15 juin 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Conférence de presse conjointe de MM. François Mitterrand, Président de la République et Didier Ratsiraka, Président de Madagascar, notamment sur l'aide au développement, la non-ingérence de la France dans la politique des pays africains et les relations franco-malgaches, Tananarive le 15 juin 1990.

Mesdames et messieurs,
- Comme vous le savez, s'achève ce soir le voyage que j'effectue dans l'Océan Indien et qui m'a conduit successivement aux Seychelles, à l'Ile Maurice, aux Comores et à Madagascar.
- Depuis hier à Madagascar, nous avons beaucoup travaillé, examiné un certain nombre de dossiers, parlé coopération mais également des relations bilatérales et de la situation dans le monde.
- Vous avez pu apprécier vous-mêmes la qualité de l'accueil. J'ai usé du peu de temps dont je disposais pour rencontrer un certain nombre de personnalités, indépendamment du fait que j'ai pu me rendre ce matin à Tamatave. J'ai donc reçu aujourd'hui le groupe des églises chrétiennes, et des représentants des partis d'opposition tandis qu'après cette conférence de presse je recevrai le parti majoritaire. Puis après une réception que nous devons bien à nos amis malgaches qui nous ont bien reçus, nous rentrerons en France cette nuit.\
QUESTION.- Monsieur le Président, selon la tradition, la coutûme et le sens de l'hospitalité malgache, il convient d'exprimer de la reconnaissance envers une haute personnalité qui veut bien vous rencontrer. Au nom de l'ordre des journalistes de Madagascar, en tant que Président de cet ordre, je vous exprime toute notre reconnaissance.
- La suppression des dettes publiques signée hier est une bonne chose à court terme et peut-être même à moyen terme £ mais à long terme, elle peut être considérée comme une mauvaise affaire pour notre pays, car elle risque de nous habituer à ne pas faire bon usage des dettes contractées qui devraient être productives pour pouvoir être remboursées et elles risquent de consolider notre dépendance économique donc aussi politique vis à vis du pays donateur £ et enfin, elle ne nous prépare pas à la concurrence de coopération inévitable entre l'Europe de l'Est et nous vis à vis de vous. Les pays de l'Est contracteront des dettes et sauront les rembourser. Votre pays et votre peuple auront leur préférence pour l'Europe de l'Est. Que pensez-vous de tout cela ? Et n'y aurait-il pas une autre manière de nous aider à nous sortir de nos difficultés économiques actuelles sans effacer nos dettes pour éviter les risques mentionnés ci-dessus.
- LE PRESIDENT.- Cher monsieur, est-ce que vous me conseillez de signer avec le Président Ratsiraka un accord, avant de partir, annulant les décisions de ce matin ? Je pense que ce serait la conclusion logique de votre exposé. On ne peut pas dire tout et son contraire. Fallait-il ou ne fallait-il pas ? Si je comprends bien, cela se discute. Nous avons quand même effacé la dette publique comme nous l'avons fait à l'égard de bien d'autres pays. Nous avons l'intention de continuer, autant que cela nous sera possible.
- C'est vrai que c'est un argument que j'ai déjà entendu en France mais je n'avais pas encore entendu cet argument de la part d'un citoyen qui se trouve dans cette situation. En revanche, j'ai souvent entendu cet argument dans la bouche de ceux qui, en France, se plaignent de ce qu'ils estiment être une prodigalité de la part de la France. J'espère que vos bons conseils permettront à vos compatriotes de comprendre votre raisonnement qui, en soi, est parfaitement compréhensible et légitime. Il faut responsabiliser chacun de ceux qui ont à s'occuper de l'économie malgache et en particulier les Malgaches eux-mêmes.
- De là à penser que, dans une situation très difficile comme celle-ci, il ne fallait pas contribuer à donner un nouvel élan à cette économie.. J'essaierai de retenir et surtout vos compatriotes feront bien de retenir votre leçon de prévoyance morale et pratique qui ne manque pas d'intérêt. J'essaierai de m'en souvenir la prochaine fois.\
QUESTION.- Au cours d'une conversation avec M. Shimon Peres vous avez dit "l'histoire est un cheval qui galope sans arrêt, quand le cheval passe devant votre maison, il faut décider vite si vous montez ou pas".
- Pouvez-vous approfondir cette remarque en indiquant aux pays que vous venez de voir et ici et notamment Madagascar.
- Sur la santé : nous avons 12 millions d'habitants et nous avons trois appareils échographiques dont un à l'hôpital militaire, en panne. Est-il possible monsieur le Président de mettre comme priorité l'équipement d'un appareil pour les reins, pour éviter les évacuations sanitaires qui coûtent très cher pour les gens de la brousse, et envoyer, par exemple, un bateau avec des médecins et des médicaments, comme vous avez fait au Liban ?
- LE PRESIDENT.- Je ne me souvenais plus d'avoir dit cela, ni quand, à Shimon Peres. Enfin, quand je l'ai dit, j'étais bien inspiré !.. Je trouve que c'est assez bien vu. L'événement passe, en effet, toujours devant votre porte à vive allure et il faut avoir un bon réflexe pour sauter sur le cheval, sur le dos du cheval.
- QUESTION.- Vous avez accéléré avec le Concorde.
- LE PRESIDENT.- J'ai pris le Concorde, ce qui est encore plus rapide naturellement. Mais là je n'ai pas eu de peine à grimper dedans. Cela veut dire simplement qu'il faut essayer d'avoir de bons réflexes dans la vie politique et cependant il ne faut pas pêcher par impatience.
