout cela, nous vivants ou survivants. J'aperçois ici quelques-uns d'entre vous et d'autres que je ne connais pas qui ne sont que des survivants. Vous aviez quel âge : 15 ans lorsque vous étiez en camp de déportation ? Pourquoi vivez-vous ? Comment vivez-vous Elie Wiesel ? Mais j'en vois d'autres, je vois Elena Bonner que j'ai eu la chance de connaître à Paris dans une époque plus difficile, en présence de - j'évoque son souvenir - Sakharov. Beaucoup d'entre vous sont des survivants de la haine et pourtant nous sommes là spectateurs, témoins et même acteurs d'un nouveau temps, d'un nouveau monde. Pour nous Européens c'est la fin de Yalta. Il n'y a plus de coupure en deux de l'Europe ce qui veut dire qu'il n'y a plus de tutelle de part et d'autre de la frontière qui séparait cette Europe-là. Nous ne sommes plus obligés de demander la permission à quiconque. Il ne peut plus y avoir de conférence à deux qui règle le sort de l'Europe. Que l'Europe prenne en main son destin : c'est son affaire et elle le peut, mais pour qui aime le grand spectacle il sera difficile aux générations futures de faire aussi bien dans le grandiose, dans l'inimaginable, dans le stupéfiant. Spectacle que nous a offert le monde de l'Est depuis les derniers mois de l'année 1989. Très bonne idée de la part de ces peuples de l'Europe centrale et orientale que d'avoir songé exactement 200 ans après la révolution française de 1789 par les révoltes populaires à faire un signe à travers le temps.\
Une certaine fin de la haine ou plutôt de sa cristallisation historique c'est quand même à l'intérieur de chaque individu et du gouvernement de chaque Etat que cela se situe d'où la nécessité de la démocratie. On ne vaincra la haine que si la démocratie s'impose dans chacun de nos pays mais en même temps la fin de la confrontation Est-Ouest qui appartient désormais je peux le dire sans illusion au passé. C'est donc l'espérance, je vous le disais tout à l'heure d'une nouvelle Europe qui soit tout simplement l'Europe elle-même sans que l'on soit obligé de dire - occidentale, centrale, orientale, du libre échange, neutre etc.. L'Europe elle-même. Voilà bien des grandes actions, de grandes espérances mais de vraies réalités qui devraient nous permettre de penser que nous allons disposer de l'instrument institutionnel avec lequel on fera reculer la haine, avec lequel on ne lui laissera plus de terrain libre. Je pense et je le répète volontairement que tout cela n'est vrai que dans la mesure où cette Europe se fonde sur des institutions démocratiques, représentatives sur la base du suffrage universel librement exprimé. Si cette condition n'est pas remplie aucune autre ne le sera.\
Cela va nous entrainer à une dernière réflexion, capitale. C'est que dès lors que le problème Est-Ouest s'enfonce dans le passé, apparaissent plus clairement les autres antagonismes et je pense en particulier à la relation Nord-Sud, pays pauvres, pays riches, anciens pays colonisés, anciennes puissances coloniales, les maîtres des échanges, les maîtres du capital d'un côté, les serviteurs, fournisseurs d'hommes tout le temps de l'esclavage - soit des millions d'hommes - fournisseurs de marchandises encore aujourd'hui, fournisseurs de leurs biens d'autre part. Vous savez sans doute déjà, qu'en dépit des milliards de dollars des aides multinationales et nationales apportées aux pays pauvres, les flux financiers sont encore plus importants du Sud vers le Nord que du Nord vers le Sud, c'est-à-dire que les pays riches continuent de s'enrichir sur la pauvreté des pays pauvres à l'heure où je parle, en dépit des très beaux discours entendus sur toutes les tribunes depuis déjà beaucoup d'années. Est-ce qu'il n'y a pas là motifs de haine ?
