16 mai 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'histoire et le développement de la civilisation polynésienne, la naissance de l'institution communale, le centenaire de Papeete et l'inauguration de sa nouvelle mairie, Papeete, le 16 mai 1990.

Monsieur le maire, il y a presque un an, vous êtes venu m'inviter, en compagnie de M. le Président Léontieff, à me rendre à Papeete pour le centenaire de votre commune, et j'ai naturellement accepté, car cette démarche rejoignait mon souhait de me rendre en Polynésie. Projet que j'avais formé depuis plusieurs années, mais que je n'avais pu réaliser, en dépit d'un bref voyage, en septembre 1985. Merci de m'avoir fourni l'occasion de cette rencontre directe avec vous tous, mesdames et messieurs. D'abord on va célébrer la commune, qui est une institution importante de la République. Et puis, Papeete a été longemps le seul exemple, en Polynésie, puisqu'il a fallu attendre 1945 avant que la deuxième commune Uturoa soit créée et 1972, il n'y a pas si longtemps, pour que le régime communal soit étendu à l'ensemble du territoire. Et maintenant vous avez quarante-huit communes, et elles ont grandi très vite. Elles ont montré une vitalité remarquable, sans doute parce qu'elles ont rencontré l'adhésion du peuple, de votre peuple, parce que vous vous êtes trouvé mieux chez vous avec cette nouvelle organisation. Que dirai-je de la qualité de l'accueil que vous nous avez réservé, dont je vous remercie. Ce sont de magnifiques coutumes dont vous êtes porteurs et il faut voir, comme nous pouvons le faire ici le mouvement, la couleur, l'entrain, le témoignage d'une ancienne, très ancienne tradition. De cela aussi, mesdames et messieurs je vous remercie. Cela ne m'est pas donné très souvent et cette rencontre, dans ce lieu, en cette circonstance solennelle avec votre souhait de recevoir le mieux possible ce que vous venez de faire, c'est pour moi une joie, j'y suis sensible et je voudrais que cette volonté et que cette expression populaire soient de plus en plus et véritablement le reflet des sentiments que vous éprouvez.\
Il faut développer la richesse de votre patrimoine culturel. Ici et là, tout autour de cette place, d'un peu partout, surgissent des danseurs, apparaissent des danseuses, la musique, le chant qui mêlent gaîté et mélancolie, expressions de la vie, de votre vie, avec ses espoirs et ses chagrins mais qui représentent un peuple authentique dans sa diversité et que je salue en ce jour du centenaire de Papeete.
- Votre civilisation polynésienne s'est forgée avec la conquête plus que millénaire d'un espace marin qui couvre plus d'un tiers du globe. Les îles de Polynésie sont à la fois un point d'aboutissement et un point de départ pour des découvertes et des peuplements successifs, dispersés sur une étendue plus vaste que l'Europe. Et je m'interroge sur les mystères de ce peuplement, de cette longue navigation toujours recommencée dont les origines ne sont pas tout à fait connues même si les recherches récentes ont permis d'établir quelques certitudes. J'en retiendrai pour l'essentiel qu'un autre système de pensée, d'organisation sociale, d'autres techniques de navigation, les vôtres, de génie naval, avaient pu conduire, avec quelques siècles d'avance, à des découvertes aussi marquantes que celles que feront les navigateurs et les explorateurs européens à partir du XVIème siècle. Ainsi donc, a existé une civilisation différente dont vous êtes les héritiers et les porteurs, qui a pu accomplir des prodiges par la force de sa tradition orale et par l'importance de la mémoire collective dont vous venez de nous fournir un nouvel exemple particulièrement chaleureux ce matin. Les Européens que nous sommes ont saisi le monde dans un réseau précis de mesures, angles, temps, distance, inscrits puis transmis dans des ouvrages écrits. Vous, Polynésiens, vous avez su conserver dans votre esprit grâce à une mémoire longtemps exercée, - notamment par la maîtrise de la généalogie -, la position des étoiles, la direction des vents par rapport aux îles, par rapport aux saisons. Comme on l'a écrit, le ciel était pour vous horloge, calendrier, boussole. Cela me fait me souvenir des premiers explorateurs Wallis, Cook, Bougainville qui constatèrent sans les expliquer les exploits de vos navigateurs. Dès lors qu'ils nous en ont fait le récit, l'Europe a perçu une autre dimension de la vie sur la terre qui a rappelé à l'Occident alors conquérant que son mode de pensée ne suffisait pas à déchiffrer le destin de toute l'humanité.
