20 juin 1990 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal "Le Monde" du 20 juin 1990, notamment sur l'immigration, la réduction des inégalités, la construction européenne et la politique africaine de la France.
QUESTION.- Y a-t-il en France une crise de l'identité nationale ?
- LE PRESIDENT.- Non.
- QUESTION.- La perspective de l'intégration européenne et de l'immigration ne vous semble-t-elle pas se conjuguer pour créer un doute sur l'identité nationale ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut appeler crise le fait que de nombreux Français se posent des questions sur deux sujets aussi sérieux. Je souhaite faire comprendre que la dimension communautaire est une chance pour la France, que la France européenne sera plus forte et plus écoutée que la France seule, que mieux vaut une France conquérante qu'une France repliée. A cette fin, plutôt que d'une Europe hérissée de frontières, nous avons besoin de grands ensembles économiques et géo-politiques. Au demeurant, les valeurs sur lesquelles se fonde la Communauté européenne sont celles de la Déclaration (française) des droits de l'homme et du citoyen. Nous sommes chez nous en Europe. Il ne s'agit pas de jeter la France dans un vide historique, mais de lui offrir un nouveau champ d'action au sein d'une Europe communautaire à finalité fédérale où elle ne cessera pas d'être elle-même. La majorité des Français peut partager cette ambition. Je leur dis : soyons là où se décide le sort du monde.\
QUESTION.- Et l'immigration qui inquiète les uns, qui est l'objet de surenchères politiques pour les autres ?
- LE PRESIDENT.- La proportion des immigrés en France par rapport à notre population est la même qu'en 1931. Mais l'évolution démographique du Maghreb et de l'Afrique noire, ainsi que leurs difficultés économiques et politiques, rendent le problème plus aigu, la pression plus forte, prétexte facile à qui veut exploiter en France les peurs qu'une politique équitable et persévérante a pour objet d'apaiser. Etudiant à Paris juste avant la seconde guerre mondiale, j'entends encore ce mot d'ordre qui emplissait le quartier latin : "A bas les métèques", et si je constate que l'extrême-droite, à cinquante ans de distance, reste fidèle à elle-même, je ne doute pas non plus de la fidélité de la France au meilleur de ses traditions, le sens de l'universel. C'est un combat que j'entends assumer, auquel j'invite celles et ceux qui croient en la mission de leur pays.
- QUESTION.- Le débat sur l'immigration vous paraît-il faire fausse route ?
- LE PRESIDENT.- Il part souvent de bases malsaines.
- QUESTION.- A cause de qui ?
- LE PRESIDENT.- De ceux qui ne prospèrent que dans l'agitation.
- QUESTION.- Est-ce que vous ne trouvez pas que ces derniers temps, ce débat a commencé à déraper assez fortement avec des tonalités racistes s'étendant même à l'antisémitisme ?
- LE PRESIDENT.- C'est évident.
- QUESTION.- Est-ce que le terme lui-même d'identité nationale vous satisfait ?
- LE PRESIDENT.- Non. Je déplore ce vocabulaire équivoque, démagogique. La France, c'est avant tout un sol, une histoire, une culture. Là est notre patrie. On connait son formidable pouvoir d'absorption, d'unité. Faite de multiples alluvions, elle est ainsi depuis mille ans. Le danger serait pour elle de changer de nature.\
QUESTION.- Pour revenir à l'immigration, est-ce que le gouvernement a bien abordé le problème ?
- LE PRESIDENT.- Oui, d'abord avec la loi Joxe.
- QUESTION.- Il y a la politique officielle qui est le couple refus de l'immigration clandestine et intégration, et puis il y a eu une méthode qui était la table ronde.
- LE PRESIDENT.- L'immigration clandestine ne peut et ne doit pas être acceptée. Mais la loi Joxe, en la matière, a introduit dans notre droit des garanties conformes au droit des gens applicables à toute personne passible d'expulsion. C'était bien la moindre des choses. Quant à l'intégration, tout le monde est d'accord pour estimer qu'un immigré admis régulièrement en France, doit être en mesure de s'intégrer puisqu'il y vit et y travaille. Et ses enfants avec lui. En allant jusqu'à la naturalisation si elle est désirée. Cela exige dès maintenant et pour les années prochaines une volonté et un effort accrus.
- QUESTION.- Et la table ronde ?
- LE PRESIDENT.- Les propositions du gouvernement, tirées pour l'essentiel du rapport Marchand, rapport largement approuvé opposition et majorité confondues par la mission parlementaire spéciale créée à cet effet, m'ont paru excellentes.
- QUESTION.- Ne pensez-vous pas que ce problème est trop idéologisé en France, alors que ce pourrait être, ce devrait être, avant tout, un problème pratique. Et que cette action doit se faire aussi bien pour les immigrés que pour les petits blancs ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je le pense. L'intégration vise tous les exclus. Pas seulement les immigrés.\
QUESTION.- Comment réagissez-vous devant la victoire du fondamentalisme en Algérie, lequel peut amener un exode massif d'Algériens qui voudraient venir ici ?
- LE PRESIDENT.- Les Algériens se sont exprimés librement. Nous devons respecter leur choix. Pour le reste, la loi qui régit l'immigration en France continuera d'être appliquée selon nos normes.\
QUESTION.- Est-ce qu'il est juste et exact d'attribuer au problème de l'immigration la montée du lepénisme en France ?
- LE PRESIDENT.- Il en a été l'élément moteur. Aujourd'hui ce mouvement, comme il l'a fait pour l'immigration, est à l'affût de toutes les angoisses.
- QUESTION.- Faut-il, comme le demande Alain Carignon, un Front républicain face au Front national ?
- LE PRESIDENT.- Laissons les forces politiques en décider. Celles qui engagent l'opposition s'y sont refusé jusqu'ici.\
QUESTION.- Quand vous parlez des angoisses qui expliquent la montée du lepénisme, à quoi songez-vous particulièrement ?
- LE PRESIDENT.- A l'arriéré d'une société qui, depuis la guerre, évolue trop lentement : de tristes logements ou pas de logements, des quartiers sans air et sans âme, des villes qui n'en sont pas, de bas salaires, le chômage, à quoi se sont ajoutées, ces derniers temps, des inquiétudes sur l'avenir face aux bouleversements en Europe. Cette énumération qui n'est pas exhaustive dicte notre devoir et justifie nos priorités : la formation, le logement, la haute technologie appliquée. Nous avons déjà beaucoup fait dans ce sens. Une économie forte et bien gérée nous permet de hâter le pas. C'est le moment plus que jamais.
- QUESTION.- Les deux objectifs actuels de votre septennat, l'achèvement de la construction européenne et la réduction des inégalités ne sont-ils pas contradictoires ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe unie est pour les Français une chance. Pour plus de croissance, donc pour plus d'emplois. Encore faut-il que nous ne nous endormions pas car l'Europe change à toute allure. Que nos industries soient les meilleures, que nos entreprises investissent dans des produits d'avenir, qu'elles explorent de nouveaux marchés ! Pour tout cela, osons, soyons dedans et pas dehors. Avec une majorité de progrès, celle que nous avons, plus de croissance doit signifier plus de justice.\
`Suite sur les objectifs de septennat`
- LE PRESIDENT.- Mais je vous prie d'ajouter deux objectifs majeurs à ceux que vous avez cités, le développement des pays pauvres et l'épanouissement des libertés..
- QUESTION.- Elles vous paraissent menacées ?
- LE PRESIDENT.- Bien sûr que non. Nous les avons même élargies. Prenons l'exemple de la liberté d'expression. Cela fait maintenant quelques années qu'il n'y a plus aucune atteinte, provenant du pouvoir exécutif, à l'indépendance de l'information. Comme cela entre dans les moeurs, on ne les remarque plus. C'est pourtant un progrès considérable et sans précédent chez nous. Autre exemple : la décentralisation votée en 1982 après un dur combat parlementaire contre l'opposition qui n'en voulait pas. En diffusant la responsabilité, nous avons conduit à plus de liberté. Bref, la liberté reste pour moi un objectif majeur qui exige une perpétuelle vigilance. Le choc des intérêts, des passions, des ambitions provoque en permanence des ébranlements que la République a pour mission de dépasser.
- C'est dans cet esprit que j'ai proposé une réforme constitutionnelle pour que tout citoyen puisse à l'occasion d'un litige saisir le Conseil Constitutionnel s'il estime ses droits fondamentaux mis en cause par une loi. Ce projet adopté par l'Assemblée nationale est à l'examen au Sénat.\
QUESTION.- Et l'intégration européenne, surtout sur le plan fiscal, ne sera-t-elle pas contraire à la lutte contre les inégalités ?
- LE PRESIDENT.- Si l'intégration européenne nous impose de rapprocher les impôts sur la consommation, elle ne nous interdit pas d'aménager les autres impôts. Il est vrai que les assurances qui nous ont été données par certains de nos partenaires sur l'harmonisation de la fiscalité de l'épargne n'ont pas été tenues. Mais nous avons fait confiance au redressement économique de la France et nous avons eu raison. Au point que, le 1er janvier dernier, nous avons avancé de six mois pour nous-mêmes l'échéance fixée par la Communauté au 1er juillet. Cela se passe de commentaires.
- QUESTION.- Vous avez tout le problème de la taxation du capital...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas simple, en effet. Mais, en fin de compte notre système fiscal ne nous empêche pas de retrouver la croissance plus vite que la plupart de nos concurrents.
- QUESTION.- L'existence d'inégalités profondes entre les différents pays de la Communauté sur la taxation des revenus du capital est tout de même une difficulté considérable.
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est une difficulté. Mais au jeu complexe des comparaisons, la France ne s'en tire pas si mal. Encore pourrions-nous nous inspirer de l'exemple des Suisses ou des Américains qui ont, avec quelque courage, décidé une imposition globale du capital plus importante que celle de la France. De même qu'en Allemagne, l'impôt sur la fortune est plus élevé que le nôtre.
