10 mai 1990 - Seul le prononcé fait foi
Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur l'importance de la coopération universitaire et culturelle entre les pays d'Europe et le projet de confédération européenne, Paris le 10 mai 1990.
Lorsque Christophe Borgel est venu me proposer de participer sinon à vos travaux, du moins à l'ouverture de la Conférence européenne étudiante, j'ai tout de suite ressenti la nécessité de cette rencontre. Non seulement je tenais à marquer mon accord avec cette initiative, avec l'ensemble des travaux accomplis par l'UNEF-ID, mais aussi le sujet en valait la peine. La circonstance était belle, elle vient d'être expliquée, qui permettait à des étudiants libres, représentant la plupart des pays d'Europe, de se retrouver pour quelques jours sans frontière.
- Il est important à mes yeux que cela ait été fait à l'initiative de la France. Il est important que cette réunion, cette conférence, se tienne à Paris. J'y vois la récompense de nombreux efforts, ceux accomplis par de multiples associations, par des responsables, qui ont compris que le sort de chacun de nos pays se jouait d'abord en Europe. Et, quand je dis Europe, bien entendu, je ne pense pas à une Europe plutôt qu'à une autre.\
Parlons d'abord, mais en très peu de mots, de l'université. Nous sommes nombreux à considérer que rien n'est plus important que l'université, l'enseignement supérieur, porteur direct de l'avenir, et qu'il convient donc que chacun des pays d'Europe fasse l'effort nécessaire pour que l'université de son pays puisse se développer et qu'elle accueille de plus en plus d'étudiants, de plus en plus et de mieux en mieux formés aux disciplines modernes nombreux et fidèles aux traditions de la culture. Etant entendu, et c'est le deuxième point de cet exposé, qu'il convient de créer des liens structurels permanents entre les universités des pays en question.
- Problème très difficile. Pendant longtemps, un pays comme le mien a pu ouvrir les portes de ses écoles aux enfants très jeunes, pour ce que l'on appelle l'enseignement primaire, l'enseignement de base. Ce n'est qu'après la dernière guerre mondiale que l'afflux de ces jeunes a exigé des pouvoirs publics que l'enseignement secondaire fut considéré comme un enseignement de masse. Mais aujourd'hui, ce problème aussi est dépassé. Cet enseignement de masse se situe également à l'université et peu de pays y sont psychologiquement et matériellement préparés. Il faut se rendre compte qu'en France par exemple, le nombre d'étudiants est passé en dix ans de 1 million à 1 million trois cent mille - c'est beaucoup certes - en même temps que s'accroissaient les crédits : le budget de cet enseignement supérieur passait de 11 à 27 milliards de francs. Mais on ne peut pas s'arrêter en route, il y a la poussée des générations, il y a aussi les nécessités d'un Etat moderne, d'une nation vivante. L'accès au savoir est aussi l'une des obligations de toute démarche vers le progrès, vers la liberté, vers l'égalité autant qu'elle est possible. L'accès au savoir est à la base même de tout développement. Alors nous, dans les dix ans qui viennent, il faudra que nous passions de 1 million trois cent mille étudiants à 2 millions. C'est un objectif ambitieux, on peut l'atteindre. Encore faudra-t-il y consacrer beaucoup d'efforts. Bref, un peu partout il faut rattraper beaucoup de retard et je mesure à quel point vous, responsables étudiants, vous devez, de retour dans votre pays, mener des campagnes d'opinion, saisir vraiment à la gorge vos pays pour qu'ils comprennent que l'Europe dont nous allons parler a besoin de vous d'abord, mais besoin aussi de la génération que vous représentez au plus haut niveau : celui du savoir par l'enseignement supérieur.
- Sur le plan purement matériel, songez que nous, ici, au cours de ces dix dernières années, je vais donner le chiffre le plus pratique, on a construit 500000 mètres carrés. Cela ne vous dira peut-être pas grand chose, mais cela veut dire qu'à l'intérieur de cette superficie, on loge des étudiants. Mais il y a beaucoup d'étudiants et il faut encore des mètres carrés. Alors où vont ceux qui n'ont pas trouvé place ? Ils se sentent un peu abandonnés, un peu malheureux, ils doutent de la société appelée à les recevoir. Rien qu'au cours des cinq prochaines années, il est prévu par notre gouvernement et particulièrement par notre ministre de l'éducation nationale, 1500000 mètres carrés, c'est-à-dire au moins trois cent mille places en 5 ans, c'est-à-dire 3 fois plus en 2 fois moins de temps. Je donne ces chiffres simplement pour marquer à quel point nous sommes pris par la nécessité, à quel point il faut accélérer l'allure et aussi à quel point des gouvernements responsables, ayant pris conscience de cette obligation, se sont mis à l'ouvrage et il n'y a pas de raison de douter que nous y parviendrons.\
Si je parle de mon pays, c'est parce que je connais cette question-là. Qu'en est-il dans chacun des vôtres ? C'est sans doute ce dont vous débattrez parmi bien d'autres choses au cours de ces deux journées. Il sera intéressant de récolter cette masse d'informations pour juger plus clairement, du présent mais aussi du devenir de l'Europe.
- A partir de là chaque pays ayant développé ses institutions universitaires, il s'agit de savoir de quelle façon l'Europe universitaire pourra et saura se créer ? Cette Europe universitaire, je me permets de vous le rappeler à tous, c'est d'abord la culture de l'histoire et de la géographie de l'Europe, c'est un bouillon de culture dans lequel nous vivons depuis des centaines et des centaines d'années, vous, nous, de la même façon. Nous nous connaissons, nous nous rencontrons depuis plus de mille ans et même davantage, nous en avons conscience depuis déjà plusieurs siècles. Nous en avons pris la mesure, c'est donc une vieille tradition. On cite toujours Erasme, on a raison, c'est un grand nom et un grand personnage. Eh bien pour parler d'Erasme, il sillonnait l'Europe, de villes en villes, de collèges en collèges, de facultés en facultés car on allait très aisément d'un endroit à l'autre ! On commençait ses études à Bologne, on les poursuivait à Salamanque, on pouvait joindre la Sorbonne ou l'Université de Montpellier, en France, on pouvait partir en Angleterre, on pouvait se rendre à Heidelberg, bref je devrais faire la liste de l'ensemble des plus anciennes universités sans oublier bien entendu les plus fameuses. C'était naturel, c'était normal, c'était la vie même de l'Europe universitaire. Les professeurs allaient enseigner d'une place à l'autre, et disposaient d'une même langue. C'est plus compliqué aujourd'hui pour pouvoir s'adresser aux étudiants même formés par une culture commune.
- Il faut quand même tenter de rechercher tous les moyens, au travers de l'Europe, de rebâtir les structures universitaires communes. Tout ce qui permettra de favoriser cette communauté de savoir et de pensée contribuera largement à l'édification de l'Europe. Pour cela, il faut veiller à cette diffusion de la recherche, des savoirs, veiller aux échanges, aux projets communs entre nous, entre vous, créer une dynamique d'échanges entre les hommes et femmes de nos pays.\
`Suite sur la coopération universitaire en Europe`
- Nous avons déjà commencé ce travail au sein de la Communauté des douze, Communauté qui s'est dotée de structures extrêmement contraignantes, cohérentes, destinées à montrer le chemin aux autres peuples de l'Europe. Alors, des programmes ont été conçus pour faciliter cette démarche vers la communication universitaire, scientifique, litteraire des différents pays d'Europe. Le programme COMETT permet à des étudiants de faire des stages dans des entreprises un peu partout au sein de la Communauté. On peut partir d'un pays et aller dans un autre sans rencontrer d'obstacles administratifs majeurs, pour peu bien entendu qu'on le recherche. Encore faut-il que nos règles s'assouplissent. Un millier d'étudiants français ont déjà profité de cette disposition et sont allés travailler six mois dans une entreprise d'un pays de la Communauté européenne afin de parfaire leurs connaissances techniques.
- Je vous citerai le programme qui s'appelle ERASMUS qui consiste tout simplement à organiser et à financer la libre circulation des étudiants entre les universités avec des bourses, c'est-à-dire avec un minimum de garanties financières et de garanties de logement, pour qu'ils se soient pas en peine de savoir comment s'installer et que faire pendant leur séjour en pays étranger.
