8 juin 1990 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion du colloque sur Jules Renard, Nevers, le 8 juin 1990.
Monsieur le Président,
- mesdames et messieurs,
- Il m'est très agréable de me trouver à vos côtés, ici à Nevers, pour célébrer le souvenir et l'oeuvre de Jules Renard. Pendant trois jours vous allez parler savamment, et je suppose passionnément, de cet écrivain connu mais encore méconnu, indissociable de sa terre, de son territoire, pourquoi ne pas dire de son terroir, la Nièvre. Je l'y ai rencontré. A Chitry, à Chomot, à La Gloriette. J'ai rencontré un certain nombre de Nivernais qui l'avaient approché, d'autres qui avaient pieusement recueilli certains des objets qui lui étaient familiers : un chapeau, une canne, un écritoire. Son souvenir était resté vivace et si le journal nous permet de retrouver à tous instants les paysages, le climat, l'atmosphère de la Nièvre et de ses deux communes si proches l'une de l'autre qu'il est très aisé pour le passant, le voyageur qui garde le souvenir de cet écrivain, il est très aisé de retrouver tout aussitôt les éléments de caractère, d'environnement, de situation. Des descriptions fines, aigües, un certain type de paysage, de façon d'être qui expliquent pour beaucoup Jules Renard. Mais enfin, Jules Renard, pour beaucoup, c'est d'abord, ainsi que vient de l'expliquer de façon remarquable, M. Pierre Brunel, c'est d'abord "Poil de carotte", de même que Flaubert disait "Madame Bovary" c'est moi, Jules Renard aurait pu dire "Poil de carotte" c'est moi, puis encore. Mais cette effrayante solitude, cette vie au quotidien avec ces gens, et ces gens sont ses parents, qui ne s'aiment pas, qui ne l'aiment pas, ou pas comme il faudrait. Cette vie il l'a subie. De cette solitude et de l'effroi qui en naquit, très jeune il décida d'en faire quelque chose, et au lieu de se taire, de rester à l'écart, de continuer à prendre les coups, il choisit de parler pour mieux fomenter sa revanche, il attendit, longtemps, le temps de laisser aux mots le pouvoir de devenir des armes ? Car Jules Renard, c'est avant tout le savoir de dire et de dire le plus simplement du monde, de la façon la plus dépouillée possible, la plus brute, quelquefois la plus brutale, c'est le pouvoir de transmettre le malheur, la sauvagerie du malheur, et la révolte contre ce même malheur, on pourrait dire aussi bien, dans d'autres circonstances : Jules Renard ou Le Révolté.
- De son enfance-même il tira, et pour cause, la force et la conviction que l'on pouvait lutter contre l'injustice y compris et surtout la pire des injustices celle qui vous fait croire que vous n'êtes pas comme les autres et pourtant le petit Jules était bien un garçon comme les autres. C'est qu'on ne cessait de lui retirer l'amour, la considération, la gentillesse. Il amassa en lui comme un trésor et ce trésor par la force de ses mots reste intact de nos jours. Qui peut lire aujourd'hui "Poil de carotte" sans en être bouleversé ? Qui peut se plonger dans la lecture du "Journal" sans se délecter, sans vivre intensément ce qui fut vécu par un autre ? Qui peut commencer "les histoires naturelles" sans en être enchanté et qui peut, une fois "L'écornifleur" achevé ne pas sourire, s'en amuser, ne pas être ravi de tant d'humour ?\
Jules Renard reste, ou plutôt redevient, d'une grande actualité. Je dis "redevient" car comme tant d'autres, comme tout grand écrivain, il eut son purgatoire. Après sa mort, on l'accusa d'avoir un style de pharmacien - il y a des pharmaciens qui écrivent bien - alors qu'il passait son temps à traquer l'enflure, les envolées faussement lyriques. La publication de son journal où il disait "tout", enfin presque tout, n'arrangera pas sa réputation £ ici révélé pour certains, mesquin, capricieux, orgueilleux, intrigant, grincheux, ivre de succès et de reconnaissance. Alors qu'il mettait toute son énergie à ne pas se disperser, à aller se retremper dans sa Nièvre, à Chitry où il vivait une vie en apparence paisible, une vie qu'on aurait pu croire être celle d'un rentier de la littérature. En apparence seulement, car il passait son temps à observer les gens, les paysages, les bêtes. A la manière d'un ethnologue féroce il notait tout : la beauté d'un nuage à l'aube quand le bleu du ciel est encore pâlissant, l'eau claire d'une source que traversent des animaux, l'ondulation de la luzerne avant l'orage, la note triste du crapaud, le gémissement de la campagne quand elle ruisselle de pluie. C'est bien Jules Renard de la Nièvre.
