14 juillet 1990 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à Antenne 2 et TF1 le 14 juillet 1990, notamment sur la politique de défense, la durée du service national, la réunification allemande, le droit de vote aux étrangers et l'immigration.

QUESTION.- Monsieur le Président, bonjour. On va tout de suite commencer par l'actualité la plus immédiate, on vous a entendu hier vous demander si certains ministères n'étaient pas désuets, on a envie de vous demander lesquels ? et à quand un remaniement du gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- Il faut quand même replacer les choses dans leur environnement. Hier, il s'agissait d'une réunion devant un Conseil extrêmement rigoureux, les onze sages désignés pour faire partie du Comité scientifique d'Evaluation, qui a pour mission d'examiner absolument tous les secteurs de l'administration française pour voir ce qui ne va pas bien, ce qui pourrait se moderniser : le rendement et l'efficacité.
- Donc, onze sages et une quarantaine d'auditeurs parmi ceux qui sont les fondements de l'Etat, il ne s'agissait pas de parler de remaniement pour demain matin ou de choses de ce genre, il s'agissait d'un examen de fond sur des choses permanentes.
- Parmi les suggestions qui étaient faites par les personnes qui étaient là, il y avait un réexamen de toutes les conditions d'aide au logement social, le revenu minimum d'insertion, l'ensemble des crédits considérables, mais parfois un peu dispersés, touchant la formation professionnelle, sujets sérieux, et j'y ajoutais que j'avais remarqué que depuis que je m'occupais de ces choses, on discutait chaque fois, à chaque budget, chaque année, de crédits nouveaux, de dépenses nouvelles. Bien entendu, il faut suivre l'évolution des prix, mais on ne remettait jamais en question les budgets anciens, les dépenses... Alors, je leur ai dit : il faudrait peut-être songer aussi à changer, à modifier, à rénover ce qui existe déjà.
- QUESTION.- Mais au moment des arbitrages budgétaires, monsieur le Président, des derniers arbitrages, ces petites phrases ne sont peut-être pas tout à fait innocentes.
- LE PRESIDENT.- Cela c'est autre chose, les arbitrages se passent généralement entre les dépenses nouvelles et rarement sur les dépenses traditionnelles, donc j'ai dit à mes interlocuteurs : il serait bon de réexaminer la manière dont, depuis un temps immémorial, depuis l'existence de la République, l'Etat est organisé £ les ministères, c'est tout. Alors, comme vous êtes à l'affût des petites phrases, des événements, je ne sais lesquels, vous avez dit "remaniement", les choses sont tout à fait différentes.\
QUESTION.- Pour être plus précis, le Premier ministre, lui, est-il désuet au bout de deux ans ? Ou bien, puisqu'il a dit récemment qu'il en redemandait, est-ce que vous allez lui en redonner ?
- LE PRESIDENT.- J'espère, monsieur Poivre d'Arvor, que notre conversation ne se bornera pas à traiter, une fois de plus, de ces problèmes de personnes qui n'ont pas d'intérêt, qui n'en ont pas pour moi et à mon avis pas beaucoup pour la majorité des Français...
- QUESTION.- Cela tient en une phrase la durée...
- LE PRESIDENT.- Quelle phrase ? Il y a un Premier ministre en place, il est au gouvernement de la France, il travaille bien, je veille de mon côté, moi, à faciliter sa tâche et à assurer sa durée.
- QUESTION.- Sans remaniement des territoires...
- LE PRESIDENT.- Il y a toujours des choses...
- QUESTION.- Sans remaniement des ministères, des secrétariats ?
- LE PRESIDENT.
- Contrairement à ce que j'ai vu dans la presse, je n'était pas au courant. Il n'a jamais été prévu de remaniement à cette époque. Bien entendu, il y a des ministres qui s'en vont, il faut les remplacer. Il y en a un qui vient de partir, il faut le remplacer. M. Rausch, ministre du commerce extérieur, a bien voulu assurer l'intérim, mais il va falloir l'installer d'une manière plus définitive. Et puis, dans quelque temps on verra bien s'il faut un peu redistribuer les cartes, non pas politiques, mais administratives.\
QUESTION. Parlons justement du ministère qui se trouve aujourd'hui sous le feu de l'actualité, le ministère de la défense, dont vous avez vu les troupes défiler tout à l'heure.
- LE PRESIDENT. Ce sont les troupes de la France, notamment du ministre de la défense, qui le mérite bien, mais ce sont les troupes de la Nation.
- QUESTION. Avant on appelait cela d'ailleurs le ministère des armées, puis même le ministère de la guerre et aujourd'hui, les temps de tension n'existant plus dans le monde...
- LE PRESIDENT.- On dit défense, sécurité.
- QUESTION.- N'est-il pas temps de rogner un peu sur ces budget ? Est-ce qu'ils ont autant d'importance ?
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant, le problème posé n'est pas de réduire le budget militaire, il est de savoir de combien de points on l'augmente pour suivre l'évolution des prix.
- Il y a une loi : la loi de programmation militaire. On a fixé pour un certain nombre d'années, les principaux choix, et ces principaux choix entraînent un certain nombre de coûts. Tout cela est constamment révisé. Les charges et les missions de l'armée ne sont pas les mêmes. La situation internationale a changé comme vous venez de le dire très justement, les tensions ont diminué. On ne s'attend pas, comme au temps de la guerre froide, à des événements qui exigeraient une formidable tension des pouvoirs publics et une vigilance extraordinaire de l'armée, mais quand même ce devoir n'a pas pour autant disparu.
- Il ne s'agit donc pas, je tiens à le dire, de réduire le budget militaire. Il s'agit de savoir de combien, pour suivre la loi de programmation, on l'augmente, afin de ne pas se trouver décalé par rapport, par exemple, à l'augmentation des prix.\
QUESTION.- Il y a quand même, monsieur le Président, des choix, vous l'avez dit, qui ont été faits dans une conjoncture internationale extrêmement différente. Est-ce qu'il n'y a pas quelque chose d'un peu bizarre, paradoxal pour le moins à vouloir donner le feu vert maintenant à la fabrication de ces fameux missiles Hadès...
- LE PRESIDENT.- Vous passez d'un sujet à l'autre, je vais y venir.
- QUESTION.- ... et nous sommes toujours dans cette espèce d'énorme programme militaire qui, vous parliez de choses désuètes hier, peut paraître à l'opinion un peu désuète, ne serait-ce que la parade militaire que nous avons vue ce matin. Est-ce que ce n'est pas une manière un peu désuète en fait de célébrer l'union nationale ?
- LE PRESIDENT.- Vous le pensez peut-être, pas moi. Je pense que la défense fait partie des obligations impérieuses de la nation, ce n'est pas la seule, mais elle est importante. Notre défense repose sur ce que l'on appelle la dissuasion nucléaire £ cette dissuasion nucléaire, je ne veux absolument pas la réduire, d'autant plus qu'en dépit de propositions très intéressantes et très constructives qui sont à l'heure actuelle débattues sur le plan international, il n'y a pas de réelle diminution du potentiel nucléaire, ni des Etats-Unis d'Amérique, ni de l'Union soviétique.
