13 juin 1990 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, devant l'assemblée législative mauricienne, sur le rôle du Parlement dans la démocratie et les propositions françaises d'aide au développement, notamment pour les pays intermédiaires, Port Louis, le 13 juin 1990.
(Inaudible)... d'évoquer ce que j'ai moi-même vécu, ayant dans mon propre pays représenté le même département à l'Assemblée nationale et au Sénat pendant quelques trente-cinq ans, pour déboucher sur la Présidence de la République qui a donc interrompu ma carrière parlementaire.
- Mais il existe une singularité dans les usages de la République française, c'est que le chef de l'Etat n'a pas accès au lieu où siège le Parlement, sans doute en souvenir de ce qui s'est passé il y a bien longtemps lors du coup d'Etat du 18 brumaire avec Napoléon Bonaparte qui réalisa, vous le savez, son coup d'Etat en pleine assemblée. Loin de moi le goût de rééditer cette action d'éclat.. Malgré tout, la République, prudente, a empêché chacun de mes prédécesseurs et moi-même de revenir, non pas sur les lieux du crime d'autrefois, mais sur les lieux de leurs actions car la plupart furent parlementaires avant d'accéder à la plus haute charge.
- J'en garde, bien entendu, un fort souvenir. Ces années d'explication, de lutte et de représentation populaire ont été les plus riches de ma vie. Et il me manque quelque chose, je dois le dire, lorsque je vois notre Parlement, notre Assemblée nationale et notre Sénat occupés par des débats de fond, avec la liberté de ton et les usages propres à la vie parlementaire.
- C'est pourquoi j'éprouve un sentiment particulier lorsque je me retrouve avec vous, je retrouve comme un air déjà connu, même s'il est différent. Je vois que les usages britanniques, c'est bien normal, existent ici, ce qui n'a pas de raison d'être chez nous depuis que le Roi Henri V d'Angleterre est rentré chez lui. Nous avons un véritable goût de la vie démocratique. Certes la nôtre est riche d'accidents, car après tout si la première République date, vous le savez tous, d'il y a deux siècles, la deuxième République n'a duré, en vérité, que quelques mois, même si, officiellement, elle a duré quelques années. Et c'est seulement à partir de la troisième République, c'est-à-dire il y a quelques cent-vingt ans, que nous nous sommes installés dans cette façon de vivre et encore y a-t-il eu d'autres accidents au passage.
- Mais enfin, on peut estimer que la démocratie représentative est très fortement ancrée maintenant dans nos institutions, dans nos moeurs et dans nos coutumes.\
Il m'est très agréable, je dois le dire, de rencontrer les Parlementaires dans des systèmes également démocratiques comme le vôtre. Vous me faites un grand honneur. Je pense qu'il faut préserver dans nos pays le respect du Parlement auquel doivent d'abord veiller les Parlementaires. Cela exige une certaine discipline morale sans freiner en quoi que ce soit la liberté d'expression et de pensée. C'est une alchimie délicate qui ne peut réussir qu'en reposant sur la conscience démocratique de ceux qui y prennent part.
- Vous avez fêté, comme nous, le Bicentenaire de la Révolution française. Vous avez participé à de nombreuses célébrations, en particulier ici à Port Louis. Je tiens à vous en remercier. Pour exprimer la communauté de valeurs qui nous unit, monsieur le Premier ministre, vous avez bien voulu déclarer que l'Ile Maurice est fille de la "Révolution française". C'est vrai que partout où les peuples accèdent à l'indépendance, on se souvient qu'il y eu un message, il y a deux cents ans, qui a fait le tour du monde. Mais comment ne pas se souvenir avec quelque émotion qu'il y a tout juste précisément deux cents ans les citoyens de l'Ile de France se réunissaient en Assemblée Coloniale, premier et lointain avatar de votre Assemblée législative.
- Vous avez rappelé au demeurant la quasi fixité du nombre de vos parlementaires aux différentes époques, en dépit de l'accroissement de votre population : cela montre que vous êtes restés fidèles à certaines façons d'être en tenant compte de la nature et de la différence des petites régions qui composent votre pays.\
J'ai conscience aussi de me trouver parmi vous dans une sorte de sanctuaire, le sanctuaire de l'indépendance, de la souveraineté de votre pays. Bon nombre d'entre vous, puisqu'il s'agit d'une date récente - je crois quelques vingt-deux ans - ont participé personnellement à cette lutte qui vous a permis de conquérir la maîtrise et la responsabilité de votre destin collectif. Et c'est votre Assemblée qui a abrité, tout au long des années 1950, ce vaste débat. C'est elle aussi qui dès cette époque, vous a préparés à assumer vos tâches actuelles.
- Je dois à cet égard rendre hommage à l'un des vôtres, à Sir Ramgoolam que j'ai connu, avec lequel j'ai souvent eu l'occasion de débattre, de discuter, et dont j'avais constaté la forte culture et la grande volonté politique. Il n'est pas le seul mais il peut servir, dans une démocratie, de point de repère. On les retrouve dans toutes les formations politiques dès lors qu'il s'agit de véritables et grands démocrates qui, chacun son tour, subit ou peut subir la dure loi du suffrage universel. Mais, en général, l'histoire met les choses en place.
- Et c'est ainsi que vous avez pu accéder à l'indépendance sans déchirer votre tissu social. Vous avez pu maintenir votre cohésion nationale dans l'épreuve, tout en conservant intacte la pratique des droits de l'homme, de la démocratie à un degré - je dois le dire - que nombre de pays et de nations peuvent vous envier.
- Lorsqu'on manque à la démocratie, on le paye toujours. Ainsi quand tant d'autres peuples aspirent à restaurer ou instaurer les droits de l'homme et cherchent encore le moyen de prendre en main leur propre destin, vous faites figure d'exception. Je dis modèle - je l'ai dit hier soir - je dirai exemple à suivre.