- Vous allez, je crois, disserter sur Jules Renard et ses villages, sur l'appartenance de Renard au Nivernais. Et moi je me pose cette question : y aurait-il eu Jules Renard s'il n'avait connu, embrassé, conquis, de l'intérieur, la Nièvre. Et pourtant si entre la Nièvre et lui il y eut une histoire, une histoire qui ressemble bien souvent à une histoire d'amour, celle qui reste. Il faut dire qu'elle commença bien mal car pour se donner le sentiment d'exister, c'est la Nièvre ou sa famille, mais enfin la Nièvre d'une façon plus générale, qu'il commença par quitter. En 1881, il part de Chitry-les-Mines où commes il le dit "de huit à dix, lèvres serrées, lieux troubles, oreilles endormies déjà vit suspendue toute la famille pour savoir qui se taira le mieux" fait sans bruit sa vie quotidienne de silence. Donc, au début de l'apprentissage c'est la vie suspendue, c'est l'immobilité £ celle des êtres et celle des choses. Alors Renard écrit et il veut que cela se sache. Il a trop souffert du silence, souffert de ses parents, on le sait, on l'a dit. Le voici donc qui part à la conquête de Paris, il prépare Normale Supérieure £ il y renonce et prend le parti de la litterature, définitivement cette fois-ci. Mais pas de littérature déclamatoire, poétisante, sentimentale qui était alors, il faut le dire, très à la mode dans les salons. La litterature pour lui c'est une affaire très sérieuse, elle doit dire la vérité au plus près, au plus près de l'être, au plus près de la chose. Ne pas arranger ce que l'on voit, ne pas poétiser le spectacle du monde, se mettre au service de l'humble, du quotidien, du fugitif. Procéder par petites touches, exprimer par fragments, faire le plus simple possible, le plus tranchant aussi.\
A Paris, il cherchera un emploi, il en occupera plusieurs, enfin, modestes, et vivra sa misère. Cette misère-là il s'en souviendra pour nourrir sa vision du monde. Et pourtant, il connaîtra la gloire des salons, des amitiés avec des gens célèbres, les succès littéraires, théâtraux, mais cependant jamais il ne s'en grisera. Là encore le souvenir du malheur de l'enfance, l'expérience de la misère, l'exigence envers lui-même, l'absence de l'auto-satisfaction, de contentement de soi, et un regard ironique sur lui-même qu'il conservera jusqu'à la fin, l'en empêcheront.