- Quand ils auront véritablement commencé de le faire, je ne refuserai absolument pas d'examiner de quelle façon les crédits militaires français pourraient être diminués.
- QUESTION.- Parce que la plupart de nos partenaires ont déjà réduit les leurs.
- LE PRESIDENT.- Non. Les accords de désarmements ont été réels sur ce qu'on appelle les armes nucléaires dites intermédiaires, celles qui font plus de 1000 Km, qui en font moins de 4000 £ mais ce ne sont pas les nôtres, et c'est un accord entre la Russie `URSS` et les Etats-Unis d'Amérique.
- Sur tout le reste, il n'y a pas eu d'accord stratégique sur les armes qui vont plus loin que 4000 ou 4500 Km, celles qui traversent l'Atlantique. Il n'y en a pas encore eu, on est en train d'en discuter, la cause n'est pas perdue, heureusement. On va réussir à diminuer l'armement classique dit conventionnel, on en discute à Vienne, on va en discuter bientôt à Paris, puisque la prochaine conférence aura lieu à Paris, mais tout cela ce sont des intentions, ce ne sont pas des faits.
- Quand les intentions seront passées dans les faits, j'examinerai de quelle manière le budget français devra épouser cette réalité nouvelle.\
QUESTION.- On parle de réduction, est-ce qu'on ne peut pas réduire la durée du service national, par exemple ?
- LE PRESIDENT.- C'est mon opinion, je vous répondrai sur les HADES dans un instants, je n'ai pas oublié.
- QUESTION.- J'y tiens.
- LE PRESIDENT.- Mais M. Poivre d'Arvor vient d'intercaler une question intéressante. Je pense que le service militaire doit passer incessament de douze à dix mois, c'est une première phase qui me paraît indispensable et prochaine.
- QUESTION.- Dix mois et non pas six ?
- LE PRESIDENT.- Dix mois pour l'instant. Cela pourrait être applicable dès qu'on aura le temps de se retourner, on peut dire en 1992 puisqu'on discute pour l'instant du budget 1991.
- QUESTION.- Et vous pensez que le service national joue encore ce rôle de creuset dans notre pays, alors qu'un rapport récent remis, je crois, à M. Chevènement, prouve qu'en particulier, pour les jeunes beurs, pour les Français d'origine maghrébine, ce rôle de creuset est quand même assez défaillant ?
- LE PRESIDENT.- Peut-être, rien n'est parfait, mais il y a le choix entre la conscription, qui veut que les jeunes Français en âge et en état de servir puissent le faire au service de la nation et il y a l'autre façon d'agir, qui est l'armée professionnelle.
- Entre les deux, on en discute d'ailleurs, la discussion est constamment reprise, d'année en année, mais il semble que dans la tradition républicaine, la conscription, l'appel à tous les jeunes français correspond davantage aux besoins du pays.\
QUESTION.- Dans les économies possibles, il y a évidemment la suggestion de retirer les troupes françaises d'Allemagne.
- LE PRESIDENT.- Cela c'est autre chose, on va y revenir, comme aux HADES, parce que je n'ai pas éliminé la question très utile de Mme Ockrent.
- Les HADES. D'abord, il faut expliquer ce que c'est : ce sont des armes nucléaires dont la portée est réduite, 380 kms, dont l'effet peut être ravageur £ ce n'est pas une arme supplémentaire de l'artillerie française, c'est le premier pas de notre armement nucléaire, c'est ce qu'on appelle une arme de dernier avertissement.
- QUESTION.- Il faut bien reconnaître, monsieur le Président, que la cible naturelle est maintenant...
- LE PRESIDENT.- Laissez-moi vous répondre. Je ne peux pas vous répondre à la question passée et à la question future à la fois !
- QUESTION.- C'est la même question.
- LE PRESIDENT.- Ces armes-là, elles étaient prévues, il y a déjà de nombreuses années en grand nombre £ j'ai réduit ce nombre considérablement, mais j'estime que la force nucléaire française ne peut pas se passer de cette arme d'ultime avertissement qui a été définie il y a déjà bien longtemps - c'était par le Général de Gaulle - comme l'un des éléments nécessaires de notre dissuasion globale. Mais pour faire un avertissement, on n'a pas besoin d'avoir des dizaines et des dizaines d'armes de cette sorte, d'aurant plus qu'elles représentent cet évident inconvénient, en raison des changements considérables intervenus en Europe, avec ces 380 ou 400 kms, de ne pas pouvoir atteindre aujourd'hui un territoire au-delà des nouvelles démocraties qui viennent de s'affirmer en Europe. Mais il ne s'agit pas non plus de faire la guerre £ l'arme nucléaire, la dissuasion, n'a pour intérêt que d'empêcher la guerre et pas de la gagner.
- C'est tout le sens de la chose, et c'est ce que je voudrais bien que les Français comprennent : il s'agit d'empêcher la guerre, il s'agit qu'il n'y ait pas de guerre et c'est parce qu'il y a eu ce rapport de forces depuis quarante-cinq ans qu'il n'y a plus eu de guerre en Europe.\
QUESTION.- Alors pourquoi précisément retirer les forces françaises d'Allemagne qui auraient pu être l'embryon d'une défense européenne ? Pourquoi les retirer ?
- LE PRESIDENT.- Le problème actuel ne se pose pas comme cela. L'Allemagne est un pays souverain. Elle a perdu la guerre, et les troupes américaines, russes, anglaises et françaises ont été des troupes d'occupation. Le temps a passé et, en tout cas, dans notre secteur occidental - je répète, américains, anglais, français - nos troupes sont devenues des troupes de protection. Les Allemands comptaient sur nous pour assurer leur défense et c'était parfaitement légitime, nous sommes dans la même Europe, nous sommes dans la même alliance et nous faisions notre devoir.
- Maintenant, l'Allemagne est encore un pays plus souverain, dans la mesure où il retrouve son unité au centre de l'Europe. Se pose d'abord pour ce grand pays le problème des armées soviétiques en Allemagne de l'Est. Il y a peut-être 400000 hommes là-bas et un armement très puissant. Il y a, d'autre part, à mon avis, psychologiquement, en perspective et c'est pourquoi je me suis posé le problème, une sorte d'étonnement, peut-être d'irritation future des Allemands, (pays qui se considérera, qui doit se considérer comme libre et indépendant) d'avoir sur son sol des centaines de milliers de soldats étrangers, fussent-ils amis. Et moi, comme je considère que c'est une évolution fatale et que ce n'est pas parce que nous ne serons pas en Allemagne que nous cesserons d'être dans l'Alliance, et nous pourrons assurer la sécurité de l'Europe, la sécurité de l'Allemagne, la sécurité de la France et la sécurité de l'Alliance, je dis que nous devons déjà prévoir le moment où les forces françaises en Allemagne devront être rapatriées dans nos garnisons françaises.
