6 juillet 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Conférence de presse de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'issue du sommet de l'OTAN, sur l'affirmation d'une identité européenne, dans le domaine de la sécurité, la position française au sein de l'OTAN, le retrait des forces françaises en Allemagne et l'invitation de M. Gorbatchev au prochain sommet, Londres, le 6 juillet 1990.

Bonjour mesdames et messieurs,
- Dans le texte de la déclaration finale il y a quelques affirmations assez neuves, intéressantes, plusieurs nous sont dues, l'affirmation d'une identité européenne dans le domaine de la sécurité par exemple. Ce n'est encore qu'une formule mais c'est un progrès car il est dit que "l'évolution de l'identité européenne vers l'union politique et notamment vers l'affirmation d'une identité européenne dans le domaine de la sécurité, contribuera à renforcer la solidarité atlantique et à établir un ordre pacifique juste et durable dans l'Europe tout entière". Donc on trouve dans la même phrase, sur un même plan, l'identité européenne dans le domaine de la sécurité, la solidarité atlantique et l'Europe de la CSCE.
- On parle de la création de nouveaux partenariats avec tous les pays d'Europe. Cela, c'est une idée forte de ce texte qui revalide l'existence de la CSCE, qui la structure, qui l'organise davantage, qui la prolonge. Cette notion est assez bien précisée.
- Nous invitons tous les autres Etats-membres de la CSCE à souscrire avec nous à un engagement de non agression, à l'établissement de liaisons régulières des pays de l'Est avec l'OTAN.
- Il y a également toutes les dissertations sur une nouvelle conception de la défense. C'est un débat stratégique qui comporte au passage une notation assez nouvelle puisque c'est la première fois, je crois, qu'il est dit qu'un engagement concernant les niveaux d'effectifs d'une Allemagne unie sera pris au moment de la signature du Traité sur les FCE, c'est-à-dire que l'idée d'une limitation propre à l'Allemagne unifiée est pour la première fois acceptée par les Allemands.\
Une notion a été insérée à l'initiative française, celle de nouvelles négociations sur la maîtrise des armements conventionnels menées au sein de la CSCE dans les prochaines années.
- Les articles qui vont de 14 à 20 touchent à la définition stratégique : sur l'ensemble de ces articles, lors de l'explication de vote qui a été assez rapidement enlevée, très peu de délégations sont intervenues. Moi je suis intervenu plus longuement que tout autre pour marquer que la France ne partageait pas les conceptions stratégiques de l'Alliance, pas plus celles d'hier, que celles d'aujourd'hui : celles d'hier autour de la défense flexible, la bataille de l'avant, celles d'aujourd'hui sur l'arme nucléaire du dernier recours ... J'ai rappelé que nous ne partageons rien de tout cela, que la dissuasion était faite pour empêcher la guerre, l'interdire même et non pas pour la gagner. Donc toute idée qui laisserait penser qu'il y a des degrés dans l'usage de l'artillerie nucléaire, qu'il pourrait y avoir un long processus de guerre conventionnelle qui déboucherait en dernier recours sur une guerre nucléaire, tout cela nous paraît tout à fait contradictoire avec la réalité des choses. Nous ne pensons pas qu'une guerre soit réglée comme du papier à musique par une lente progression, c'est-à-dire des armes de plus en plus sophistiquées. Nous pensons que c'est une vue de l'esprit. Et comme nous souhaitons qu'il n'y ait pas de guerre, si chacun sait que tout est mis en jeu dès le point de départ, il n'y en aura pas.
- J'ai donc expliqué mon point de vue et j'ai contesté la notion des forces nucléaires comme arme de dernier recours. Comme nous n'appartenons pas au commandement intégré de l'OTAN, j'ai demandé à mes partenaires de bien vouloir en tirer les conséquences sur chaque article touchant à la stratégie ou à la structure militaire de l'OTAN. Tout ce qui est contenu dans ce texte les engage, pas nous £ ce qui ne veut pas dire que la France est hostile à tout ce qui est dit dans ce texte mais qu'elle ne s'engage pas sur la stratégie et sur les structures du commandement intégré. C'est pourquoi vous trouverez l'expression "pays concernés" d'ailleurs d'usage diplomatique constant mais il y a des pays qui ne sont pas concernés en la circonstance, le nôtre. La position française est bien connue : la France, détentrice de l'arme nucléaire n'entend pas dépendre d'une décision étrangère.\
Quelques notations intéressantes sur la structuration de tout ce qui ressortira de la conférence de la CSCE. Les articles 21 et 22 du texte soulignent le rôle plus marqué de la CSCE, avec toute une série d'institutions subséquentes, de rencontres régulières. On va même jusqu'à imaginer en fin de texte "un organe parlementaire - l'Assemblée de l'Europe - à établir sur le modèle de l'actuelle assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à Strasbourg, avec représentation de tous les Etats- membres", c'est-à-dire de l'ensemble des pays qui appartiennent à la CSCE, les pays d'Europe plus les Etats-Unis et le Canada.