- A propos des hôpitaux, qu'est-ce que je peux vous dire d'autre ? Bien entendu si on entend porter la coopération franco-malgache sur cet aspect particulier de la santé publique je n'y vois pas d'inconvénient. Pour l'instant, nous avons signé des conventions - cinq conventions - sur l'agriculture, l'environnement, l'enseignement du français, l'information, la formation du personnel navigant d'Air Madagascar. C'est difficile de faire tout à la fois. Mais le point sur lequel vous insistez est évidemment un point important.\
QUESTION.- Comment voyez-vous l'évolution de la situation dans le cadre de la préparation de la conférence sur l'Océan Indien en zone de paix prévue à Colombo en 1991, depuis le retrait de votre pays du Comité préparatoire de l'ONU ?
- LE PRESIDENT.- Nous nous sommes retirés. Je ne vois pas ce que je peux ajouter à cela. C'est vrai que la France fait partie, par La Réunion de l'Océan Indien ? Nous participons à la Commission de l'Océan Indien qui ne réunit que les quatre pays francophones que je viens de visiter, c'est déjà très intéressant et nous allons bientôt nous réunir, je l'espère.
- QUESTION.- Je voudrais que vous apportiez des précisions.
- LE PRESIDENT.- Non, je n'ai pas à m'expliquer là-dessus. Nous participerons aux conférences, aux commissions touchant à cette partie de l'Océan Indien où nous sommes présents : la Réunion, les Seychelles, Maurice, Madagascar et les Comores. Nous ne prétendons pas pour l'instant participer à la Conférence de l'Océan Indien de Colombo. Nous n'avons pas à nous en expliquer.\
QUESTION.- Monsieur le Président, à quelques jours du Sommet franco-africain de La Baule, je voudrais vous poser une question générale sur la politique africaine de la France, notamment au moment des événements qui sont intervenus dans certains pays francophones : on a assisté à une certaine mise ou remise en cause de cette politique. Quel est votre sentiment monsieur le Président ?
- QUESTION.- Votre question est trop vague. Dites vous-même ce que vous en pensez plutôt que de me renvoyer à quelque chose d'imprécis. "On" a dit, "on" a écrit : c'est comme cela qu'on fait condamner les gens sans qu'ils aient été entendus. C'est un mauvais tribunal. Dites ce que vous pensez qui devrait être corrigé dans la politique française et j'essaierai de vous répondre.
- J'aurai l'occasion de parler de la politique française dès la semaine prochaine, à partir de mardi, puisque je serai à La Baule. Je parlerai le jour voulu à l'ensemble de nos partenaires africains. Mais je souhaite que vous précisiez vos questions d'ici-là pour savoir de quoi on parle. Vous voulez dire que la France ne devrait pas être en Afrique ? Non, vous ne voulez sûrement pas dire ça. Bon, alors, si elle y est, elle devrait aider ou ne pas aider ? Elle devrait aider. C'est ce que vous pensez. Alors elle aide mal ? Il faut préciser. Est-ce qu'on envoie de l'argent comme ça, à fond perdu ? Non, il n'y a de crédits que pour des projets précis, concrets, qui passent par le tamis de commissions d'experts, d'institutions financières multiples qui ne sont pas tendres, vous le savez bien. Certes de temps à autre il y a des aides budgétaires : une fois cela tombé dans le budget on ne sait pas ce que cela devient. Mais nous les suivons de près quand même. Il nous est même arrivé de réintervenir parce que nous avions constaté que l'aide n'avait pas suivi le chemin qu'elle aurait dû prendre.
- C'est très rigoureux, tout cela, et croyez-moi, le ministre de la coopération, le ministre des finances français veillent au grain. Il n'y a donc pas de raison de changer cette politique. En tout cas, je ne vois pas quelle méthode plus sérieuse et plus rigoureuse pourrait être adoptée.\
`Suite sur la politique africaine de la France`
- Nous avons l'intention de rester les amis des pays africains, de respecter leur souveraineté et leur indépendance. Ce n'est pas à nous qu'il appartient de choisir leurs équipes dirigeantes, et notamment leurs chefs d'Etat. Ceux auxquels vous pensez étaient déjà là lorsque j'ai été moi-même élu Président de la République. Je traite avec ceux qui gouvernent et qui sont responsables. Ce sont au demeurant pour la plupart des amis de la France, et nous nous comportons nous-mêmes comme un ami de ces pays. Mais nous ne cautionnons pas les régimes. Chaque fois qu'il arrive quelque chose de nuisible aux droits de l'homme, nous intervenons et nous obtenons souvent satisfaction. Nous souhaitons que ces régimes se démocratisent bien que nous connaissions la difficulté qui existe dans un pays non développé dès lors qu'il s'agit de mettre en place les systèmes propres à la démocratie. Mais nous les encourageons dans ce sens et nous avons en permanence une discussion qui fait des progrès dans un certain nombre d'entre eux pour parvenir à sortir de la situation dans laquelle la plupart se trouvent. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? Que je change de politique ? Je ne vois pas ce que cela veut dire. Cela veut dire avoir une autre façon de contrôler ? Croyez-moi, quand on s'adresse au ministère des finances, ils s'y entendent.. Maintenant, s'ils manquent de vigilance, on va les rappeler à l'ordre, vous voudrez bien me donner des exemples. Sur le plan des relations avec les dirigeants africains, ce sont des relations généralement confiantes, et qui ne signifient pas, premièrement que la France entende s'immiscer dans les affaires intérieures des régimes africains, deuxièmement que nous n'entendons pas intervenir chaque fois qu'il nous semble qu'une réalité démocratique pourrait être défendue. Au demeurant, nous n'intervenons pas du tout militairement dans les conflits internes. En tout cas cela n'est pas arrivé depuis 1981. C'est tout ce que je peux vous dire. Quelquefois quand on me dit cela, j'ai l'impression qu'on me dit : "Eh bien, quittez donc l'Afrique"... Eh bien, avec moi, non.\
QUESTIONS AU PRESIDENT RATSIRAKA.- Je voudrais vous demander ce que vous pensez des propositions du Président de la République française à propos des îles Eparses, c'est-à-dire la création d'une commission de travail sérieuse qui serait chargée de donner ses conclusions avant l'automne.