- Cela me paraît une réflexion de bon sens, mais bien entendu, cela suppose d'abord que l'on sache ce que font les soviétiques. Que vont-ils faire dans le territoire de l'Allemagne de l'Est qui demain sera unifiée avec l'Allemagne de l'Ouest ?
- D'autre part, nous faisons partie d'une alliance, nous n'allons pas prendre de décisions sans consulter les autres et même sans consulter les Allemands.
- Il vaut mieux prévoir, croyez-moi, madame. Tenez, à Berlin il y avait chaque année un défilé militaire des troupes, françaises en particulier. Eh bien, le maire de Berlin m'a fait savoir qu'après tout, si on pouvait se passer de défilé militaire avec des armées étrangères dans les rues de Berlin, cela vaudrait mieux. Heureusement je l'avais prévu et six mois auparavant j'avais dit au Commandement en chef : annulez votre défilé, sans quoi on crée des crispations.
- QUESTION.- Berlin pourtant, c'est un autre statut.
- LE PRESIDENT.- Oui, mais il faut faire attention à la psychologie et à l'amour-propre national.\
QUESTION.- Nous parlions de l'Allemagne qui se trouve sur la voie de la réunification, réunification monétaire depuis quinze jours maintenant. Cela va donc devenir une Allemagne très forte, très souveraine.
- LE PRESIDENT.- C'est l'Allemagne.
- QUESTION.- Encore plus que d'habitude, l'Allemagne d'avant guerre.
- LE PRESIDENT.- Enfin cela dépend, à quelle année d'avant-guerre ? C'est l'Allemagne de l'histoire telle qu'elle s'est créée depuis au moins la guerre de 1870.
- QUESTION.- Disons une Allemagne qui naguère, en son temps, a pu faire peur à la France.
- LE PRESIDENT.- Sûrement. Il y a eu trois guerre en moins d'un siècle !
- QUESTION.- Est-ce que la France peut redevenir le "caniche de l'Allemagne", comme le suggérait le ministre du commerce britannique ?
- LE PRESIDENT.- Ah ! Vous reprenez à votre compte une allusion du ministre anglais ?
- QUESTION.- Non, pas du tout.
- LE PRESIDENT.- Il vaut mieux le dire, parce que comme le même M. Ridley a exprimé l'avis que la Commission européenne c'était pire qu'Hitler, on peut imaginer qu'il faut mettre un bémol aux déclarations de ce ministre !\
QUESTION.- Ne craignez vous pas que le couple franco-allemand soit déséquilibré : une France moins forte et une Allemagne plus forte ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi déséquilibré ? Le bruit en court - et je ne dirai pas que vous êtes tout à fait en dehors de cela, vous êtes le reflet général de ce que dit la presse de cela -. Pas du tout ! L'Allemagne est une puissance économique considérable depuis déjà de longues années. Ce n'est pas nouveau. Elle l'était devenue en tant qu'Allemagne de l'Ouest, en raison du fait qu'il y a depuis trente ans un certain nombre de lenteurs françaises, en particulier sur le plan de la formation des travailleurs, des jeunes en particulier, des femmes, des hommes, qui n'ont pas été formés aux métiers qu'ils font, maintenant, métiers qui dépendent de l'évolution de la technologie. C'est l'explication principale de l'inadaptation, c'est-à-dire de la crise.
- Ils sont allés plus vite que nous. Ce sont des choses qu'il fallait prévoir il y a vingt ou trente ans. On le rattrape, on travaille bien, mais nous avons encore besoin de supporter cela.
- Observez tout de même qu'en face de cette énorme puissance économique de l'Allemagne, nous tenons le choc. Notre croissance, cette année, l'année prochaine sera égale à celle de l'Allemagne. La baisse de l'inflation, baisse de l'augmentation des prix, qui était une plaie nationale depuis 1973, est aujourd'hui et sera à partir de 1991 plus forte que celle de l'Allemagne.
- Nous rétablissons l'équilibre sur des points importants, nous avons une très grande vitalité, je voudrais que notre industrie, je sais qu'elle fait déjà de grands efforts, et qu'elle a déjà de grandes réussites, fasse plus fasse mieux pour que nous vendions davantage. Mais si nous ne vendons pas davantage de matériels enrichissants pour la France, c'est parce que nous équipons et que pour cela nous achetons beaucoup à l'étranger, ce qui provoque une difficulté de notre commerce extérieur.
- Mais tout cela ce sont des signes de bonne santé.\
QUESTION.- Vous avez le sentiment vous-même d'avoir bien pris le tournant de la réunification allemande, de n'avoir pas été pris de court par les événements ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi dites vous cela ? Cela veut dire quoi ? Qu'aurait-il fallu faire pour ne pas être pris de court ?
- QUESTION.- En novembre ou décembre, on vous a reproché de flatter l'adversaire du Chancelier Kohl...
- LE PRESIDENT.- Parce que j'ai reçu M. Lafontaine, Président du SPD, candidat éventuel à la Chancellerie ?
- QUESTION.- On a dit qu'Helmut Kohl s'était offusqué, un peu froissé...
- LE PRESIDENT.- Pas du tout, parce que l'avais prévenu.
- D'autre part, je reçois tous les chefs d'opposition du monde des démocraties qui viennent me demander rendez-vous. J'ai reçu les candidats brésiliens, j'ai reçu les candidats argentins, je reçois M. Kinnock leader de l'opposition britannique. Pourquoi est-ce que je n'aurais pas reçu cet homme politique allemand, surtout que j'avais pris la précaution, bien entendu, d'en informer le Chancelier ?
- QUESTION.- On a quand même l'impression, depuis le 9 novembre dernier, depuis l'écroulement du mur que le Chancelier Kohl, imprimait un rythme forcé et qu'au fond, lui, a gardé la main et que la France, comme ses partenaires, d'ailleurs, mais peut-être un peu plus que les Etats-Unis.
- LE PRESIDENT.- Mais pourquoi, donnez-moi une raison.
- QUESTION.- ...ont subi...
- LE PRESIDENT.- Mais ont subi quoi ?
- QUESTION.- ...le rôle imprimé par l'Allemagne.
- LE PRESIDENT.- Mais il s'agit de l'unité allemande, il ne s'agit pas de l'unité française.\
QUESTION.- Il s'agit d'une remise en cause globale et vous avez dit vous-même à plusieurs reprises, de l'équilibre géo-politique de l'Europe.