- J'ai fait valoir dans mon explication de vote que j'approuvais le projet de rénovation de cette alliance désormais plus nourrie de concepts politiques et peut-être un peu moins de concepts militaires bien que ce soit moins sûr, et que cette ouverture se traduisait par d'excellentes propositions sans régler pour autant le problème de fond stratégique. De mon point de vue, l'observation sur l'identité européenne en matière de sécurité est capitale.
- L'abandon de la position allemande sur un sort particulier fait à l'Allemagne quant à la limitation de ses armements est un élément important de réflexion.
- Le développement général de la CSCE avec une relation non pas de bloc à bloc mais inter-européenne, l'invitation à M. Gorbatchev, les organismes qui seront créés, la réunion de la CSCE où les représentants des divers Etats des deux anciennes zones de l'Europe se rencontreront à leur guise, tout cela me paraît très positif. Je ne reviens pas sur les réserves de caractère stratégique que je viens de signaler.\
QUESTION.- Est-ce que ces changements vous paraissent de nature à apaiser les inquiétudes de sécurité de l'Union soviétique ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas vous l'affirmer, il faudrait connaître maintenant les réactions soviétiques, elles vont dans ce sens-là sans aucun doute. L'alliance dit : nous voulons être vos partenaires, le cas échéant vos amis, en créant les lieux où l'on se rencontrera, où l'on travaillera ensemble £ nous mettrons un terme à l'affrontement, serait-il pacifique bloc à bloc. Tout cela ne peut qu'être bien ressenti par l'Union soviétique. Il en est de même pour la limitation de l'armement proprement dit et pour l'affirmation de l'identité européenne. Ils se sentent plus intéressés à nos efforts communautaires, sans y être directement mêlés.\
QUESTION.- Dans l'article 5, monsieur le Président, il est indiqué que notre alliance, quelles que soient les circonstances, ne sera jamais la première à recourir à la force. Officiellement cela est approuvé par la France ?
- LE PRESIDENT.- Oui, j'en ai précisément discuté. Tel que c'est rédigé ici ainsi qu'à l'article 6 un peu plus loin : "nous invitons tous les autres Etats-membres de la CSCE à souscrire avec nous à cet engagement de non agression". Dès lors qu'il s'agit d'un pacte qui entraîne tous les Etats d'Europe et pas simplement ceux de l'OTAN, c'est acceptable.\
QUESTION.- (sur les armes de dernier recours).
- LE PRESIDENT.- Le dernier recours ? On annonce que l'on ne se servira de l'arme nucléaire qu'après coup, après une guerre conventionnelle. A un moment donné quelqu'un estimera qu'il serait bon de mettre un terme au conflit qui se développe en Europe et à ce moment-là menacera de faire la grande sortie de l'armement stratégique américain. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela me paraît tout à fait antinomique avec la stratégie française qui n'est pas de prendre l'initiative de recourir à la force mais qui se réserve seulement de disposer de toutes ses forces au moment voulu, le moment voulu devant autant que possible précéder l'ouverture du conflit. C'est un élément diplomatique de pression pour que le conflit n'existe pas.
- QUESTION.- Sur ce problème de dernier recours, y a-t-il d'autres pays qui ont émis des réserves ?
- LE PRESIDENT.- La Grande-Bretagne. Il y avait deux ou trois autres délégations qui l'approuvaient mais qui ne l'ont pas exprimé. La Grande-Bretagne n'est pas allée jusqu'à demander l'abandon de ces formules mais elle a ajouté un certain nombre de circonlocutions.
- On peut dire, sans se tromper, que la Grande-Bretagne et la France avaient des positions très proches l'une de l'autre même si elles les défendaient différemment. Mais la Grande-Bretagne a voté ce texte, moi, je ne l'ai pas voté. Sans doute par principe puisqu'il s'agit de l'organisation interne d'un commandement intégré auquel nous n'appartenons pas, mais aussi parce qu'il y a ce débat stratégique de fond.\
QUESTION.- Enfin, globalement c'est plutôt un bon sommet ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Il y avait un bon état d'esprit. Un élément de conciliation dominait les échanges contradictoires lorsqu'il y en avait, ce qui était rare. Mais, moi j'étais très satisfait de ce que pour la première fois il y a eu une reconnaissance de l'identité européenne en matière de sécurité. C'est un petit bout de phrase, mais qui a exigé beaucoup de temps et de discussions. C'est un peu la suite des différentes démarches entreprises par la France, de la démarche franco-allemande récente, de ce qui a été dit à Dublin et qui au fond est souvent bloqué au plan de l'OTAN, parce que vous sentez bien qu'il y a un débat de fond : la présence des Américains et des Canadiens est jugée nécessaire et nous sommes tout à fait contre le découplage. Mais en même temps l'évolution de l'Europe de l'Ouest a créé une situation qui conduit les Américains à éprouver l'impression d'être mis un peu de côté dès lors que l'on parle de sécurité européenne propre.