- La Nièvre aussi, l'attachement à la terre y contribueront de façon décisive. Ce qui explique, pour une large part, je le pense, votre initiative, votre volonté de ramener Jules Renard à la place qui lui revient et de l'identifier comme c'est juste avec ce sol, cette terre que vous représentez. Car son âme il ne l'a jamais laissée à Paris. A Chitry, il revient comme à son port d'attache, il y vit avec sa femme, il élève, bien et même fort bien, ses enfants, le journal également ne cesse de nous émerveiller par la qualité de ses notations paternelles. Il livrera à l'époque de son élection au journal "L'Humanité" je le cite : "le Républicain se fait une haute idée de la morale, il veut l'Homme libre, mettre un frein à la richesse des uns, à la pauvreté des autres". L'injustice dont il a tant souffert, bien entendu, le révolte. Il se sent touché, lui, et il prend parti. Pour Dreyfus, je viens de le dire, contre les riches, et pour les pauvres. Il écrit encore : "je ne m'occupe pas de politique" mais c'est comme si on disait : il ne s'occupe pas de la vie. Il admira Jaurès, il ne cacha pas son anticléricalisme, qui lui provoqua il faut le dire aussi, bien des ennuis et des inimitiés. Il écrit à Gide, je le cite : "je déclare que le mot - Justice - est le plus beau de la langue des hommes et qu'il faut pleurer si les hommes ne le comprennent plus". Il pensait et il disait que la droiture d'esprit, la rigueur et la rigidité même du caractère étaient nécessaires pour que le monde soit moins injuste. Encore lui, "ne dites pas d'un coeur léger qu'il y aura toujours des pauvres". Alors, assurément, il n'analysera pas les mécanismes du capitalisme, ce n'était pas son affaire et il ne prit pas pour héros de ses oeuvres des ouvriers. Il parla de ce qu'il connaissait, et le monde paysan était plus proche de lui, certains esprits perfides, mais on a bien le droit d'être perfide avec un homme qui pratiqua autant et aussi bien que lui l'ironie et qui ne ménagea personne, pourquoi le serait-il à son tour ? On lui fit remarquer cet esprit-là : que l'enfant, je veux dire ceux qui le critiquent, que l'enfant a conduit Vallès à la Commune tandis que M. Poil de Carotte, lui, a fébrilement souhaité la Légion d'honneur.\
Moi, je crois que ce serait quand même une erreur de le lui reprocher à distance car sa cible fût quand même la médiocrité - je viens de le dire - l'injustice, la bassesse, la vraie méchanceté et son oeuvre fut le procès verbal de sa vie, celle d'un littérateur. Un littérateur qui se met au service des mots, rien d'étonnant. Pour lui, la phrase la plus simple est toujours la meilleure, le sujet, le verbe, l'attribut et il ne cesse de répéter cette formule : le sujet, le verbe, l'attribut. Son journal retentit sans cesse de ce genre d'avertissement. On trouve à une certaine page, cette citation à ce moment même s'adressant à lui-même : "tu fais des phrases, tu n'es déjà plus sincère. Dès que tu veux te regarder dans une glace ton haleine se brouille". Voilà ce qu'il évite et ce qu'il réussira toujours à éviter. Ne pas perdre pied, dire ce qui permet de vivre, alors il rêve de pouvoir transmettre aux lecteurs la sensation, l'émotion qu'il éprouve au spectacle de la nature : "avoir une casquette avec ces mots en lettres d'or, interprète de la nature". Il va très loin dans ce sens, pour lui la nature est réelle, elle est mouvante, elle est farouche, elle n'est pas paradisiaque bref, elle est vraie. Ingrate, d'autres l'ont exprimée. Vraie tout simplement. Et, lui il se lève à l'aube pour l'observer cette nature. Il s'étend dans les blès pour la humer. Il attend le soir en restant immobile près d'un arbre - qui ne l'a fait à quelques moments de rêveries, quand le songe prend le pas sur l'action - qui n'a pas puisé dans cette attitude et ce comportement, dans ce souci d'observation plus d'énergie et plus de force pour continuer la route, pousser un peu plus loin et retrouver le grand mouvement des choses avec encore un soir des capacités d'en dominer le cours. Savoir être lent, savoir écouter, se faire le plus silencieux possible et d'une certaine façon ne pas effaroucher. "Comme on fait circuler les verres de sirop écrit-il, des paysans détournent la tête et il faut les appeler comme s'ils étaient très loin. Le désir de savoir la vérité oblige à se faire petit comme eux, ou bien restons chez nous, nous y sommes passables, ne sortons pas, nos défauts nous attendent à la porte comme des mouches".\
Alors, restons chez nous, observons l'ordre du monde et le monde paysan a ses règles. Certaines sont bonnes. On n'y aime pas les paroles complaisantes, les serrements de mains compromettants, complices, inutilement complices et pensons à la vieille Ragotte qui, recevant une photo de sa fille à Paris, en toilette, toute frisée, regarde et dit simplement : "pauvre petite malheureuse". Jusqu'à la fin de sa vie Jules Renard restera, je crois, imprégné de cette morale paysanne. En toute manière, sa probité fut constante. Il était sévère aux autres presqu'autant qu'à lui-même. Léon Blum son ami a dit de lui qu'il était un janséniste laïque. Bref, Renard, c'est peut-être ce qu'il y a de plus rare en littérature, le talent mais un talent contenu, maîtrisé, qui se méfie de tout ce qui pourrait le faire déborder, s'écarter d'un simple trait des réalités que l'écrivain a pour charge d'exprimer mais d'exprimer en lui restant fidèle alors que tout propos supplémentaire, toute fausse poésie serait façon de le trahir.