- LE PRESIDENT.- Mais le problème est de savoir si nous sommes hostiles ou si nous acceptons l'unité allemande. Moi, j'ai estimé, le premier des responsables européens, c'était au mois de juillet de l'année dernière, c'est-à-dire quatre mois avant la chute du mur de Berlin, que l'unité allemande était la logique de l'histoire et qu'il ne convenait pas de s'y opposer. J'entends l'unité des deux Etats allemands, séparés au lendemain de la défaite allemande en 1945. C'est dans la logique de l'histoire et ce serait vain, finalement stupide et dommageable à l'avenir de l'Europe de s'y opposer. Voilà le premier problème.
- Mais, bien entendu, l'unité allemande entraîne un certain nombre de conséquences et sur certaines de ces conséquences, j'ai marqué ma différence avec les dirigeants allemands. Est-ce que ce n'était pas mon rôle en tant que premier responsable français ?
- Je vais vous citer l'exemple principal, celui des frontières : j'ai dit à mes partenaires et amis allemands : dès lors qu'un puissant se reconstitue, comme c'est normal, avec les Allemands, à l'état intérieur, au centre même de l'Europe, il faut que cet état garantisse les frontières et particulièrement la frontière de l'Est, la frontière avec la Pologne, la frontière Oder-Neisse.
- J'ai insisté pour que les dirigeants allemands prennent des engagements publics et importants dans ce sens. Cela ne s'est pas fait tout de suite, mais cela a fini par se faire et récemment, au mois de juin dernier, les deux parlements de l'Allemagne de l'Est et de l'Allemagne de l'Ouest ont voté une résolution indiquant leur intention, lorsque l'Allemagne sera réunifiée, de garantir les frontières.
- Sur ce point-là, on a discuté, moi je n'ai pas de raison a priori, même si je pratique l'amitié allemande, même si j'entends bien développer au maximum autant qu'il est possible et raisonnable les liens avec l'Allemagne, de ne pas dire ce que je pense dans l'intérêt de la France et ce que je pense de la frontière c'est qu'elle doit être garantie notamment à l'Est. Voilà tout le problème.
- J'ai dit tout cela au mois de juillet, le premier. Je l'ai répété depuis novembre, neuf jours avant la chute du mur de Berlin. Je l'ai répété à Bonn devant les Allemands. Ensuite a dit, vous ne l'avez pas encore dit mais cela va bientôt venir, vous avez rencontré M. Gorbatchev à la même époque à Kiev, cela avait donné l'impression d'être anti-allemand. Mais quoi ? La France n'est-elle pas en Europe ? Elle n'a pas qu'un partenaire, et j'irais ignorer le monde de l'Est ?\
Moi, j'ai redéployé la diplomatie française depuis maintenant cinq ans en direction des pays de l'Est, je suis allé dans tous ces pays, j'ai des relations amicales avec la plupart des dirigeants de ces pays. J'ai connu Vaclav Havel, le Président tchécoslovaque alors qu'il était en prison, car lorsque je suis allé là-bas au temps du régime communiste dur, j'ai demandé à le recevoir. J'ai pris un petit déjeuner avec lui et quelques autres. A ce moment-là, en France, on a tiqué : comment cela se fait ? Il va voir les régimes communistes, mais j'ai rencontré Havel et Havel me disait, lorsqu'il est devenu Président là-bas : depuis ce temps, on dit en Tchécoslovaquie, qu'il y a "avant la venue du Président français et après", car il était en prison, il en est ressorti, il y est retourné... mais l'espérance était revenue.
- Eh bien, je peux dire la même chose avec les Polonais. Quel concert d'imprécations lorsque le Président Jaruzelski est venu à Paris en 1985. Quel concert d'imprécations générales, mais est-ce que ce n'était pas nécessaire ? Il est toujours Président de la République et à la tête d'un pays dont le gouvernement est un gouvernement démocratique, et M. Mazowiecki l'actuel chef du gouvernement est venu récemment à deux reprises me voir à Paris.
- Il en est de même en Hongrie avec M. Antall, le nouveau chef du gouvernement que je connaissais, avec lequel j'avais des relations amicales avant... Je vous dis cela, parce que la France est terriblement présente, et parce que je voudrais en finir avec ce faux procès qui n'est d'ailleurs pas ressenti profondément par les Français.
- Je voudrais vous dire quel est mon dessein, on a toujours de grands desseins, mon dessein, il est d'abord de faire de l'Europe tout entière un seul espace.
- Maintenant, les barrières et les murs sont tombés, l'orage n'est pas terminé, vous le voyez bien, mais on y va, un seul espace, un vrai et grand marché et qu'en même temps s'établissent des rapports constants et structurels entre tous les pays de l'Europe. C'est pourquoi j'ai parlé de Confédération. A l'intérieur de cette Europe, je souhaite, mais je ne suis pas le seul à le souhaiter, j'y travaille, que la Communauté des Douze recherche, elle, son identité économique, monétaire et politique. C'est-à-dire à l'intérieur de cet espace européen qu'il y ait un noyau fort et capable de prendre des décisions politiques en commun : c'est la Communauté, et à l'intérieur de la Communauté de l'Europe je voudrais bien que la France soit un modèle de développement économique et de cohésion sociale. On y travaille, et ce n'est pas commode. Voilà les desseins, pourquoi chercher midi à quatorze heures ?
- QUESTION.- Dans cette intégration européenne...
- LE PRESIDENT.- ... les rapports entre l'Allemagne et la France sont de très bons rapports.
- QUESTION.- Justement, dans cette intégration européenne, l'Europe c'est une manière d'encadrer l'Allemagne et de trouver un nouvel équilibre.
- LE PRESIDENT.- Nous avons toujours dit, et il faut dire que le Chancelier Kohl a fait de même, il faut lui rendre cette justice, il a toujours dit : unité allemande, unité de la communauté, unité de l'Europe. Il a toujours considéré, et là-dessus j'ai partagé sa conviction, qu'il convenait de mener ces deux actions de front...\
QUESTION.- Pour nos institutions, cela touche, je crois, les Français, est-ce que vous ne croyez pas, monsieur le Président, que dans cette accélération européenne formidable il y a un problème qui commence à se poser, qui est celui d'un déficit démocratique...
- LE PRESIDENT.- Déficit démocratique, où cela ?
- QUESTION.- C'est-à-dire entre les parlements nationaux et les institutions de Bruxelles : est-ce qu'il ne faudrait pas imaginer une manière peut-être d'équilibrer les choses ?
- LE PRESIDENT.- Là, vous avez tout à fait raison, il faut que l'Europe, dans ses institutions dirigeantes, se démocratise davantage. Il n'y a pas de risque on n'est composé que des pays très démocratiques, mais il faut éviter de tomber dans la technocratie, d'une part, et d'autre part, il faut que le Parlement européen dispose d'une confiance populaire réelle.
- QUESTION.- Et vous verriez, M. Giscard d'Estaing, prochain Président de ce Parlement européen ?