- LE PRESIDENT RATSIRAKA.- Je ne puis que souscrire à cette idée de commission sérieuse qui vient de la bouche d'un chef d'Etat sérieux. Je pense qu'on va aboutir à des résultats sérieux. Si vous m'aviez demandé d'interprêter ou de commenter un vers de Victor Hugo, je l'aurais fait bien volontiers parce que Victor Hugo n'est pas là. Mais si vous me demandez d'interprêter à ma façon ce qu'a dit le Président Mitterrand, je ne peux pas le faire devant vous. Mais en tout cas, je suis entièrement d'accord avec ce qu'il a dit et je suis plein d'espoir parce que c'est quelque chose qui va être réglé d'ici l'automne. Alors quand vous m'avez demandé : qu'est-ce que vous attendez du Président Mitterrand, eh bien, voilà, je suis comblé, il a répondu à mes attentes.
- LE PRESIDENT.- Je dirai à M. Almaric que ce sont des matières que par goût personnel, j'apprécie beaucoup. J'ai été un étudiant qui, par choix, s'est dirigé vers le droit international et croyez-moi, il y a de quoi se délecter.. Qui a raison et qui a tort ? On en a parlé pour Tromelin. Si en 1814 on a vraiment rétrocédé Tromelin à l'Angleterre, alors Tromelin doit appartenir à l'île Maurice. Si, c'est jusqu'ici notre thèse, Tromelin a été oubliée dans les îles rétrocédées à l'Angleterre, alors Tromelin est restée à la France. Et elle pourrait être malgache puisqu'il y a eu une évolution par la suite à Madagascar. Mais cela n'a pas été précisé du tout avec Madagascar, dans ce cas-là, c'est resté français. Voilà un beau sujet. Est-ce que vous croyez que cela ne vaut pas la peine d'en discuter pendant quelques temps avec des gens très qualifiés qui feront des recommandations.
- Moi, je ne veux pas que la France vive avec ces procès, vrais ou faux, ou qu'on se trouve constamment mis en accusation devant des assemblées qui, au demeurant, nous respectent, respectent notre voix : la voix de la France £ les Nations unies, l'OUA et les autres. Elles ont adopté la position apparemment la plus simple mais qui reste compliquée car si Tromelin devait retrouver une autre souveraineté que la souveraineté française, serait-elle mauricienne ou serait-elle malgache ? Je pourrais tenir le même raisonnement sur d'autres îles. Je l'ai dit au Président Ratsiraka : attention cela risque de vous poser des problèmes avec les Comores, sur les Glorieuses. Il reste donc quelques îles qui, elles, sont vraiment éparses, et qui relèvent simplement de la discussion entre Madagascar et la France.
- A quelle date ont-elles été acquises à la souveraineté française par rapport à Madagascar ? Pourquoi ont-elles été confiées au gouvernement de Madagascar, et fait, en somme, historiquement bloc avec Madagascar ? Mais, c'est aussi vrai de la terre Adélie et de Kerguelen. Mais vous ne réclamez pas.
- Il serait sage que quelques juristes consultent de bons historiens pour mettre cela au point. Ensuite, c'est de la politique internationale. En accord avec le Président de Madagascar, nous trancherons cette question.\
QUESTION.- Monsieur le Président, êtes-vous pour ou contre la concertation si l'opposition française vous la demandait ?
- LE PRESIDENT.- Je dois dire qu'elle ne me l'a pas demandé. Oui, si elle me le demandait je l'accepterais. Enfin, il faut que le sujet soit important ! Mais ce que je fais en France, on ne peut pas l'imposer à Madagascar. Il y a des moments où on peut parler, et il y a des moments où on n'y arrive pas. C'est comme cela la vie.
- En France le moment n'est pas très favorable. Le Premier ministre s'y est essayé. Cela n'a pas donné beaucoup de résultat. Mais qu'est-ce que vous voulez que je vous dise d'autre, j'ai bien compris que votre question est adressée au Président Ratsiraka. Dans ce cas là c'est à lui de répondre.
- LE PRESIDENT RATSIRAKA.- Je pourrai répondre, je suis un homme de dialogue. Je ne me souviens pas du numéro, ni de la date exacte, mais après la prestation de serment du Président de la République, j'ai tendu la main à l'opposition. Un journal local, que je ne nommerai pas ici, mais que vous identifierez vous-mêmes très facilement, a le lendemain fait paraître un gros titre : "L'opposition refuse la main tendue du Président". Vous vous souvenez. Il y a un autre opposant qui a dit, on n'attend plus rien du Président Ratsiraka. Alors aujourd'hui, qu'est-ce que l'on attend du Président Ratsiraka ? Qu'il enlève le mot socialisme de la Constitution ? Moi je veux bien, mais est-ce que le mot socialisme gêne les Malgaches, avec la définition que j'en ai donnée ? C'est-à-dire, donner une égalité de chance à tout les Malgaches, à toutes les régions, la solidarité, la générosité. Je ne vois pas en quoi, cela peut choquer un Malgache. Ceci n'est ni en contradiction avec le Coran puisqu'il y a des Malgaches musulmans, ni en contradiction avec la Bible, puisqu'il y a beaucoup de Chrétiens malgaches, ni en contradiction avec la religion traditionnelle, puisque c'est l'entraide, la fraternité, la liberté, l'égalité de chance pour tous d'accéder à l'éducation, à la nourriture, aux soins, d'accéder au savoir, au savoir faire, au faire savoir, à l'avoir. Je ne pense pas que ceci puisse choquer les gens qui pratiquent la religion traditionnelle. Et je ne pense même pas que cela puisse choquer les juifs de Madagascar puisque vous savez qu'il y a des juifs à Madagascar. Ce n'est pas en contradiction avec la Tora. Vous allez me demander un jour, où se trouvent les juifs de Madagascar ? Mais ce n'est pas le moment d'en parler.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la France est partie prenante dans la Commission de l'Océan Indien par l'intermédiaire de La Réunion. Est-il envisageable que cette Commission aboutisse à une zone monétaire rattachée au franc français ou ultérieurement même à l'écu ? Ma deuxième question concerne l'aide de la France à l'Afrique : Vous avez dit qu'il y a eu une aide qui a subi un chemin qu'elle ne devait pas suivre et beaucoup d'observateurs affirment aussi que l'aide des pays industrialisés en général, et l'aide de la France en particulier, profitent beaucoup plus aux gouvernements qu'aux peuples eux-mêmes. Alors que fait la France, ou que pense-t-elle faire pour que justement cette aide bénéficie véritablement aux peuples des pays assistés ?