- C'est en apprenant à vivre ensemble que l'on se prémunira contre les préjugés.\
QUESTION.- Monsieur le Président, on parle dans l'article 14 de l'utilisation de plus en plus fréquente d'unités multinationales. On imagine que ces articles vont entraîner une restructuration des armées de l'OTAN. Est-ce que cela entraînera aussi à terme une restructuration de l'armée française ?
- LE PRESIDENT.- Non cela ne nous concerne pas. Les corps multinationaux ne nous concernent pas. Ils tombent sous la réserve générale que j'ai exprimée. C'est l'organisation interne et militaire du commandement intégré.
- QUESTION.- Pas de restructuration de l'armée française en vue, à cause de cela ?
- LE PRESIDENT.- Par rapport à ces problèmes là, non.\
QUESTION.- Monsieur le Président, à partir de quel moment la France sera-t-elle concernée par ce mouvement de désarmement ?
- LE PRESIDENT.- Quand les autres auront désarmé, je veux dire les pays qui ont une supériorité considérable dans leur arsenal. C'est aussi simple que cela. Nous sommes, je crois, plus déterminés que les autres à désarmer mais nous ne voulons pas être les seuls à le faire. Quant au désarmement engagé par la puissance soviétique et la puissance américaine si l'on considère qu'ils partent de treize mille charges nucléaires face aux quelques quatre cents ou moins charges nucléaires françaises et moins encore britanniques, cela nous conduit à leur dire faites encore un petit effort. Et j'ai posé les conditions de notre intervention dans des termes que je maintiens lorsque je me suis adressé aux Nations unies en 1983.\
QUESTION.- L'engagement concernant les niveaux d'effectifs d'une Allemagne unie, est-ce qu'il concerne la France et les troupes françaises stationnées en Allemagne ?
- LE PRESIDENT.- Là, il s'agissait de l'armée allemande. Ne mélangeons pas les deux problèmes. Il ne s'agit pas des armées alliées sur le sol allemand. Il s'agit d'une future armée allemande de l'Allemagne unifiée. Cela étant dit je veux bien répondre à votre question.
- Le problème se posera à coup sûr dans mon esprit, il est déjà posé. Lorsque l'Allemagne sera unifiée et souveraine nous en débattrons avec nos autres partenaires présents militairement en Allemagne, et bien entendu avec le gouvernement allemand. Nous n'avons pas l'intention de faire de coup de force, mais la logique voudra que l'armée française regagne son pays, dès lors que le rôle des Quatre aura cessé d'abord au plan politique et diplomatique et ensuite au plan militaire. Sous quelle forme ? Je n'en sais rien. Je me suis posé le problème dès le premier jour lorsque l'unité allemande s'est profilée à l'horizon. Il est donc évident que le statut des troupes françaises à Berlin et des troupes françaises dans ce qui est encore l'Allemagne de l'Ouest sera profondément changé.\
QUESTION.- L'idée d'un prochain sommet de l'Alliance est-elle abandonnée ?
- LE PRESIDENT.- La question a été discutée, sans faire l'objet d'une controverse. Il est dans l'esprit de chacun qu'il y aura une autre réunion de l'OTAN dans un délai raisonnable pour tenir compte des changements qui vont continuer d'intervenir en Europe.
- QUESTION.- Monsieur le Président, comment appréciez-vous l'invitation à M. Gorbatchev, est-ce que c'est très important, ou est-ce que c'est simplement symbolique ?
- LE PRESIDENT.- Les symboles ont de l'importance. Je considère cela important. M. Bush m'en avait déjà parlé à Key Largo. J'ai trouvé cette idée excellente, je l'ai tout de suite approuvée.\
QUESTION.- Monsieur le Président, par rapport au texte initial, présenté par le Président Bush, le texte final représente-t-il un profond bouleversement ou n'a-t-il subi que des aménagements mineurs ?