- LE PRESIDENT.- S'il devait être élu, je serais ravi qu'un Français pût occuper cette fonction.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous revenez tout juste de Houston où vous avez trouvé un peu chiche le soutien apporté par les sept à Gorbatchev, et quelques heures plus tard on apprenait une scission à la tête du Parti communiste soviétique...
- LE PRESIDENT.- Une scission ?
- QUESTION.- ... avec le départ de Boris Eltsine, des maires de Moscou et de Leningrad, est-ce que vous n'avez pas l'impression de soutenir un colosse aux pieds d'argile ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, il faut savoir ce qu'on veut, il faut savoir ce qu'on fait.
- Nous voulons encourager le changement en Union soviétique. Alors, vous pourriez me dire - vous ne l'avez pas dit - : "ce n'est pas prudent... M. Gorbatchev est peut-être fragile ... Vous jouez trop de cartes sur un seul homme, dans une évolution qui reste tout de même inconnue" et, de ce point de vue-là, je ne pourrais pas vous donner tort.
- Mais alors, vous voulez qu'on donne un coup de main au changement après que le changement ait échoué ?
- Pour aider, parce que cette évolution est passionnante et nécessaire, parce qu'elle modifie toutes les données de l'équilibre mondial et de l'équilibre européen, eh bien, il faut intervenir au bon moment, pendant qu'il est encore temps et pas après qu'elle aura échoué !
- S'il devait échouer, ce que je ne souhaite pas, vous l'avez déjà compris, naturellement on aurait des cartes de rechange... La Russie continuerait d'exister, peut-être l'Union soviétique aussi, je n'en sais rien... Mais, pour l'instant, il est difficile de penser qu'un homme d'un si grand poids et de tant d'audace intellectuelle et politique viendrait se substituer à M. Gorbatchev qui, depuis cinq ans, a fait ses preuves.\
QUESTION.- Nous en sommes à une demi-heure de l'entretien et je voudrais aborder le problème de la crise du politique, de la crédibilité des hommes politiques d'une manière générale...
- LE PRESIDENT.- Peut-être, oui...
- QUESTION.- Un certain nombre d'observateurs voient là, effectivement, une moindre influence. De là peut-être l'abstention, de là peut-être la montée des "verts", de là peut-être la montée du Front national
- Est-ce que vous partagez cette analyse sur la crise du politique, sur le fait que le politique ne "mordrait" plus directement sur les citoyens ?
- LE PRESIDENT.- Je constate, en effet, que l'abstentionnisme a gagné du terrain. Je constate aussi que nous sommes au milieu d'une période pendant laquelle il n'y a pas d'élection majeure. L'élection présidentielle cristallise les passions, il y a toujours plus de 80 %, parfois près de 90 % de Français qui votent en cette circonstance... Je ne dirais pas que cela les épuise en une seule fois, mais cela amortit peut-être leur réserve d'enthousiasme... Déjà, il y en a un peu moins lorsqu'on parle des élections législatives.
- Et puis, il y a des éléments moraux, c'est vrai, et il est important que les politiques, partout où ils se trouvent, assument leur fonction le mieux du monde pour que la confiance existe.\
`suite sur la crise du politique` Mais, puisque vous me parlez en somme de confiance, je voudrais vous dire que les Français n'en manquent pas. On doute, comme cela, mais vous savez, il y a des signes, par exemple, l'épargne. Savez-vous qu'à l'heure actuelle la France est le 2ème pays du monde industriel pour l'épargne, après le Japon mais avant tous les autres, loin devant les Etats-Unis d'Amérique ? On n'épargne pas quand on n'a pas confiance !
- QUESTION.- Ils ont confiance en leur économie...
- LE PRESIDENT.- Enfin, si on n'a pas de confiance politique, on risque fort de ne pas avoir de confiance économique.
- Je voudrais vous donner deux éléments :
- l'investissement. C'est reparti formidablement. La France est en très bonne situation. On n'investit pas si on ne croit pas en l'avenir.
- et la démographie, le taux de natalité en France. Nous sommes l'un des deux pays d'Europe au taux le plus élevé £ ce n'est pas pour autant que je voudrais, mais en tout cas c'est mieux que la plupart, au point que les spécialistes, les démographes, estiment que, dans la première moitié du prochain siècle, à ce rythme, la France aura une population égale ou supérieure à celle de l'Allemagne !
- QUESTION.- Donc, vous ne croyez pas à la déprime des Français, monsieur le Président, qui est un thème que les journalistes...
- LE PRESIDENT.- Je n'y crois pas autant qu'on veut bien le dire, et s'il y en a, merci de l'avertissement. Mon devoir est d'y parer. QUESTION.- Comment ?
- LE PRESIDENT.- Comment ? Je ne sais pas si on a beaucoup de temps.
- QUESTION.- On a tout le temps ! On est là pour cela !
- LE PRESIDENT.- Alors, posez-moi des questions. Vous êtes là pour cela. C'est moi qui vous réponds.\
QUESTION.- Avez-vous le sentiment d'être un petit peu responsable de la montée du Front national dans ce pays ?
- LE PRESIDENT.- Pas du tout, non, pas le moins du monde. Pourquoi ?
- QUESTION.- Par exemple, en agitant régulièrement la possibilité du droit de vote aux élections locales pour les étrangers en France ?
- LE PRESIDENT.- Non, parce que j'ai toujours cru à cette utilité. Cela figurait dans le programme du Parti socialiste que je dirigeais depuis 1972.
- QUESTION.- Et vous avez remis ce projet récemment ?
- LE PRESIDENT.- C'était dans les propositions que j'ai faites lorsque j'ai été élu, en 1981, et j'ai expliqué ma position là-dessus aux Français lors de ma candidature en 1988. Il n'y a pas de surprise, je ne les ai pas pris par défaut.
- QUESTION.- Vous avez abandonné ce projet aujourd'hui parce que cela ne fonctionne pas ?
- LE PRESIDENT.- Mais je n'ai pas abandonné ce projet !
- Il faut une réforme constitutionnelle. Il n'en fallait pas pour la suppression de la peine de mort, il en faut une pour la modification du statut des étrangers.
- A partir de là, il est évident qu'il n'y a pas de majorité en France, tout le démontre, pour cette réforme. Eh bien ! Les réformes, cela se gagne d'abord par la conviction et par l'explication et, si les Français ne nous écoutent pas, c'est qu'on s'est mal expliqué. Il y a encore du travail à faire.\
QUESTION.- La montée de l'extrême droite menace manifestement la droite classique. Est-ce qu'il ne vous paraît pas urgent, en tant que Président au-dessus des partis, de sauver, en quelque sorte, cette droite libérale, en changeant de mode de scrutin et en restaurant la proportionnelle, même si cela écorne un peu le Parti socialiste ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas. Vous êtes peut-être partisant de ce mode de scrutin, moi, je ne peux pas trancher comme cela.