- Le programme LINGUA, c'est tout simplement l'apprentissage des langues, car il faudra bien que tous les Européens s'expriment dans deux ou trois langues de l'Europe. Nous avons commencé au sein de la Communauté et il va falloir élargir ces connaissances à tous les pays ici représentés et aussi à quelques autres, ce n'est pas une mince affaire.
- On est en train de mettre au point le programme TEMPUS qui va permettre une coopération entre les pays de la Communauté, et les autres, c'est-à-dire la plupart des pays qu'ici vous représentez.
- Voilà un élément très important. Les étudiants des pays extérieurs à la Communauté des douze pourront bénéficier des mêmes avantages que ceux de la Communauté. On va commencer à apprendre à vivre, partager, échanger, penser ensemble, à étudier, à travailler, à chercher, et ensuite on débouchera sur la vie professionnelle avec un solide bagage européen de relations humaines et de connaissances techniques.\
Voilà quelques projets qui sont déjà, soit au point, soit ébauchés. Eh bien ayez d'autres idées, proposez, vous n'en manquez pas j'espère ! Proposez, ayez des plans, ouvrez des champs nouveaux, ne laissez aucune parcelle en friche. Moi j'attends vos propositions, je les porterai au sein du Conseil européen. Cultivez l'échange et la confrontation. Faites-le de manière à déboucher sur des réalisations communes, je vous garantis que nous vous aiderons. Mais parmi ces idées, je vais vous en citer quelques-unes, on y travaille déjà : faire que dans une ville au moins par pays, par pays de la Communauté soit construite une cité universitaire où l'on accueillera des étudiants des autres pays de l'Europe. Cela présenterait un grand intérêt, nous y sommes prêts, mais le mouvement sera-t-il général ? On peut imaginer un système d'échange, naturellement par l'utilisation de l'informatique : créer des bibliothèques européennes, établir une liaison active entre les bibliothèques existantes, nous en avons le moyen technique. C'est ce que nous commençons, nous avons l'ambition de le faire en France, entre nos universités, mais aussi je le répète avec des universités des grands pays voisins, grands ou petits pays de l'Europe. Créer un réseau d'informations documentaires afin qu'un étudiant d'une ville d'Allemagne, de Tchécoslovaquie ou d'ailleurs puisse s'informer, trouver sa documentation très aisément, dans les bibliothèques d'Angleterre, de France ou du Portugal.
- Multiplions les chaires européennes à l'image de celles que vient de créer le Collège de France. Accélérons la reconnaissance académique des diplômes, organisons des formations communes, utilisons par exemple le satellite, le satellite OLYMPUS qui pourrait diffuser sur tout le continent des conférences et des leçons de haut niveau.
- Prenons l'exemple des doctorats, expressions typiques de l'enseignement supérieur déjà fort affiné. Pourquoi n'essaierait-on pas de mettre un enseignant d'un autre pays dans un jury de soutenance dès lors que cet enseignant, ce professeur, aurait les qualifications nécessaires, et il y en a un peu partout en Europe à égalité de connaissances, de sciences, d'approfondissement de la pensée. Je pense que ce serait un bon moyen de favoriser les échanges entre les enseignants, les chercheurs surtout. Ce n'est qu'une idée, il y en d'autres. Je ne peux pas multiplier cet aspect-là, ayant d'autres sujets à traiter ce matin. Mais, je vous le répète, on vous attend. Moi, je suis à la tête d'un des Etats de l'Europe, je prends part aux délibérations et aux décisions de la Communauté, je participe à des conférences qui réunissent des pays que l'on appelait les pays de l'Europe centrale ou orientale, que l'on appelait plus précisément d'une façon qui n'était pas très exacte les pays de l'Est. On arrive aux termes de nos propositions. Nos moyens ne sont pas indéfinis, encore doit-on les adapter aux objets choisis et il faut que les propositions viennent de partout, des milieux étudiants notamment et de quelque pays que ce soit. Je vous y invite et j'attends de votre conférence européenne, un certain nombre de suggestions.\
Je voudrais maintenant aborder le problème de l'Europe proprement dite. Car, au travers du développement universitaire et de l'enseignement supérieur dans chacun de nos pays, au travers du réseau d'universités interconnectées en Europe, rien de tout cela ne se fera bien entendu s'il n'existe pas d'Europe suffisamment structurée, si chacun de nos pays s'enferme derrière ses frontières et si l'on retrouve la mentalité qui précédait les deux dernières guerres mondiales où chacun se croyait le meilleur, appelé à supplanter les autres, se lance dans une course effrénée de puissance : on sait comment cela finit.
- C'est ce que nous avons compris nous-mêmes dans ma génération, au lendemain de la dernière guerre mondiale à laquelle nous avons participé et nous pouvions en tirer des leçons. J'étais moi-même soldat du premier jour, en 1939 et 1940 en raison de mon âge. Le premier jour d'une nouvelle guerre mondiale, que de questions ! D'abord survivra-t-on ? Et qu'est-ce qui subsistera de nos pays, de notre civilisation commune ? Et puis qui est l'ennemi, pourquoi est-il notre ennemi ? Sur quoi se fondent ces antagonismes, sont-ils permanents, seront-ils éternels ?
- La première fois, vingt ans plus tôt, en France plus d'un million et demi de morts n'ont pas eu l'occasion de répondre à cette question. En 1945, combien d'autres centaines de milliers, combien de millions de morts dans cette Europe ? En Union soviétique, près de vingt millions. Et en Allemagne, quel désastre ! Et chacun de nous a payé son écot à ce retour en force de la barbarie. Alors un certain nombre d'hommes et de femmes ont compris qu'il convenait de rompre avec cette force des choses et ils ont imaginé les premières communautés qui ne pouvaient véritablement se fonder que sur la réconciliation des ennemis traditionnels. D'où la tentative réussie de réconciliation franco-allemande puisqu'au cours d'un siècle, trois conflits avaient opposé l'Allemagne et la France.