- QUESTION.- Cela veut dire que vous allez inciter le gouvernement à être plus courageux ?
- LE PRESIDENT.- Mais non ! le courage ne manque pas ! Le gouvernement a raison de préserver l'acquis économique, qui, pour une large part est dû à son action et, grâce à cet acquis, d'entamer une nouvelle phase de sa politique sociale. Il y a là un équilibre délicat à trouver. Il y travaille. Je l'aiderai.
- QUESTION.- A partir du moment où il y aura la libre circulation des capitaux à l'intérieur de l'Europe, les capitaux iront s'installer au Luxembourg ou ailleurs.
- LE PRESIDENT.- Les capitaux vont là où se trouve la prospérité. Ils ne connaissent pas d'autre loi. De ce point de vue, nous sommes bien placés.\
QUESTION.- A quelle réforme institutionnelle êtes-vous favorable pour rendre cette Europe proche ?
- LE PRESIDENT.- Rendre l'Europe plus proche s'obtiendra par une plus grande attention aux personnes, aux citoyens, comme elle le fait déjà pour les étudiants avec les programmes Erasmus, Tempus, etc. Chaque Européen doit se sentir à l'aise partout où il va, partout où s'établit, hors des tracasseries de toutes sortes provoquées par des règlements nationaux désuets, souvent contradictoires. Mais puisque vous me parlez de réforme institutionnelle, je compte sur l'aboutissement, dans un délai raisonnable, de l'union économique et monétaire et de l'union politique de la Communauté, grâce aux deux conférences intergouvernementales prévues et à l'entrée en vigueur, je l'espère, mais ce sera difficile, d'un nouveau traité avant le 31 décembre 1992. C'est ce que l'Allemagne et la France ont proposé par une initiative commune. Le Conseil européen est qualifié pour mener à bien cette tâche car ses dirigeants sont issus du suffrage universel et conduisent les affaires de leur propre pays. Ce qui n'enlève rien à la Commission, bras séculier de notre Europe, qui joue un rôle déterminant par sa capacité d'initiative et sa connaissance des dossiers. Je note à cet égard que le Président de la Commission participe, et de façon très active, à toutes les réunions du Conseil.
- QUESTION.- Cela implique aussi un accroissement des pouvoirs du Parlement européen.
- LE PRESIDENT.- Oui, plus de démocratie est nécessaire dans le fonctionnement des institutions européennes.
- QUESTION.- Et la deuxième chambre ?
- LE PRESIDENT.- J'ai besoin de réfléchir à ce projet. Je lui suis, a priori, favorable, dans la mesure où il s'agit d'associer davantage les parlements nationaux à la construction commune.
- QUESTION.- Et l'idée d'un Président pour l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Bonne idée. Si on était en mesure de la réaliser bientôt, ce serait très heureux. Mais ne rêvons pas.
- QUESTION.- Vous ne croyez pas qu'il faut aussi modifier le système électoral du Parlement de Strasbourg qui est très mal perçu par les gens ?
- LE PRESIDENT.- Je le crois.
- QUESTION.- Vous envisagez de prendre une initiative dans ce sens ?
- LE PRESIDENT.- Je veux d'abord en discuter avec des personnalités qualifiées de tous horizons.\
QUESTION.- Sur l'Europe, comment voyez-vous les contours futurs de l'Europe ? On va rester à douze, on va s'élargir ? Vous croyez que les pays de l'Est puissent entrer dans la Communauté ?
- LE PRESIDENT.- Sérions les questions. D'abord l'élargissement. Nous avons en souffrance les demandes d'adhésion de l'Autriche et de la Turquie. Je pense qu'il serait sage de parfaire la cohésion des Douze avant d'aller plus loin. Ce qui reporterait toute nouvelle adhésion après 1992. Mais on voit également se dessiner d'autres candidatures émanant d'Europe centrale et orientale. Et comme l'Allemagne de l'Est entrera d'ici peu dans la Communauté par le biais de l'unification, cela veut dire que notre Europe rassemblera bientôt 340 millions d'habitants. Nous avons besoin de reprendre le souffle devant le paysage mobile qui s'offre à nous. Ce qui n'exclut pas, au contraire, d'éventuels accords d'association avec les uns ou les autres. Déjà la discussion est ouverte avec les six pays de l'AELE, comme avec plusieurs pays anciennement communistes. A mesure que ces derniers évolueront vers un système représentatif d'élections libres (c'est fait pour plusieurs) ils auront vocation à prendre part, soit à la Communauté soit à ce que j'ai appelé la Confédération européenne ou tout organisme similaire, moins contraignant que la Communauté, mais qui n'en sera pas moins doté de compétences précises, de structures permanentes, où chaque pays sera l'égal de l'autre et verra par là sa dignité respectée. Ainsi naîtra, structurellement, l'Europe de l'histoire et de la géographie.
- QUESTION.- La confédération vous paraît une formule viable, durable ?
- LE PRESIDENT.- Peu importe le nom. Mais "confédération" est une notion qui répond à des critères policito-juridiques connus.
- QUESTION.- N'existe-t-il pas des lieux de rencontre où l'Europe tout entière se retrouve ou peut se retrouver ?
- LE PRESIDENT.- Oui, il en existe et il convient de s'en servir. Je citerai, dans des domaines très différents, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), le Conseil de l'Europe, Eureka. La première présente l'intérêt de poursuivre et d'approfondir le dialogue est-ouest, autour des questions de sécurité et d'être disponible pour tout autre sujet £ le second a pour mission, dont il use intelligemment, de s'ouvrir à toute démocratie £ le troisième associe les entreprises qui désirent mettre en commun les technologies de pointe. On ne voit pas pourquoi on limiterait sa compétence aux dix-huit pays actuellement adhérents.
- L'Europe existe plus, croyez-moi, qu'elle ne le sait elle-même. Je m'emploie à hâter le moment où ses différentes parties, telles des arcs-boutants, se rejoindront pour soutenir la même voûte.\
QUESTION.- Et l'OTAN dans tout cela ? Vous avez un sommet au mois de juillet à Londres. Quelle position va adopter la France ?
- LE PRESIDENT.- Dans l'état présent des forces en Europe, l'OTAN est nécessaire et doit maintenir sa cohésion, Allemagne unifiée comprise. Mais il sera bon de retoucher son contenu strictement militaire et qui lui donne l'allure, à mon sens, dépassée du "bloc contre bloc". Ce faisant, l'Alliance s'ouvrira à tous les problèmes politiques de sécurité relatifs à l'équilibre européen. Etant entendu que son champ géographique restera celui qu'a fixé le traité et que la France y gardera son statut.
- QUESTION.- Que pensez-vous de la théorie du pilier européen, plus autonome ?
- LE PRESIDENT.- En perspective, je souhaite qu'un jour l'Europe assure elle-même sa sécurité. En pratique, cela n'est pas réalisable de si tôt. D'ici là, pensons-y, travaillons. La sécurité de l'Europe de l'ouest a été conçue dans le cadre de l'OTAN comme un moyen de défense face à l'Union soviétique et au Pacte de Varsovie. Les données actuelles n'ont pas substantiellement changé si l'on considère le rapport de forces militaires. Elles ont considérablement changé dans les esprits et dans l'approche diplomatique. Il me paraît capital à cet égard de ne pas inspirer à l'URSS la crainte d'un encerclement. Quand le nouveau visage de la sécurité européenne verra le jour, la carte stratégique aura été bouleversée. Commençons donc par le commencement. Achevons avec les Soviétiques la négociation sur le désarmement conventionnel. Habituons-nous à ne plus raisonner en termes de blocs. Etudions les garanties de sécurité que l'URSS est en droit d'obtenir de l'Alliance atlantique. Ayons l'audace de tirer les conséquences de la nouvelle phase de l'histoire de l'Europe où nous venons d'entrer. Le sommet de la CSCE nous en fournira l'occasion, vers la fin de l'année, à Paris.
- QUESTION.- En ce qui concerne l'Allemagne, pensez-vous qu'elle va rester longtemps dans le système OTAN ou est-ce que la pression de l'opinion allemande..
- LE PRESIDENT.- Je me garde des pronostics.. Je constate que le Chancelier Kohl et son gouvernement se sont engagés dans cette voie, que Willy Brandt, Président d'honneur du SPD, dont l'autorité est grande, adopte cette position. Il est cependant probable qu'une grande bataille politique se déroulera en Allemagne sur ce point.\
QUESTION.- A ce propos, y a-t-il eu brouille franco-allemande ?
- LE PRESIDENT.- Brouille ? Non. A aucun moment. Une divergence d'appréciation sur la légitimité de l'aspiration des Allemands à l'unité ? Non. J'ai été le premier dirigeant occidental à le dire, en juillet 1989, soit quatre mois avant la chute du mur de Berlin, dès lors que l'unité se ferait selon des moyens démocratiques et pacifiques. Une divergence d'appréciation sur les conséquences de l'unification ? Oui, d'une certaine manière. J'estimais que la présence d'un Etat allemand unifié au coeur de l'Europe devait entraîner du même coup la reconnaissance solennelle de l'intangibilité des frontières existantes et donc de la frontière germano-polonaise Oder-Neisse. Le débat portait davantage sur les délais que sur le fond. J'ai insisté pour que cela fût immédiat. Finalement, les deux Parlements allemands celui de l'ouest et celui de l'est, voteront avant peu deux déclarations identiques dans ce sens. C'est ce que le Chancelier Kohl a annoncé lors du dernier sommet franco-allemand qui s'est tenu en mai, à Paris. Cette question est derrière nous et les relations franco-allemandes ont montré leur solidité.\
QUESTION.- Cela vous amène à l'Union soviétique, une fois de plus. Comment voyez-vous l'évolution ? Est-ce qu'il y aura encore une Union soviétique dans quelques mois ?