- Vous savez, les modes de scrutin, c'est une question de circonstance, dès lors qu'ils sont démocratiques. La République est passée du majoritaire au proportionnel plusieurs fois dans son histoire. Je ne peux pas répondre à votre question. Pour l'instant, je n'ai pas l'intention de changer le mode de scrutin.\
QUESTION.- Ce que la droite classique perd à droite, disons, avec le Front national, la gauche commence à le perdre ailleurs, avec les écologistes.
- LE PRESIDENT.- Je l'ai remarqué, oui. QUESTION.- Vous ne trouvez pas que la gauche n'est écologiste que le temps des consultations électorales, et puis qu'après on remise tous les grands projets ? LE PRESIDENT.- Non, pas du tout, pas du tout ! Mais le mérite des écologistes, c'est d'avoir pressenti avant les autres que les problèmes de l'équilibre de la nature, de la relation entre l'homme et la nature, de la protection de l'environnement, étaient une donnée majeure de l'époque industrielle qui est la nôtre. C'est leur mérite, on ne peut pas le leur retirer et le devoir des autres c'est non pas de suivre, mais c'est de réinventer leurs propres conceptions, sur ce point comme sur d'autres.
- QUESTION.- Et vous n'avez pas envie d'annoncer des intitiatives en leur direction ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez-moi, je prends de temps en temps des intitiatives et j'incite parfois le gouvernement soit à prendre telle décision, soit à modifier telle autre. Un petit détail, si je puis dire, à propos d'un projet d'échangeur d'autoroute dans la forêt de Saint-Germain : une autoroute comme cela, qui va crever la terrasse de Saint-Germain-en-Laye, l'un des plus beaux paysages, à mon avis, l'un des plus beaux sites de l'Ile-de-France, et qui va passer en dessous de la forêt pendant quelque temps, puis qui ressort en pleine forêt, avec un nouvel échangeur, alors qu'il y en a un 3 km plus loin. Cette destruction de la forêt, moi, cela me choque, cela me blesse ! La forêt de Saint-Germain a perdu 1000 hectares en moins d'un siècle, est-ce qu'on va continuer ? Il ne faut pas. Les arbres, ils n'ont pas le moyen de se défendre ! Ils ne votent pas ! Ils ne protestent pas, sauf qu'ils gémissent un peu quand on les coupe. Eh bien ! moi, je veux être leur défenseur et j'ai demandé au ministre, qui a bien voulu me suivre, ainsi qu'au Premier ministre, d'annuler cette décision : il n'y aura pas d'échangeur à Saint-Germain.
- J'ai fait la même chose avec M. Delebarre, ministre compétent en la matière, ministre de l'équipement, pour la forêt d'Orléans où un tracé coupait cette forêt d'une façon qui me paraissait dangereuse pour l'équilibre de la nature. Alors c'est changé.
- Et j'étais encore hier avec M. Fournier, Président de la SNCF, pour lui dire : "Et votre tracé, là-bas, à partir de Valence et de Montélimar, pour aller jusque vers Fréjus (une ligne vers Fréjus et l'autre vers Marseille), ne va-t-il pas couper un peu trop de vignes, dans ces magnifiques vignobles des Côtes-du-Rhône ?"
- QUESTION.- Et ces paysages de Matisse ?
- LE PRESIDENT.- De Cézanne et de quelques autres ?
- Bon, cela m'intéresse, cela m'occupe. Je pense que la même sollicitude doit s'exercer sur la qualité de l'eau, sur la qualité de l'air. Je ne vais pas faire un discours sur ce sujet, mais cela me passionne, en tous cas.
- Alors, je rends hommage aux écologistes, ils ont vu juste. Maintenant, dans la pratique des choses, moi, je suis là pour aider tous ceux qui se battront pour la sauvegarde de la nature.
- Nous avons pris une décision, signé une convention, un traité, pour qu'on ne touche pas à l'Antarctique pour qu'il reste un continent préservé.\
QUESTION.- Juste un mot sur un autre dossier qui vous passionne, qui est l'Afrique.
- Faut-il que votre fils s'occupe de ce dossier à l'Elysée et est-il facile d'avoir un fils s'occupant de ce dossier à l'Elysée ?
- QUESTION.- Parce que c'est un dossier très délicat, avec toujours des relations très spéciales.
- LE PRESIDENT.- Il y a trois personnes qui s'occupent de l'Afrique.
- Il n'y a pas de "Monsieur Afrique" ! Le "Monsieur Afrique" c'est le ministre de la Coopération, à la limite le Premier ministre, et de temps en temps, lorsqu'il s'agit d'une grande décision, moi. Il n'y a pas d'autre "Monsieur Afrique".
- Alors, faudrait-il un texte de loi disant qu'il est possible de travailler avec le Président de la République, sauf lorsque l'on est son fils ?
- L'Elysée ne dispose d'aucun budget, il ne décide rien. Il ne décide pas, par exemple, un crédit pour telle ou telle opération, un barrage, une raffinerie, des adductions d'eau... Non, il ne décide pas. C'est le ministère qui décide, et ce sont des commissions ultra-strictes et scrupuleuses, émanant du ministère des finances (vous pouvez m'en croire), qui surveillent chaque projet, ce sont ces instances-là qui décident : "oui, on fait", ou "non, on ne fait pas". Les propositions viennent d'un peu partout, notamment de l'Elysée, mais cela s'arrête là, nous ne gérons aucun budget.
- Alors, quand on a dit cela, on regarde avec un peu plus de philosophie les campagnes qui, ici et là, s'empressent de vouloire nuire à l'honorabilité des gens.
- QUESTION.- Vous avez été blessé par des attaques ?
- LE PRESIDENT.- Je n'aime pas qu'on s'en prenne à des gens auxquels je fais confiance, sans preuves, sans démonstration, sans rien.\
QUESTION.- Il y a un pays qui nous est sensible à plus d'un titre : l'Algérie.
- L'Algérie semble s'engager sur la voie de l'intégrisme. Qu'est-ce qu'on fait si, demain, 200000 Algériens, fuyant un régime musulman trop strict et voulant plus de liberté, arrivent en France ? M. Pasqua dit qu'il faut les accueillir. Et vous ?
- LE PRESIDENT.- Cela fait beaucoup d'hypothèses !
- QUESTION.- Les intégristes semblent quant même en passe de prendre le pouvoir en Algérie.
- LE PRESIDENT.- Moi, je ne dirais pas que le Front Islamique, ce soit l'intégrisme. Je ne le dirais pas. De plus, je pense que les élections algériennes sont du ressort des Algériens. On a un peu trop tendance à se mettre à leur place ! Ce sont eux qui décident, ce n'est pas nous, les Français, et de ce point de vue-là je demande qu'on observe un peu plus de décence. Ce sont les Algériens qui se sont décidés, dans des élections libres, peut-être les premières élections libres en Algérie ! Il y avait quand même une très grande somme de mécontentements là-bas. Ces mécontentements se sont additionnés. Est-ce qu'ils ont pris une forme idéologique ou religieuse exacerbée ? Je n'en suis pas sûr et j'attends de voir la suite des événements pour faire mon opinion. Mais j'observe que le Président Chadli a gardé dans cette affaire un très grand sang-froid.\
QUESTION.- Et si les Algériens, certains Algériens réclament...