- Oui, moins instinctive et moins profonde, je l'ai dit pour commencer mais réelle, l'amertume, le refus d'être écrasé, des formes subtiles de l'esclavage ou de la domination tout cela engendre la haine. C'est maintenant notre mission, la première à mes yeux pour les Européens, de bâtir l'Europe telle qu'elle est selon les normes de l'histoire, de la géographie et de la culture. La deuxième c'est de bâtir une nouvelle relation Nord-Sud. Cela consiste à examiner les termes de l'échange, chacun parle de l'écroulement de l'Afrique noire. D'autres parlent des crises de l'Amérique latine mais il faut savoir que en l'espace de quelques jours, quelquefois de quelques heures, une spéculation sur les matières premières à Londres ou à Chicago, on pourrait dire quelques autres villes mais celles-ci sont typiques, ruine les plans quinquennaux ou autres de tous pays africain sérieux qui a bâti son budget et ses économies autour d'une prévision sur simplement deux ans, trois ans, cinq ans. Tout est par terre. Dès lors que le café, le cacao et combien d'autres produits voient une chute de 50 à 70 % en l'espace d'une saison et l'on s'étonne de la pauvreté, de la colère génératrice de haine. Les pays pauvres s'appauvrissent, les pays riches s'enrichissent.\
Il y a d'autres exemples. Le crack boursier d'il y a trois ans a coûté plus cher à l'économie des pays capitalistes en trois semaines que n'aurait coûté un plan mondial de redressement de l'économie des pays pauvres. On a absorbé cette perte en dehors peut-être de quelques-uns, tant pis pour eux, sans s'en apercevoir ou presque. Enfin, je pense que ne sont pas nombreux autour de ces tables ceux qui s'en sont aperçus dans leur bourse personnelle. Vous avez bien entendu : plus d'argent perdu par le monde capitaliste que n'en aurait coûté le plan mondial de redressement des pays pauvres.\
Dans quelques jours, lundi prochain aura lieu à Paris la deuxième conférence des pays, les quinze pays les moins avancés, quinze, vingt, trente ou plus, situations de désastre. On essaiera d'apporter quelques éléments apaisants mais visiblement le monde capitaliste n'est pas prêt à aborder ce problème franchement. J'avais proposé à Toronto, lors d'une réunion des sept plus grands pays industrialisés une façon d'aborder les problèmes de la dette. On a un peu avancé. Soit par des remises de dette : la France l'a fait pour une quarantaine de pays. Soit, d'autres pays l'ont fait, Canada, Belgique, d'autres encore par des moratoires successifs qui seraient bien nécessaires, à l'égard de l'Amérique latine en particulier. Mais on n'a pas modifié les termes de l'échange et ce plan n'existe pas encore que j'appelle de mes voeux. J'avais pensé qu'il était possible aux pays les plus riches de mettre de côté un peu d'argent soit grâce au désarmement, soit par la création de droits de tirage spéciaux sur lesquels on aurait renoncé à notre part pour alimenter une sorte de caisse mondiale qui aurait servi à développer les pays pauvres. D'autres ont eu d'excellentes idées. Je pense au plan du Chancelier Brandt il y a quelques années. Mais vous savez qu'à l'heure actuelle on a fixé comme objectif une aide des pays riches aux pays pauvres de 0,7 % de leur revenu national. Ce n'est pas terrible ! Eh bien le pays qui s'en rapproche le plus parmi les plus grands pays industriels, c'est la France, avec 0,55 %. Bien entendu la France là ne compte pas dans ce calcul ses propres départements et territoires d'Outre-mer. 0,55 % et nous sommes les premiers devançant de peu le Canada et l'Allemagne fédérale. Mais deux grands pays comme les Etats-Unis d'Amérique et le Japon en sont à 0,25 %. On dira qu'ils apportent d'autres aides, dans d'autres circonstances et c'est vrai mais souvent assorties de conditions économiques ou stratégiques. C'est dire que nous sommes loin du compte et qu'il faut de véritables révolutions des esprits, une prise de conscience indispensable pour que la nouvelle relation nord-sud puisse apaiser les conflits latents ou violents qui se déroulent aujourd'hui alors que l'ancien conflit est-ouest commence de s'apaiser.\
Et nous en avons un exemple, ce sera ma conclusion, avec ce qui se passe à l'heure actuelle au Moyen-Orient.
- Il est vrai que ce n'est pas du tout un cas de lutte nord-sud. Ce n'est même pas un cas de lutte entre pays riches et pays pauvres. Mais certains pourraient confondre, or il ne faut laisser aucune place à la confusion. L'Irak est un pays qui pourrait être aussi riche que l'est l'Arabie saoudite. Ce qui ne veut pas dire que chaque habitant de ce pays soit riche aussi, en raison de l'inégalité de conditions, du partage de la richesse. Mais si nous nous attaquions à la racine de ces problèmes, déjà certains éléments de réponse nous seraient proposés. Alors je parle de ce conflit actuel. C'est un conflit que la France vit intensément, puisque nous avons nous-mêmes mis en application intégralement les résolutions des Nations unies. Nous avons des forces aéronavales déjà sur place et des forces terrestres qui se mettent en place. J'ai dit l'autre jour à Paris que le monde était dans une logique de guerre. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a aucune chance d'en sortir. Mais ces chances s'amenuisent de jour en jour. Nous suivons avec intérêt les efforts des médiateurs, efforts du Secrétaire général des Nations unies dans lequel nous avons grande confiance. Mais la cause est difficile. Pourquoi ? Parce qu'il ne peut pas y avoir d'arrangement dans l'acceptation du manquement au droit. Les Nations unies ont parfaitement défini le cadre de leur action. Il faut que le droit international prévale sur la force et sur les antagonismes. Si à partir de ce drame moyen-oriental, on accepte le début du processus, il ne s'arrêtera pas. Et pour ceux qui ont vécu les années 1936 à 1945, on sait bien comment les choses se passent. Il faut donc refuser les coups de force. Et la France est pour sa part déterminée, bien entendu à accorder toutes ses chances au dialogue et à l'apaisement et à ne jamais désespérer de la paix, mais aussi à considérer qu'il ne peut pas y avoir de dialogue fondé sur la violence. Et la violence elle se marque lorsque l'on arrache à un pays son indépendance comme lorsque l'on arrache toute liberté à l'individu. Seulement cela doit nous amener à d'autres considérations, car après tout, le coup de force de l'Irak est un révélateur. D'abord c'est un révélateur du réveil des Nations unies qui cessent, ou ont cessé, d'être un élément actif du réglement des conflits.