- LE PRESIDENT.- Si Mikhaïl Gorbatchev réussit, ce qui serait dans l'intérêt de tous, cela voudra dire qu'il aura amélioré le niveau de vie des soviétiques et qu'il aura assoupli, décentralisé, adapté le système constitutionnel et politique de l'URSS. Je l'en crois capable, bien que la tâche soit terriblement difficile. Sinon, le réveil des nationalités menaçant d'implosion l'Union soviétique, celle-ci sera entraînée dans un cycle d'affrontements et de violence qui aura de graves répercussions internationales. A ce propos j'ai l'intention de demander aux prochains sommets de Dublin et de Houston de réfléchir à l'éventualité d'une aide financière, commerciale et technique à l'URSS.
- QUESTION.- Avec cette affaire de République de Russie qui déclare que ses lois ont priorité sur les lois soviétiques, j'ai l'impression que c'est tout de même un processus de décomposition assez avancé.
- LE PRESIDENT.- Nous sommes là au coeur des choses. MM. Gorbatchev et Eltsine en ont certainement conscience et je pense qu'ils recherchent un modus vivendi. Il est urgent, selon moi, que M. Gorbatchev s'attaque maintenant aux institutions même, corset juridico-politique trop étroit pour les peuples de l'Union.\
QUESTION.- Pensez-vous que le moment soit venu pour la France de remettre en cause sa politique africaine et d'essayer de définir une nouvelle politique ?
- LE PRESIDENT.- Il faut toujours remettre en cause une politique et se remettre en cause soi-même. Mais gardons-nous des idées reçues. Depuis longtemps, l'aide française aux pays d'Afrique se traduit par des projets concrets dont l'utilité et le financement sont minutieusement étudiés par des comités d'experts et des organismes financiers extrêmement rigoureux. Les aides budgétaires deviennent, en proportion, moins importantes et leur utilisation obéit à des règles précises. La France, qui intervient souvent auprès du FMI pour qu'il tienne compte de la situation politique et sociale de tel ou tel pays d'Afrique, n'agit pas, pour ce qui la concerne, en dehors des normes de cette institution. Si des manquements sont néanmoins constatés dans l'usage de ces aides, nous réagissons aussitôt. Sans doute faut-il veiller à ce que nos concours budgétaires et les aides aux balances des paiements s'accompagnent d'un effort parallèle des Etats bénéficiaires pour lutter contre les fraudes douanières et fiscales et pour éviter que les immenses avantages de la zone franc ne soient détournés de leur objet. Je ne vois pas quelle méthode plus stricte pourrait être choisie. A moins qu'on ne veuille quitter l'Afrique et abandonner ces peuples à leur sort, ce que je ne ferai sûrement pas. De plus en plus nombreux sont les cadres africains qui comprennent que leurs pays ont besoin d'être "responsabilisés". Nous nous attachons à presser le mouvement tout en nous interdisant les immixtions dans leurs affaires intérieures.
- QUESTION.- Les troubles qui se multiplient en Afrique montrent que si prise de conscience il y a, elle arrive trop tard.
- LE PRESIDENT.- Trop tard pour certains, pas trop tard pour l'Afrique. Et n'oublions pas, au passage, que l'incompréhension, l'indifférence opposées par la plupart des pays riches à l'égard des pays pauvres, expliquent plus que la corruption et l'impéritie l'aggravation de la crise africaine. Les relations économiques entre le Nord et le Sud sont, au fond, restées d'essence coloniale. Savez-vous que, chaque année, il y a plus d'argent qui va du Sud pauvre vers le Nord riche qu'en sens contraire ? La spéculation sur la misère et le malheur des peuples africains voue ces derniers au désespoir et à la ruine. La dénonciation justifiée des tares (parti unique, concussion, dictature d'un homme, d'une famille, d'une ethnie) que l'on rencontre en Afrique s'accommode souvent d'une extrême hypocrisie quand les censeurs venus des pays riches font mine d'ignorer que, sans développement la démocratie tourne vite à un exercice impossible.\
QUESTION.- Etes-vous favorable à l'abrogation des articles dans les accords de défense qui prévoient une intervention française pour des raisons de maintien de l'ordre ?
- LE PRESIDENT.- Sous mon autorité, la France n'a jamais fait d'intervention de cette sorte. Je pense que la logique commande d'aligner les accords de coopération militaire sur cette réalité. Nos soldats au Gabon ont protégé nos compatriotes, très nombreux dans ce pays, sans se mêler des conflits internes à ce pays. Ils y ont remarquablement réussi.
- QUESTION.- Ce qui reste dans l'opinion c'est l'impression que la France soutient presque inconditionnellement des régimes comme ceux de Houphouët et de Bongo.
- LE PRESIDENT.- Vous citez là des chefs d'Etat de pays souverains, indépendants - j'insiste là-dessus - qui se sont toujours comportés en amis loyaux de la France. C'est avec eux que nous coopérons puisqu'ils gouvernent. Et nous sommes loyaux avec eux. Mais nous ne soutenons aucun régime. C'est aux Africains de savoir qui doit les diriger et comment. En revanche, nous ne cachons pas notre attente pour que s'affirment de véritables démocraties avec multipartisme, élections libres, respect des droits de l'homme, et nous encourageons les évolutions qui y conduisent.\
QUESTION.- Beaucoup de gens critiquent la présence à l'Elysée de votre fils comme conseiller. Vous ne vous êtes jamais expliqué là-dessus.
- LE PRESIDENT.- Qu'y a-t-il donc à expliquer ? Mon fils Jean-Christophe, journaliste, spécialiste de l'Afrique où il a longtemps séjourné travaille au sein d'une petite équipe où il exerce ses compétences professionnelles. Et il le fait bien. Contrairement à l'écho venu de temps lointains et résolus, il n'y a pas de Monsieur Afrique à l'Elysée. M. Jacques Pelletier est, pleinement, comme il se doit, ministre de la coopération.\
QUESTION.- L'Afrique du Sud, comment trouvez-vous la situation ?
- LE PRESIDENT.- Elle entame, à l'évidence, un tournant décisif. Elle a la chance de disposer de deux personnalités hors série, Nelson Mandela et Frederik de Klerk. Je souhaite que leurs rendez-vous ne soient pas manqués.
- QUESTION.- Pour les sanctions ?
- LE PRESIDENT.- Le moment n'est pas venu de les lever.
- QUESTION.- Toutes ou bien faire un geste ?
- LE PRESIDENT.- Il m'arrive, certes, de m'interroger. Les mesures prises par M. De Klerk sur la levée de l'état d'urgence et de la libération des prisonniers politiques sont significatives. Je lui en suis reconnaissant. Mais les sanctions ont été décidées pour que cesse l'apartheid et l'apartheid continue.
- QUESTION.- Avez-vous été impressionné par la personnalité de De Klerk ?
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est un homme ouvert, courageux, clairvoyant.\
QUESTION.- On revient en France. Est-ce que, à votre avis, le lepénisme est un problème de la droite française ou bien un problème qui concerne tout le monde, l'ensemble de la société française ? Et qu'en tirez-vous comme conséquence ?
- LE PRESIDENT.- C'est un mal qui atteint notre société tout entière et non pas seulement une certaine droite qui paie ses complaisances.
- QUESTION.- Mais qu'allez-vous faire ?
- LE PRESIDENT.- Se placer sur le terrain des principes et des faits. Les principes ? En engageant le débat de fond, celui qui porte sur nos valeurs de civilisation. Les faits ? En s'attaquant, de front, aux causes des malaises qui fragilisent l'opinion. Je ne pense pas que le remède viendra, présentement, de nouvelles mesures légales d'ordre répressif. L'arsenal de défense républicaine ne manque pas d'armes. Puisqu'on joue sur les nerfs, sur les peurs des Français, répondons par le calme, la fermeté, la conviction, le rappel incessant des références républicaines et nationales qui ont fait de la France ce qu'elle est. Expliquons, luttons. Et n'acceptons aucune des injustices qui servent de terreau à la contagion extrêmiste.
- QUESTION.- Vous n'avez donc pas pensé du bien de la loi votée par l'Assemblée et qui aggrave les dispositions du Code pénal ?
- LE PRESIDENT.- Ce projet de loi est d'initiative parlementaire et non pas gouvernementale. Je ne veux pas intervenir dans un débat parlementaire en cours.
- QUESTION.- Quand vous dites : il faut lutter avec des moyens politiques, on vous soupçonne en permanence, au contraire, notamment Jacques Chirac, d'avoir mis ces moyens politiques au service du Front national.
- LE PRESIDENT.- Ma vie et mes actes démentent ce soupçon. La calomnie dévoile un terrible désarroi chez ceux qui s'y adonnent. Quand ils en arrivent là, c'est qu'ils sont perdus, qu'ils le savent, et qu'ils perdent la tête. Les mots pour eux n'ont plus de sens. Il ne leur reste que l'injure. Plus tard, dès qu'on aura le temps, on prendra pitié d'eux.
- QUESTION.- On vous reproche notamment d'avoir fait voter la proportionnelle en 1986 pour favoriser l'éclosion du Front national et diviser la droite.
- LE PRESIDENT.- La proportionnelle était inscrite dans le programme du Parti socialiste depuis 1972 et elle figurait parmi les 110 propositions que j'ai soumises, en 1981, à l'appréciation des Français. Bien avant, vous le voyez, que le Front national n'existât. La proportionnelle est un mode de scrutin pratiqué par tous les pays d'Europe continentale. La plupart des partis démocrates chrétiens et socio-démocrates l'ont adoptée. Les communistes et les écologistes français la réclament. M. Giscard d'Estaing a choisi la proportionnelle en 1979 pour les élections au Parlement européen. C'est à la proportionnelle que sont élus nos assemblées régionales, la majorité des sénateurs, les conseils municipaux des villes au-dessus de 3500 habitants. Rejetons, s'il vous plaît, ce procès.