- LE PRESIDENT.- En ce qui concerne la zone monétaire, la question ne nous a pas été posée. Vous savez que les Seychelles et Maurice relèvent sur le plan international davantage de l'ensemble britannique £ ce débat n'ayant pas été ouvert, je ne peux pas porter de jugement. Ce serait prématuré et risquerait de les froisser.
- Pour ce qui touche l'aide à l'Afrique qui profiterait d'abord aux gouvernements, je tiens à vous dire que vous êtes en retard d'une dizaine d'années, peut-être davantage. Car cela n'existe pas, cela n'existe plus. Il n'y a pas d'aide comme cela distribuée.
- Je m'adresse en même temps en ce sens à la presse française : quelquefois je relève des échos qui semblent laisser croire que cela fonctionne en 1990 comme cela fonctionnait peut-être en 1970. Non ce n'est pas le cas.
- Je me demande par quelle dérivation cet argent finirait dans la poche des dirigeants. Certes ici ou là, il y a toujours des gens plus malins que d'autres. Mais de notre côté nous constatons qu'avec le système mis en place, si jamais les dirigeants y songeaient, ce qui n'est tout de même pas le cas général, cela ne serait pas possible.
- J'ai dit tout à l'heure - parce que nous nous sommes déjà exprimés sur ce sujet - qu'il pouvait y avoir des aides budgétaires dans le cas où un état se trouve soudain avec une chute brutale des cours de ses productions : banane, café, cacao, sucre, épices. Il avait fait des prévisions planifiées sur deux ans, trois ans, cinq ans ou simplement des budgets annuels. Tout d'un coup, il est vraiment le dos au mur, il ne sait plus quoi faire, il se tourne vers nous. Il a besoin d'une aide budgétaire en raison de cette situation qui résulte souvent de décisions prises à Chicago ou à Londres et c'est toujours inattendu. Il nous demande de l'aider ? Nous le faisons de temps à autre, à vrai dire assez rarement. Mais dans ce cas-là, les mécanismes financiers sont très précis. J'ai connu un cas où nous n'avions pas d'assurances réelles sur la destination suivie. Nous avons demandé le retour de ces sommes. Il peut toujours y avoir des erreurs mais dans ce cas là il faut me les signaler.\
QUESTION.- Je vais vous poser une question qui ne concerne pas Madagascar. La violence a repris cette semaine en Roumanie, pouvez-vous nous faire un commentaire sur cette situation ? LE PRESIDENT.- Mon commentaire sera simple. Le suffrage universel s'est récemment exprimé en Roumanie. Il y a donc un pouvoir légitime dans ce pays et la France reconnaît ce pouvoir, ne le conteste pas, traite avec lui. Mais il est visible que la démocratie s'implante difficilement après une dictature longue et rude dans un pays qui n'a jamais connu d'institutions vraiment démocratiques. Je pense simplement que le gouvernement roumain doit au plus tôt se doter des moyens réguliers qui lui permettront de remplir sa fonction en particulier dans sa responsabilité de préserver l'ordre public, sans avoir à recourir à des moyens qui ne peuvent qu'accroître le désordre, l'incertitude et aggraver la situation en dressant une fraction des Roumains contre l'autre. Voilà ce que je puis vous dire à ce sujet et je ne peux qu'espérer voir ce raisonnement adopté par tous les Roumains qui, les uns et les autres, doivent renoncer à la violence s'ils veulent pouvoir vraiment entrer dans le cercle des démocraties de "bonne santé" et reconnues comme telles.
- QUESTION.- Quelqu'un à la Commission de Bruxelles a prétendu que la négociation de l'accord commercial entre les Douze et la Roumanie devait être stoppée.
- LE PRESIDENT.- Je pense que la Commission des Douze a dû estimer utile - j'allais dire d'investiguer, ce qui est un terme technocratique qui n'est pas de mon langage - de s'informer pour connaître l'exacte réalité des faits. Il n'empêche que la Roumanie dispose d'un gouvernement légitime et que ce pays est normalement appelé à prendre part à l'édification de l'Europe démocratique. Ce que je viens de vous dire à l'instant suffira pour aujourd'hui dans la mesure où je demande, à mon tour, instamment à ce gouvernement de mettre en place les moyens réguliers de son pouvoir qui ne peuvent pas consister en l'organisation d'un camp contre un autre.\
QUESTION.- Permettez que je fasse une citation avant ma question proprement dite : "Nos industriels, souvent soutenus par nos gouvernements, vendent quelquefois au tiers monde des éléphants blancs, c'est-à-dire des usines inutiles, des cathédrales de béton, des routes qui ne mènent nulle part et des projets sans autre objet que de fabriquer des chiffres d'affaires au nord et des pots de vin au sud. C'est une citation tirée d'un best seller "l'argent noir" de Pierre Péan. A votre avis, monsieur le Président, est-ce que cette forme de coopération a réellement cours ?