- Cette réconciliation ne pouvait naturellement exister qu'à partir de timides mais de réelles structures. Structures d'échanges, de communication, de travail en commun, à partir d'une élaboration psychologique, comment se retrouverait-on, hier ennemis à mort sur les champs de bataille, avec derrière soi la pesanteur de quelques siècles, comment ferait-on ? Et on s'est aperçu que finalement l'expérience vécue et la volonté de réussir l'emportaient plus aisément qu'on aurait pu le croire sur cette sorte de masse d'informations, de réactions d'hostilité inconsciente.\
Je me souviens d'avoir été présent à la première réunion de l'Europe en voie de réconciliation. C'était en 1948 et cela se passait en Hollande, sous la présidence de Winston Churchill. Il y avait là des Allemands, des Italiens, des Anglais, des Français, des Belges, bien d'autres encore. En l'espace de trois ans ils avaient pu procéder à une mutation telle qu'ils étaient disponibles pour une nouvelle aventure, une grande aventure, celle de la paix. Et les progrès ont été constants. A partir de la réconciliation franco-allemande, on a commencé de bâtir les premières institutions, puis une première Communauté à six pays. Les trois pays dits du Bénélux : Hollande, Belgique, Luxembourg, l'Allemagne de l'Ouest, l'Italie et la France. Et peu à peu cette construction s'est élargie. Nous étions six, nous sommes douze. Le dernier élargissement a concerné l'Espagne et le Portugal. Et déjà d'autres demandes affluent, et, quel est le pays d'Europe - du moins voisin de la Communauté - qui ne souhaite pas à certains moments se joindre à cette construction ? Elle représente, surtout avec la prochaine entrée dans la Communauté de quelques 17 millions d'Allemands venus de l'Est, elle représente environ 340 millions d'habitants. Non seulement c'est une puissance en forces humaines mais c'est aussi une institution qui s'est dotée de structures, de pouvoirs. Pouvoirs autour de l'agriculture, de l'industrie, de la politique commerciale, autour de la technologie, des transports, des moyens de communication, de la recherche, nous en parlions tout à l'heure, de l'université... Cela constitue le plus vaste marché du monde, la première puissance commerciale du monde. Et l'espérance n'est pas close, s'il y avait plus d'unité économique, les sommes consacrées à la recherche feraient de cette Communauté la première puissance industrielle. S'il y avait davantage d'unité politique, il n'y aurait pas de raison que l'Europe ne fut pas avec les quelques grandes puissances politiques et économiques, parmi les acteurs de l'histoire du monde. En tout cas, la perspective de 1993, puisque nous nous sommes fixé cette échéance, celle que l'on appelle du marché unique entre les douze, permettra à tous les citoyens de nos douze pays de circuler librement, de s'installer, de travailler, de bâtir sa vie professionnelle et sa vie familiale sans entrave. Oh, cela pose de multiples problèmes mais enfin s'ils sont pour lui, ils sont pour nous. Je vous en fais grâce, vous aurez les vôtres, ne vous inquiétez pas. Mais pour l'instant, nous avons cela à traiter, et les deux années qui viennent seront des années consacrées à une très lourde tâche. Nous avons d'ailleurs pensé que, pour pouvoir couronner l'édifice, il serait indispensable de disposer des instruments économiques, et c'est pourquoi nous avons commencé de discuter en nous fixant un programme et un calendrier pour une Europe économique, fondée sur une unité de monnaie, l'Europe monétaire. Et à partir de là, comment voulez-vous diriger l'économie, la technique, l'émigration entre les pays, les échanges de toutes sortes, les universités, comment voulez-vous mener tout cela si vous n'avez pas au moins une réalité politique commune ? D'où le projet - le dernier et le plus récent émanant d'Allemagne, de Belgique, de France mais beaucoup d'autres pays y songent - d'une plus grande unité politique fondée sur des structures communes et pas seulement sur la simple rencontre, fût-elle aimable et bienveillante, des dirigeants de chaque Etat, rencontres qui ont lieu régulièrement sous la présidence de l'un ou de l'autre, et qui permettent comme très récemment à Dublin, en Irlande, de confronter les points de vue des Douze. Il faut aller plus loin.\
Mais ce discours que je vous tiens, il est intéressant, je le sais, je l'espère - je veux dire : la matière est intéressante, le domaine est passionnant -, mais il ne touche pas directement les autres peuples de l'Europe. Il y en est qui ont des contrats d'association, des accords de toutes sortes avec la Communauté. Il y a les pays de l'Association européenne de libre-échange, ils sont six. Ces pays, scandinaves, l'Autriche, la Suisse, sont des pays qui ont d'autres conceptions, qui répugnent à avoir des structures économiques contraignantes mais qui n'en sont pas moins des pays de grande liberté démocratique, obéissant à des valeurs esthétiques, morales, de civilisation très proches des nôtres. Le dialogue est facile même si les traditions sont diverses.
- Et puis il y a les pays dits de l'Europe centrale et orientale, je n'en exclus aucun. Il y a ceux qui se sont détachés de ce bloc plus tôt comme la Yougoslavie. Il y a ceux qui sont restés à l'écart comme l'Albanie, bien que j'aie appris avec beaucoup de satisfaction qu'il y avait ici des étudiants albanais. Il y a un certain nombre de pays qui se trouvent dans des difficultés particulières, comme Chypre. Il y a deux demandes officielles d'adhésion à la Communauté : l'Autriche et la Turquie. Il y a l'Union soviétique et les différents pays dont vous êtes issus et qui ont représenté, pendant ce dernier demi-siècle, une tout autre histoire. Je dis le dernier demi-siècle pour certains, mais beaucoup plus, bien entendu, pour d'autres, c'est-à-dire depuis la Révolution de 1917 et la fin de la première guerre mondiale.
- Alors ces pays-là, parce que nous sommes en train de réussir cette formidable construction communautaire à Douze, va-t-on les abandonner à leur sort ? Va-t-on oublier que l'histoire, la géographie, la culture, nos intérêts convergents devraient toujours nous porter vers une addition de nos forces et non pas vers une séparation. Un problème : faut-il aussi que cela soit simplement du fait de la Communauté des Douze, sorte de puissance nouvelle, qui accorderait ses grâces à qui elle voudrait, qui déciderait souverainement du sort de chacun de vos pays, en réservant ses faveurs, ou le cas échéant ses déplaisirs, selon les humeurs du moment ? Bref, chacun de vos pays sera-t-il en situation d'humilié, contraint en raison de sa crise économique et politique, de demander qu'on lui fasse des faveurs, parfois de supplier ? J'ai besoin, dans les deux ans qui viennent, de réponses précises, qui tournent toutes autour des problèmes de crédit et de facilités financières, et le reste alors ? Il ne compterait pas !
- Ces pays n'ont-ils pas une histoire égale à la nôtre ? Nous, pays des Douze. Leur rapport à la culture et leur dignité seraient-ils inférieurs ? c'est pour répondre à ces questions et pour que chacun des pays de l'Europe, dès lors qu'il aurait accompli les gestes nécessaires vers la démocratie, s'oriente vers une sorte d'identité européenne autour de valeurs communes dotées d'institutions représentatives. Pourquoi un seul de ces pays serait-il écarté de l'oeuvre européenne commune ?\
`Suite sur les pays européens hors CEE`
- Or, il faut bien aborder ce problème avec quelque clarté d'esprit. Aucun de ces pays-là n'est présentement en mesure de supporter ces structures que j'appelais tout à l'heure contraignantes. Mais dans l'état économique de ne pas subir les effets en boomerang d'une situation dramatique, ne seraient-ils pas tout simplement des marchés offerts aux Douze sans avoir la possibilité de défendre ce qu'ils sont, de défendre leur identité, d'être pratiquement des clients soumis aux volontés des autres. Voilà le problème. Ou bien des demandeurs, des solliciteurs, ils ont bien le droit de l'être pour sauver la situation de leur peuple mais ils ne peuvent s'installer dans cette situation de dépendance. On observerait au bout de peu de temps une volonté de révolte, une sorte de rébellion contre cette situation qui serait faite à des peuples européens dont l'histoire vaut celle des autres et dont la réalité profonde n'est pas loin de la nôtre. La réalité profonde, je veux dire les virtualités, les capacités, les chances pour peu qu'elles s'organisent autrement, tout autrement, de ce que l'on a connu depuis le temps dont je parlais : un demi siècle, trois-quart de siècle.
- Alors, c'est pour cela que j'en appelle à ce que j'ai nommé, mais je n'impose rien : une perspective de confédération européenne. Je me suis adressé aux Français le 31 décembre de l'année 1989, nous venions d'achever, de célébrer le deuxième centenaire de notre Révolution française, devenue un peu la révolution de tout le monde, de tout le monde libre, et je tenais à marquer nos perspectives européennes. Dans la ligne même de ce qui avait été entrepris par les premiers révolutionnaires français. Et je disais, d'abord "comprenez notre souci, il faut que nous réussissions là où nous sommes, d'abord : la Communauté. Il faut la parfaire, il faut l'améliorer, il faut qu'elle fonctionne mieux, il faut qu'elle dépasse ses contradictions et ses nationalismes et ses protectionnismes qui existent toujours". D'où l'union économique et monétaire, d'où une perspective d'unité politique. Il faut le faire vite puisque l'échéance du marché unique est pour le 31 décembre 1992, cela veut dire que nous ne disposons que de deux années et demi pour parachever l'oeuvre entreprise. Et, en deux ans et demi, on a même calculé le nombre de jours, il n'y a vraiment pas de temps à perdre pour peu qu'un certain temps n'ait pas déjà été perdu, et on ne peut quand même pas déboucher sur une immense Europe commerciale, privée d'âme, de perspectives, de son propre orgueil, de sa propre identité européenne. Très vite tout cela se disloquerait sous la poussée des intérêts. On n'a pas fait tout ce que l'on a fait, tout ce sang versé, toute cette peine, toutes ces larmes et tous ces sacrifices pour reconstituer une sorte d'Europe à l'imitation de ce que l'on connaissait soit avant 1914, soit en 1919 après l'éclatement de l'empire austro-hongrois. Il faut avancer avec son siècle, j'allais dire presque avec son millénaire. Nous sommes en 1990 et toutes nos pensées doivent être portées sur le temps qui vient et sur sa symbolique particulière en raison de la fixation des années et, dans nos esprits, un siècle nouveau, un nouveau millénaire, cela oblige, cela parle à l'imagination.\
A partir de cette Europe de la Communauté, ce deuxième objectif, s'adresser au peuple de l'Europe tout entière, s'adresser au peuple de l'Europe tout entière, s'adresser aux autres et leur dresser une perspective, pas simplement un rêve. Une construction politique à base économique et culturelle, sans oublier, bien entendu, la technologie. Et je vois, à travers le temps, et le plus tôt sera le mieux, se construire une Europe où tous les peuples de ce continent d'abord, se rencontreront, où leurs dirigeants débattront en commun des intérêts communs où chacun pourra plaider sa cause à égalité de dignité. Certes, puisqu'il ne s'agit pas de dire à ces pays, que vous représentez vous, étudiants "vous serez demain dans la Communauté douze, treize, quinze, vingt", vous n'êtes pas en état de supporter ce choc et la Communauté, elle-même, n'a pas encore suffisamment réussi dans ses entreprises à l'intérieur d'elle-même pour pouvoir accueillir d'autres partenaires dans une sorte de vaste zone de libre échange qui trahirait l'idée même qui fut celle des fondateurs de la Communauté. Nous ne sommes pas prêts. Il faut encore du temps. Il faut évoluer. Il faut reformer les économies. Il faut qu'il y ait tout de même une comparaison possible des niveaux de développement. Mais vous le pouvez si vous le voulez, vous en êtes capables. Vous avez une histoire, vous avez des traditions, vous avez des hommes et des femmes qui sont pétris de notre culture commune.