- Quant aux effets de la proportionnelle, j'observe qu'avec cette loi le Front national a obtenu 11 % des suffrages aux élections européennes de 1984, 10 % aux élections législatives de 1986 et qu'il a atteint 14,4 % en 1988 aux élections présidentielles après deux ans d'un gouvernement conservateur.\
QUESTION.- On vous accuse aussi d'agiter en permanence cette affaire de vote des étrangers.
- LE PRESIDENT.- Que signifie "agiter en permanence" ? C'est comme si vous reprochiez aux socialistes du 19ème et du 20ème siècles d'avoir "agité en permanence" les droits de la femme, les droits de l'enfant, le droit à la retraite, le droit au repos, le droit à la sécurité sociale.. Ils les ont agités en effet, jusqu'au moment où ils ont obtenu gain de cause. Ca a duré parfois longtemps ! Et encore, ce n'est pas fini ! Le droit de vote pour les immigrés vivant en France depuis plus de cinq ans figurait, comme la proportionnelle, parmi mes 110 propositions de 1981. Qu'on me pardonne si je respecte mes engagements.
- QUESTION.- Vous ne les avez pas respectés jusqu'au bout puisque vous n'avez pas déposé de projet de loi à cet effet, alors que vous l'aviez fait pour l'abolition de la peine de mort.
- LE PRESIDENT.- C'est qu'à la différence de l'abolition de la peine de mort, le vote des immigrés aux municipales relève d'une réforme constitutionnelle. Compte tenu de la majorité parlementaire exigée par la Constitution on sait à l'avance qu'elle est, pour le moment, hors de portée. Voilà. Il nous reste à convaincre les Français que ce serait une mesure de justice, à l'image des cinq autre pays européens plus audacieux que nous.
- J'espère que cela demandera moins de temps et de patience que les congés payés ou l'assurance-vieillesse !
- QUESTION.- Donc à vos yeux, le Parti socialiste et le gouvernement, à la suite du bureau exécutif du Parti socialiste, ont eu tort de renoncer...
- LE PRESIDENT.- Il s'agissait pour eux de préparer la Table ronde. Le renoncement au vote des immigrés n'a pas été proposé lorsqu'elle s'est tenue.\
QUESTION.- Qu'est-ce que vous répondez à la question qu'on voit dans beaucoup de journaux : faut-il interdire le Front National ?
- LE PRESIDENT.- Que ce n'est pas ainsi qu'on guérira le mal.
- QUESTION.- Comment qualifiez-vous, vous-même, le Front National ? Est-ce à vos yeux une résurgence d'un mouvement poujadiste qu'on a déjà connu, ou est-ce plus que cela ?
- LE PRESIDENT.- C'est plus que cela, beaucoup plus.\
QUESTION.- Après deux ans d'expérience, comment jugez-vous Michel Rocard ?
- LE PRESIDENT.- Le Premier ministre travaille à mes côtés. Je ne me prête pas aux petites phrases.
- QUESTION.- Est-il toujours en situation ?
- LE PRESIDENT.- Je l'ai choisi dans cet esprit. Que dire de plus ?
- QUESTION.- Il y a la question, combien de temps réussira-t-il mais il y a surtout la question, est-ce qu'il n'est pas temps aujourd'hui - nous sommes à deux ans et demi de l'échéance - de commencer à préparer les législatives. Michel Rocard est-il l'homme qui va préparer les législatives ou bien est-ce que le calendrier doit se dérouler différemment ?
- LE PRESIDENT.- Vous consultez les astres ? Je souhaite qu'il réussisse.
- QUESTION.- Le gouvernement a-t-il besoin d'être remanié, à vos yeux ?
- LE PRESIDENT.- Vous le saurez en temps utile.
- QUESTION.- On observe depuis le congrès de Rennes, un décrochage dans l'opinion, non pas à l'égard du Parti socialiste mais de l'ensemble Exécutif et Parti socialiste.
- LE PRESIDENT.- Rien n'est jamais acquis. Rien n'est jamais perdu.
- QUESTION.- Est-ce que vous considérez aujourd'hui que le Parti socialiste, dont le sort, j'imagine, ne vous indiffère pas, a besoin d'une rénovation ?
- LE PRESIDENT.- C'est vrai, il ne m'indiffère pas. Je suis attaché à mes amis. Mais ce qu'il doit faire est du ressort de ses militants et de ses dirigeants. Pas du mien.\
QUESTION.- Parlons maintenant des inégalités sociales. Vous considérez qu'il est urgent d'agir dans ce domaine ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Les inégalités, j'en ai trouvé beaucoup figurez-vous en arrivant ! Rien d'étonnant. La nature même de l'économie libérale est de secréter les inégalités, de les entretenir, de les aggraver. C'est encore pire quand cette économie libérale devient débridée comme ce fut le cas en France récemment. C'est pourquoi le gouvernement met en oeuvre une économie mixte où l'Etat, dont c'est le rôle, et la loi que votent les représentants du peuple, s'efforcent d'encadrer les lois du marché pour corriger les injustices.
- QUESTION.- Malgré cela les inégalités se sont accrues pendant votre présidence, si l'on en croit le rapport du CERC, établi à la demande de M. Bérégovoy.
- LE PRESIDENT.- Le rapport du CERC ne couvre pas ma présidence, mais mon premier septennat, puisque son enquête s'arrête en 1988. Si vous avez l'obligeance de retirer de ce septennat les deux dernières années pour cause de changement de majorité, reste à juger l'état des inégalités entre 1981 et 1986. Vous voyez que le champ de la polémique se rétrécit. Or, c'est précisément pendant cette période que le pouvoir d'achat des catégories les moins favorisées a le plus augmenté (familles, personnes âgées, handicapés, SMIC). Quand le prochain rapport de ce même CERC sera publié, il prendra en compte les mesures sociales prises par l'actuel gouvernement (RMI, crédit-formation, remboursement des médicaments dits de confort pour les longues maladies etc...), l'accroissement massif des crédits de l'éducation du chômage, la baisse des taux d'intérêt réel de l'argent, bien d'autres choses encore.\
QUESTION.- Ne craignez-vous pas que la dégradation du marché immobilier ne contredise cette espérance ?
- LE PRESIDENT.- Vous désignez là le principal obstacle. Trop de gens s'enrichissent trop et trop vite par le seul effet de la hausse des terrains, "en dormant" comme je l'ai dit à Auxerre et cela rend notre tâche ardue. La politique du logement, donc de la maîtrise des sols passe au premier plan de nos préoccupations.
- QUESTION.- Le problème est de savoir si c'est une plaie guérissable. A Tokyo, les gens ont baissé les bras.
- LE PRESIDENT.- Nous ne baisserons pas les bras.
- QUESTION.- Que pensez-vous du rapport Hollande ? Est-ce une bonne façon d'attaquer le problème ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez certainement remarqué que beaucoup de gens qui réclament une vaste réforme fiscale se fâchent dès lors qu'on commence par un bout. Quant au rapport Hollande, il émane d'un jeune parlementaire dont j'apprécie le talent. Mais laissez le Parlement et le gouvernement faire leur travail avant de me poser la question.\
QUESTION.- On a eu l'impression qu'à Auxerre, lorsque vous avez parlé des bas et moyens salaires, vous tanciez le gouvernement.
- LE PRESIDENT.- Ah ! Les impressions ! A Auxerre j'étais l'hôte du maire de la ville, Jean-Pierre Soisson, ministre du travail et de l'emploi dont j'apprécie beaucoup l'action. Je me suis adressé au patronat comme je l'avais fait peu auparavant à Paris afin qu'il engage des négociations par branche avec les autres partenaires sociaux, non seulement sur les salaires mais aussi sur les qualifications et les plans de carrière, tous sujets liés à mon avis.\
QUESTION.- Nous sommes dans l'année de Gaulle, le lendemain du cinquantenaire du 18 juin. Tout le monde est d'accord pour dire qu'il a été un grand homme pendant la guerre. L'a-t-il été sous la cinquième ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez que j'ai combattu son oeuvre politique. Le débat reste ouvert. Le personnage lui, a été grand du début à la fin.\
QUESTION.- Les magistrats font grève cette semaine. C'est la première fois. Que pensez-vous de ce mouvement ? L'indépendance de la magistrature est-elle menacée ?
- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas la première fois. Quatre mouvements similaires ont déjà eu lieu entre 1976 et 1981. Je pense qu'il sera bon de préciser sur ce point la rédaction ambigüe de l'article 10 de la loi organique du 22 décembre 1958.
- L'indépendance dépend de la conscience des juges. Ceux-ci sont nommés sur proposition ou sur avis du Conseil supérieur de la Magistrature que je préside. Il ne m'est jamais arrivé en neuf ans de modifier une seule des propositions de nominations faites par cette haute institution.
- QUESTION.- Le malaise de la magistrature n'est-il pas, en partie, le produit de l'amnistie des délits qui concernent le financement de la vie publique ?
- LE PRESIDENT.- Certainement.
- QUESTION.- Que pensez-vous des juges qui relaxent des délinquants au prétexte de l'amnistie ?
- LE PRESIDENT.- S'il était si facile de les relaxer pourquoi les aurait-on condamnés ? S'ils devaient être justement condamnés pourquoi les avoir relaxés ? L'humeur des juges n'entre pas dans le Code pénal.\
QUESTION.- Etes-vous favorable à la suspension de l'aide à la Roumanie ?
- LE PRESIDENT.- La violence est toujours condamnable. Mais avant toute décision les événements de Roumanie méritent une information complète. Sait-on pourquoi le pouvoir issu des récentes élections est ainsi contesté dans la rue ? Sait-on pourquoi il a fait appel aux mineurs plutôt qu'aux forces régulières chargées de l'ordre public ? Il ne serait pas raisonnable d'alourdir, sans autre examen, les dures conditions de vie du peuple roumain.\
- LE PRESIDENT.- Non.