- Vous pratiquez quotidiennement le débat démocratique, les accents de vos débats sont parvenus jusqu'à moi. Il faut dire qu'ils ne sont pas muets : majorité et opposition confrontent leur vision du bien commun sous le regard de l'opinion publique. La justice assure l'observation des lois, la garantie des droits énumérés par votre Constitution. Votre presse est vivante, diverse, exigeante £ elle joue un rôle précieux au total dans la bonne marche quotidienne de la démocratie. Dans tous ces domaines, Maurice mérite d'être évoquée. Et l'on souhaiterait que cet exemple fût davantage suivi, non seulement dans votre voisinage continental mais un peu partout dans le monde.\
Le mouvement qui s'est dessiné, particulièrement en Europe de l'Est mais qui s'était déjà esquissé dans des conditions différentes en Amérique latine par exemple, ce mouvement prend une force, une ampleur et révèle une crise de conscience profonde. Il faut chercher les bases d'un nouvel ordre et cela prend du temps au milieu des pires contradictions mais, ce grand mouvement, ce vent des libertés qui souffle sur la planète, emportera bien d'autres citadelles et l'on ne pourra que s'en réjouir à condition que les opinions publiques soient préparées à assurer la suite des temps.
- La démocratie doit assurer la confiance entre gouvernants et gouvernés. J'ai coutume d'associer la démocratie et le développement. Je l'ai fait hier soir et je ne manque pas une occasion de le faire, non pas pour vous parler mais, au-delà de vos personnes, pour parler aux pays qui n'ont pas encore compris leur devoir. Nul doute que cette démocratie ait joué un rôle important dans l'augmentation très réelle de votre développement. Sans doute reste-t-il beaucoup à faire mais quand on songe aux crises vécues, à la situation quasiment dramatique devant laquelle vous étiez, on pense que l'atout démocratique n'a pas été inutile pour vous mettre à l'abri des tensions qu'engendrent inévitablement la pénurie.
- Mais dans le monde où nous sommes, vous le voyez bien, le fossé ne cesse de s'approfondir entre les pays les plus riches et les plus pauvres, entre les pays développés et les pays en voie de développement, et même je l'ai souvent dit "les pays en voie de sous-développement". L'écart atteint une dimension telle que nous sommes parfois tentés de nous laisser aller à la résignation.
- Et c'est dans ces perspectives que le témoignage que vous nous apportez m'est précieux : vous apportez la preuve que la crise qui frappe tant de pays autour de vous n'est pas insurmontable, que le sous-développement n'est pas une fatalité, qu'il y a une espérance et que cette espérance peut trouver des formes établies, respectueuses des traditions tout en se dirigeant résolument vers l'avenir. Je me répéterai encore une fois mais les responsabilités des nations les plus riches sont grandes dans l'aventure du monde actuel.\
Je serai au mois de juillet à Houston, au Texas, en compagnie des six autres pays les plus industrialisés du monde. Dans cette réunion qui se tient chaque année, ici ou là sont débattus, non seulement les problèmes qui nous concernent, mais aussi ceux qui touchent au commerce international, au développement des économies, aux situations monétaires, aux crises qui se dégagent, à un certain nombre de problèmes politiques qui nous prennent à la gorge. Et pourtant dans cette assemblée il est très difficile de faire entendre la voix du monde pauvre ou, comme on dit le vocabulaire vient toujours soutenir la politesse et parfois la politesse est trompeuse. Les pays dits "intermédiaires", c'est-à-dire les pays qui ne sont pas aussi pauvres que les plus pauvres qui disposent de grandes richesses virtuelles mais qui sont si lourdement endettés que, finalement, leur misère est aussi criante qu'ailleurs.
- Or les pays riches n'ont pas pris la mesure de ce drame, de leur responsabilité, et j'ajouterai de leur intérêt. Je crois pouvoir dire par la bouche de ceux qui l'ont représenté au cours de ces décennies et particulièrement depuis quelques années, que la France est un pays qui parle dans cette assemblée restreinte au nom de la pauvreté, au nom de la misère, pour le redressement, pour le développement. La plupart des propositions qui ont quelque utilité ont été faites par mon pays, et j'en suis très fier. Elles n'ont pas été régulièrement entendues. Pour en venir aux seules dernières années, c'est à Ottawa que j'ai pu développer, toujours au nom de mon pays, quelques propositions tendant à aborder le problème de la dette et particulièrement de la dette des pays les plus pauvres. La France a fait son choix et j'annonçais l'année suivante à Dakar, qu'elle renonçait à ses créances publiques à l'égard des trente-cinq pays les plus pauvres. Les pays intermédiaires qui se trouvent juste au-dessus de la barre, s'en sont plaints, se sont adressés à nous, et nous sommes en train d'examiner les moyens de les aider. Je suis de ceux qui croient - et je dois tenir compte de beaucoup d'éléments, vous l'imaginez bien - que l'abandon de ces créances est une façon de parier sur l'avenir soit par l'abandon amical qui consiste à effacer la dette, soit par des moratoires de toutes sortes. Le mot moratoire devant être juridiquement compris non pas comme l'abandon, mais comme les mesures diverses qui permettent de ne pas rembourser les mêmes sommes, dans les mêmes délais et sous les mêmes formes.\
Quand je dis que c'est l'intérêt des pays les plus riches, j'exprime une pensée qui m'est chère. Les grands pays industriels sont amenés à organiser entre eux une concurrence extrême, sont appelés souvent à fabriquer les mêmes biens. Il n'y a pas autant qu'on le dit de division des forces de la production. On en parle toujours, on fait comme si on était tout à fait maître des événements, comme si on disposait d'une intelligence souveraine sur la puissance des choses. En réalité cela ne se passe pas du tout comme cela. On s'arrache, on se dispute les marchés avec acharnement £ tout cela sous la rubrique du refus du protectionnisme, lequel est pratiqué avec allégresse par chacun, dès qu'il rentre chez lui.
- Et alors là toute une série de formules usées déferle qui n'amusent plus personne. Mais à force de dire "mettons tout sur la table", on finit quand même par voir plus clair dans toutes les formes de protectionnisme. Cependant la concurrence que se livrent les grands pays industriels est en marche pour atteindre son point extrême. Le jeu entre partenaires obligés où l'on finira par produire des objets et des marchandises en quantité considérable. La satisfaction de l'avoir emporté dans des batailles obscures, ici ou là, sur tel ou tel point du globe laissera entre elles les grandes puissances, tandis que tout manquera à plus de deux milliards d'êtres humains qui ne demandent qu'à produire, qu'à échanger, qu'à consommer. L'intérêt évident des pays les plus riches, c'est de renouveler les termes de l'échange, d'accroître l'immense public demandeur de biens et capable d'en produire.