- Nous nous sommes si souvent rencontrés sur les champs de bataille, nous nous sommes rencontrés, disais-je tout à l'heure aussi, dans les universités. Toutes les formes d'échanges guerriers et pacifiques, nous les avons pratiquées. Nous nous sommes confrontés. Nos intellectuels allaient à la rencontre des autres dès qu'ils en ressentaient l'envie : lorsque que l'on était persécuté ici, particulièrement en France, à une certaine époque, on allait se réfugier à Berlin. Lorsque nos grands intellectuels du dix-huitième siècle éprouvaient comme un manque de capacité d'expression dans leur pays, comme une sorte de menace contre leur liberté de penser et d'écrire, ils allaient ailleurs ! Pas forcément dans des démocraties, elles n'existaient pas encore à l'époque, mais il y avait une tradition. Il y avait une tradition à Berlin et une certaine tradition de compréhension en Russie, il y en avait un peu partout. Songez que nous avons été formés par des siècles au cours desquels les frontières, les peuples, les cartes de géographie ont subi les effets des rapports de force et que nous avons eu cent fois l'occasion de nous confronter au point de nous connaître bien. Dans chacun de vos pays il existe encore des minorités qui s'interrogent. Il ne faut pas qu'en Europe il y ait des minorités dominées.\
Alors une Confédération cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu'il faut qu'il y ait un pacte entre les pays qui le voudront et qui seront dotés - je l'ai dit tout à l'heure mais je le répète volontairement - d'institutions représentatives, je veux dire d'institutions démocratiques. Les autres ne seront pas interdits mais il faudra bien qu'ils attendent, il faut bien que l'on parle des mêmes choses, que l'on partage les mêmes valeurs si on veut pouvoir travailler ensemble suffisamment. Il existe d'autres terrains où l'on rencontre ceux qui ne partagent pas ces valeurs mais avec lesquels il convient de débattre de nos intérêts. J'y viendrai avant de terminer.
- Alors, pourquoi ne pas imaginer une structure souple, plus souple que la Communauté où l'on pourrait discuter d'intérêts économiques, culturels. Engager des discussions sur la sécurité, où chacun sera l'égal de l'autre, entre les ministres des affaires étrangères, les ministres de l'économie, selon les besoins, les ministres spécialisés, parfois les chefs d'Etat. En tous cas, au moins trois ou quatre réunions par an, des responsables gouvernementaux compétents prendraient l'habitude de travailler ensemble autour d'un organisme permanent, un secrétariat permanent, léger lui aussi mais représentatif de tous les pays d'Europe, préparant les dossiers en commun, s'informant mutuellement des progrès à accomplir ici et là, des difficultés rencontrées. Une sorte de champ d'expérience où l'on apprendrait à approfondir les moyens de se rapprocher, de rendre service, d'être utile pour l'intérêt de chaque pays mais aussi dans l'intérêt commun.
- Si l'on prend cette décision un jour, les pays qui viennent, disons, de se libérer d'une tutelle qui leur pesait, qui viennent de retrouver leur indépendance de décision, leur véritable authentique souveraineté, qui aspirent à plus de liberté encore, qui veulent franchir et vite les étapes qui les séparent des valeurs auxquelles ils tiennent, on ne les verra pas isolés des tentatives, certes très sympathiques et utiles d'entente régionale comme on le voit actuellement entre la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Pologne, ils ont raison. Mais c'est aussi l'association de pays en difficulté. Ou la tentative de l'Italie, l'Autriche, la Yougoslavie et la Hongrie. Bien d'autres encore qui chercheront à s'entendre pour ne pas rester isolés, pour pouvoir se faire comprendre. Alors une énorme Communauté avec ses 340 millions d'habitants réunissant les pays les plus riches, quelques autres pays qui le sont moins, mais s'épaulant mutuellement et, ici, chacun de vos pays. Chacun de vos pays, tout seul ou associé à un autre pays avec lequel on se sentira des affinités. Si c'est un des pays puissants de l'ouest de l'Europe eh bien, vous serez des clients, vous serez des marchés. Si c'est avec un de vos voisins vous partagerez des pauvretés. Il faut le faire mais il faut faire plus. Et pour cela il faut une institution où l'on se retrouve tous, c'est ce que vous faites aujourd'hui mais vous le faites aujourd'hui et vous serez séparés dans 48 heures. Vous garderez des liens, vous chercherez à créer des liens organiques. Eh bien, il faut que les Etats fassent la même chose et que derrière chacune de leurs rencontres, ils laissent une permanence institutionnelle qui permette constamment de travailler et d'alerter dès lors, je le répète, que les intérêts sont menacés, dès lors qu'il s'agit de partager et d'échanger les cultures.\
Le domaine est immense : c'est la Culture, a-t-on déjà dit et je le répète volontairement, qui est et qui sera le ciment de l'Europe. Je rappelerai cette phrase de Jean Monnet qui est pour nous l'un des fondateurs de l'Europe communautaire : "si c'était à recommencer au lieu de commencer par l'Europe économique je commencerais par la culture". Là, c'est vraiment le domaine dans lequel peuvent s'exercer les responsables de toute l'Europe réunis dans cette institution. Et puis les problèmes de sécurité, ils seront de plus en plus nombreux, non pas de plus en plus graves, au contraire, mais nombreux. Est-ce que chacun de ces pays qui vient de connaître avec ivresse le retour de la liberté, va s'enfermer dans cette réalité nationale détachée du train du progrès, contraint de subir la loi de chacun, arrivant pour son compte, pressé d'obtenir des contrats, arrivant avec sa superbe, avec ses technologies incomparables ? Plusieurs pays de l'Europe sont en mesure de le faire, unis au sein de la Communauté mais rivaux dès lors qu'il s'agira d'aller piétiner vos pays, d'aller tirer ce qui leur reste de substance, d'attirer leurs hommes et leurs femmes évolués qui viendront travailler chez eux. Comme on a vu se faire une certaine migration des cerveaux de l'Europe de l'ouest lorsqu'elle ne s'était pas équipée - mais cela continue encore vers l'Amérique - verra-t-on vos élites attirées par l'ouest de l'Europe parce qu'on y vit mieux, parce qu'on a plus de chance ? Il ne faut pas que cela se produise, mais pour cela il faut bien qu'il y ait un endroit où l'on se rencontre, où l'on parle, où l'on décide, l'on se concerte, l'on prépare l'avenir vers des institutions plus fortes. Les pays de la Communauté discutent au sein de cette organisation avec les pays dont je parle, avec chacun de ces pays, mais aussi avec leur propre Communauté au sein de ce que j'appelle la Confédération.\