- LE PRESIDENT.- Il y a eu des aménagements importants, mais beaucoup de choses du Président Bush ont été acceptées, avec un peu plus de discussion que prévu. En ce qui concerne la France, nous n'avons pas pris part à l'adoption des articles relatifs à la stratégie. Il n'y a donc pas eu unanimité dans le vote. Cela est conforme à notre tradition, à notre position de pays détenteur de la bombe atomique. Donc j'ai approuvé les lignes politiques du texte et moins les lignes stratégiques. Indiscutablement la position française a intéressé la Grande-Bretagne et quelques autres.\
QUESTION.- Monsieur le Président, dans le communiqué, M. Gorbatchev a été cité nommément. Est-ce que cela veut dire que l'OTAN a choisi uniquement Mikhaïl Gorbatchev, le Président de l'Union soviétique quel qu'il soit, même s'il va changer dans six mois ?
- LE PRESIDENT.- L'OTAN a invité M. Gorbatchev, en pensant qu'il serait là dans six mois. Cela exprime sans doute un souhait en même temps.
- QUESTION.- Monsieur le Président, comment voyez-vous cette réunion de l'OTAN ? il y a d'une part le Président Bush qui est à l'initiative de cette invitation de M. Gorbatchev, d'autre part, M. Gorbatchev et les autres qui y seront un peu comme des vassaux du Président Bush ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas mon sentiment. La France estime qu'elle n'a pas à se placer dans cette situation et elle ne s'y place pas. Mais je ne me permettrai pas de juger le comportement de pays qui ont leur propre utilité, leur souveraineté et qui entendent assurer leur sécurité, ils choisissent le moyen qui leur paraît le meilleur. Je trouve cette expression un peu brutale et je ne la prends pas à mon compte. En tous cas, nous sommes à l'abri de ce genre d'interrogation puisque nous n'avons pas à accepter les articles qui traitent de la stratégie.
- QUESTION.- Monsieur le Président, qu'attendez-vous comme réponse de l'Union soviétique à ce virage de l'OTAN ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que cela correspond grosso modo au souhait de M. Gorbatchev de voir le dialogue s'établir. Pour moi l'événement important, c'est quand même la CSCE. A la CSCE, M. Gorbatchev pourra se trouver.\
QUESTION.- Au moment où l'on parle beaucoup de cette Europe, il y a un pays qui est un peu à l'écart encore et peut-être plus pour très longtemps, c'est l'Albanie, et il y a beaucoup d'Albanais qui se trouvent dans notre représentation diplomatique, quel est votre sentiment sur cette affaire et sur quel débouché peut-elle arriver ?
- LE PRESIDENT.- Je souhaite que les Albanais parviennent à conquérir la liberté à laquelle ils aspirent visiblement comme tout autre peuple. Sans tout confondre, il s'agit d'un phénomène qui ressemble à quelques autres qui se sont produits au cours de ces derniers mois et qui ont abouti à faire abattre les murs ou des pans de forteresse qui isolaient ces peuples. Donc, je souhaite cette évolution. Et si nous pouvons y contribuer, nous contribuerons à ce qu'un peuple soit plus libre et que l'Albanie y participe davantage au concert européen. C'est un souhait.\
QUESTION.- Quel sera l'avenir du Hadès ?
- LE PRESIDENT.- Les Allemands sont hostiles à tout armement nucléaire dont la portée signifie "un coup parti arrive sur leur sol". Ce qui est le cas, sans l'être tout à fait, du Hadès à partir du sol français. Il faut reconnaître que l'objectif tchécoslovaque, l'objectif allemand de l'Est, l'objectif polonais, ne correspondent pas forcément à ce qu'on pouvait en penser il y a quelques mois ou il y a quelques années. Mais il n'est pas question pour la France d'utiliser une arme dite, d'ailleurs à mon avis faussement, "pré-stratégique", comme cela isolément, pour le plaisir de s'en servir. Comme vous le savez, dans le langage un peu particulier militaire et diplomatique, c'est l'arme du dernier avertissement.
- Le processus d'extrême danger, comment se produira-t-il ? On peut faire des hypothèses multiples. Il n'est pas forcément mauvais pour la France de disposer d'armes qui, s'il y a un nouveau front qui se constitue, puissent intervenir le cas échéant. Mais il ne faut pas avoir la manie du Hadès. C'est une arme dont on peut avoir besoin à un certain nombre d'exemplaires, on n'a pas besoin de le multiplier puisque c'est un dernier avertissement. Je m'étais opposé dans un temps récent à l'idée qui commençait à se faire jour chez certains dirigeants français d'une succession de derniers avertissements. Je trouvais cette expression un peu antinomique.
- Les armes pré-stratégiques font partie de la stratégie. Ce n'est pas isolé du contexte nucléaire. Ce n'est pas le dernier échelon de l'artillerie. C'est le premier échelon de la guerre nucléaire. Ce n'est pas pré-stratégique. C'est déjà dedans.\