- QUESTION.- La perspective de l'intégration européenne et de l'immigration ne vous semble-t-elle pas se conjuguer pour créer un doute sur l'identité nationale ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut appeler crise le fait que de nombreux Français se posent des questions sur deux sujets aussi sérieux. Je souhaite faire comprendre que la dimension communautaire est une chance pour la France, que la France européenne sera plus forte et plus écoutée que la France seule, que mieux vaut une France conquérante qu'une France repliée. A cette fin, plutôt que d'une Europe hérissée de frontières, nous avons besoin de grands ensembles économiques et géo-politiques. Au demeurant, les valeurs sur lesquelles se fonde la Communauté européenne sont celles de la Déclaration (française) des droits de l'homme et du citoyen. Nous sommes chez nous en Europe. Il ne s'agit pas de jeter la France dans un vide historique, mais de lui offrir un nouveau champ d'action au sein d'une Europe communautaire à finalité fédérale où elle ne cessera pas d'être elle-même. La majorité des Français peut partager cette ambition. Je leur dis : soyons là où se décide le sort du monde.\
QUESTION.- Et l'immigration qui inquiète les uns, qui est l'objet de surenchères politiques pour les autres ?
- LE PRESIDENT.- La proportion des immigrés en France par rapport à notre population est la même qu'en 1931. Mais l'évolution démographique du Maghreb et de l'Afrique noire, ainsi que leurs difficultés économiques et politiques, rendent le problème plus aigu, la pression plus forte, prétexte facile à qui veut exploiter en France les peurs qu'une politique équitable et persévérante a pour objet d'apaiser. Etudiant à Paris juste avant la seconde guerre mondiale, j'entends encore ce mot d'ordre qui emplissait le quartier latin : "A bas les métèques", et si je constate que l'extrême-droite, à cinquante ans de distance, reste fidèle à elle-même, je ne doute pas non plus de la fidélité de la France au meilleur de ses traditions, le sens de l'universel. C'est un combat que j'entends assumer, auquel j'invite celles et ceux qui croient en la mission de leur pays.
- QUESTION.- Le débat sur l'immigration vous paraît-il faire fausse route ?
- LE PRESIDENT.- Il part souvent de bases malsaines.
- QUESTION.- A cause de qui ?
- LE PRESIDENT.- De ceux qui ne prospèrent que dans l'agitation.
- QUESTION.- Est-ce que vous ne trouvez pas que ces derniers temps, ce débat a commencé à déraper assez fortement avec des tonalités racistes s'étendant même à l'antisémitisme ?
- LE PRESIDENT.- C'est évident.
- QUESTION.- Est-ce que le terme lui-même d'identité nationale vous satisfait ?
- LE PRESIDENT.- Non. Je déplore ce vocabulaire équivoque, démagogique. La France, c'est avant tout un sol, une histoire, une culture. Là est notre patrie. On connait son formidable pouvoir d'absorption, d'unité. Faite de multiples alluvions, elle est ainsi depuis mille ans. Le danger serait pour elle de changer de nature.\
QUESTION.- Pour revenir à l'immigration, est-ce que le gouvernement a bien abordé le problème ?
- LE PRESIDENT.- Oui, d'abord avec la loi Joxe.
- QUESTION.- Il y a la politique officielle qui est le couple refus de l'immigration clandestine et intégration, et puis il y a eu une méthode qui était la table ronde.
- LE PRESIDENT.- L'immigration clandestine ne peut et ne doit pas être acceptée. Mais la loi Joxe, en la matière, a introduit dans notre droit des garanties conformes au droit des gens applicables à toute personne passible d'expulsion. C'était bien la moindre des choses. Quant à l'intégration, tout le monde est d'accord pour estimer qu'un immigré admis régulièrement en France, doit être en mesure de s'intégrer puisqu'il y vit et y travaille. Et ses enfants avec lui. En allant jusqu'à la naturalisation si elle est désirée. Cela exige dès maintenant et pour les années prochaines une volonté et un effort accrus.
- QUESTION.- Et la table ronde ?
- LE PRESIDENT.- Les propositions du gouvernement, tirées pour l'essentiel du rapport Marchand, rapport largement approuvé opposition et majorité confondues par la mission parlementaire spéciale créée à cet effet, m'ont paru excellentes.
- QUESTION.- Ne pensez-vous pas que ce problème est trop idéologisé en France, alors que ce pourrait être, ce devrait être, avant tout, un problème pratique. Et que cette action doit se faire aussi bien pour les immigrés que pour les petits blancs ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je le pense. L'intégration vise tous les exclus. Pas seulement les immigrés.\
QUESTION.- Comment réagissez-vous devant la victoire du fondamentalisme en Algérie, lequel peut amener un exode massif d'Algériens qui voudraient venir ici ?
- LE PRESIDENT.- Les Algériens se sont exprimés librement. Nous devons respecter leur choix. Pour le reste, la loi qui régit l'immigration en France continuera d'être appliquée selon nos normes.\
QUESTION.- Est-ce qu'il est juste et exact d'attribuer au problème de l'immigration la montée du lepénisme en France ?
- LE PRESIDENT.- Il en a été l'élément moteur. Aujourd'hui ce mouvement, comme il l'a fait pour l'immigration, est à l'affût de toutes les angoisses.
- QUESTION.- Faut-il, comme le demande Alain Carignon, un Front républicain face au Front national ?
- LE PRESIDENT.- Laissons les forces politiques en décider. Celles qui engagent l'opposition s'y sont refusé jusqu'ici.\
QUESTION.- Quand vous parlez des angoisses qui expliquent la montée du lepénisme, à quoi songez-vous particulièrement ?
- LE PRESIDENT.- A l'arriéré d'une société qui, depuis la guerre, évolue trop lentement : de tristes logements ou pas de logements, des quartiers sans air et sans âme, des villes qui n'en sont pas, de bas salaires, le chômage, à quoi se sont ajoutées, ces derniers temps, des inquiétudes sur l'avenir face aux bouleversements en Europe. Cette énumération qui n'est pas exhaustive dicte notre devoir et justifie nos priorités : la formation, le logement, la haute technologie appliquée. Nous avons déjà beaucoup fait dans ce sens. Une économie forte et bien gérée nous permet de hâter le pas. C'est le moment plus que jamais.
- QUESTION.- Les deux objectifs actuels de votre septennat, l'achèvement de la construction européenne et la réduction des inégalités ne sont-ils pas contradictoires ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe unie est pour les Français une chance. Pour plus de croissance, donc pour plus d'emplois. Encore faut-il que nous ne nous endormions pas car l'Europe change à toute allure. Que nos industries soient les meilleures, que nos entreprises investissent dans des produits d'avenir, qu'elles explorent de nouveaux marchés ! Pour tout cela, osons, soyons dedans et pas dehors. Avec une majorité de progrès, celle que nous avons, plus de croissance doit signifier plus de justice.\
`Suite sur les objectifs de septennat`
- LE PRESIDENT.- Mais je vous prie d'ajouter deux objectifs majeurs à ceux que vous avez cités, le développement des pays pauvres et l'épanouissement des libertés..
- QUESTION.- Elles vous paraissent menacées ?
- LE PRESIDENT.- Bien sûr que non. Nous les avons même élargies. Prenons l'exemple de la liberté d'expression. Cela fait maintenant quelques années qu'il n'y a plus aucune atteinte, provenant du pouvoir exécutif, à l'indépendance de l'information. Comme cela entre dans les moeurs, on ne les remarque plus. C'est pourtant un progrès considérable et sans précédent chez nous. Autre exemple : la décentralisation votée en 1982 après un dur combat parlementaire contre l'opposition qui n'en voulait pas. En diffusant la responsabilité, nous avons conduit à plus de liberté. Bref, la liberté reste pour moi un objectif majeur qui exige une perpétuelle vigilance. Le choc des intérêts, des passions, des ambitions provoque en permanence des ébranlements que la République a pour mission de dépasser.
- C'est dans cet esprit que j'ai proposé une réforme constitutionnelle pour que tout citoyen puisse à l'occasion d'un litige saisir le Conseil Constitutionnel s'il estime ses droits fondamentaux mis en cause par une loi. Ce projet adopté par l'Assemblée nationale est à l'examen au Sénat.\
QUESTION.- Et l'intégration européenne, surtout sur le plan fiscal, ne sera-t-elle pas contraire à la lutte contre les inégalités ?
- LE PRESIDENT.- Si l'intégration européenne nous impose de rapprocher les impôts sur la consommation, elle ne nous interdit pas d'aménager les autres impôts. Il est vrai que les assurances qui nous ont été données par certains de nos partenaires sur l'harmonisation de la fiscalité de l'épargne n'ont pas été tenues. Mais nous avons fait confiance au redressement économique de la France et nous avons eu raison. Au point que, le 1er janvier dernier, nous avons avancé de six mois pour nous-mêmes l'échéance fixée par la Communauté au 1er juillet. Cela se passe de commentaires.
- QUESTION.- Vous avez tout le problème de la taxation du capital...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas simple, en effet. Mais, en fin de compte notre système fiscal ne nous empêche pas de retrouver la croissance plus vite que la plupart de nos concurrents.
- QUESTION.- L'existence d'inégalités profondes entre les différents pays de la Communauté sur la taxation des revenus du capital est tout de même une difficulté considérable.
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est une difficulté. Mais au jeu complexe des comparaisons, la France ne s'en tire pas si mal. Encore pourrions-nous nous inspirer de l'exemple des Suisses ou des Américains qui ont, avec quelque courage, décidé une imposition globale du capital plus importante que celle de la France. De même qu'en Allemagne, l'impôt sur la fortune est plus élevé que le nôtre.