- A partir de là, tout sera vivifié dans les circuits économiques, et les pays les plus riches s'enrichiront de ce mouvement continu qui s'emparera de tous les peuples de la terre.\
J'observe ce qui se passe ici, la manière dont vous êtes passés de la période de pénurie à la période - je ne dirai pas de prospérité, vous avez encore du chemin devant vous - d'équilibre, je vous entends dire que vous avez réglé le problème de votre chômage. J'ai alors tendance à m'inquiéter plus encore pour le nôtre... et j'aurai tendance à vous demander la recette bien que nous soyons, nous aussi, sur le bon chemin : nous avons créé, au cours de ces deux années, plus de six cent mille emplois. Seulement, vous le savez bien, ces deux notions ne se recoupent pas car une génération de travailleurs, obligés de quitter leur travail, n'ont pas été formés pour les nouveaux métiers qu'apportent les technologies de pointe devenues ordinaires. Faudrait-il alors considérer cette génération comme perdue ? Ce n'est pas acceptable ! ! On ne peut pas non plus se contenter du substitut social à la réalité économique. Aussi faisons-nous notre effort comme on doit le faire sur l'information, sur l'éducation et la formation professionnelle afin que chaque femme et chaque homme, en âge de produire, soit en mesure d'être formé au métier que l'on exerce.
- Je crois que la crise de ces dernières années, qui s'est emparée de nos pays occidentaux, en particulier de la France, à partir des années 1973 et 1974 et qui commence tout juste de s'arrêter, a été due pour beaucoup - hors de la crise du pétrole, de la rupture des accords de Bretton-Wood, des évolutions du dollar - aussi au fait que les jeunes et les moins jeunes n'étaient pas suffisamment formés. Un hiatus s'est créé entre la capacité professionnelle des travailleurs et les métiers qu'on leur offrait. Un effort d'éducation, comme il n'a jamais été fait en France, est aujourd'hui en train, et nous espérons bien parvenir, en peu d'années, à faire se rejoindre la création d'emploi et la diminution du chômage. Cela s'esquisse trop timidement.\
Mais je vous parlais des initiatives de la France pour tenter de répondre au problème du sous-développement. Abandon de la dette dans certains cas, réduction de la dette dans d'autres, - je parle de la dette publique, c'est-à-dire celle sur laquelle nous pouvons directement agir, effet d'influence sur la dette privée car il est difficile de distinguer l'une de l'autre - en tout cas, pour celui qui est endetté, la différence est peu sensible. Il faut tenter de faire comprendre à chacun qu'il n'est pas possible de demander à des peuples déjà en difficulté de travailler plus encore, de produire davantage, de vendre à l'extérieur, d'améliorer les résultats de leur commerce extérieur, et donc d'enrichir leur pays tandis que leur situation personnelle, tandis que leur situation sociale, tandis que leur niveau de vie, leur pouvoir d'achat s'affaissent. C'est ce qui se produit dans beaucoup de pays, et spécialement en Amérique latine, au point que, et j'en reviens au même raisonnement, l'excès de sous-développement ou bien de la lourdeur de l'effort à accomplir pour rattraper le développement est si coûteux que, parmi les victimes, il n'y aura pas seulement les personnes écrasées par le malheur, il y aura aussi la démocratie qui ne résistera pas à la multiplication des crises sociales. D'où la responsabilité des pays qui ont la chance de connaître une certaine prospérité, et en même temps d'avoir acquis la conscience du statut politique indispensable pour qu'un peuple vivant dans la liberté, recherchant l'égalité, puisse éprouver en son sein la fraternité nécessaire.
- La France, pour son compte, a donc décidé d'agir, mais elle ne peut pas se substituer aux autres, elle reste le pays industriel qui apporte la plus grande contribution aux aides multilatérales et bilatérales, et de loin. Si quelques grands pays, ceux qui se trouvent à la tête, à l'heure actuelle, - la France est en quatrième rang des grandes puissances industrielles - ou bien dont l'économie se développe, si l'effort accompli par les autres était du niveau de celui de la France, nous aurions les moyens déjà de résoudre une large part du problème, et le calcul que je fais devant vous ne tiens pas compte de l'effort fait par la France dans ce que nous appelons nos départements et nos territoires d'Outre mer. Ce qui est accompli, par exemple, à La Réunion comme aux Antilles ou en Nouvelle-Calédonie, n'est pas pris en compte dans le calcul que vaut à la France d'être en tête de tous les pays industriels du monde sur le terrain dont je vous parle.
- Je ne dis pas cela pour que vous vous retourniez vers moi et que vous considériez la France comme la sauvegarde de toute chose, je veux simplement que l'on rende justice à mon pays, qui non seulement a assumé sa propre sortie de crise mais qui cherche à répondre aux aspirations universelles des femmes et des hommes sur la terre. Bref, nous cherchons à rester digne de ce qui fut apporté il y a deux cents ans, au prix que vous savez, pour la liberté dans le monde, la liberté qui commence aussi par la possibilité de travailler et de conquérir sa propre indépendance.\
Lorsque je me suis trouvé devant les Nations unies quelques temps plus tard, j'ai repris ce même refrain, porté sur votre terrain notamment ces fameux pays intermédiaires, estimant que nous ne pourrions pas en tirer par des mesures partielles et qu'il faudrait bien disposer d'un fond international qui pourrait être alimenté de diverses façons afin de venir à la rescousse des pays qui en ont besoin. Je ne prétends pas que la procédure proposée soit forcément la meilleure, en tout cas je n'en connais pas d'autres pour l'instant, et ceux qui ont voulu servir de palliatif ont finalement échoué.