- LE PRESIDENT.- Je vous répète, c'est la troisième fois, qu'elle n'a pas cours avec la France.
- QUESTION.- Bien sûr, ce n'est pas avec la France mais est-ce qu'à votre avis cette forme de coopération a cours ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas avec qui ? Avec la France, non. Ce n'est pas ainsi que nous procédons. C'est ainsi qu'on a trop longtemps procédé. Mais moi je vous parle de ce que je connais et de ce qui se passe sous mon autorité. Je ne fais pas de procès à l'histoire de France.\
QUESTION.- Quelle stratégie proposez-vous afin de vaincre (inaudible).
- LE PRESIDENT.- Ce pessimisme est compréhensible. D'une part l'Afrique par ses propres moyens ne s'en tire pas, d'autre part les luttes ethniques sont toujours prêtes à reprendre, enfin les administrations sont souvent seules. De ce fait on se demande dans quelles conditions un investisseur serait prêt à investir beaucoup d'argent dans ce continent. Mais il faut aussi éviter le raisonnement hypocrite qui consiste à dire "c'est la faute des Africains". Le monde industriel a aussi sa part de responsabilité. Savez-vous qu'à l'heure actuelle il y a plus d'argent qui va du Sud au Nord que du Nord au Sud. C'est-à-dire que le Sud procure plus de bénéfices au Nord que la somme des aides fournies par le Nord au Sud.
- Cela peut paraître surprenant mais c'est comme cela. Je ne dis pas que l'aide soit inutile puisqu'elle permet de compenser au moins une part de ce déséquilibre. Mais avouez que cela prouve la carence des pays industriels qui n'ont pas su comprendre que les termes de l'échange supposaient une autre façon de faire. D'abord il faudrait des crédits beaucoup plus importants pour aider, judicieusement et sous contrôle, les pays les plus pauvres. On peut les trouver. Ensuite il faudrait éviter de jouer sur les cours des matières premières des produits de base au point de ruiner tel ou tel pays en 48 heures après des efforts de plusieurs années. La responsabilité des pays riches dans la triste aventure actuelle de l'Afrique est donc lourde. Ces deux responsabilités conjuguées ne peuvent pas inciter, c'est vrai, les investisseurs à se précipiter sur un terrain qui leur paraît miné. Et notre rôle, à vous comme à moi, c'est d'insister pour que ce crée un état d'équilibre qui d'une part assainisse la gestion locale de chaque Etat, d'autre part organise l'aide des pays riches autour d'un vaste et sérieux plan à la fois de désendettement et d'aides. A partir de là je suis sûr que les investissements reprendront. Nous traversons cette mauvaise phase mais depuis quelques temps l'Afrique va de mal en pis. C'est sans doute pourquoi l'émotion est intense et pourquoi nous cherchons des explications. Il y a tant d'analyses dans la presse au point même de demander à la France qui et le pays du monde qui fait le plus gros effort comparativement à son revenu, à son produit intérieur brut : "est-ce que ce n'est pas vous qui vous êtes trompés ?" Au besoin on dirait même "pourquoi ne rentrons nous pas chez nous ? Laissons tomber l'Afrique". Tel n'est pas mon raisonnement.
- Mais j'admets très bien qu'il faille, sur le plan mondial, se hâter de disposer d'un plan cohérent pour le développement du tiers monde.\
QUESTION.- La France fait partie du groupe des pays les plus industrialisés et elle est réputée pour son attachement à la liberté et à la démocratie. Monsieur le Président, pouvez-vous continuer à gérer la France avec une Constitution qui n'a pas changé depuis l'avènement de la 5ème République ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien finalement oui ! Parce que moi, pendant très longtemps, depuis le temps où j'étais étudiant et ensuite pendant de longues années, j'étais très intéressé par les discussions juridiques au point de finir par tomber dans un certain juridisme, ce qui n'est pas une façon flatteuse de parler du droit. Et puis l'expérience et peut-être un peu de sagesse si on veut bien m'en concéder, m'ont conduit à penser qu'à la manière anglo-saxonne les actes valaient bien les textes. Et vous voyez qu'avec la même Constitution je m'arrange tout autrement que mes prédécesseurs.
- Je pense qu'il y a certains points qui devraient être changés par la réforme constitutionnelle. La preuve, c'est que pour l'instant il y a un débat sur une réforme constitutionnelle. Certaines autres seraient utiles mais ce n'est pas une préoccupation dominante chez les Français. Alors après tout, je gère mon mandat de telle manière, je ne me sens pas très bloqué par le temps. Le compliment qu'on pourrait faire à cette constitution c'est qu'elle est d'une grande souplesse.
- Je me souviens d'ailleurs d'avoir voté contre en 1958. Mais, je m'en étais expliqué à la Tribune de l'Assemblée nationale. J'avais dit : je vote beaucoup plus contre le contexte que contre le texte. Alors le contexte a disparu, le texte il est toujours là.\
QUESTION.- Vous avez été réélu en 1988. Un des points de votre programme consistait à dire : ni privatisation, ni nationalisation. Evidemment ce qui est applicable en France n'est pas automatiquement transposable dans tout autre pays. Mais au stade actuel du développement de Madagascar, n'auriez-vous pas un petit conseil à donner ? Est-ce que vous approuvez cette approche Malgache ?