- Lorsque vous m'avez invité, nous étions en train de célébrer à Papeete, comme à Paris, et dans toute la République le Bicentenaire de la Révolution et de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Eh bien ce projet de société, liberté, égalité, défini il y a deux siècles, a mis bien longtemps à s'accomplir un peu partout et notamment pour les peuples d'Outre-mer. Nos liens sont nés des hésitations et des hasards de l'histoire. Mais ils se sont constamment renforcés depuis que le Roi Pomaré V, fils de la Reine Pomaré, a signé le 29 juin 1880 l'acte de remise de ses états à la France. J'ai rappelé d'autre part, c'était hier soir, le sacrifice des volontaires du Bataillon du Pacifique venus à deux reprises défendre la terre de France au cours de la première et de la seconde guerre mondiales. Qu'ils sachent encore et qu'ils reçoivent en cet instant l'hommage de notre reconnaissance.
- L'un des derniers témoignages de cette gratitude qui vous est due a été, et je l'ai voulu, la reconnaissance de votre identité, de votre personnalité, de votre autonomie interne. Beaucoup de responsables - Jean Juventin qui me reçoit maintenant, mais aussi tous les autres qui sont là et ceux qui plus loin représentent vos îles - ont combattu pour que justice vous fût rendue.\
Je vous l'avais annoncé, certains s'en souviendront, lorsque je m'étais exprimé dans l'ancienne mairie de Papeete en 1975. Eh bien maintenant, c'est fait. Nous avons partagé nos responsabilités. La maîtrise de votre destin est désormais dans vos mains en accord étroit et en symbiose avec la République tout entière.
- Alors je pense maintenant à cette petite commune d'il y a cent ans, toute petite commune et centre commercial des archipels. La population s'élevait, me dit-on à 3500 habitants. C'est le Président Sadi Carnot, mon prédécesseur d'il y a un siècle qui a institué cette commune, la commune pour tout le monde : Papeete.
- Quelle évolution depuis lors ! Eh bien, je crois que nous avons bien fait de célébrer ensemble la naissance de l'institution communale en Polynésie. C'est et c'était votre capitale, elle reste capitale et j'entends que Papeete, Tahiti et la Polynésie, tous les archipels prennent rang désormais parmi toutes les entités du Pacifique Sud. Quelle que soit la définition de vos responsabilités, il faut que vous sachiez que vous pouvez avancer désormais d'égal à égal, avec tous les autres peuples de cette immense océan.
- Monsieur le maire, vous avez cité la lignée des premiers magistrats de la ville qui vous ont précédé. Et vous avez évoqué d'un mot la marque qu'ils avaient laissée dans l'histoire de votre cité. Eh bien, j'y ajouterai un neuvième nom, c'est le vôtre, car vous vous êtes attaché à votre tour à quelques objectifs prioritaires qui marqueront votre temps.
- Oui, je peux énumérer logement social, construction d'un réseau moderne d'adduction d'eau, reconstruction du marché, l'achèvement de cette belle mairie, mais je crois pouvoir dire que ce mandat pour vous même et pour mesdames et messieurs les conseillers municipaux, a été marqué par la volonté de faire vraiment de Papeete, cette capitale dont je parlais, un centre de rayonnement politique, commercial, culturel par la multiplication des échanges avec les voisins. Songez que dans quelques jours, mesdames et messieurs, vous recevrez les maires de quatre-vingt villes riveraines du Pacifique, regroupés au sein de l'Association dont vous assurez la vice-présidence.\
Voilà ce que je voulais dire. Maintenant, est engagée une grande politique d'aménagement du territoire. A quoi vous attachez-vous ? D'abord à la formation, la formation des jeunes. Vous le savez puisque vous vivez ici entre vous. Vous êtes une population dont la moitié a moins de vingt ans. Et, tristement, alors que la jeunesse est naturellement synonyme d'espoir, de vie, de création, le chômage frappe d'abord les jeunes. Et, s'il les frappe, c'est parce qu'aussi bien ici que partout ailleurs, on ne les a pas formés suffisamment aux métiers qu'ils feront. Métiers qui changent de jour en jour en raison des progrès de la science et de la technique. Mais je crois savoir que beaucoup est déjà fait : constructions scolaires, actions de formation, travaux d'utilité collective, insertion