Pour cela, des amorces d'organisation de ce type existent, par exemple, j'encourage très vivement l'adhésion des pays qui sont en mesure de le faire au Conseil de l'Europe £ à Strasbourg, le Conseil de l'Europe est une institution qui fonctionne bien, qui est bien dirigée, qui est très ouverte, qui a la compétence de débattre de nombreux sujets que j'ai abordés ici même. Pour débattre des problèmes de sécurité et d'un certain nombre de problèmes politiques, il y a ce qu'on appelle la conférence sur la sécurité, ce sont des initiales, je n'aime pas beaucoup les employer, mais chacun les comprendra : CSCE, Helsinki, là où l'ensemble des pays d'Europe, plus les Etats-Unis d'Amérique et le Canada se réunissent, se rencontrent pour débattre de problèmes de sécurité, de problèmes économiques et de problèmes touchant aux libertés et aux droits de l'homme. De ce point de vue, il y a beaucoup de travail devant nous. C'est une heureuse institution, c'est le seul endroit où se sont vraiment rencontrés tous les Européens. Il faut continuer, une réunion est prévue, elle avait été proposée par l'Union soviétique, la France a été le premier pays à approuver, quelques réticences s'étaient fait entendre, aujourd'hui, cela est réglé : la conférence de la CSCE aura lieu avant la fin de l'année, elle se tiendra vraisemblablement à Paris. Une bonne chose. On a besoin de parler de désarmement, il faut que le désarmement conventionnel accompagne le début du désarmement nucléaire ainsi que le désarmement chimique. On a besoin de mettre au point le système des alliances £ s'il n'y a plus d'ennemis, sur quoi reposent les alliances ? Il y a des problèmes de territoires. Quelles seront les limites des alliances. Il y a le problème propre à l'Allemagne réunifiée, aujourd'hui, avec son sol. Ici des troupes appartenant au pacte de Varsovie, là des troupes appartenant à l'Alliance atlantique. Ce sont des problèmes factuels, provisoires, qui devront être réglés dans les prochains mois, mais enfin, ce sont des problèmes qui nous prennent à la gorge, et il est bon qu'il existe une institution, cette CSCE, qui nous permet de discuter en présence des Etats-Unis et du Canada puisque ce sont ces pays qui participent éminemment à l'Alliance atlantique, l'Est et l'Ouest, ce n'est pas suffisant. Conseil de l'Europe, CSCE, de multiples institutions.\
J'avais demandé la création d'une sorte d'Europe technologique avec ce qu'on appelle Eureka, Eureka technologique avec un prolongement très important qu'on appelle aujourd'hui Eureka audiovisuel autour d'une télévision à haute définition capable de supporter la comparaison avec les technologies japonaises ou américaines. Mais dès le point de départ, j'avais demandé que cela ne fut pas réservé aux pays de la Communauté, de telle sorte qu'au lieu d'être Douze, nous sommes dix-huit pays européens. Ce sont des entreprises qui passent des contrats de haute technologie dans le domaine de la biologie comme dans le domaine de la mécanique ou de l'optique. Aucun domaine n'est exclu, et les meilleures entreprises, les meilleurs techniciens, les chercheurs, les savants s'associent dans des contrats non pas à dix huit, mais comme on veut, à trois ou quatre : ce sera ici le Danemark, la Suède, l'Espagne et la France. Là, ce sera la Grande-Bretagne, la Finlande, etc.. Pourquoi ne pas ouvrir davantage cet Eureka technologique à l'ensemble des pays de l'Est et du centre de l'Europe. Vous y avez normalement accès. Et de ce fait, vos entreprises performantes, et plus encore vos chercheurs et vos techniciens de premier ordre prendront part à une forme de construction européenne parmi les plus intéressantes. C'est vrai de l'audiovisuel, je viens de vous le dire : avec les satellites, l'espace entre désormais dans nos calculs et dans nos intérêts. Il faut que nous fassions cela ensemble.
- Le problème des communications. La Confédération dont je parle, ou tout organisme similaire, plusieurs de vos pays ont fait des propositions du même ordre. J'ai reçu encore avant-hier des propositions de la Tchécoslovaquie : qu'est-ce qu'ils souhaitent, qu'est-ce qu'ils attendent : ils savent bien qu'il y a des problèmes naturellement communs. Les problèmes de l'environnement : la pollution ne s'arrête pas aux frontières, les fleuves traversent plusieurs pays, et tout ce qui vient dans l'espace est porté par les vents, au hasard des choses, et affecte aussi bien la forêt noire de l'Allemagne que les grandes forêts scandinaves, que la forêt des Vosges.\
Bref, environnement, technologie, moyens de communication, on ne va pas faire partir un grand train moderne, train à grande vitesse qui s'arrêtera pile au poteau frontière de l'Autriche ou de tout autre pays, Pologne, Tchécoslovaquie. Cela ne va pas plus loin, vos capitales sont là, vos grandes villes, vos industries, vous êtes là, et vous avez besoin de disposer des mêmes moyens d'échanges que les autres. Eh bien ! il faut qu'il y ait quelque part une institution où l'on parle, où l'on crée, et donc où l'on décide. Nos chances seraient limitées au point de départ, bien entendu, sans cela il vaudrait mieux faire tout de suite la Communauté, et il faudra la faire, mais le temps est là, ce temps nous n'en sommes pas entièrement maîtres. Au sein de la Communauté, il y a des grands pays industriels comme l'Allemagne, l'Italie, l'Angleterre, l'Espagne, et puis, il y a le Portugal, pauvre, l'Irlande, pauvre, la Grèce, pauvre, mais ces trois pays que je viens de citer ont les mêmes droits que les autres £ au sein du Conseil européen, s'ils disent non, leur "non" a le même poids que le refus des grands pays £ ils sont à égalité de dignité, même s'ils ne sont pas à égalité de moyens. Il faut faire la même chose au sein de cette confédération, et que le pays le plus empêtré dans les échecs et les retards d'Europe soit à égalité de dignité au sein de cette organisation, et ait donc la même capacité d'acceptation ou de refus que les pays les plus riches et les plus prospères. Si vous n'apportez pas cette condition-là, celle de la dignité, très vite les blessures se rouvriront et s'aggraveront les disputes, les querelles, les antagonismes, les conflits, les minorités révoltées, et nous retrouverons la mauvaise Europe, issue des conflits du XIXème siècle, cette Europe qui a préparé sa propre perte et qui pendant longtemps a cessé de compter dans les décisions qui commandent la destinée du monde.\
Et puis, il faudra mettre un terme aussi, croyez-moi, à la division du bloc militaire, tout cela doit se préparer, tout cela doit se discuter, tout cela se discute, mais uniquement au sein d'enceintes, d'assemblées qui n'ont pas une compétence universelle, qui ont des compétences limitées. Et puis, il faudra conquérir l'espace ensemble et que l'espace, autant que possible, échappe aux frontières. Et ce que nous entreprenons alors au-delà de l'Europe, dans l'Antarctique, et la protection de ce dernier continent préservé, cela ne vous intéresse pas vous ? cela vous intéresse aussi : on va le faire chacun pour soi, et puis on va se partager la lune ! Tout cela est tellement absurde en face des besoins qui sont nôtres que je réclame l'institution d'organismes où l'on puisse porter le débat d'une façon permanente pour que le dialogue ne cesse pas. Les perspectives sont immenses, on ne va pas y arriver d'un coup, aussi j'encourage vivement les organisations existantes, celles que j'ai citées, Conseil de l'Europe, CSCE, d'autres encore, Eureka... à persévérer dans leurs efforts £ simplement, il arrivera un moment où il faudra joindre l'ensemble de ces expériences pour que l'Europe se retrouve elle-même.
- Voilà, mesdames et messieurs, je ne voulais pas aboutir à autre chose. Je ne vous ai pas tout dit de ce que je souhaiterais, mais l'heure avance, et je souhaitais vous parler sérieusement de notre avenir commun.