- LE PRESIDENT.- Nous appliquerons nos lois, madame.
- QUESTION.- C'est-à-dire ?
- LE PRESIDENT.- Nos lois sont celles qui veulent que lorsqu'un étranger nous demande à immigrer en France, on examine son dossier. Si on a des besoins, sur le plan de notre main d'oeuvre, c'est examiné par les spécialistes du ministère du travail en particulier et par un office qui a cela en charge. Ils disent : "Oui, en effet, on en a besoin à tel ou tel endroit... on accepte, ou on n'accepte pas..."
- En fait, le nombre d'immigrés, aujourd'hui, par rapport aux 58 millions de Français, n'est pas plus élevé qu'il l'était en 1930 par rapport au nombre de Français de l'époque. Cela dépend des besoins.
- Et puis, il y a ceux qui ne demandent pas la permission, il y a ceux qui viennent clandestinement. Ceux-là, nos lois disent : on ne va pas les chasser, contre le droit des gens, mais il faut qu'ils rentent chez eux, du moins il faut qu'ils quittent notre territoire. QUESTION.- Et puis, il y a les réfugiés politiques.
- LE PRESIDENT.- C'est dans votre rôle de me précéder, mais j'allais le dire, il y a les réfugiés politiques. On abuse quelquefois de cette qualification de réfugiés politiques. Il y avait, au cours de cette dernière année, quelque 60000 demandes ! Il n'y a pas 60000 réfugiés politiques qui ont envie de venir en France ! Donc, l'office chargé de cela est devenu un peu plus strict, il règle les affaires plus rapidement, c'était cinq ans, c'est à présent quatre mois, cela s'est réduit considérablement. Donc, nous appliquerons nos lois. Si ce sont de vrais réfugiés politiques, dont la vie est en danger s'ils restent dans leur pays, nous seront naturellement ouverts et bienveillants. Si tel n'est pas le cas, nous respecterons la loi, qui évidemment est sévère, mais la France ne peut pas absorber tout le monde.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous allez bientôt fêter vos dix ans à l'Elysée.
- LE PRESIDENT.- L'année prochaine.
- QUESTION.- Et vos adversaires disent toujours : dix ans, c'est dix ans d'inégalités, cela s'est même accru, et dix ans de chômage ! Est-ce que cela veut dire qu'on n'a pas de possibilité, lorsqu'on est Président de la République, d'imprimer sa marque sur les structures lourdes des machines économiques ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez dit : dix ans d'inégalités, et même plus, et vous avez dit dix ans de chômage. D'abord, le chômage, il a commencé en 1973 - 1974, donc il aurait été plus juste de votre part de dire : seize ans de chômage.
- QUESTION.- Je veux dire que les choses n'ont pas changé depuis votre arrivée à l'Elysée.
- LE PRESIDENT.- Il aurait été plus juste de dire seize ans, ce qui recouvrait plusieurs septennats, et non pas dix, ou même neuf. Je dis cela pour qu'on parle de choses claires. Et vous avez ajouté : encore plus d'inégalités ? Je dis non, et là-dessus toute une discussion peut s'engager.\
Vous vous fiez évidemment au rapport très sérieux de cet organisme qu'on appelle le CERC.
- QUESTION.- Qui prouve que les riches sont plus riches.
- LE PRESIDENT.- Non, qui explique que le travail est moins bien rémunéré que le capital. D'un certain point de vue, c'est vrai, et c'est pour cela que j'insiste à tout moment, et en très bon accord avec le gouvernement, contrairement à ce que l'on dit, pour qu'on "pousse les feux" afin de réduire au maximum ces inégalités.
- Mais le rapport du CERC a ses méthodes de calcul. Il ne fait rentrer dans ses calculs ni l'introduction du Revenu minimum d'insertion qui permet à 500000 personnes de disposer d'un minimum raisonnable pour vivre, alors qu'elles n'avaient rien, ni l'impôt sur la fortune. Il n'a pas rentré dans ses calculs des dispositions que nous avons prises pour le remboursement à 100 % des longues et pénibles maladies. Il a fallu, en effet, le décider. Il n'a pas fait entrer dans ses calculs la baisse du chômage.
- Nous avons créé, après tout, quand je dis "nous avons créé", c'est bien prétentieux ! Les Français, par leur travail et par leur confiance, et par leur capacité d'optimisme et de réussite, ont réussi à créer 600000 emplois en deux ans.
- Alors, pourquoi est-ce qu'il n'y a pas 600000 chômeurs en moins ? Mais, parce que les 600000 emplois sont des emplois qualifiés ! Il y a beaucoup d'entreprises qui demandent du personnel et qui n'en trouvent pas, mais il faut qu'il soit qualifié, et notre formation, je vous l'ai dit pour commencer, a pris du retard depuis trente ans. On va à vive allure. Les crédits de formation, comme les crédits de l'éducation, n'ont pas connu un bond pareil depuis un demi-siècle. On finira par s'y retrouver.
- Le chômage diminue. Eh bien ! La diminution du chômage n'est pas prise en compte dans le calcul ! Et puis, il y a d'autres organismes qui calculent autrement.
- Je voudrais juste ajouter une réflexion à ce sujet. Le CERC dit par exemple : travail et capital. Mais il ne compte pas, dans les revenus du travail, l'épargne. Or, l'épargne du monde salarié est considérable et cette épargne, aussitôt, elle fait capitalisation et elle compte dans le secteur des revenus du capital ! Donc, voyez qu'il y a beaucoup de choses qui se brouillent, qu'il faudrait mettre d'accord.
- Je dis que la société française, dans son ensemble, marche mieux. Les résultats sont probants. Je dis que le partage n'est pas assez juste et qu'il convient d'y travailler. Mais il y a progrès.\
QUESTION.- Monsieur le Président, nous célébrons ici, avec vous et quelques autres, votre dixième 14 juillet.
- LE PRESIDENT.- Cela fait un temps pour moi, en tout cas ! Je ne sais pas pour les Français.
- QUESTION.- Alors justement, est-ce que vous ne souffrez pas, malgré tout, quand même, de plus en plus d'une forme d'isolement ?
- LE PRESIDENT.- Isolement ? Non, pas du tout.
- QUESTION.- Et, disons-le aussi, d'une épaisseur grandissante de courtisans, ce qui est inévitable avec la durée du pouvoir, et qui vous écarte peut-être un peu des réalités françaises ?