- Poète, il l'était. Il a rêvé de l'être mais il l'était. Il le disait, la vérité n'est pas toujours l'art. L'art n'est pas toujours la vérité mais la vérité et l'art ont des points de contact. Je les cherche. Vous savez que l'abord m'a surpris dans cette recherche, j'ai beaucoup apprécié l'exposé qui nous a été fait par M. le Professeur Brunel £ que de choses on apprend tout en croyant connaître déjà et que l'on connaît si mal d'une oeuvre, d'un caractère. Et lui il meurt à 46 ans, vous l'avez rappelé. Il meurt seul ou presque. Il regarde la mort s'installer en lui-même. Et la mort elle veut, elle, qu'on le sache. Vous l'avez rappelé, le sang coule sur sa jambe. Il observe comme il a observé tout le reste. Il le décrit s'il n'a pas le temps de pousser plus loin sa narration, c'est parce qu'il meurt.
- Que dira-t-on de lui ? Je crois qu'il était depuis longtemps en marche vers le silence, retrouvant de la sorte peut-être sans le savoir un certain esprit de famille.\
Monsieur le Président, mesdames et messieurs, je n'ajouterai pas grand chose à ce que vous-même observerez au cours de ces journées. Certains d'entre vous ont cherché, travaillé, étudié, ont ramené des pétites d'or d'une recherche qui fut très souvent négligée depuis 1910, cette année où moururent Tolstoï et Jules Renard.
- Vous m'avez donné l'occasion de retrouver ce département qui m'est cher. Mais fort souvent et cet aprés-midi encore, il m'est donné de vous rejoindre au travers de tâches matérielles nécessaires, un peu ingrates, toujours intéressantes. On peut et on doit ouvrir une route, on doit veiller à la qualité des communications, savoir que l'emploi ne suit pas toujours la courbe de nos espoirs, que la vie n'est pas aisée chaque jour pour le Nivernais quel qu'il soit. Mais cela étant dit, il n'en reste pas moins que vous retrouvez autour d'une oeuvre, autour d'un écrivain qui nous permet pendant quelques heures ou quelques jours d'aller au fond de nous-même, de chercher à comprendre au travers d'un témoignage sans fioriture, retrouver la propre rigueur qui nous échappe si souvent, l'intransigeance. C'est une façon de vivre, elle n'est pas la plus dommageable à la qualité de chaque être. Le fait que vous teniez ce colloque sur Jules Renard, ici dans la Nièvre c'est aussi je pense pour célébrer ou magnifier l'identité entre cet écrivain et son département, son terroir. Jules Renard s'inscrira dans la suite des grands créateurs nivernais et des grands interprètes. Soyez donc remerciés, mesdames et messieurs pour y avoir contribué chacun à sa façon pour avoir célébré, pour avoir témoigné et pour avoir préservé le meilleur du souvenir.\
- mesdames et messieurs,
- Il m'est très agréable de me trouver à vos côtés, ici à Nevers, pour célébrer le souvenir et l'oeuvre de Jules Renard. Pendant trois jours vous allez parler savamment, et je suppose passionnément, de cet écrivain connu mais encore méconnu, indissociable de sa terre, de son territoire, pourquoi ne pas dire de son terroir, la Nièvre. Je l'y ai rencontré. A Chitry, à Chomot, à La Gloriette. J'ai rencontré un certain nombre de Nivernais qui l'avaient approché, d'autres qui avaient pieusement recueilli certains des objets qui lui étaient familiers : un chapeau, une canne, un écritoire. Son souvenir était resté vivace et si le journal nous permet de retrouver à tous instants les paysages, le climat, l'atmosphère de la Nièvre et de ses deux communes si proches l'une de l'autre qu'il est très aisé pour le passant, le voyageur