- Je remercie Christophe Borgel et les dirigeants français, initiateurs de cette rencontre, mais je remercie aussi les étudiants, étudiantes étrangers venus de toute l'Europe. Je me suis adressé à eux avec plaisir et même avec passion, car je crois au destin de l'Europe et si je n'y croyais pas, je manquerais à mes obligations à l'égard du peuple français. Voilà pourquoi je vous dis : allez-y, allez plus loin, rencontrez-vous et discutez, imposez votre volonté aux gouvernements réticents, créez dans chacun de vos pays un courant d'enthousiasme et de volonté, vous êtes libres, montrez-le, merci.\
- Il est important à mes yeux que cela ait été fait à l'initiative de la France. Il est important que cette réunion, cette conférence, se tienne à Paris. J'y vois la récompense de nombreux efforts, ceux accomplis par de multiples associations, par des responsables, qui ont compris que le sort de chacun de nos pays se jouait d'abord en Europe. Et, quand je dis Europe, bien entendu, je ne pense pas à une Europe plutôt qu'à une autre.\
Parlons d'abord, mais en très peu de mots, de l'université. Nous sommes nombreux à considérer que rien n'est plus important que l'université, l'enseignement supérieur, porteur direct de l'avenir, et qu'il convient donc que chacun des pays d'Europe fasse l'effort nécessaire pour que l'université de son pays puisse se développer et qu'elle accueille de plus en plus d'étudiants, de plus en plus et de mieux en mieux formés aux disciplines modernes nombreux et fidèles aux traditions de la culture. Etant entendu, et c'est le deuxième point de cet exposé, qu'il convient de créer des liens structurels permanents entre les universités des pays en question.
- Problème très difficile. Pendant longtemps, un pays comme le mien a pu ouvrir les portes de ses écoles aux enfants très jeunes, pour ce que l'on appelle l'enseignement primaire, l'enseignement de base. Ce n'est qu'après la dernière guerre mondiale que l'afflux de ces jeunes a exigé des pouvoirs publics que l'enseignement secondaire fut considéré comme un enseignement de masse. Mais aujourd'hui, ce problème aussi est dépassé. Cet enseignement de masse se situe également à l'université et peu de pays y sont psychologiquement et matériellement préparés. Il faut se rendre compte qu'en France par exemple, le nombre d'étudiants est passé en dix ans de 1 million à 1 million trois cent mille - c'est beaucoup certes - en même temps que s'accroissaient les crédits : le budget de cet enseignement supérieur passait de 11 à 27 milliards de francs. Mais on ne peut pas s'arrêter en route, il y a la poussée des générations, il y a aussi les nécessités d'un Etat moderne, d'une nation vivante. L'accès au savoir est aussi l'une des obligations de toute démarche vers le progrès, vers la liberté, vers l'égalité autant qu'elle est possible. L'accès au savoir est à la base même de tout développement. Alors nous, dans les dix ans qui viennent, il faudra que nous passions de 1 million trois cent mille étudiants à 2 millions. C'est un objectif ambitieux, on peut l'atteindre. Encore faudra-t-il y consacrer beaucoup d'efforts. Bref, un peu partout il faut rattraper beaucoup de retard et je mesure à quel point vous, responsables étudiants, vous devez, de retour dans votre pays, mener des campagnes d'opinion, saisir vraiment à la gorge vos pays pour qu'ils comprennent que l'Europe dont nous allons parler a besoin de vous d'abord, mais besoin aussi de la génération que vous représentez au plus haut niveau : celui du savoir par l'enseignement supérieur.
- Sur le plan purement matériel, songez que nous, ici, au cours de ces dix dernières années, je vais donner le chiffre le plus pratique, on a construit 500000 mètres carrés. Cela ne vous dira peut-être pas grand chose, mais cela veut dire qu'à l'intérieur de cette superficie, on loge des étudiants. Mais il y a beaucoup d'étudiants et il faut encore des mètres carrés. Alors où vont ceux qui n'ont pas trouvé place ? Ils se sentent un peu abandonnés, un peu malheureux, ils doutent de la société appelée à les recevoir. Rien qu'au cours des cinq prochaines années, il est prévu par notre gouvernement et particulièrement par notre ministre de l'éducation nationale, 1500000 mètres carrés, c'est-à-dire au moins trois cent mille places en 5 ans, c'est-à-dire 3 fois plus en 2 fois moins de temps. Je donne ces chiffres simplement pour marquer à quel point nous sommes pris par la nécessité, à quel point il faut accélérer l'allure et aussi à quel point des gouvernements responsables, ayant pris conscience de cette obligation, se sont mis à l'ouvrage et il n'y a pas de raison de douter que nous y parviendrons.\
Si je parle de mon pays, c'est parce que je connais cette question-là. Qu'en est-il dans chacun des vôtres ? C'est sans doute ce dont vous débattrez parmi bien d'autres choses au cours de ces deux journées. Il sera intéressant de récolter cette masse d'informations pour juger plus clairement, du présent mais aussi du devenir de l'Europe.
- A partir de là chaque pays ayant développé ses institutions universitaires, il s'agit de savoir de quelle façon l'Europe universitaire pourra et saura se créer ? Cette Europe universitaire, je me permets de vous le rappeler à tous, c'est d'abord la culture de l'histoire et de la géographie de l'Europe, c'est un bouillon de culture dans lequel nous vivons depuis des centaines et des centaines d'années, vous, nous, de la même façon. Nous nous connaissons, nous nous rencontrons depuis plus de mille ans et même davantage, nous en avons conscience depuis déjà plusieurs siècles. Nous en avons pris la mesure, c'est donc une vieille tradition. On cite toujours Erasme, on a raison, c'est un grand nom et un grand personnage. Eh bien pour parler d'Erasme, il sillonnait l'Europe, de villes en villes, de collèges en collèges, de facultés en facultés car on allait très aisément d'un endroit à l'autre ! On commençait ses études à Bologne, on les poursuivait à Salamanque, on pouvait joindre la Sorbonne ou l'Université de Montpellier, en France, on pouvait partir en Angleterre, on pouvait se rendre à Heidelberg, bref je devrais faire la liste de l'ensemble des plus anciennes universités sans oublier bien entendu les plus fameuses. C'était naturel, c'était normal, c'était la vie même de l'Europe universitaire. Les professeurs allaient enseigner d'une place à l'autre, et disposaient d'une même langue. C'est plus compliqué aujourd'hui pour pouvoir s'adresser aux étudiants même formés par une culture commune.
- Il faut quand même tenter de rechercher tous les moyens, au travers de l'Europe, de rebâtir les structures universitaires communes. Tout ce qui permettra de favoriser cette communauté de savoir et de pensée contribuera largement à l'édification de l'Europe. Pour cela, il faut veiller à cette diffusion de la recherche, des savoirs, veiller aux échanges, aux projets communs entre nous, entre vous, créer une dynamique d'échanges entre les hommes et femmes de nos pays.\
`Suite sur la coopération universitaire en Europe`
- Nous avons déjà commencé ce travail au sein de la Communauté des douze, Communauté qui s'est dotée de structures extrêmement contraignantes, cohérentes, destinées à montrer le chemin aux autres peuples de l'Europe. Alors, des programmes ont été conçus pour faciliter cette démarche vers la communication universitaire, scientifique, litteraire des différents pays d'Europe. Le programme COMETT permet à des étudiants de faire des stages dans des entreprises un peu partout au sein de la Communauté. On peut partir d'un pays et aller dans un autre sans rencontrer d'obstacles administratifs majeurs, pour peu bien entendu qu'on le recherche. Encore faut-il que nos règles s'assouplissent. Un millier d'étudiants français ont déjà profité de cette disposition et sont allés travailler six mois dans une entreprise d'un pays de la Communauté européenne afin de parfaire leurs connaissances techniques.
- Je vous citerai le programme qui s'appelle ERASMUS qui consiste tout simplement à organiser et à financer la libre circulation des étudiants entre les universités avec des bourses, c'est-à-dire avec un minimum de garanties financières et de garanties de logement, pour qu'ils se soient pas en peine de savoir comment s'installer et que faire pendant leur séjour en pays étranger.