des jeunes, activités sportives. J'ai pu donner le départ à l'instant d'une belle compétition que j'admirais : 22 kilomètres à la force des bras sur la mer, ma foi, cela ne se voit pas tous les jours ! J'admirais la qualité de ces athlètes qui, à l'issue d'un grand effort, auront témoigné de la qualité sportive, physique et donc morale de la population polynésienne. Il existe une association qui regroupe 5000 jeunes. Cela veut dire que la jeunesse est active. Cependant, elle est en droit de réclamer une meilleure formation pour un avenir plus sûr. Vous vous êtes également attaché à l'habitat. Il vous a fallu entreprendre un programme de logement social et c'est très compliqué. Il faut trouver le terrain, le financement. Il faut que les sociétés qui s'occupent de la construction puissent résorber les quartiers insalubres. Voilà de grandes opérations coûteuses, il est bon que vous les ayez entreprises. Pas simplement ici, à Papeete, mais sur tous les archipels.\
Enfin, troisième préoccupation majeure, l'environnement. Tout de même, quand on pense à la beauté de vos îles, on peut rêver de leur développement. Mais votre première richesse, après votre peuple lui-même, c'est la beauté, c'est la nature. Il faut à la fois la maîtriser et puis la respecter et vous ne devez pas admettre que, sous quelque forme que ce soit, on détruise votre patrimoine qui ne représente pas seulement une immense richesse potentielle pour vous mais aussi pour l'humanité tout entière.\
Monsieur le maire, vous avez insisté sur la richesse et la pluralité des cultures qui se sont successivement rencontrées en Polynésie depuis le début du XIXème siècle. Vous avez dit à quel point les autorités : le gouvernement, l'assemblée territoriale, les municipalités, voulaient absolument maintenir cette diversité. Puisque vous êtes conduits à vivre ensemble, puisque vos langues se retrouvent, se rencontrent à l'accent de vos musiques, il faut savoir maintenir entre vous ce climat de confiance et de tolérance dont M. Juventin parlait à l'instant. Et je voudrais bien que cette leçon de tolérance soit entendue bien au-delà de chez vous, qu'elle soit entendue jusqu'à la lointaine métropole. Un peuple n'est fort que s'il reste uni dans le respect de ses propres différences, que s'il sait accueillir, recevoir les apports nouveau sans craindre. La crainte c'est quoi ? C'est douter de soi-même ! Et les Français comme les Polynésiens français ne doivent pas douter d'eux-mêmes.\
Alors voilà, votre mairie occupe l'emplacement de l'ancien palais. Cela rappelle le rôle que ces farés royaux jouèrent dans l'ensemble de vos traditions. Vous avez raison d'y attacher de l'importance. Votre nouvelle mairie va désormais représenter un chaînon d'une longue histoire et le meilleur symbole d'un recommencement. Je suis venu pour m'associer à ce recommencement, représentant parmi vous tous les Français, qui se sentent aujourd'hui, par le coeur, proches de vous et qui vous disent, comme moi : Salut ! Bonne chance ! Ayez confiance en vous et choisissez votre destin ! Vous en êtes capables, à condition de le vouloir.
- Je veux m'associer aux remerciements, aux félicitations adressés aux élus du Conseil municipal, aux employés de la mairie, aux entreprises, aux ingénieurs, aux techniciens, aux ouvriers qui ont participé avec ferveur et réussite à cette oeuvre collective.
- Tandis que j'écoutais tout-à-l'heure vos chants, j'avais l'impression, bien fragile, de mieux vous comprendre, de mieux approcher ce que vous êtes au-dedans de vous-mêmes, votre vérité, ce que représente votre peuple à travers les siècles, ce sont les arts qui expriment le plus fidèlement cette vérité permanente. Merci de m'en avoir donné comme une approche que vos visiteurs ont ressentie profondément. Voilà, le temps passe, vous êtes rassemblés sur cette belle place, vous avez parié pour l'avenir, vous avez eu raison. Faisons-le tous ensemble, quelle que soit notre tâche.
- Merci à vous, Polynésiennes, Polynésiens. Nous n'avons pas fini pendant ces heures prochaines de nous rencontrer et d'apprendre à nous connaître et je ne vous oublierai pas, croyez-le, amis qui m'entendez.
- Vive Papeete !
- Vive la Polynésie française !
- Vive la République, vive la France !.\