- J'ai souhaité qu'il y eût de nouveaux Droits de Tirages Spéciaux qui comme vous le savez vont vers les pays qui y contribuent, vers les pays les plus riches qui peuvent se procurer des nouvelles liquidités. J'ai souhaité que décision fut prise de telle sorte qu'une fois prise, les pays riches n'en disposent pas et laissent à la disposition de cette caisse multilatérale les sommes ainsi accumulées. On a pu craindre sans doute que ces sommes puissent contribuer à un autre développement, celui de l'inflation, au fond c'est une fabrication de monnaie qui ne correspond pas nécessairement - en tout cas pas au début - à une création de marchandise. De ce point de vue, cela tombe dans la définition des risques d'inflation. Mais quand on fait la comparaison entre les sommes qui seraient ainsi réservées pour être réparties ensuite et les habituels errements qui se sont installés sur le marché international de l'argent, on fait des comparaisons qui sont extrêmement instructives. Ce qu'a coûté la crise boursière du krach d'il y a deux ans a représenté en trois semaines une sommes équivalent à ce qu'aurait coûté l'abolition de la dette. Et pourtant au fond cette crise boursière à peine effacée, qui s'en est rendu compte ? Ce n'est pas la plupart des gens de nos pays qui ont l'habitude de spéculer et de se servir de la bourse pour cela.\
Nous allons continuer. Si les résultats obtenus notamment par la France ne sont pas négligeables, nous avons aussi veillé à développer un plan d'action - j'en avais fait la proposition à la tribune des Nations unies - pour la stabilisation des fleuves du Bangladesh victimes d'inondations si terribles que 110 millions de personnes se trouvent à tout moment exposées. Nous avons pu adopter avec nos partenaires de l'Europe de la Communauté, de l'Afrique, des Caraïbes, du Pacifique, les accords de Lomé IV qui ont quand même abouti à une enveloppe de quelques 12 milliards d'Ecus, tout cela est entrepris, mais cela n'est évidemment pas suffisant. Cela reste loin des sommes nécessaires pour venir à bout de cet immense problème.
- Alors nous continuerons pour ce qui nous concerne. Nous avons besoin de répondre aux nécessités de notre pays, nous avons besoin de prendre part aux nouvelles obligations qui nous incombent à partir de l'Europe centrale et orientale et il ne faut pas que cette partie de l'Europe soit concurrente des pays du tiers monde. Il y a une inquiétude dans ces pays qui se disent : désormais les Européens orientaux n'auront plus de regard que pour leurs frères, leurs voisins de l'Est et du centre de l'Europe. C'est vrai, cela nous préoccupe beaucoup mais nous n'entendons pas, nous Français, abandonner pour autant la mission que nous nous sommes fixée qui est de convaincre nos partenaires qu'il est grand temps de proposer au monde entier un plan de développement et pour notre compte d'en avoir la logique et d'appliquer à notre économie et à nos finances cette dure règle qui veut que nous soyons présents dans cette région de l'Océan Indien.\
Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai eu l'occasion de dire déjà dans votre pays hier soir, mais enfin je me réjouis de voir que la France est à ce point présente simplement lorsque je vous entends. Vous avez préservé le trésor culturel et vous avez préservé, magnifié la langue. Vous êtes pluri-culturel, cela n'ôte rien à vos autres sources de culture personnelle ou collective. Celle-ci n'est pas au détriment de celle-là mais comment ne pas être presque étonné de cette capacité que vous avez montrée de préserver notre langue commune dans toute sa richesse et dans toutes ses finesses. C'est un motif d'orgueil que nous devons partager. Cette langue a donné naissance à une organisation nouvelle qui s'appelle la francophonie. Je souhaite que de plus en plus nous travaillions dans ce sens et j'ai déjà exprimé à M. le Premier ministre le souhait que j'ai de voir la francophonie qui tient un sommet tous les deux ans, et doit se réunir, pour un prochain rendez-vous - je ne peux pas décider pour tout le monde - à l'île Maurice.
- Je ne pense pas m'avancer beaucoup en disant qu'il y a de grandes chances que cela se fasse. Ces Sommets de la francophonie sont tout à fait nécessaires, ils établissent un contact entre les différences catégories de pays riches, moins riches, pauvres tout à fait pauvres. Et des pays comme la France, le Canada, la Belgique, la Suisse sont ainsi confrontés aux problèmes qui leur sont exprimés par des pays du tiers monde, plus nombreux et qui occupent une part très importante dans nos débats.\
Je m'arrêterai là et je souhaite que nous puissions nous retrouver de toutes les façons que nous seront proposées. Je sais bien qu'il y a débat sur ce qui fut proposé, je crois en 1971, pour une zone de paix sur l'Océan Indien. Je n'y étais pas. C'était un raisonnement de ceux qui gouvernaient à l'époque mais je ne peux pas les démentir. Une zone de paix, oui, mais pour tout le monde £ une zone de paix suppose l'absence de tout impérialisme, oui, mais pour tout le monde. Et, une naturelle prudence, une prudence acquise nous conduit à penser qu'il faut, comme pour parler, tourner plusieurs fois sa langue dans sa bouche avant d'exprimer un mot et tenir suspendue sa plume plusieurs fois avant de la plonger dans l'encrier. Les encriers avaient cet avantage, cela donnait le temps de réfléchir...
- L'idée est très bonne, l'idée est très saine, elle avait quand même un aspect stratégique à l'époque. Garantissez-moi qu'il n'en est plus ainsi aujourd'hui, je saurais l'examiner. Il faut maintenant parler du contenu. En revanche, je souhaite très vivement que l'on enrichisse le dialogue autour de la Commission de l'Océan Indien.
- Les pays auxquels nous nous adressons ont le plus grand besoin d'établir entre eux une relation suivie, vous l'avez déjà avec la Réunion. Il faut coordonner nos efforts. Vous êtes des peuples peu nombreux, mais qui exercent leur autorité sur de grandes étendues, vous êtes des passages obligés, votre importance est plus réelle qu'on le croit. La situation stratégique, la situation culturelle, la situation géographique, l'histoire, tout cela se conjugue pour que votre importance ne soit niée par personne et la France qui se trouve être votre voisine entend bien travailler avec vous dans ce sens. Alors je dirai oui, de la même façon, à toute invitation qui me sera faite. Cela a déjà été fait pour que la France soit représentée dans vos prochaines réunions. Et s'il est nécessaire que les pays en question, notamment le vôtre, soient équipés pour recevoir d'importantes conférences internationales, je pense que la combinaison de plusieurs facteurs devrait permettre, avec l'association d'un certain nombre de pays auxquels je pense, d'apporter des équipements de ce type, dans un pays comme le vôtre.\
Voilà, je ne veux pas prolonger à l'extrême cette allocution. Je voudrais vous remercier, monsieur le Président, de l'accueil que vous m'avez réservé et des paroles que vous avez prononcées. L'accueil c'est celui de l'Ile Maurice, il est connu, il est réputé. Je crois que dans beaucoup de pays du monde, on connaît ou on souhaite connaître les vertus de l'Ile Maurice, pays appelé à connaître une grande expansion, pas simplement à cause du tourisme parce que les rivages sont beaux, le ciel aussi, mais parce que le peuple qui l'habite a des vertus qui me paraissent indispensables au développement de relations humaines, fortes et généreuses et riches d'avenir.