- QUESTION.- Cela veut dire que vous allez inciter le gouvernement à être plus courageux ?
- LE PRESIDENT.- Mais non ! le courage ne manque pas ! Le gouvernement a raison de préserver l'acquis économique, qui, pour une large part est dû à son action et, grâce à cet acquis, d'entamer une nouvelle phase de sa politique sociale. Il y a là un équilibre délicat à trouver. Il y travaille. Je l'aiderai.
- QUESTION.- A partir du moment où il y aura la libre circulation des capitaux à l'intérieur de l'Europe, les capitaux iront s'installer au Luxembourg ou ailleurs.
- LE PRESIDENT.- Les capitaux vont là où se trouve la prospérité. Ils ne connaissent pas d'autre loi. De ce point de vue, nous sommes bien placés.\
QUESTION.- A quelle réforme institutionnelle êtes-vous favorable pour rendre cette Europe proche ?
- LE PRESIDENT.- Rendre l'Europe plus proche s'obtiendra par une plus grande attention aux personnes, aux citoyens, comme elle le fait déjà pour les étudiants avec les programmes Erasmus, Tempus, etc. Chaque Européen doit se sentir à l'aise partout où il va, partout où s'établit, hors des tracasseries de toutes sortes provoquées par des règlements nationaux désuets, souvent contradictoires. Mais puisque vous me parlez de réforme institutionnelle, je compte sur l'aboutissement, dans un délai raisonnable, de l'union économique et monétaire et de l'union politique de la Communauté, grâce aux deux conférences intergouvernementales prévues et à l'entrée en vigueur, je l'espère, mais ce sera difficile, d'un nouveau traité avant le 31 décembre 1992. C'est ce que l'Allemagne et la France ont proposé par une initiative commune. Le Conseil européen est qualifié pour mener à bien cette tâche car ses dirigeants sont issus du suffrage universel et conduisent les affaires de leur propre pays. Ce qui n'enlève rien à la Commission, bras séculier de notre Europe, qui joue un rôle déterminant par sa capacité d'initiative et sa connaissance des dossiers. Je note à cet égard que le Président de la Commission participe, et de façon très active, à toutes les réunions du Conseil.
- QUESTION.- Cela implique aussi un accroissement des pouvoirs du Parlement européen.
- LE PRESIDENT.- Oui, plus de démocratie est nécessaire dans le fonctionnement des institutions européennes.
- QUESTION.- Et la deuxième chambre ?
- LE PRESIDENT.- J'ai besoin de réfléchir à ce projet. Je lui suis, a priori, favorable, dans la mesure où il s'agit d'associer davantage les parlements nationaux à la construction commune.
- QUESTION.- Et l'idée d'un Président pour l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Bonne idée. Si on était en mesure de la réaliser bientôt, ce serait très heureux. Mais ne rêvons pas.
- QUESTION.- Vous ne croyez pas qu'il faut aussi modifier le système électoral du Parlement de Strasbourg qui est très mal perçu par les gens ?
- LE PRESIDENT.- Je le crois.
- QUESTION.- Vous envisagez de prendre une initiative dans ce sens ?
- LE PRESIDENT.- Je veux d'abord en discuter avec des personnalités qualifiées de tous horizons.\
QUESTION.- Sur l'Europe, comment voyez-vous les contours futurs de l'Europe ? On va rester à douze, on va s'élargir ? Vous croyez que les pays de l'Est puissent entrer dans la Communauté ?
- LE PRESIDENT.- Sérions les questions. D'abord l'élargissement. Nous avons en souffrance les demandes d'adhésion de l'Autriche et de la Turquie. Je pense qu'il serait sage de parfaire la cohésion des Douze avant d'aller plus loin. Ce qui reporterait toute nouvelle adhésion après 1992. Mais on voit également se dessiner d'autres candidatures émanant d'Europe centrale et orientale. Et comme l'Allemagne de l'Est entrera d'ici peu dans la Communauté par le biais de l'unification, cela veut dire que notre Europe rassemblera bientôt 340 millions d'habitants. Nous avons besoin de reprendre le souffle devant le paysage mobile qui s'offre à nous. Ce qui n'exclut pas, au contraire, d'éventuels accords d'association avec les uns ou les autres. Déjà la discussion est ouverte avec les six pays de l'AELE, comme avec plusieurs pays anciennement communistes. A mesure que ces derniers évolueront vers un système représentatif d'élections libres (c'est fait pour plusieurs) ils auront vocation à prendre part, soit à la Communauté soit à ce que j'ai appelé la Confédération européenne ou tout organisme similaire, moins contraignant que la Communauté, mais qui n'en sera pas moins doté de compétences précises, de structures permanentes, où chaque pays sera l'égal de l'autre et verra par là sa dignité respectée. Ainsi naîtra, structurellement, l'Europe de l'histoire et de la géographie.
- QUESTION.- La confédération vous paraît une formule viable, durable ?
- LE PRESIDENT.- Peu importe le nom. Mais "confédération" est une notion qui répond à des critères policito-juridiques connus.
- QUESTION.- N'existe-t-il pas des lieux de rencontre où l'Europe tout entière se retrouve ou peut se retrouver ?
- LE PRESIDENT.- Oui, il en existe et il convient de s'en servir. Je citerai, dans des domaines très différents, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), le Conseil de l'Europe, Eureka. La première présente l'intérêt de poursuivre et d'approfondir le dialogue est-ouest, autour des questions de sécurité et d'être disponible pour tout autre sujet £ le second a pour mission, dont il use intelligemment, de s'ouvrir à toute démocratie £ le troisième associe les entreprises qui désirent mettre en commun les technologies de pointe. On ne voit pas pourquoi on limiterait sa compétence aux dix-huit pays actuellement adhérents.
- L'Europe existe plus, croyez-moi, qu'elle ne le sait elle-même. Je m'emploie à hâter le moment où ses différentes parties, telles des arcs-boutants, se rejoindront pour soutenir la même voûte.\
QUESTION.- Et l'OTAN dans tout cela ? Vous avez un sommet au mois de juillet à Londres. Quelle position va adopter la France ?
- LE PRESIDENT.- Dans l'état présent des forces en Europe, l'OTAN est nécessaire et doit maintenir sa cohésion, Allemagne unifiée comprise. Mais il sera bon de retoucher son contenu strictement militaire et qui lui donne l'allure, à mon sens, dépassée du "bloc contre bloc". Ce faisant, l'Alliance s'ouvrira à tous les problèmes politiques de sécurité relatifs à l'équilibre européen. Etant entendu que son champ géographique restera celui qu'a fixé le traité et que la France y gardera son statut.
- QUESTION.- Que pensez-vous de la théorie du pilier européen, plus autonome ?
- LE PRESIDENT.- En perspective, je souhaite qu'un jour l'Europe assure elle-même sa sécurité. En pratique, cela n'est pas réalisable de si tôt. D'ici là, pensons-y, travaillons. La sécurité de l'Europe de l'ouest a été conçue dans le cadre de l'OTAN comme un moyen de défense face à l'Union soviétique et au Pacte de Varsovie. Les données actuelles n'ont pas substantiellement changé si l'on considère le rapport de forces militaires. Elles ont considérablement changé dans les esprits et dans l'approche diplomatique. Il me paraît capital à cet égard de ne pas inspirer à l'URSS la crainte d'un encerclement. Quand le nouveau visage de la sécurité européenne verra le jour, la carte stratégique aura été bouleversée. Commençons donc par le commencement. Achevons avec les Soviétiques la négociation sur le désarmement conventionnel. Habituons-nous à ne plus raisonner en termes de blocs. Etudions les garanties de sécurité que l'URSS est en droit d'obtenir de l'Alliance atlantique. Ayons l'audace de tirer les conséquences de la nouvelle phase de l'histoire de l'Europe où nous venons d'entrer. Le sommet de la CSCE nous en fournira l'occasion, vers la fin de l'année, à Paris.
- QUESTION.- En ce qui concerne l'Allemagne, pensez-vous qu'elle va rester longtemps dans le système OTAN ou est-ce que la pression de l'opinion allemande..
- LE PRESIDENT.- Je me garde des pronostics.. Je constate que le Chancelier Kohl et son gouvernement se sont engagés dans cette voie, que Willy Brandt, Président d'honneur du SPD, dont l'autorité est grande, adopte cette position. Il est cependant probable qu'une grande bataille politique se déroulera en Allemagne sur ce point.\
QUESTION.- A ce propos, y a-t-il eu brouille franco-allemande ?
- LE PRESIDENT.- Brouille ? Non. A aucun moment. Une divergence d'appréciation sur la légitimité de l'aspiration des Allemands à l'unité ? Non. J'ai été le premier dirigeant occidental à le dire, en juillet 1989, soit quatre mois avant la chute du mur de Berlin, dès lors que l'unité se ferait selon des moyens démocratiques et pacifiques. Une divergence d'appréciation sur les conséquences de l'unification ? Oui, d'une certaine manière. J'estimais que la présence d'un Etat allemand unifié au coeur de l'Europe devait entraîner du même coup la reconnaissance solennelle de l'intangibilité des frontières existantes et donc de la frontière germano-polonaise Oder-Neisse. Le débat portait davantage sur les délais que sur le fond. J'ai insisté pour que cela fût immédiat. Finalement, les deux Parlements allemands celui de l'ouest et celui de l'est, voteront avant peu deux déclarations identiques dans ce sens. C'est ce que le Chancelier Kohl a annoncé lors du dernier sommet franco-allemand qui s'est tenu en mai, à Paris. Cette question est derrière nous et les relations franco-allemandes ont montré leur solidité.\
QUESTION.- Cela vous amène à l'Union soviétique, une fois de plus. Comment voyez-vous l'évolution ? Est-ce qu'il y aura encore une Union soviétique dans quelques mois ?