qui garde le souvenir de cet écrivain, il est très aisé de retrouver tout aussitôt les éléments de caractère, d'environnement, de situation. Des descriptions fines, aigües, un certain type de paysage, de façon d'être qui expliquent pour beaucoup Jules Renard. Mais enfin, Jules Renard, pour beaucoup, c'est d'abord, ainsi que vient de l'expliquer de façon remarquable, M. Pierre Brunel, c'est d'abord "Poil de carotte", de même que Flaubert disait "Madame Bovary" c'est moi, Jules Renard aurait pu dire "Poil de carotte" c'est moi, puis encore. Mais cette effrayante solitude, cette vie au quotidien avec ces gens, et ces gens sont ses parents, qui ne s'aiment pas, qui ne l'aiment pas, ou pas comme il faudrait. Cette vie il l'a subie. De cette solitude et de l'effroi qui en naquit, très jeune il décida d'en faire quelque chose, et au lieu de se taire, de rester à l'écart, de continuer à prendre les coups, il choisit de parler pour mieux fomenter sa revanche, il attendit, longtemps, le temps de laisser aux mots le pouvoir de devenir des armes ? Car Jules Renard, c'est avant tout le savoir de dire et de dire le plus simplement du monde, de la façon la plus dépouillée possible, la plus brute, quelquefois la plus brutale, c'est le pouvoir de transmettre le malheur, la sauvagerie du malheur, et la révolte contre ce même malheur, on pourrait dire aussi bien, dans d'autres circonstances : Jules Renard ou Le Révolté.
- De son enfance-même il tira, et pour cause, la force et la conviction que l'on pouvait lutter contre l'injustice y compris et surtout la pire des injustices celle qui vous fait croire que vous n'êtes pas comme les autres et pourtant le petit Jules était bien un garçon comme les autres. C'est qu'on ne cessait de lui retirer l'amour, la considération, la gentillesse. Il amassa en lui comme un trésor et ce trésor par la force de ses mots reste intact de nos jours. Qui peut lire aujourd'hui "Poil de carotte" sans en être bouleversé ? Qui peut se plonger dans la lecture du "Journal" sans se délecter, sans vivre intensément ce qui fut vécu par un autre ? Qui peut commencer "les histoires naturelles" sans en être enchanté et qui peut, une fois "L'écornifleur" achevé ne pas sourire, s'en amuser, ne pas être ravi de tant d'humour ?\
Jules Renard reste, ou plutôt redevient, d'une grande actualité. Je dis "redevient" car comme tant d'autres, comme tout grand écrivain, il eut son purgatoire. Après sa mort, on l'accusa d'avoir un style de pharmacien - il y a des pharmaciens qui écrivent bien - alors qu'il passait son temps à traquer l'enflure, les envolées faussement lyriques. La publication de son journal où il disait "tout", enfin presque tout, n'arrangera pas sa réputation £ ici révélé pour certains, mesquin, capricieux, orgueilleux, intrigant, grincheux, ivre de succès et de reconnaissance. Alors qu'il mettait toute son énergie à ne pas se disperser, à aller se retremper dans sa Nièvre, à Chitry où il vivait une vie en apparence paisible, une vie qu'on aurait pu croire être celle d'un rentier de la littérature. En apparence seulement, car il passait son temps à observer les gens, les paysages, les bêtes. A la manière d'un ethnologue féroce il notait tout : la beauté d'un nuage à l'aube quand le bleu du ciel est encore pâlissant, l'eau claire d'une source que traversent des animaux, l'ondulation de la luzerne avant l'orage, la note triste du crapaud, le gémissement de la campagne quand elle ruisselle de pluie. C'est bien Jules Renard de la Nièvre.