- Je vous souhaite, à vous mesdames et messieurs les parlementaires, d'accomplir votre tâche selon votre conscience, avec le souci commun de servir la démocratie.
- Mesdames et messieurs, monsieur le Président, je vous remercie.\
- Mais il existe une singularité dans les usages de la République française, c'est que le chef de l'Etat n'a pas accès au lieu où siège le Parlement, sans doute en souvenir de ce qui s'est passé il y a bien longtemps lors du coup d'Etat du 18 brumaire avec Napoléon Bonaparte qui réalisa, vous le savez, son coup d'Etat en pleine assemblée. Loin de moi le goût de rééditer cette action d'éclat.. Malgré tout, la République, prudente, a empêché chacun de mes prédécesseurs et moi-même de revenir, non pas sur les lieux du crime d'autrefois, mais sur les lieux de leurs actions car la plupart furent parlementaires avant d'accéder à la plus haute charge.
- J'en garde, bien entendu, un fort souvenir. Ces années d'explication, de lutte et de représentation populaire ont été les plus riches de ma vie. Et il me manque quelque chose, je dois le dire, lorsque je vois notre Parlement, notre Assemblée nationale et notre Sénat occupés par des débats de fond, avec la liberté de ton et les usages propres à la vie parlementaire.
- C'est pourquoi j'éprouve un sentiment particulier lorsque je me retrouve avec vous, je retrouve comme un air déjà connu, même s'il est différent. Je vois que les usages britanniques, c'est bien normal, existent ici, ce qui n'a pas de raison d'être chez nous depuis que le Roi Henri V d'Angleterre est rentré chez lui. Nous avons un véritable goût de la vie démocratique. Certes la nôtre est riche d'accidents, car après tout si la première République date, vous le savez tous, d'il y a deux siècles, la deuxième République n'a duré, en vérité, que quelques mois, même si, officiellement, elle a duré quelques années. Et c'est seulement à partir de la troisième République, c'est-à-dire il y a quelques cent-vingt ans, que nous nous sommes installés dans cette façon de vivre et encore y a-t-il eu d'autres accidents au passage.
- Mais enfin, on peut estimer que la démocratie représentative est très fortement ancrée maintenant dans nos institutions, dans nos moeurs et dans nos coutumes.\
Il m'est très agréable, je dois le dire, de rencontrer les Parlementaires dans des systèmes également démocratiques comme le vôtre. Vous me faites un grand honneur. Je pense qu'il faut préserver dans nos pays le respect du Parlement auquel doivent d'abord veiller les Parlementaires. Cela exige une certaine discipline morale sans freiner en quoi que ce soit la liberté d'expression et de pensée. C'est une alchimie délicate qui ne peut réussir qu'en reposant sur la conscience démocratique de ceux qui y prennent part.
- Vous avez fêté, comme nous, le Bicentenaire de la Révolution française. Vous avez participé à de nombreuses célébrations, en particulier ici à Port Louis. Je tiens à vous en remercier. Pour exprimer la communauté de valeurs qui nous unit, monsieur le Premier ministre, vous avez bien voulu déclarer que l'Ile Maurice est fille de la "Révolution française". C'est vrai que partout où les peuples accèdent à l'indépendance, on se souvient qu'il y eu un message, il y a deux cents ans, qui a fait le tour du monde. Mais comment ne pas se souvenir avec quelque émotion qu'il y a tout juste précisément deux cents ans les citoyens de l'Ile de France se réunissaient en Assemblée Coloniale, premier et lointain avatar de votre Assemblée législative.
- Vous avez rappelé au demeurant la quasi fixité du nombre de vos parlementaires aux différentes époques, en dépit de l'accroissement de votre population : cela montre que vous êtes restés fidèles à certaines façons d'être en tenant compte de la nature et de la différence des petites régions qui composent votre pays.\
J'ai conscience aussi de me trouver parmi vous dans une sorte de sanctuaire, le sanctuaire de l'indépendance, de la souveraineté de votre pays. Bon nombre d'entre vous, puisqu'il s'agit d'une date récente - je crois quelques vingt-deux ans - ont participé personnellement à cette lutte qui vous a permis de conquérir la maîtrise et la responsabilité de votre destin collectif. Et c'est votre Assemblée qui a abrité, tout au long des années 1950, ce vaste débat. C'est elle aussi qui dès cette époque, vous a préparés à assumer vos tâches actuelles.
- Je dois à cet égard rendre hommage à l'un des vôtres, à Sir Ramgoolam que j'ai connu, avec lequel j'ai souvent eu l'occasion de débattre, de discuter, et dont j'avais constaté la forte culture et la grande volonté politique. Il n'est pas le seul mais il peut servir, dans une démocratie, de point de repère. On les retrouve dans toutes les formations politiques dès lors qu'il s'agit de véritables et grands démocrates qui, chacun son tour, subit ou peut subir la dure loi du suffrage universel. Mais, en général, l'histoire met les choses en place.
- Et c'est ainsi que vous avez pu accéder à l'indépendance sans déchirer votre tissu social. Vous avez pu maintenir votre cohésion nationale dans l'épreuve, tout en conservant intacte la pratique des droits de l'homme, de la démocratie à un degré - je dois le dire - que nombre de pays et de nations peuvent vous envier.
- Lorsqu'on manque à la démocratie, on le paye toujours. Ainsi quand tant d'autres peuples aspirent à restaurer ou instaurer les droits de l'homme et cherchent encore le moyen de prendre en main leur propre destin, vous faites figure d'exception. Je dis modèle - je l'ai dit hier soir - je dirai exemple à suivre.
- Vous pratiquez quotidiennement le débat démocratique, les accents de vos débats sont parvenus jusqu'à moi. Il faut dire qu'ils ne sont pas muets : majorité et opposition confrontent leur vision du bien commun sous le regard de l'opinion publique. La justice assure l'observation des lois, la garantie des droits énumérés par votre Constitution. Votre presse est vivante, diverse, exigeante £ elle joue un rôle précieux au total dans la bonne marche quotidienne de la démocratie. Dans tous ces domaines, Maurice mérite d'être évoquée. Et l'on souhaiterait que cet exemple fût davantage suivi, non seulement dans votre voisinage continental mais un peu partout dans le monde.\
Le mouvement qui s'est dessiné, particulièrement en Europe de l'Est mais qui s'était déjà esquissé dans des conditions différentes en Amérique latine par exemple, ce mouvement prend une force, une ampleur et révèle une crise de conscience profonde. Il faut chercher les bases d'un nouvel ordre et cela prend du temps au milieu des pires contradictions mais, ce grand mouvement, ce vent des libertés qui souffle sur la planète, emportera bien d'autres citadelles et l'on ne pourra que s'en réjouir à condition que les opinions publiques soient préparées à assurer la suite des temps.