- LE PRESIDENT.- Si Mikhaïl Gorbatchev réussit, ce qui serait dans l'intérêt de tous, cela voudra dire qu'il aura amélioré le niveau de vie des soviétiques et qu'il aura assoupli, décentralisé, adapté le système constitutionnel et politique de l'URSS. Je l'en crois capable, bien que la tâche soit terriblement difficile. Sinon, le réveil des nationalités menaçant d'implosion l'Union soviétique, celle-ci sera entraînée dans un cycle d'affrontements et de violence qui aura de graves répercussions internationales. A ce propos j'ai l'intention de demander aux prochains sommets de Dublin et de Houston de réfléchir à l'éventualité d'une aide financière, commerciale et technique à l'URSS.
- QUESTION.- Avec cette affaire de République de Russie qui déclare que ses lois ont priorité sur les lois soviétiques, j'ai l'impression que c'est tout de même un processus de décomposition assez avancé.
- LE PRESIDENT.- Nous sommes là au coeur des choses. MM. Gorbatchev et Eltsine en ont certainement conscience et je pense qu'ils recherchent un modus vivendi. Il est urgent, selon moi, que M. Gorbatchev s'attaque maintenant aux institutions même, corset juridico-politique trop étroit pour les peuples de l'Union.\
QUESTION.- Pensez-vous que le moment soit venu pour la France de remettre en cause sa politique africaine et d'essayer de définir une nouvelle politique ?
- LE PRESIDENT.- Il faut toujours remettre en cause une politique et se remettre en cause soi-même. Mais gardons-nous des idées reçues. Depuis longtemps, l'aide française aux pays d'Afrique se traduit par des projets concrets dont l'utilité et le financement sont minutieusement étudiés par des comités d'experts et des organismes financiers extrêmement rigoureux. Les aides budgétaires deviennent, en proportion, moins importantes et leur utilisation obéit à des règles précises. La France, qui intervient souvent auprès du FMI pour qu'il tienne compte de la situation politique et sociale de tel ou tel pays d'Afrique, n'agit pas, pour ce qui la concerne, en dehors des normes de cette institution. Si des manquements sont néanmoins constatés dans l'usage de ces aides, nous réagissons aussitôt. Sans doute faut-il veiller à ce que nos concours budgétaires et les aides aux balances des paiements s'accompagnent d'un effort parallèle des Etats bénéficiaires pour lutter contre les fraudes douanières et fiscales et pour éviter que les immenses avantages de la zone franc ne soient détournés de leur objet. Je ne vois pas quelle méthode plus stricte pourrait être choisie. A moins qu'on ne veuille quitter l'Afrique et abandonner ces peuples à leur sort, ce que je ne ferai sûrement pas. De plus en plus nombreux sont les cadres africains qui comprennent que leurs pays ont besoin d'être "responsabilisés". Nous nous attachons à presser le mouvement tout en nous interdisant les immixtions dans leurs affaires intérieures.
- QUESTION.- Les troubles qui se multiplient en Afrique montrent que si prise de conscience il y a, elle arrive trop tard.
- LE PRESIDENT.- Trop tard pour certains, pas trop tard pour l'Afrique. Et n'oublions pas, au passage, que l'incompréhension, l'indifférence opposées par la plupart des pays riches à l'égard des pays pauvres, expliquent plus que la corruption et l'impéritie l'aggravation de la crise africaine. Les relations économiques entre le Nord et le Sud sont, au fond, restées d'essence coloniale. Savez-vous que, chaque année, il y a plus d'argent qui va du Sud pauvre vers le Nord riche qu'en sens contraire ? La spéculation sur la misère et le malheur des peuples africains voue ces derniers au désespoir et à la ruine. La dénonciation justifiée des tares (parti unique, concussion, dictature d'un homme, d'une famille, d'une ethnie) que l'on rencontre en Afrique s'accommode souvent d'une extrême hypocrisie quand les censeurs venus des pays riches font mine d'ignorer que, sans développement la démocratie tourne vite à un exercice impossible.\
QUESTION.- Etes-vous favorable à l'abrogation des articles dans les accords de défense qui prévoient une intervention française pour des raisons de maintien de l'ordre ?
- LE PRESIDENT.- Sous mon autorité, la France n'a jamais fait d'intervention de cette sorte. Je pense que la logique commande d'aligner les accords de coopération militaire sur cette réalité. Nos soldats au Gabon ont protégé nos compatriotes, très nombreux dans ce pays, sans se mêler des conflits internes à ce pays. Ils y ont remarquablement réussi.
- QUESTION.- Ce qui reste dans l'opinion c'est l'impression que la France soutient presque inconditionnellement des régimes comme ceux de Houphouët et de Bongo.
- LE PRESIDENT.- Vous citez là des chefs d'Etat de pays souverains, indépendants - j'insiste là-dessus - qui se sont toujours comportés en amis loyaux de la France. C'est avec eux que nous coopérons puisqu'ils gouvernent. Et nous sommes loyaux avec eux. Mais nous ne soutenons aucun régime. C'est aux Africains de savoir qui doit les diriger et comment. En revanche, nous ne cachons pas notre attente pour que s'affirment de véritables démocraties avec multipartisme, élections libres, respect des droits de l'homme, et nous encourageons les évolutions qui y conduisent.\
QUESTION.- Beaucoup de gens critiquent la présence à l'Elysée de votre fils comme conseiller. Vous ne vous êtes jamais expliqué là-dessus.
- LE PRESIDENT.- Qu'y a-t-il donc à expliquer ? Mon fils Jean-Christophe, journaliste, spécialiste de l'Afrique où il a longtemps séjourné travaille au sein d'une petite équipe où il exerce ses compétences professionnelles. Et il le fait bien. Contrairement à l'écho venu de temps lointains et résolus, il n'y a pas de Monsieur Afrique à l'Elysée. M. Jacques Pelletier est, pleinement, comme il se doit, ministre de la coopération.\
QUESTION.- L'Afrique du Sud, comment trouvez-vous la situation ?
- LE PRESIDENT.- Elle entame, à l'évidence, un tournant décisif. Elle a la chance de disposer de deux personnalités hors série, Nelson Mandela et Frederik de Klerk. Je souhaite que leurs rendez-vous ne soient pas manqués.
- QUESTION.- Pour les sanctions ?
- LE PRESIDENT.- Le moment n'est pas venu de les lever.
- QUESTION.- Toutes ou bien faire un geste ?
- LE PRESIDENT.- Il m'arrive, certes, de m'interroger. Les mesures prises par M. De Klerk sur la levée de l'état d'urgence et de la libération des prisonniers politiques sont significatives. Je lui en suis reconnaissant. Mais les sanctions ont été décidées pour que cesse l'apartheid et l'apartheid continue.
- QUESTION.- Avez-vous été impressionné par la personnalité de De Klerk ?
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est un homme ouvert, courageux, clairvoyant.\
QUESTION.- On revient en France. Est-ce que, à votre avis, le lepénisme est un problème de la droite française ou bien un problème qui concerne tout le monde, l'ensemble de la société française ? Et qu'en tirez-vous comme conséquence ?
- LE PRESIDENT.- C'est un mal qui atteint notre société tout entière et non pas seulement une certaine droite qui paie ses complaisances.
- QUESTION.- Mais qu'allez-vous faire ?
- LE PRESIDENT.- Se placer sur le terrain des principes et des faits. Les principes ? En engageant le débat de fond, celui qui porte sur nos valeurs de civilisation. Les faits ? En s'attaquant, de front, aux causes des malaises qui fragilisent l'opinion. Je ne pense pas que le remède viendra, présentement, de nouvelles mesures légales d'ordre répressif. L'arsenal de défense républicaine ne manque pas d'armes. Puisqu'on joue sur les nerfs, sur les peurs des Français, répondons par le calme, la fermeté, la conviction, le rappel incessant des références républicaines et nationales qui ont fait de la France ce qu'elle est. Expliquons, luttons. Et n'acceptons aucune des injustices qui servent de terreau à la contagion extrêmiste.
- QUESTION.- Vous n'avez donc pas pensé du bien de la loi votée par l'Assemblée et qui aggrave les dispositions du Code pénal ?
- LE PRESIDENT.- Ce projet de loi est d'initiative parlementaire et non pas gouvernementale. Je ne veux pas intervenir dans un débat parlementaire en cours.
- QUESTION.- Quand vous dites : il faut lutter avec des moyens politiques, on vous soupçonne en permanence, au contraire, notamment Jacques Chirac, d'avoir mis ces moyens politiques au service du Front national.
- LE PRESIDENT.- Ma vie et mes actes démentent ce soupçon. La calomnie dévoile un terrible désarroi chez ceux qui s'y adonnent. Quand ils en arrivent là, c'est qu'ils sont perdus, qu'ils le savent, et qu'ils perdent la tête. Les mots pour eux n'ont plus de sens. Il ne leur reste que l'injure. Plus tard, dès qu'on aura le temps, on prendra pitié d'eux.
- QUESTION.- On vous reproche notamment d'avoir fait voter la proportionnelle en 1986 pour favoriser l'éclosion du Front national et diviser la droite.
- LE PRESIDENT.- La proportionnelle était inscrite dans le programme du Parti socialiste depuis 1972 et elle figurait parmi les 110 propositions que j'ai soumises, en 1981, à l'appréciation des Français. Bien avant, vous le voyez, que le Front national n'existât. La proportionnelle est un mode de scrutin pratiqué par tous les pays d'Europe continentale. La plupart des partis démocrates chrétiens et socio-démocrates l'ont adoptée. Les communistes et les écologistes français la réclament. M. Giscard d'Estaing a choisi la proportionnelle en 1979 pour les élections au Parlement européen. C'est à la proportionnelle que sont élus nos assemblées régionales, la majorité des sénateurs, les conseils municipaux des villes au-dessus de 3500 habitants. Rejetons, s'il vous plaît, ce procès.