- Vous allez, je crois, disserter sur Jules Renard et ses villages, sur l'appartenance de Renard au Nivernais. Et moi je me pose cette question : y aurait-il eu Jules Renard s'il n'avait connu, embrassé, conquis, de l'intérieur, la Nièvre. Et pourtant si entre la Nièvre et lui il y eut une histoire, une histoire qui ressemble bien souvent à une histoire d'amour, celle qui reste. Il faut dire qu'elle commença bien mal car pour se donner le sentiment d'exister, c'est la Nièvre ou sa famille, mais enfin la Nièvre d'une façon plus générale, qu'il commença par quitter. En 1881, il part de Chitry-les-Mines où commes il le dit "de huit à dix, lèvres serrées, lieux troubles, oreilles endormies déjà vit suspendue toute la famille pour savoir qui se taira le mieux" fait sans bruit sa vie quotidienne de silence. Donc, au début de l'apprentissage c'est la vie suspendue, c'est l'immobilité £ celle des êtres et celle des choses. Alors Renard écrit et il veut que cela se sache. Il a trop souffert du silence, souffert de ses parents, on le sait, on l'a dit. Le voici donc qui part à la conquête de Paris, il prépare Normale Supérieure £ il y renonce et prend le parti de la litterature, définitivement cette fois-ci. Mais pas de littérature déclamatoire, poétisante, sentimentale qui était alors, il faut le dire, très à la mode dans les salons. La litterature pour lui c'est une affaire très sérieuse, elle doit dire la vérité au plus près, au plus près de l'être, au plus près de la chose. Ne pas arranger ce que l'on voit, ne pas poétiser le spectacle du monde, se mettre au service de l'humble, du quotidien, du fugitif. Procéder par petites touches, exprimer par fragments, faire le plus simple possible, le plus tranchant aussi.\
A Paris, il cherchera un emploi, il en occupera plusieurs, enfin, modestes, et vivra sa misère. Cette misère-là il s'en souviendra pour nourrir sa vision du monde. Et pourtant, il connaîtra la gloire des salons, des amitiés avec des gens célèbres, les succès littéraires, théâtraux, mais cependant jamais il ne s'en grisera. Là encore le souvenir du malheur de l'enfance, l'expérience de la misère, l'exigence envers lui-même, l'absence de l'auto-satisfaction, de contentement de soi, et un regard ironique sur lui-même qu'il conservera jusqu'à la fin, l'en empêcheront.