- La démocratie doit assurer la confiance entre gouvernants et gouvernés. J'ai coutume d'associer la démocratie et le développement. Je l'ai fait hier soir et je ne manque pas une occasion de le faire, non pas pour vous parler mais, au-delà de vos personnes, pour parler aux pays qui n'ont pas encore compris leur devoir. Nul doute que cette démocratie ait joué un rôle important dans l'augmentation très réelle de votre développement. Sans doute reste-t-il beaucoup à faire mais quand on songe aux crises vécues, à la situation quasiment dramatique devant laquelle vous étiez, on pense que l'atout démocratique n'a pas été inutile pour vous mettre à l'abri des tensions qu'engendrent inévitablement la pénurie.
- Mais dans le monde où nous sommes, vous le voyez bien, le fossé ne cesse de s'approfondir entre les pays les plus riches et les plus pauvres, entre les pays développés et les pays en voie de développement, et même je l'ai souvent dit "les pays en voie de sous-développement". L'écart atteint une dimension telle que nous sommes parfois tentés de nous laisser aller à la résignation.
- Et c'est dans ces perspectives que le témoignage que vous nous apportez m'est précieux : vous apportez la preuve que la crise qui frappe tant de pays autour de vous n'est pas insurmontable, que le sous-développement n'est pas une fatalité, qu'il y a une espérance et que cette espérance peut trouver des formes établies, respectueuses des traditions tout en se dirigeant résolument vers l'avenir. Je me répéterai encore une fois mais les responsabilités des nations les plus riches sont grandes dans l'aventure du monde actuel.\
Je serai au mois de juillet à Houston, au Texas, en compagnie des six autres pays les plus industrialisés du monde. Dans cette réunion qui se tient chaque année, ici ou là sont débattus, non seulement les problèmes qui nous concernent, mais aussi ceux qui touchent au commerce international, au développement des économies, aux situations monétaires, aux crises qui se dégagent, à un certain nombre de problèmes politiques qui nous prennent à la gorge. Et pourtant dans cette assemblée il est très difficile de faire entendre la voix du monde pauvre ou, comme on dit le vocabulaire vient toujours soutenir la politesse et parfois la politesse est trompeuse. Les pays dits "intermédiaires", c'est-à-dire les pays qui ne sont pas aussi pauvres que les plus pauvres qui disposent de grandes richesses virtuelles mais qui sont si lourdement endettés que, finalement, leur misère est aussi criante qu'ailleurs.
- Or les pays riches n'ont pas pris la mesure de ce drame, de leur responsabilité, et j'ajouterai de leur intérêt. Je crois pouvoir dire par la bouche de ceux qui l'ont représenté au cours de ces décennies et particulièrement depuis quelques années, que la France est un pays qui parle dans cette assemblée restreinte au nom de la pauvreté, au nom de la misère, pour le redressement, pour le développement. La plupart des propositions qui ont quelque utilité ont été faites par mon pays, et j'en suis très fier. Elles n'ont pas été régulièrement entendues. Pour en venir aux seules dernières années, c'est à Ottawa que j'ai pu développer, toujours au nom de mon pays, quelques propositions tendant à aborder le problème de la dette et particulièrement de la dette des pays les plus pauvres. La France a fait son choix et j'annonçais l'année suivante à Dakar, qu'elle renonçait à ses créances publiques à l'égard des trente-cinq pays les plus pauvres. Les pays intermédiaires qui se trouvent juste au-dessus de la barre, s'en sont plaints, se sont adressés à nous, et nous sommes en train d'examiner les moyens de les aider. Je suis de ceux qui croient - et je dois tenir compte de beaucoup d'éléments, vous l'imaginez bien - que l'abandon de ces créances est une façon de parier sur l'avenir soit par l'abandon amical qui consiste à effacer la dette, soit par des moratoires de toutes sortes. Le mot moratoire devant être juridiquement compris non pas comme l'abandon, mais comme les mesures diverses qui permettent de ne pas rembourser les mêmes sommes, dans les mêmes délais et sous les mêmes formes.\
Quand je dis que c'est l'intérêt des pays les plus riches, j'exprime une pensée qui m'est chère. Les grands pays industriels sont amenés à organiser entre eux une concurrence extrême, sont appelés souvent à fabriquer les mêmes biens. Il n'y a pas autant qu'on le dit de division des forces de la production. On en parle toujours, on fait comme si on était tout à fait maître des événements, comme si on disposait d'une intelligence souveraine sur la puissance des choses. En réalité cela ne se passe pas du tout comme cela. On s'arrache, on se dispute les marchés avec acharnement £ tout cela sous la rubrique du refus du protectionnisme, lequel est pratiqué avec allégresse par chacun, dès qu'il rentre chez lui.
- Et alors là toute une série de formules usées déferle qui n'amusent plus personne. Mais à force de dire "mettons tout sur la table", on finit quand même par voir plus clair dans toutes les formes de protectionnisme. Cependant la concurrence que se livrent les grands pays industriels est en marche pour atteindre son point extrême. Le jeu entre partenaires obligés où l'on finira par produire des objets et des marchandises en quantité considérable. La satisfaction de l'avoir emporté dans des batailles obscures, ici ou là, sur tel ou tel point du globe laissera entre elles les grandes puissances, tandis que tout manquera à plus de deux milliards d'êtres humains qui ne demandent qu'à produire, qu'à échanger, qu'à consommer. L'intérêt évident des pays les plus riches, c'est de renouveler les termes de l'échange, d'accroître l'immense public demandeur de biens et capable d'en produire.