- Le programme LINGUA, c'est tout simplement l'apprentissage des langues, car il faudra bien que tous les Européens s'expriment dans deux ou trois langues de l'Europe. Nous avons commencé au sein de la Communauté et il va falloir élargir ces connaissances à tous les pays ici représentés et aussi à quelques autres, ce n'est pas une mince affaire.
- On est en train de mettre au point le programme TEMPUS qui va permettre une coopération entre les pays de la Communauté, et les autres, c'est-à-dire la plupart des pays qu'ici vous représentez.
- Voilà un élément très important. Les étudiants des pays extérieurs à la Communauté des douze pourront bénéficier des mêmes avantages que ceux de la Communauté. On va commencer à apprendre à vivre, partager, échanger, penser ensemble, à étudier, à travailler, à chercher, et ensuite on débouchera sur la vie professionnelle avec un solide bagage européen de relations humaines et de connaissances techniques.\
Voilà quelques projets qui sont déjà, soit au point, soit ébauchés. Eh bien ayez d'autres idées, proposez, vous n'en manquez pas j'espère ! Proposez, ayez des plans, ouvrez des champs nouveaux, ne laissez aucune parcelle en friche. Moi j'attends vos propositions, je les porterai au sein du Conseil européen. Cultivez l'échange et la confrontation. Faites-le de manière à déboucher sur des réalisations communes, je vous garantis que nous vous aiderons. Mais parmi ces idées, je vais vous en citer quelques-unes, on y travaille déjà : faire que dans une ville au moins par pays, par pays de la Communauté soit construite une cité universitaire où l'on accueillera des étudiants des autres pays de l'Europe. Cela présenterait un grand intérêt, nous y sommes prêts, mais le mouvement sera-t-il général ? On peut imaginer un système d'échange, naturellement par l'utilisation de l'informatique : créer des bibliothèques européennes, établir une liaison active entre les bibliothèques existantes, nous en avons le moyen technique. C'est ce que nous commençons, nous avons l'ambition de le faire en France, entre nos universités, mais aussi je le répète avec des universités des grands pays voisins, grands ou petits pays de l'Europe. Créer un réseau d'informations documentaires afin qu'un étudiant d'une ville d'Allemagne, de Tchécoslovaquie ou d'ailleurs puisse s'informer, trouver sa documentation très aisément, dans les bibliothèques d'Angleterre, de France ou du Portugal.
- Multiplions les chaires européennes à l'image de celles que vient de créer le Collège de France. Accélérons la reconnaissance académique des diplômes, organisons des formations communes, utilisons par exemple le satellite, le satellite OLYMPUS qui pourrait diffuser sur tout le continent des conférences et des leçons de haut niveau.
- Prenons l'exemple des doctorats, expressions typiques de l'enseignement supérieur déjà fort affiné. Pourquoi n'essaierait-on pas de mettre un enseignant d'un autre pays dans un jury de soutenance dès lors que cet enseignant, ce professeur, aurait les qualifications nécessaires, et il y en a un peu partout en Europe à égalité de connaissances, de sciences, d'approfondissement de la pensée. Je pense que ce serait un bon moyen de favoriser les échanges entre les enseignants, les chercheurs surtout. Ce n'est qu'une idée, il y en d'autres. Je ne peux pas multiplier cet aspect-là, ayant d'autres sujets à traiter ce matin. Mais, je vous le répète, on vous attend. Moi, je suis à la tête d'un des Etats de l'Europe, je prends part aux délibérations et aux décisions de la Communauté, je participe à des conférences qui réunissent des pays que l'on appelait les pays de l'Europe centrale ou orientale, que l'on appelait plus précisément d'une façon qui n'était pas très exacte les pays de l'Est. On arrive aux termes de nos propositions. Nos moyens ne sont pas indéfinis, encore doit-on les adapter aux objets choisis et il faut que les propositions viennent de partout, des milieux étudiants notamment et de quelque pays que ce soit. Je vous y invite et j'attends de votre conférence européenne, un certain nombre de suggestions.\
Je voudrais maintenant aborder le problème de l'Europe proprement dite. Car, au travers du développement universitaire et de l'enseignement supérieur dans chacun de nos pays, au travers du réseau d'universités interconnectées en Europe, rien de tout cela ne se fera bien entendu s'il n'existe pas d'Europe suffisamment structurée, si chacun de nos pays s'enferme derrière ses frontières et si l'on retrouve la mentalité qui précédait les deux dernières guerres mondiales où chacun se croyait le meilleur, appelé à supplanter les autres, se lance dans une course effrénée de puissance : on sait comment cela finit.
- C'est ce que nous avons compris nous-mêmes dans ma génération, au lendemain de la dernière guerre mondiale à laquelle nous avons participé et nous pouvions en tirer des leçons. J'étais moi-même soldat du premier jour, en 1939 et 1940 en raison de mon âge. Le premier jour d'une nouvelle guerre mondiale, que de questions ! D'abord survivra-t-on ? Et qu'est-ce qui subsistera de nos pays, de notre civilisation commune ? Et puis qui est l'ennemi, pourquoi est-il notre ennemi ? Sur quoi se fondent ces antagonismes, sont-ils permanents, seront-ils éternels ?
- La première fois, vingt ans plus tôt, en France plus d'un million et demi de morts n'ont pas eu l'occasion de répondre à cette question. En 1945, combien d'autres centaines de milliers, combien de millions de morts dans cette Europe ? En Union soviétique, près de vingt millions. Et en Allemagne, quel désastre ! Et chacun de nous a payé son écot à ce retour en force de la barbarie. Alors un certain nombre d'hommes et de femmes ont compris qu'il convenait de rompre avec cette force des choses et ils ont imaginé les premières communautés qui ne pouvaient véritablement se fonder que sur la réconciliation des ennemis traditionnels. D'où la tentative réussie de réconciliation franco-allemande puisqu'au cours d'un siècle, trois conflits avaient opposé l'Allemagne et la France.