- LE PRESIDENT.- J'ai employé cette formule en écrivant à mes compatriotes à tous mes compatriotes, à ceux qui ont voté pour moi, et aussi à ceux qui ne votaient pas pour moi. En 1988 je n'ai jamais prétendu à un dogme. Je n'instituais pas une religion nouvelle, ni une théorie économique. Je disais simplement aux Français qui sortaient tout juste de ce va-et-vient entre privatisation sous le gouvernement de M. Chirac et nationalisation sous le gouvernement de M. Mauroy : Est-ce que sous le gouvernement futur - qui devait être celui de M. Rocard - est-ce que l'on allait recommencer ?
- Vraiment il fallait ménager les Français et ne pas rentrer dans une sorte de boulimie de transformations perpétuelles dans un sens puis dans l'autre. Cela aurait donné à l'alternance une signification à la limite risible. Voilà pourquoi j'ai dit cela. Je ne dis pas qu'il ne faille pas veiller à préserver une fraction du domaine public qui serait menacée par des intérêts privés ou que l'on ne pourrait pas, pour le développement d'une affaire et en particulier d'une affaire relevant du secteur public, leur refuser une extension acquise au moyen d'une collaboration avec des intérêts privés.
- Ce qui relève du secteur public correspond à mes convictions et à ce que je crois être l'intérêt de la France. On ne peut pas en effet laisser au seul domaine privé le soin de décider pour le pays. Il est des domaines qu'il incombe à la puissance publique de diriger ou bien de contrôler. Il ne faut pas exagérer avec cela. C'est tout, il ne faut pas pousser le raisonnement jusqu'au point que l'on veuille collectiviser. Tel est mon sentiment à moi.
- Pour ce qui concerne la France, cette discussion peut être abordée avec beaucoup de tranquillité d'esprit. Chaque cas est un cas d'espèce. Il n'y a pas de dogme. J'ai même des idées, pour l'instant, qui me font dire que dans tel cas, maintenant, si l'on faisait cela, ce serait mal. Il y a des cas très précis. Mais ce n'est pas à Madagascar ou à Tananarive que l'on va en discuter.
- Alors ainsi, quand mes amis Malgaches s'expriment c'est toujours ricochet ! On m'impose à moi des questions que l'on ne veut pas poser directement à mon voisin.. C'est un fusil a tir courbe ! Je ne peux pas répondre pour Madagascar. A Madagascar, ils ont beaucoup plus natinalisé qu'en France au cours de ces vingt-cinq dernières années. Peut-être trouvent-ils que c'est un peu trop ?
- Si j'avais été suivi par les Français en toute circonstance, il y a certaines privatisations que je n'aurai pas faites. Elles sont faites, j'enregistre. Il n'y a pas de raison d'aller plus loin parce qu'en France, il y a aujourd'hui un sain équilibre entre le secteur public et le secteur privé. Il peut y avoir des interpénétrations. Madagascar, c'est une autre affaire. Si on a trop nationalisé, il est peut-être sage de restituer au domaine privé sa compétence, là où elle doit s'exercer. Car d'une façon générale les lois du marché doivent être respectées y compris par les entreprises du secteur public.\
QUESTION.- On cite toujours en exemple des pays comme la Côte d'Ivoire, le Sénégal, le Gabon, le Zaïre. Or ces pays connaissent actuellement un certain nombre de convulsions et paradoxalement, Madagascar est épargné. Comment voyez-vous cette affaire ?
- LE PRESIDENT.- Comment est-ce que je ferais avec les pays d'Afrique ?...
- QUESTION.- Quel est votre sentiment sur ce qui se passe en Afrique paradoxalement, par exemple ces pays cités en exemple pendant des années ?
- LE PRESIDENT.- Je pense qu'aucun de ces pays d'Afrique ne peut s'en tirer sans une politique mondiale du développement soutenue par les grands pays industriels. Aucun ne s'en tirera. C'est donc une nécessité de solidarité internationale et humaine, et de plus c'est dans l'intérêt du monde industriel qui au lieu de s'entrebattre perpétuellement sur les mêmes marchés, devrait bien ouvrir les yeux sur le fait qu'il existe plus de deux milliards de producteurs consommateurs prêts à prendre part aux termes de l'échange.
- Voilà, cela étant dit, il n'empêche que les pays d'Afrique feraient bien de faire le bilan de ce qui a été accompli au cours de ce dernier quart de siècle et de regarder autour d'eux ce qui se passe. A ce moment-là une démarche vers la démocratie authentique pourra s'engager, et la France l'encouragera. Voilà la politique de la France.\
QUESTION.- Monsieur le Président, trente années après la colonisation, vous êtes le premier Président français qui est à Madagascar. Notre Président a parlé aujourd'hui de dédommagement des sociétés nationalisées. Après 65 ans de colonisation est-ce que la France a un projet de dédommagement de Madagascar, premièrement ?
- Deuxièmement est-ce que pour vous - puisque dans la plupart des colonies, je prends l'exemple de la Guadeloupe, il y a pas mal de problèmes pour la France -. Est-ce que la francophonie est une nouvelle forme de néo-colonisation ou de colonisation pour la France ?
- LE PRESIDENT.- Il faudrait que je m'informe avec les dépêches de l'AFP. Parce qu'il y a des incidents en Guadeloupe ? Monsieur a l'air surinformé ! Croyez-moi, monsieur, mes ministres vont m'entendre, ils sont là car ils ne m'ont rien dit de cela. Mais vous avez des informations vous ?.. La Nouvelle-Calédonie. Le FLNKS est passé l'autre jour à Paris, est venu me voir, il ne m'a pas parlé comme vous. Vous êtes peut être un super FLNKS. Mais le FLNKS, lui ne m'a pas dit cela. Une question sérieuse, c'était le dédommagement par la France des pertes subies par Madagascar à cause de l'époque coloniale. Je pense que sur le plan politique et humain, l'époque coloniale a représenté pour ceux qui l'ont vécue et qui avaient le sentiment national et disons l'orgueil légitime de leur peuple, une cause de souffrance. Je n'ignore pas ce qui s'est passé en particulier à Madagascar, il y a eu des luttes et des répressions terribles.