- La Nièvre aussi, l'attachement à la terre y contribueront de façon décisive. Ce qui explique, pour une large part, je le pense, votre initiative, votre volonté de ramener Jules Renard à la place qui lui revient et de l'identifier comme c'est juste avec ce sol, cette terre que vous représentez. Car son âme il ne l'a jamais laissée à Paris. A Chitry, il revient comme à son port d'attache, il y vit avec sa femme, il élève, bien et même fort bien, ses enfants, le journal également ne cesse de nous émerveiller par la qualité de ses notations paternelles. Il livrera à l'époque de son élection au journal "L'Humanité" je le cite : "le Républicain se fait une haute idée de la morale, il veut l'Homme libre, mettre un frein à la richesse des uns, à la pauvreté des autres". L'injustice dont il a tant souffert, bien entendu, le révolte. Il se sent touché, lui, et il prend parti. Pour Dreyfus, je viens de le dire, contre les riches, et pour les pauvres. Il écrit encore : "je ne m'occupe pas de politique" mais c'est comme si on disait : il ne s'occupe pas de la vie. Il admira Jaurès, il ne cacha pas son anticléricalisme, qui lui provoqua il faut le dire aussi, bien des ennuis et des inimitiés. Il écrit à Gide, je le cite : "je déclare que le mot - Justice - est le plus beau de la langue des hommes et qu'il faut pleurer si les hommes ne le comprennent plus". Il pensait et il disait que la droiture d'esprit, la rigueur et la rigidité même du caractère étaient nécessaires pour que le monde soit moins injuste. Encore lui, "ne dites pas d'un coeur léger qu'il y aura toujours des pauvres". Alors, assurément, il n'analysera pas les mécanismes du capitalisme, ce n'était pas son affaire et il ne prit pas pour héros de ses oeuvres des ouvriers. Il parla de ce qu'il connaissait, et le monde paysan était plus proche de lui, certains esprits perfides, mais on a bien le droit d'être perfide avec un homme qui pratiqua autant et aussi bien que lui l'ironie et qui ne ménagea personne, pourquoi le serait-il à son tour ? On lui fit remarquer cet esprit-là : que l'enfant, je veux dire ceux qui le critiquent, que l'enfant a conduit Vallès à la Commune tandis que M. Poil de Carotte, lui, a fébrilement souhaité la Légion d'honneur.\
Moi, je crois que ce serait quand même une erreur de le lui reprocher à distance car sa cible fût quand même la médiocrité - je viens de le dire - l'injustice, la bassesse, la vraie méchanceté et son oeuvre fut le procès verbal de sa vie, celle d'un littérateur. Un littérateur qui se met au service des mots, rien d'étonnant. Pour lui, la phrase la plus simple est toujours la meilleure, le sujet, le verbe, l'attribut et il ne cesse de répéter cette formule : le sujet, le verbe, l'attribut. Son journal retentit sans cesse de ce genre d'avertissement. On trouve à une certaine page, cette citation à ce moment même s'adressant à lui-même : "tu fais des phrases, tu n'es déjà plus sincère. Dès que tu veux te regarder dans une glace ton haleine se brouille". Voilà ce qu'il évite et ce qu'il réussira toujours à éviter. Ne pas perdre pied, dire ce qui permet de vivre, alors il rêve de pouvoir transmettre aux lecteurs la sensation, l'émotion qu'il éprouve au spectacle de la nature : "avoir une casquette avec ces mots en lettres d'or, interprète de la nature". Il va très loin dans ce sens, pour lui la nature est réelle, elle est mouvante, elle est farouche, elle n'est pas paradisiaque bref, elle est vraie. Ingrate, d'autres l'ont exprimée. Vraie tout simplement. Et, lui il se lève à l'aube pour l'observer cette nature. Il s'étend dans les blès pour la humer. Il attend le soir en restant immobile près d'un arbre - qui ne l'a fait à quelques moments de rêveries, quand le songe prend le pas sur l'action - qui n'a pas puisé dans cette attitude et ce comportement, dans ce souci d'observation plus d'énergie et plus de force pour continuer la route, pousser un peu plus loin et retrouver le grand mouvement des choses avec encore un soir des capacités d'en dominer le cours. Savoir être lent, savoir écouter, se faire le plus silencieux possible et d'une certaine façon ne pas effaroucher. "Comme on fait circuler les verres de sirop écrit-il, des paysans détournent la tête et il faut les appeler comme s'ils étaient très loin. Le désir de savoir la vérité oblige à se faire petit comme eux, ou bien restons chez nous, nous y sommes passables, ne sortons pas, nos défauts nous attendent à la porte comme des mouches".\
Alors, restons chez nous, observons l'ordre du monde et le monde paysan a ses règles. Certaines sont bonnes. On n'y aime pas les paroles complaisantes, les serrements de mains compromettants, complices, inutilement complices et pensons à la vieille Ragotte qui, recevant une photo de sa fille à Paris, en toilette, toute frisée, regarde et dit simplement : "pauvre petite malheureuse". Jusqu'à la fin de sa vie Jules Renard restera, je crois, imprégné de cette morale paysanne. En toute manière, sa probité fut constante. Il était sévère aux autres presqu'autant qu'à lui-même. Léon Blum son ami a dit de lui qu'il était un janséniste laïque. Bref, Renard, c'est peut-être ce qu'il y a de plus rare en littérature, le talent mais un talent contenu, maîtrisé, qui se méfie de tout ce qui pourrait le faire déborder, s'écarter d'un simple trait des réalités que l'écrivain a pour charge d'exprimer mais d'exprimer en lui restant fidèle alors que tout propos supplémentaire, toute fausse poésie serait façon de le trahir.