- Quant aux effets de la proportionnelle, j'observe qu'avec cette loi le Front national a obtenu 11 % des suffrages aux élections européennes de 1984, 10 % aux élections législatives de 1986 et qu'il a atteint 14,4 % en 1988 aux élections présidentielles après deux ans d'un gouvernement conservateur.\
QUESTION.- On vous accuse aussi d'agiter en permanence cette affaire de vote des étrangers.
- LE PRESIDENT.- Que signifie "agiter en permanence" ? C'est comme si vous reprochiez aux socialistes du 19ème et du 20ème siècles d'avoir "agité en permanence" les droits de la femme, les droits de l'enfant, le droit à la retraite, le droit au repos, le droit à la sécurité sociale.. Ils les ont agités en effet, jusqu'au moment où ils ont obtenu gain de cause. Ca a duré parfois longtemps ! Et encore, ce n'est pas fini ! Le droit de vote pour les immigrés vivant en France depuis plus de cinq ans figurait, comme la proportionnelle, parmi mes 110 propositions de 1981. Qu'on me pardonne si je respecte mes engagements.
- QUESTION.- Vous ne les avez pas respectés jusqu'au bout puisque vous n'avez pas déposé de projet de loi à cet effet, alors que vous l'aviez fait pour l'abolition de la peine de mort.
- LE PRESIDENT.- C'est qu'à la différence de l'abolition de la peine de mort, le vote des immigrés aux municipales relève d'une réforme constitutionnelle. Compte tenu de la majorité parlementaire exigée par la Constitution on sait à l'avance qu'elle est, pour le moment, hors de portée. Voilà. Il nous reste à convaincre les Français que ce serait une mesure de justice, à l'image des cinq autre pays européens plus audacieux que nous.
- J'espère que cela demandera moins de temps et de patience que les congés payés ou l'assurance-vieillesse !
- QUESTION.- Donc à vos yeux, le Parti socialiste et le gouvernement, à la suite du bureau exécutif du Parti socialiste, ont eu tort de renoncer...
- LE PRESIDENT.- Il s'agissait pour eux de préparer la Table ronde. Le renoncement au vote des immigrés n'a pas été proposé lorsqu'elle s'est tenue.\
QUESTION.- Qu'est-ce que vous répondez à la question qu'on voit dans beaucoup de journaux : faut-il interdire le Front National ?
- LE PRESIDENT.- Que ce n'est pas ainsi qu'on guérira le mal.
- QUESTION.- Comment qualifiez-vous, vous-même, le Front National ? Est-ce à vos yeux une résurgence d'un mouvement poujadiste qu'on a déjà connu, ou est-ce plus que cela ?
- LE PRESIDENT.- C'est plus que cela, beaucoup plus.\
QUESTION.- Après deux ans d'expérience, comment jugez-vous Michel Rocard ?
- LE PRESIDENT.- Le Premier ministre travaille à mes côtés. Je ne me prête pas aux petites phrases.
- QUESTION.- Est-il toujours en situation ?
- LE PRESIDENT.- Je l'ai choisi dans cet esprit. Que dire de plus ?
- QUESTION.- Il y a la question, combien de temps réussira-t-il mais il y a surtout la question, est-ce qu'il n'est pas temps aujourd'hui - nous sommes à deux ans et demi de l'échéance - de commencer à préparer les législatives. Michel Rocard est-il l'homme qui va préparer les législatives ou bien est-ce que le calendrier doit se dérouler différemment ?
- LE PRESIDENT.- Vous consultez les astres ? Je souhaite qu'il réussisse.
- QUESTION.- Le gouvernement a-t-il besoin d'être remanié, à vos yeux ?
- LE PRESIDENT.- Vous le saurez en temps utile.
- QUESTION.- On observe depuis le congrès de Rennes, un décrochage dans l'opinion, non pas à l'égard du Parti socialiste mais de l'ensemble Exécutif et Parti socialiste.
- LE PRESIDENT.- Rien n'est jamais acquis. Rien n'est jamais perdu.
- QUESTION.- Est-ce que vous considérez aujourd'hui que le Parti socialiste, dont le sort, j'imagine, ne vous indiffère pas, a besoin d'une rénovation ?
- LE PRESIDENT.- C'est vrai, il ne m'indiffère pas. Je suis attaché à mes amis. Mais ce qu'il doit faire est du ressort de ses militants et de ses dirigeants. Pas du mien.\
QUESTION.- Parlons maintenant des inégalités sociales. Vous considérez qu'il est urgent d'agir dans ce domaine ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Les inégalités, j'en ai trouvé beaucoup figurez-vous en arrivant ! Rien d'étonnant. La nature même de l'économie libérale est de secréter les inégalités, de les entretenir, de les aggraver. C'est encore pire quand cette économie libérale devient débridée comme ce fut le cas en France récemment. C'est pourquoi le gouvernement met en oeuvre une économie mixte où l'Etat, dont c'est le rôle, et la loi que votent les représentants du peuple, s'efforcent d'encadrer les lois du marché pour corriger les injustices.
- QUESTION.- Malgré cela les inégalités se sont accrues pendant votre présidence, si l'on en croit le rapport du CERC, établi à la demande de M. Bérégovoy.
- LE PRESIDENT.- Le rapport du CERC ne couvre pas ma présidence, mais mon premier septennat, puisque son enquête s'arrête en 1988. Si vous avez l'obligeance de retirer de ce septennat les deux dernières années pour cause de changement de majorité, reste à juger l'état des inégalités entre 1981 et 1986. Vous voyez que le champ de la polémique se rétrécit. Or, c'est précisément pendant cette période que le pouvoir d'achat des catégories les moins favorisées a le plus augmenté (familles, personnes âgées, handicapés, SMIC). Quand le prochain rapport de ce même CERC sera publié, il prendra en compte les mesures sociales prises par l'actuel gouvernement (RMI, crédit-formation, remboursement des médicaments dits de confort pour les longues maladies etc...), l'accroissement massif des crédits de l'éducation du chômage, la baisse des taux d'intérêt réel de l'argent, bien d'autres choses encore.\
QUESTION.- Ne craignez-vous pas que la dégradation du marché immobilier ne contredise cette espérance ?
- LE PRESIDENT.- Vous désignez là le principal obstacle. Trop de gens s'enrichissent trop et trop vite par le seul effet de la hausse des terrains, "en dormant" comme je l'ai dit à Auxerre et cela rend notre tâche ardue. La politique du logement, donc de la maîtrise des sols passe au premier plan de nos préoccupations.
- QUESTION.- Le problème est de savoir si c'est une plaie guérissable. A Tokyo, les gens ont baissé les bras.
- LE PRESIDENT.- Nous ne baisserons pas les bras.
- QUESTION.- Que pensez-vous du rapport Hollande ? Est-ce une bonne façon d'attaquer le problème ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez certainement remarqué que beaucoup de gens qui réclament une vaste réforme fiscale se fâchent dès lors qu'on commence par un bout. Quant au rapport Hollande, il émane d'un jeune parlementaire dont j'apprécie le talent. Mais laissez le Parlement et le gouvernement faire leur travail avant de me poser la question.\
QUESTION.- On a eu l'impression qu'à Auxerre, lorsque vous avez parlé des bas et moyens salaires, vous tanciez le gouvernement.
- LE PRESIDENT.- Ah ! Les impressions ! A Auxerre j'étais l'hôte du maire de la ville, Jean-Pierre Soisson, ministre du travail et de l'emploi dont j'apprécie beaucoup l'action. Je me suis adressé au patronat comme je l'avais fait peu auparavant à Paris afin qu'il engage des négociations par branche avec les autres partenaires sociaux, non seulement sur les salaires mais aussi sur les qualifications et les plans de carrière, tous sujets liés à mon avis.\
QUESTION.- Nous sommes dans l'année de Gaulle, le lendemain du cinquantenaire du 18 juin. Tout le monde est d'accord pour dire qu'il a été un grand homme pendant la guerre. L'a-t-il été sous la cinquième ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez que j'ai combattu son oeuvre politique. Le débat reste ouvert. Le personnage lui, a été grand du début à la fin.\
QUESTION.- Les magistrats font grève cette semaine. C'est la première fois. Que pensez-vous de ce mouvement ? L'indépendance de la magistrature est-elle menacée ?
- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas la première fois. Quatre mouvements similaires ont déjà eu lieu entre 1976 et 1981. Je pense qu'il sera bon de préciser sur ce point la rédaction ambigüe de l'article 10 de la loi organique du 22 décembre 1958.
- L'indépendance dépend de la conscience des juges. Ceux-ci sont nommés sur proposition ou sur avis du Conseil supérieur de la Magistrature que je préside. Il ne m'est jamais arrivé en neuf ans de modifier une seule des propositions de nominations faites par cette haute institution.
- QUESTION.- Le malaise de la magistrature n'est-il pas, en partie, le produit de l'amnistie des délits qui concernent le financement de la vie publique ?
- LE PRESIDENT.- Certainement.
- QUESTION.- Que pensez-vous des juges qui relaxent des délinquants au prétexte de l'amnistie ?
- LE PRESIDENT.- S'il était si facile de les relaxer pourquoi les aurait-on condamnés ? S'ils devaient être justement condamnés pourquoi les avoir relaxés ? L'humeur des juges n'entre pas dans le Code pénal.\
QUESTION.- Etes-vous favorable à la suspension de l'aide à la Roumanie ?
- LE PRESIDENT.- La violence est toujours condamnable. Mais avant toute décision les événements de Roumanie méritent une information complète. Sait-on pourquoi le pouvoir issu des récentes élections est ainsi contesté dans la rue ? Sait-on pourquoi il a fait appel aux mineurs plutôt qu'aux forces régulières chargées de l'ordre public ? Il ne serait pas raisonnable d'alourdir, sans autre examen, les dures conditions de vie du peuple roumain.\