- A partir de là, tout sera vivifié dans les circuits économiques, et les pays les plus riches s'enrichiront de ce mouvement continu qui s'emparera de tous les peuples de la terre.\
J'observe ce qui se passe ici, la manière dont vous êtes passés de la période de pénurie à la période - je ne dirai pas de prospérité, vous avez encore du chemin devant vous - d'équilibre, je vous entends dire que vous avez réglé le problème de votre chômage. J'ai alors tendance à m'inquiéter plus encore pour le nôtre... et j'aurai tendance à vous demander la recette bien que nous soyons, nous aussi, sur le bon chemin : nous avons créé, au cours de ces deux années, plus de six cent mille emplois. Seulement, vous le savez bien, ces deux notions ne se recoupent pas car une génération de travailleurs, obligés de quitter leur travail, n'ont pas été formés pour les nouveaux métiers qu'apportent les technologies de pointe devenues ordinaires. Faudrait-il alors considérer cette génération comme perdue ? Ce n'est pas acceptable ! ! On ne peut pas non plus se contenter du substitut social à la réalité économique. Aussi faisons-nous notre effort comme on doit le faire sur l'information, sur l'éducation et la formation professionnelle afin que chaque femme et chaque homme, en âge de produire, soit en mesure d'être formé au métier que l'on exerce.
- Je crois que la crise de ces dernières années, qui s'est emparée de nos pays occidentaux, en particulier de la France, à partir des années 1973 et 1974 et qui commence tout juste de s'arrêter, a été due pour beaucoup - hors de la crise du pétrole, de la rupture des accords de Bretton-Wood, des évolutions du dollar - aussi au fait que les jeunes et les moins jeunes n'étaient pas suffisamment formés. Un hiatus s'est créé entre la capacité professionnelle des travailleurs et les métiers qu'on leur offrait. Un effort d'éducation, comme il n'a jamais été fait en France, est aujourd'hui en train, et nous espérons bien parvenir, en peu d'années, à faire se rejoindre la création d'emploi et la diminution du chômage. Cela s'esquisse trop timidement.\
Mais je vous parlais des initiatives de la France pour tenter de répondre au problème du sous-développement. Abandon de la dette dans certains cas, réduction de la dette dans d'autres, - je parle de la dette publique, c'est-à-dire celle sur laquelle nous pouvons directement agir, effet d'influence sur la dette privée car il est difficile de distinguer l'une de l'autre - en tout cas, pour celui qui est endetté, la différence est peu sensible. Il faut tenter de faire comprendre à chacun qu'il n'est pas possible de demander à des peuples déjà en difficulté de travailler plus encore, de produire davantage, de vendre à l'extérieur, d'améliorer les résultats de leur commerce extérieur, et donc d'enrichir leur pays tandis que leur situation personnelle, tandis que leur situation sociale, tandis que leur niveau de vie, leur pouvoir d'achat s'affaissent. C'est ce qui se produit dans beaucoup de pays, et spécialement en Amérique latine, au point que, et j'en reviens au même raisonnement, l'excès de sous-développement ou bien de la lourdeur de l'effort à accomplir pour rattraper le développement est si coûteux que, parmi les victimes, il n'y aura pas seulement les personnes écrasées par le malheur, il y aura aussi la démocratie qui ne résistera pas à la multiplication des crises sociales. D'où la responsabilité des pays qui ont la chance de connaître une certaine prospérité, et en même temps d'avoir acquis la conscience du statut politique indispensable pour qu'un peuple vivant dans la liberté, recherchant l'égalité, puisse éprouver en son sein la fraternité nécessaire.
- La France, pour son compte, a donc décidé d'agir, mais elle ne peut pas se substituer aux autres, elle reste le pays industriel qui apporte la plus grande contribution aux aides multilatérales et bilatérales, et de loin. Si quelques grands pays, ceux qui se trouvent à la tête, à l'heure actuelle, - la France est en quatrième rang des grandes puissances industrielles - ou bien dont l'économie se développe, si l'effort accompli par les autres était du niveau de celui de la France, nous aurions les moyens déjà de résoudre une large part du problème, et le calcul que je fais devant vous ne tiens pas compte de l'effort fait par la France dans ce que nous appelons nos départements et nos territoires d'Outre mer. Ce qui est accompli, par exemple, à La Réunion comme aux Antilles ou en Nouvelle-Calédonie, n'est pas pris en compte dans le calcul que vaut à la France d'être en tête de tous les pays industriels du monde sur le terrain dont je vous parle.
- Je ne dis pas cela pour que vous vous retourniez vers moi et que vous considériez la France comme la sauvegarde de toute chose, je veux simplement que l'on rende justice à mon pays, qui non seulement a assumé sa propre sortie de crise mais qui cherche à répondre aux aspirations universelles des femmes et des hommes sur la terre. Bref, nous cherchons à rester digne de ce qui fut apporté il y a deux cents ans, au prix que vous savez, pour la liberté dans le monde, la liberté qui commence aussi par la possibilité de travailler et de conquérir sa propre indépendance.\
Lorsque je me suis trouvé devant les Nations unies quelques temps plus tard, j'ai repris ce même refrain, porté sur votre terrain notamment ces fameux pays intermédiaires, estimant que nous ne pourrions pas en tirer par des mesures partielles et qu'il faudrait bien disposer d'un fond international qui pourrait être alimenté de diverses façons afin de venir à la rescousse des pays qui en ont besoin. Je ne prétends pas que la procédure proposée soit forcément la meilleure, en tout cas je n'en connais pas d'autres pour l'instant, et ceux qui ont voulu servir de palliatif ont finalement échoué.
- J'ai souhaité qu'il y eût de nouveaux Droits de Tirages Spéciaux qui comme vous le savez vont vers les pays qui y contribuent, vers les pays les plus riches qui peuvent se procurer des nouvelles liquidités. J'ai souhaité que décision fut prise de telle sorte qu'une fois prise, les pays riches n'en disposent pas et laissent à la disposition de cette caisse multilatérale les sommes ainsi accumulées. On a pu craindre sans doute que ces sommes puissent contribuer à un autre développement, celui de l'inflation, au fond c'est une fabrication de monnaie qui ne correspond pas nécessairement - en tout cas pas au début - à une création de marchandise. De ce point de vue, cela tombe dans la définition des risques d'inflation. Mais quand on fait la comparaison entre les sommes qui seraient ainsi réservées pour être réparties ensuite et les habituels errements qui se sont installés sur le marché international de l'argent, on fait des comparaisons qui sont extrêmement instructives. Ce qu'a coûté la crise boursière du krach d'il y a deux ans a représenté en trois semaines une sommes équivalent à ce qu'aurait coûté l'abolition de la dette. Et pourtant au fond cette crise boursière à peine effacée, qui s'en est rendu compte ? Ce n'est pas la plupart des gens de nos pays qui ont l'habitude de spéculer et de se servir de la bourse pour cela.\
Nous allons continuer. Si les résultats obtenus notamment par la France ne sont pas négligeables, nous avons aussi veillé à développer un plan d'action - j'en avais fait la proposition à la tribune des Nations unies - pour la stabilisation des fleuves du Bangladesh victimes d'inondations si terribles que 110 millions de personnes se trouvent à tout moment exposées. Nous avons pu adopter avec nos partenaires de l'Europe de la Communauté, de l'Afrique, des Caraïbes, du Pacifique, les accords de Lomé IV qui ont quand même abouti à une enveloppe de quelques 12 milliards d'Ecus, tout cela est entrepris, mais cela n'est évidemment pas suffisant. Cela reste loin des sommes nécessaires pour venir à bout de cet immense problème.