- Maintenant sur le plan purement économique et financier, l'époque coloniale a été souvent bénéfique aux peuples en question par la somme des équipements de toutes sortes qui ont été mis en place. On se lancerait dans un calcul extrêmement difficile ou dans une colonne il y aurait les dommages moraux qui sont réels et dans l'autre il y aurait des bénéfices économiques qui ne sont pas moins réels. Mais comment comparer ceci à cela, du moins comment traduire un chiffre ? Je crois qu'il a été sage au moment de l'indépendance de considérer qu'il y avait sans doute des contentieux à régler mais pas d'une façon aussi systématique que l'on le comprenait à vous entendre.
- Si vous voulez bien considérer que les quatre milliards de ce matin sont un début de dédommagement, je le veux bien.\
QUESTION.- J'aurais une question qui s'adresse directement à vous mais je pense que le Président Ratsiraka pourrait également donner son point de vue. Depuis le début de cette visite dans l'Océan Indien, vous avez insisté dans chacun des pays visités sur les nécessaires relations bilatérales mais également et vous l'avez rappelé devant le Parlement à Maurice sur la nécessaire impulsion à donner à la Commission de l'Océan Indien, sachant qu'au sein de cette COI la Réunion qui représente la France fait figure de tête de pont de l'Europe. Pensez-vous qu'il y ait harmonie véritable entre les deux systèmes ou concurrence ? Les relations bilatérales d'une part et la COI d'autre part ?
- LE PRESIDENT.- Jusqu'ici, cela m'était apparu comme très complémentaire. Alors il faudrait m'expliquer pourquoi vous voyez cela contradictoire ? En quoi voyez-vous une contradiction ?
- QUESTION.- Je ne vois pas de contradiction.
- LE PRESIDENT.- Moi je n'en vois pas non plus.
- QUESTION.- Je vous demandais simplement s'il y a véritablement harmonie ou s'il n'y a pas un risque de concurrence du fait de la représentation de la CEE par le biais de la Réunion.
- LE PRESIDENT.- Je comprends, mais c'est tout à fait complementaire tout cela. Il existe plusieurs moyens : il y a l'aide directe, il y a l'intervention de la Communauté économique européenne qui vient en renfort de façon très utile. Et puis il y a maintenant les pays de l'Océan Indien côté occidental, dont vous faites partie qui ont envie de se concerter, qui sont une sous-région en somme très importante et très vaste. Qu'y a-t-il de mal à cela ? Ce ne peut être qu'utile. Ils ont besoin d'organiser leur communication, leur liaison, sans doute ont-ils des économies souvent complémentaires. Vous savez tout le nombre de problèmes qu'il y aurait à régler par exemple entre la Réunion et Maurice qui sont à la fois en situation d'amitié et de concurrence, de rivalité à vrai dire. Cela ne peut être que bon que la France par la Réunion soit présente à ces débats. Elle n'entend pas, bien entendu, en tirer des bénéfices particuliers lesquels ? Et elle se déclare une fois de plus disponible pour contribuer à l'amélioration de l'économie de ces quatre pays. Je ne vois pas de contradiction.\
LE PRESIDENT.- `Réponse à une question sur la francophonie`
- Mais il y a aussi l'aspect de la francophonie qu'il ne faut pas négliger et qui, à mes yeux, est très important. Alors considérer la langue comme un moyen colonialiste ! Il faut dire que j'ai eu du mal à apprendre l'anglais mais enfin, quand je lis l'anglais - car je le lis assez couramment, si je ne le parle - je n'ai pas du tout l'impression d'entrer sous l'autorité de la Reine Victoria, j'ai l'impression d'élargir mon champ culturel, j'en suis plutôt content. Le fait pour des Malgaches de parler leur langue natale, peut-être même plusieurs langues du pays qui sont assez proches les unes des autres, et de pouvoir parler le français, étant entendu que le Président Ratsiraka me disait que beaucoup apprennent également l'allemand et l'anglais ou quelques autres langues - dans les pays voisins, on apprend l'hindi - c'est un enrichissement, monsieur.
- Savez-vous ce que l'on disait en France lorsque le français n'était pas parlé par les Français : il n'y a pas longtemps, il y a 120 - 130 ans, il y avait un Français sur cinq qui parlait français, tous les autres parlaient des dialectes locaux ou des langues particulières en France. Qu'est-ce qui a permis d'unifier notre langue, c'est l'école laïque, l'école dans chaque commune. L'on a considéré que l'enseignement de cette langue était un facteur d'égalité parce que dans les régions où l'on ne parlait que la langue locale ou le dialecte, il était devenu impossible aux jeunes gens d'accéder au service public, par exemple, même par des modestes petits concours pour devenir facteur préposé dans les PTT, parce qu'ils ne savaient pas le français, ils ne pouvaient pas réussir aux concours, c'est dire qu'ils ne pouvaient que rester dans leur village ou dans leur usine. C'était un facteur d'inégalité ou d'oppression que de ne pas savoir le français. De même aujourd'hui, les Français se posent même la question de connaître comme les autres Européens plusieurs langues s'ils ne veulent pas s'isoler dans leur coin, et être finalement dominés par des langues qui disposeront de courants internationaux.