- Et là apparaît un élément déterminant dans l'avenir prochain du monde, dans sa lutte contre la haine. Je l'ai dit, il faut toujours des institutions. Elles sont indispensables pour créer l'harmonie entre les individus. Il faut un point de références commun où viennent se résoudre les antagonismes des intérêts, des classes, des rivalités de races. Il faut des institutions. Mais nous manquions d'institutions internationales capables de se faire obéir, du moins de se faire respecter. Il me semble, et c'est une louange qu'il faut adresser aux pays qui ont pris aujourd'hui cette responsabilité, que les Nations unies se mettent en situation d'assumer le rôle qui est le leur.\
Mais on ne peut pas manquer d'observer l'ardeur pour régler - ou tenter de régler - le conflit entre l'Irak, le Koweit et les autres voisins et l'assouplissement devant les autres manquements au droit dans la même région du monde. Que de résolutions du Conseil de sécurité ou de l'Assemblée générale des Nations unies touchant à des problèmes comme celui de la Palestine, comme celui du Liban et combien d'autres encore sans que nul ne se préoccupe comme il le conviendrait de la suite à donner ! Il faudra multiplier les conférences internationales, il faudra que les débats s'approfondissent, il faudra décider bien entendu, en recherchant partout la justice et en respectant les droits que l'histoire justifie et que le courage des hommes ou des peuples appelle tout naturellement.
- Je veux dire que ce conflit du Moyen-Orient, dont j'ai dit ce que je pensais il y a un moment, doit nous inciter à observer pour nous-mêmes une logique de paix, car s'il y a une logique de guerre, il y a une logique de paix. Et cette logique de paix qui suppose des institutions suppose aussi que ces institutions se fassent respecter et qu'elles en aient les moyens. D'où l'importance de la dernière résolution des Nations unies au Conseil de sécurité, qui a accepté que des moyens fussent mis à la disposition des puissances qui se sont ralliées aux vues du Conseil de sécurité afin de faire respecter l'embargo. La France est de ceux-là.\
On pourrait dire en conclusion que la dialectique est entre la haine et la paix. La haine a ses lois, la paix aussi. Et la paix, c'est une victoire sur la haine. Chaque fois que la paix gagne quelque part, sur la base d'une démocratie, la paix entre les Etats, la démocratie pour les individus, pour les groupes sociaux et politiques, la paix est une victoire sur la haine. Il faut donc servir la paix. A la condition que la paix s'identifie au droit, car la paix dans l'abnégation du droit n'est alors que lâcheté, recul et finalement victoire de la haine, et il est important que ces propos soient tenus à Oslo, qui a pu apparaître comme une capitale de la paix, pour des raisons évidentes. Capitale d'un peuple qui aime et qui sert la paix, et je tiens ici à rendre hommage à cette ville, comme à la Norvège tout entière. Alors quelles sont les conditions de la paix entre les Etats et de la paix entre les hommes ? La première condition c'est le respect du droit. La deuxième c'est la recherche d'une plus grande justice dans la Communauté internationale, car le respect du droit ne saurait se réduire au respect des privilèges acquis, ce serait trop commode. Le droit suppose la justice. Et cela me ramène au Moyen-Orient. On ne peut pas vivre sur une inégalité flagrante des conditions. Droit et justice doivent être des notions inséparables.
- Enfin, l'homme après tout, l'homme pris dans son terme générique, c'est le sujet suprême du droit. C'est la justification ultime de l'action des Etats. Revenons à l'essentiel, de même que chacun d'entre vous, d'entre nous, que chaque individu trouve sa loi, sa paix et sa justice au dedans de lui-même. C'est en retournant à l'individu que l'on comprendrait mieux les responsabilités des Etats. Et c'est peut-être une vue un peu comme ça, un peu trop simple ou alors trop audacieuse, on rêverait que le monde pût se reporter, je dis cela surtout pour un Français, à ce qui fut le progrès de 1789, liberté pour les individus, eh bien oui, l'indépendance et la souveraineté pour les Etats et pour les peuples, fraternité et paix. Mais la paix se construit, la paix se définit, la paix est un combat, à la différence près que la paix est un combat qui suppose l'abandon de la haine.\