- Alors nous continuerons pour ce qui nous concerne. Nous avons besoin de répondre aux nécessités de notre pays, nous avons besoin de prendre part aux nouvelles obligations qui nous incombent à partir de l'Europe centrale et orientale et il ne faut pas que cette partie de l'Europe soit concurrente des pays du tiers monde. Il y a une inquiétude dans ces pays qui se disent : désormais les Européens orientaux n'auront plus de regard que pour leurs frères, leurs voisins de l'Est et du centre de l'Europe. C'est vrai, cela nous préoccupe beaucoup mais nous n'entendons pas, nous Français, abandonner pour autant la mission que nous nous sommes fixée qui est de convaincre nos partenaires qu'il est grand temps de proposer au monde entier un plan de développement et pour notre compte d'en avoir la logique et d'appliquer à notre économie et à nos finances cette dure règle qui veut que nous soyons présents dans cette région de l'Océan Indien.\
Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai eu l'occasion de dire déjà dans votre pays hier soir, mais enfin je me réjouis de voir que la France est à ce point présente simplement lorsque je vous entends. Vous avez préservé le trésor culturel et vous avez préservé, magnifié la langue. Vous êtes pluri-culturel, cela n'ôte rien à vos autres sources de culture personnelle ou collective. Celle-ci n'est pas au détriment de celle-là mais comment ne pas être presque étonné de cette capacité que vous avez montrée de préserver notre langue commune dans toute sa richesse et dans toutes ses finesses. C'est un motif d'orgueil que nous devons partager. Cette langue a donné naissance à une organisation nouvelle qui s'appelle la francophonie. Je souhaite que de plus en plus nous travaillions dans ce sens et j'ai déjà exprimé à M. le Premier ministre le souhait que j'ai de voir la francophonie qui tient un sommet tous les deux ans, et doit se réunir, pour un prochain rendez-vous - je ne peux pas décider pour tout le monde - à l'île Maurice.
- Je ne pense pas m'avancer beaucoup en disant qu'il y a de grandes chances que cela se fasse. Ces Sommets de la francophonie sont tout à fait nécessaires, ils établissent un contact entre les différences catégories de pays riches, moins riches, pauvres tout à fait pauvres. Et des pays comme la France, le Canada, la Belgique, la Suisse sont ainsi confrontés aux problèmes qui leur sont exprimés par des pays du tiers monde, plus nombreux et qui occupent une part très importante dans nos débats.\
Je m'arrêterai là et je souhaite que nous puissions nous retrouver de toutes les façons que nous seront proposées. Je sais bien qu'il y a débat sur ce qui fut proposé, je crois en 1971, pour une zone de paix sur l'Océan Indien. Je n'y étais pas. C'était un raisonnement de ceux qui gouvernaient à l'époque mais je ne peux pas les démentir. Une zone de paix, oui, mais pour tout le monde £ une zone de paix suppose l'absence de tout impérialisme, oui, mais pour tout le monde. Et, une naturelle prudence, une prudence acquise nous conduit à penser qu'il faut, comme pour parler, tourner plusieurs fois sa langue dans sa bouche avant d'exprimer un mot et tenir suspendue sa plume plusieurs fois avant de la plonger dans l'encrier. Les encriers avaient cet avantage, cela donnait le temps de réfléchir...
- L'idée est très bonne, l'idée est très saine, elle avait quand même un aspect stratégique à l'époque. Garantissez-moi qu'il n'en est plus ainsi aujourd'hui, je saurais l'examiner. Il faut maintenant parler du contenu. En revanche, je souhaite très vivement que l'on enrichisse le dialogue autour de la Commission de l'Océan Indien.
- Les pays auxquels nous nous adressons ont le plus grand besoin d'établir entre eux une relation suivie, vous l'avez déjà avec la Réunion. Il faut coordonner nos efforts. Vous êtes des peuples peu nombreux, mais qui exercent leur autorité sur de grandes étendues, vous êtes des passages obligés, votre importance est plus réelle qu'on le croit. La situation stratégique, la situation culturelle, la situation géographique, l'histoire, tout cela se conjugue pour que votre importance ne soit niée par personne et la France qui se trouve être votre voisine entend bien travailler avec vous dans ce sens. Alors je dirai oui, de la même façon, à toute invitation qui me sera faite. Cela a déjà été fait pour que la France soit représentée dans vos prochaines réunions. Et s'il est nécessaire que les pays en question, notamment le vôtre, soient équipés pour recevoir d'importantes conférences internationales, je pense que la combinaison de plusieurs facteurs devrait permettre, avec l'association d'un certain nombre de pays auxquels je pense, d'apporter des équipements de ce type, dans un pays comme le vôtre.\
Voilà, je ne veux pas prolonger à l'extrême cette allocution. Je voudrais vous remercier, monsieur le Président, de l'accueil que vous m'avez réservé et des paroles que vous avez prononcées. L'accueil c'est celui de l'Ile Maurice, il est connu, il est réputé. Je crois que dans beaucoup de pays du monde, on connaît ou on souhaite connaître les vertus de l'Ile Maurice, pays appelé à connaître une grande expansion, pas simplement à cause du tourisme parce que les rivages sont beaux, le ciel aussi, mais parce que le peuple qui l'habite a des vertus qui me paraissent indispensables au développement de relations humaines, fortes et généreuses et riches d'avenir.
- Je vous souhaite, à vous mesdames et messieurs les parlementaires, d'accomplir votre tâche selon votre conscience, avec le souci commun de servir la démocratie.
- Mesdames et messieurs, monsieur le Président, je vous remercie.\