- Je ne prétends pas enlever votre conviction, mais je m'adresse à tous ceux qui m'entendent, je crois excellent pour les Malgaches de parler plusieurs langues étrangères, et puisqu'ils ont cette forme de pluriculture, malgache et française, puisque c'est une réalité historique, pourquoi s'en passer ? Moi, je ne me sens pas du tout choqué lorsque je relève dans ma langue toute une série de racines latines parce que César est venu nous occuper. Je ne lui en veux pas à César, il a pourtant détruit la principale forteresse qui se trouvait dans ma circonscription Bibracte alors, non il faut savoir conquérir une âme universelle.\
QUESTIONS A MONSIEUR RATSIRAKA.- Vous avez évoqué ce matin l'indemnisation des entreprises françaises qui avaient été nationalisées. Pourriez-vous me préciser s'il existe une estimation du montant global de ces indemnisations et si les entreprises et le gouvernement sont d'accord sur le montant de ces indemnisations. Enfin existe-t-il un ordre du jour ou un délai en vue de la concrétisation de cette décision ?
- LE PRESIDENT RATSIRAKA.- Je répondrai volontiers à cette question. En fait, si la question de l'indemnisation juste et équitable a traîné en longueur et a traîné jusqu'ici, c'est que justement on ne s'était pas mis d'accord sur le montant de cette indemnisation juste et équitable. Mais je crois que par le biais d'un certain nombre d'astuces, on pourrait régler très facilement ce problème. Je prends un exemple tout à fait particulier : Total serait prêt - vous savez que Madagascar a une raffinerie d'une capacité de 800000 m3 par an et que les Malgaches ne consomment que 550000 m3 par an - Total aurait l'intention de demander le service de processing de Tamatave pour ses propres besoins, pour ses ventes, ect.. Je dis la chose suivante : à ce moment-là, nous pourrions éventuellement faire l'extension de la raffinerie et le processing que vous devriez payer pour la différence entre 800000 m3 et 550000 m3, vous le feriez gratuitement ou vous ne paieriez que le dixième de la somme que vous devriez payer. Voilà une forme d'indemnisation juste et équitable. Il ne faut tout de même pas tuer la poule aux oeufs d'or. Je veux bien, moi, payer aujourd'hui toutes les indemnisations, mais demain, qu'est-ce qu'il restera à Madagascar ? C'est le même problème que la dette : si on laissait les pays du tiers monde, et Madagascar en particulier, dans la situation où ils se trouvent, et bien ces pays-là ne pourraient plus commercer avec les pays industrialisés, ne pourraient plus acheter d'automobiles, de tracteurs, de réfrigérateurs, ou je ne sais quoi. Je crois que ceci est une interpénétration entre les économies du nord et du sud. Le Président français ne me l'a même pas demandé mais comme il a beaucoup concédé, beaucoup donné déjà, pour que cette coopération franco-malgache soit réellement mutuellement avantageuse, il faut que nous, Malgaches, de notre côté, nous fassions quelque chose aussi. Et c'est la raison pour laquelle j'ai dit que les bâtiments de la marine française sont les bienvenus à nouveau à Diégo-Suarez parce que le Président François Mitterrand est venu ici tourner définitivement la page de l'ère post-coloniale.\
QUESTION.- Afin de mettre un terme à l'apartheid en Afrique du Sud, la France a opté pour le maintien des sanctions économiques. Pour sa part, Madagascar commence à nouer des relations notamment aériennes avec Prétoria. Pensez-vous, monsieur le Président, que ces deux approches soient complémentaires ?
- LE PRESIDENT.- Je ne juge pas pour Madagascar. Nous avons une ambassade à l'heure actuelle à Prétoria. Il y a une réalité économique entre l'Afrique du Sud et la France. Nous ne nous sentons pas coupables d'avoir ces relations avec ce pays, d'autant plus que, très souvent, ce sont les courants d'opposition qui souhaitent qu'il y ait des ambassades comme la nôtre où l'on y trouve une ouverture sur le monde extérieur. Je n'ai pas à juger Madagascar. Je ne sais pas exactement quels sont les lieux d'escales des compagnies françaises d'aviation, mais je suppose bien que l'on doit passer par là-bas aussi. Dans ce cas-là, Madagascar ferait comme la France.\
QUESTION.- Monsieur le Président, pour rester dans le domaine aérien. Il y a un projet français de créer une compagnie aérienne dans la région de l'Océan Indien et cela a créé, je crois, une certaine crainte dans les pays riverains.
- LE PRESIDENT.- Créer une compagnie ?
- LE JOURNALISTE.- Créer une compagnie régionale aérienne dans l'Océan Indien, installée à La Réunion.
- LE PRESIDENT.- Je crois que les grandes compagnies aériennes françaises y sont. Ce n'est pas la peine de créer une compagnie nouvelle. Il suffit de régionaliser notre grande compagnie Air France. Je ne vois pas quel est l'inconvénient. Je ne vois pas pourquoi on ne ferait pas de concurrence. Il ne s'agit pas de nuire à Maurice ? On m'a parlé à Maurice de la nécessité d'intensifier les relations entre La Réunion et Maurice. On m'a demandé un accord avec Air France pour permettre à l'Ile Maurice de ne pas souffrir dans son tourisme par le fait que la France songerait à favoriser La Réunion. J'ai répondu aux autorités de Maurice que nous étions totalement disposés à trouver l'arrangement qui profiterait aux deux, sans la moindre difficulté. On n'a pas l'intention d'avoir le monopole. Vous voudriez qu'on n'existe pas ? Si c'est pas la France, ce sera les lignes anglaises, des lignes américaines. Alors pourquoi pas nous ? Voilà tout ce que je peux vous dire.
- Je crois qu'il faut que nous poursuivions la dernière partie de notre séjour. Je vous remercie beaucoup de votre présence. Vous avez donné à cette réunion beaucoup d'intérêt et beaucoup d'agrément. Je vous en remercie.\