- LE PRESIDENT.- Mais non, mais non, les courtisans, quand ils sont courtisans, lorsqu'ils se trouvent devant un Président de la République qui en est à la troisième année de son deuxième mandant, pensent davantage au prochain qu'à celui qui commence à s'estomper dans le passé, que je suis ! Croyez-moi, un courtisan, cela va vite ! Cela précède !
- QUESTIONS.- Vous les sentez déjà ?
- LE PRESIDENT.- Non, mais ceux qui sont courtisans, ils ne rateront pas le train ! Ceux qui ne le sont pas, ils resteront mes bons collaborateurs, et j'ajoute que j'ai toujours veillé, depuis neuf ans, à ce que mes collaborateurs disposent d'une ventilation. A ce qu'ils puissent très souvent occuper d'autres fonctions après. A ce qu'ils ne restent pas trop longtemps. Il y en a quelques-uns qui sont là, de base, parce qu'au fond je les aime bien et qu'ils me sont indispensables. Mais la plupart d'entre eux occupent de hauts postes dans l'Etat, après m'avoir quitté, m'avoir quitté fonctionnellement, mais pas amicalement.
- Donc, les courtisans, c'est une légende. Il y en a sûrement, mais je ne les écoute pas. Je reste, croyez-moi, très vigilant là-dessus.\
QUESTION.- La France vient de célébrer l'Appel du 18 juin du Général de Gaulle et, à cette occasion, on s'est demandé si la France avait encore de "Grands hommes". Est-ce que vous vous êtes senti visé par cette interrogation ?
- LE PRESIDENT.- De grands hommes ? Je ne sais pas, ce n'est pas à moi de vous répondre. Qu'elle ait de grands hommes, c'est sûr, que ce soit dans le domaine politique ou que ce soit davantage encore dans le domaine des arts, des sciences, de la création, de la philosophie.
- QUESTION.- Vous, est-ce que vous avez envie de rester dans l'histoire comme un grand homme ?
- LE PRESIDENT.- Mais je ne sais pas, moi. Envie, sûrement, la réalité est jugée par les autres. Mais je n'estime pas mon bilan à ce point négligeable ! Naturellement, comme je suis là depuis déjà quelques temps, il est possible qu'il y ait un sentiment de "trop vu" pour beaucoup de gens, peut-être pour vous.
- QUESTION.- Nous ne serions pas là !
- LE PRESIDENT.- Enfin, en tout cas, pour ceux qui écrivent et qui parlent, c'est peut-être un peu ennuyeux de ne pas changer davantage de tête, et en même temps cela présente sûrement pour le pays certains avantages. En tout cas, si je suis là, c'est parce que j'ai été élu, excusez-moi !
- QUESTION.- Et vous êtes encore là pour cinq ans.
- LE PRESIDENT.- Eh bien, mon mandat doit encore durer cinq ans. On ne peut pas préjuger le reste, mais mon mandat est fixé jusqu'en 1995.\
QUESTION.- Donc, l'épreuve des institutions de la Vème République que vous avez beaucoup critiquées en d'autres temps et que vous avez expérimentées très longtemps.
- LE PRESIDENT.- Madame, j'ai appris une chose. J'ai vécu pendant de très longues années dans l'amour des débats juridiques sur les institutions. Et puis, peu à peu, je me suis aperçu que ce qui comptait le plus, ce n'était pas la lettre, mais l'usage.
- Je me souviens d'avoir dit : "Les institutions actuelles - contre lesquelles j'ai voté -, elles étaient dangereuses avant moi et elles pourraient le redevenir après moi". C'était peut-être un peu injuste. Mais ce que je veux dire par là, c'est que l'usage que j'en fais, croyez-moi, il a d'abord pour axe le scrupule de la démocratie, et j'entends pratiquer les institutions - qui ont servi à bien d'autres choses en certaines circonstances - d'une façon qui soit strictement républicaine.
- L'avantage de cette Constitution - il faut que je lui rende aussi un hommage - c'est qu'elle est souple, donc elle permet plusieurs usages.\
Mais je vois que nous approchons de la fin et je veux donc simplement vous dire un mot.
- Vous avez tout à l'heure douté du rayonnement de la France, vous avez exprimé un doute. Je ne dis pas que c'est votre sentiment personnel, vous avez traduit le sentiment que vous rencontrez ici ou là. Je ne veux vous apporter qu'un seul élément sur ce rayonnement de la France.
- Savez-vous qu'à l'heure actuelle il y a six grandes institutions internationales qui déterminent notre politique, la politique économique de tout le monde actif ? Il y a la Banque Mondiale, il y a le Fonds Monétaire Internationale, il y a l'OCDE (l'Organisation Economique des Pays Occidentaux, plus le Japon) et il y a la nouvelle Banque de Reconstruction et de Développement pour les pays de l'Est, et puis il y a deux grandes institutions européennes, la Commission européenne et le Conseil de l'Europe.
- Eh bien ! sur les six responsables de ces six grandes institutions, cinq sont Français ! A l'exception de la Banque Mondiale, qui est conduite par un Américain, le Directeur du Fonds Monétaire International est M. Camdessus, un Français de bonne souche, le secrétaire général de l'OCDE est M. Paye et, d'autre part, le responsable de la Banque, c'est Jacques Attali. Quant au Président de la Commission européenne, c'est Jacques Delors, et le secrétaire général du Conseil de l'Europe, c'est Catherine Lalumière. Cinq sur six !
- Dites-vous bien que la négociation qui vient de s'ouvrir sur l'aide à apporter à l'Union soviétique est conduite, après les décisions de Houston, par quatre institutions : la Banque Mondiale (un Américain), Le Fonds Monétaire International (un Français), la Banque, que je vais dire de l'Est pour me faire comprendre (un Français), l'OCDE (un Français). Donc, trois Français sur quatre personnes ont aujourd'hui la charge du développement de l'aide aux pays de l'Est !
- Eh bien ! Croyez-moi, on n'a jamais vu cela, mais croyez-moi aussi, on ne le reverra pas.\
QUESTION.- Une toute dernière question, monsieur le Président.
- LE PRESIDENT.- ... Non seulement pour la France, mais pour aucun pays au monde !
- QUESTION.- Qu'est-ce que vous allez faire pour vos vacances ? On vous a vu enchaîner à un rythme vraiment très soutenu sommet sur sommet ... Les Français partent en vacances, beaucoup d'ailleurs aujourd'hui, et vous ?
- LE PRESIDENT.- Moi, je vais faire comme les autres, pas avant le mois d'août parce que j'ai encore du travail. Et au mois d'août, eh bien ! J'irai dans les Landes, j'irai dans ma commune.
- QUESTION.- ... Voir les arbres...
- LE PRESIDENT.- Dans ma commune de Soustons, que j'aime tant, dans ma maison de Latche en Gascogne, et parmi les arbres, puisqu'autour de moi il y a un million d'hectare d'arbres, qui sont des pins, des chênes et quelques autres espèces encore. C'est là que je passerai mes jours de vacances. Elles ne seront pas très longues.\