- Poète, il l'était. Il a rêvé de l'être mais il l'était. Il le disait, la vérité n'est pas toujours l'art. L'art n'est pas toujours la vérité mais la vérité et l'art ont des points de contact. Je les cherche. Vous savez que l'abord m'a surpris dans cette recherche, j'ai beaucoup apprécié l'exposé qui nous a été fait par M. le Professeur Brunel £ que de choses on apprend tout en croyant connaître déjà et que l'on connaît si mal d'une oeuvre, d'un caractère. Et lui il meurt à 46 ans, vous l'avez rappelé. Il meurt seul ou presque. Il regarde la mort s'installer en lui-même. Et la mort elle veut, elle, qu'on le sache. Vous l'avez rappelé, le sang coule sur sa jambe. Il observe comme il a observé tout le reste. Il le décrit s'il n'a pas le temps de pousser plus loin sa narration, c'est parce qu'il meurt.
- Que dira-t-on de lui ? Je crois qu'il était depuis longtemps en marche vers le silence, retrouvant de la sorte peut-être sans le savoir un certain esprit de famille.\
Monsieur le Président, mesdames et messieurs, je n'ajouterai pas grand chose à ce que vous-même observerez au cours de ces journées. Certains d'entre vous ont cherché, travaillé, étudié, ont ramené des pétites d'or d'une recherche qui fut très souvent négligée depuis 1910, cette année où moururent Tolstoï et Jules Renard.
- Vous m'avez donné l'occasion de retrouver ce département qui m'est cher. Mais fort souvent et cet aprés-midi encore, il m'est donné de vous rejoindre au travers de tâches matérielles nécessaires, un peu ingrates, toujours intéressantes. On peut et on doit ouvrir une route, on doit veiller à la qualité des communications, savoir que l'emploi ne suit pas toujours la courbe de nos espoirs, que la vie n'est pas aisée chaque jour pour le Nivernais quel qu'il soit. Mais cela étant dit, il n'en reste pas moins que vous retrouvez autour d'une oeuvre, autour d'un écrivain qui nous permet pendant quelques heures ou quelques jours d'aller au fond de nous-même, de chercher à comprendre au travers d'un témoignage sans fioriture, retrouver la propre rigueur qui nous échappe si souvent, l'intransigeance. C'est une façon de vivre, elle n'est pas la plus dommageable à la qualité de chaque être. Le fait que vous teniez ce colloque sur Jules Renard, ici dans la Nièvre c'est aussi je pense pour célébrer ou magnifier l'identité entre cet écrivain et son département, son terroir. Jules Renard s'inscrira dans la suite des grands créateurs nivernais et des grands interprètes. Soyez donc remerciés, mesdames et messieurs pour y avoir contribué chacun à sa façon pour avoir célébré, pour avoir témoigné et pour avoir préservé le meilleur du souvenir.\