- Cette réconciliation ne pouvait naturellement exister qu'à partir de timides mais de réelles structures. Structures d'échanges, de communication, de travail en commun, à partir d'une élaboration psychologique, comment se retrouverait-on, hier ennemis à mort sur les champs de bataille, avec derrière soi la pesanteur de quelques siècles, comment ferait-on ? Et on s'est aperçu que finalement l'expérience vécue et la volonté de réussir l'emportaient plus aisément qu'on aurait pu le croire sur cette sorte de masse d'informations, de réactions d'hostilité inconsciente.\
Je me souviens d'avoir été présent à la première réunion de l'Europe en voie de réconciliation. C'était en 1948 et cela se passait en Hollande, sous la présidence de Winston Churchill. Il y avait là des Allemands, des Italiens, des Anglais, des Français, des Belges, bien d'autres encore. En l'espace de trois ans ils avaient pu procéder à une mutation telle qu'ils étaient disponibles pour une nouvelle aventure, une grande aventure, celle de la paix. Et les progrès ont été constants. A partir de la réconciliation franco-allemande, on a commencé de bâtir les premières institutions, puis une première Communauté à six pays. Les trois pays dits du Bénélux : Hollande, Belgique, Luxembourg, l'Allemagne de l'Ouest, l'Italie et la France. Et peu à peu cette construction s'est élargie. Nous étions six, nous sommes douze. Le dernier élargissement a concerné l'Espagne et le Portugal. Et déjà d'autres demandes affluent, et, quel est le pays d'Europe - du moins voisin de la Communauté - qui ne souhaite pas à certains moments se joindre à cette construction ? Elle représente, surtout avec la prochaine entrée dans la Communauté de quelques 17 millions d'Allemands venus de l'Est, elle représente environ 340 millions d'habitants. Non seulement c'est une puissance en forces humaines mais c'est aussi une institution qui s'est dotée de structures, de pouvoirs. Pouvoirs autour de l'agriculture, de l'industrie, de la politique commerciale, autour de la technologie, des transports, des moyens de communication, de la recherche, nous en parlions tout à l'heure, de l'université... Cela constitue le plus vaste marché du monde, la première puissance commerciale du monde. Et l'espérance n'est pas close, s'il y avait plus d'unité économique, les sommes consacrées à la recherche feraient de cette Communauté la première puissance industrielle. S'il y avait davantage d'unité politique, il n'y aurait pas de raison que l'Europe ne fut pas avec les quelques grandes puissances politiques et économiques, parmi les acteurs de l'histoire du monde. En tout cas, la perspective de 1993, puisque nous nous sommes fixé cette échéance, celle que l'on appelle du marché unique entre les douze, permettra à tous les citoyens de nos douze pays de circuler librement, de s'installer, de travailler, de bâtir sa vie professionnelle et sa vie familiale sans entrave. Oh, cela pose de multiples problèmes mais enfin s'ils sont pour lui, ils sont pour nous. Je vous en fais grâce, vous aurez les vôtres, ne vous inquiétez pas. Mais pour l'instant, nous avons cela à traiter, et les deux années qui viennent seront des années consacrées à une très lourde tâche. Nous avons d'ailleurs pensé que, pour pouvoir couronner l'édifice, il serait indispensable de disposer des instruments économiques, et c'est pourquoi nous avons commencé de discuter en nous fixant un programme et un calendrier pour une Europe économique, fondée sur une unité de monnaie, l'Europe monétaire. Et à partir de là, comment voulez-vous diriger l'économie, la technique, l'émigration entre les pays, les échanges de toutes sortes, les universités, comment voulez-vous mener tout cela si vous n'avez pas au moins une réalité politique commune ? D'où le projet - le dernier et le plus récent émanant d'Allemagne, de Belgique, de France mais beaucoup d'autres pays y songent - d'une plus grande unité politique fondée sur des structures communes et pas seulement sur la simple rencontre, fût-elle aimable et bienveillante, des dirigeants de chaque Etat, rencontres qui ont lieu régulièrement sous la présidence de l'un ou de l'autre, et qui permettent comme très récemment à Dublin, en Irlande, de confronter les points de vue des Douze. Il faut aller plus loin.\
Mais ce discours que je vous tiens, il est intéressant, je le sais, je l'espère - je veux dire : la matière est intéressante, le domaine est passionnant -, mais il ne touche pas directement les autres peuples de l'Europe. Il y en est qui ont des contrats d'association, des accords de toutes sortes avec la Communauté. Il y a les pays de l'Association européenne de libre-échange, ils sont six. Ces pays, scandinaves, l'Autriche, la Suisse, sont des pays qui ont d'autres conceptions, qui répugnent à avoir des structures économiques contraignantes mais qui n'en sont pas moins des pays de grande liberté démocratique, obéissant à des valeurs esthétiques, morales, de civilisation très proches des nôtres. Le dialogue est facile même si les traditions sont diverses.
- Et puis il y a les pays dits de l'Europe centrale et orientale, je n'en exclus aucun. Il y a ceux qui se sont détachés de ce bloc plus tôt comme la Yougoslavie. Il y a ceux qui sont restés à l'écart comme l'Albanie, bien que j'aie appris avec beaucoup de satisfaction qu'il y avait ici des étudiants albanais. Il y a un certain nombre de pays qui se trouvent dans des difficultés particulières, comme Chypre. Il y a deux demandes officielles d'adhésion à la Communauté : l'Autriche et la Turquie. Il y a l'Union soviétique et les différents pays dont vous êtes issus et qui ont représenté, pendant ce dernier demi-siècle, une tout autre histoire. Je dis le dernier demi-siècle pour certains, mais beaucoup plus, bien entendu, pour d'autres, c'est-à-dire depuis la Révolution de 1917 et la fin de la première guerre mondiale.
- Alors ces pays-là, parce que nous sommes en train de réussir cette formidable construction communautaire à Douze, va-t-on les abandonner à leur sort ? Va-t-on oublier que l'histoire, la géographie, la culture, nos intérêts convergents devraient toujours nous porter vers une addition de nos forces et non pas vers une séparation. Un problème : faut-il aussi que cela soit simplement du fait de la Communauté des Douze, sorte de puissance nouvelle, qui accorderait ses grâces à qui elle voudrait, qui déciderait souverainement du sort de chacun de vos pays, en réservant ses faveurs, ou le cas échéant ses déplaisirs, selon les humeurs du moment ? Bref, chacun de vos pays sera-t-il en situation d'humilié, contraint en raison de sa crise économique et politique, de demander qu'on lui fasse des faveurs, parfois de supplier ? J'ai besoin, dans les deux ans qui viennent, de réponses précises, qui tournent toutes autour des problèmes de crédit et de facilités financières, et le reste alors ? Il ne compterait pas !
- Ces pays n'ont-ils pas une histoire égale à la nôtre ? Nous, pays des Douze. Leur rapport à la culture et leur dignité seraient-ils inférieurs ? c'est pour répondre à ces questions et pour que chacun des pays de l'Europe, dès lors qu'il aurait accompli les gestes nécessaires vers la démocratie, s'oriente vers une sorte d'identité européenne autour de valeurs communes dotées d'institutions représentatives. Pourquoi un seul de ces pays serait-il écarté de l'oeuvre européenne commune ?\
`Suite sur les pays européens hors CEE`
- Or, il faut bien aborder ce problème avec quelque clarté d'esprit. Aucun de ces pays-là n'est présentement en mesure de supporter ces structures que j'appelais tout à l'heure contraignantes. Mais dans l'état économique de ne pas subir les effets en boomerang d'une situation dramatique, ne seraient-ils pas tout simplement des marchés offerts aux Douze sans avoir la possibilité de défendre ce qu'ils sont, de défendre leur identité, d'être pratiquement des clients soumis aux volontés des autres. Voilà le problème. Ou bien des demandeurs, des solliciteurs, ils ont bien le droit de l'être pour sauver la situation de leur peuple mais ils ne peuvent s'installer dans cette situation de dépendance. On observerait au bout de peu de temps une volonté de révolte, une sorte de rébellion contre cette situation qui serait faite à des peuples européens dont l'histoire vaut celle des autres et dont la réalité profonde n'est pas loin de la nôtre. La réalité profonde, je veux dire les virtualités, les capacités, les chances pour peu qu'elles s'organisent autrement, tout autrement, de ce que l'on a connu depuis le temps dont je parlais : un demi siècle, trois-quart de siècle.
- Alors, c'est pour cela que j'en appelle à ce que j'ai nommé, mais je n'impose rien : une perspective de confédération européenne. Je me suis adressé aux Français le 31 décembre de l'année 1989, nous venions d'achever, de célébrer le deuxième centenaire de notre Révolution française, devenue un peu la révolution de tout le monde, de tout le monde libre, et je tenais à marquer nos perspectives européennes. Dans la ligne même de ce qui avait été entrepris par les premiers révolutionnaires français. Et je disais, d'abord "comprenez notre souci, il faut que nous réussissions là où nous sommes, d'abord : la Communauté. Il faut la parfaire, il faut l'améliorer, il faut qu'elle fonctionne mieux, il faut qu'elle dépasse ses contradictions et ses nationalismes et ses protectionnismes qui existent toujours". D'où l'union économique et monétaire, d'où une perspective d'unité politique. Il faut le faire vite puisque l'échéance du marché unique est pour le 31 décembre 1992, cela veut dire que nous ne disposons que de deux années et demi pour parachever l'oeuvre entreprise. Et, en deux ans et demi, on a même calculé le nombre de jours, il n'y a vraiment pas de temps à perdre pour peu qu'un certain temps n'ait pas déjà été perdu, et on ne peut quand même pas déboucher sur une immense Europe commerciale, privée d'âme, de perspectives, de son propre orgueil, de sa propre identité européenne. Très vite tout cela se disloquerait sous la poussée des intérêts. On n'a pas fait tout ce que l'on a fait, tout ce sang versé, toute cette peine, toutes ces larmes et tous ces sacrifices pour reconstituer une sorte d'Europe à l'imitation de ce que l'on connaissait soit avant 1914, soit en 1919 après l'éclatement de l'empire austro-hongrois. Il faut avancer avec son siècle, j'allais dire presque avec son millénaire. Nous sommes en 1990 et toutes nos pensées doivent être portées sur le temps qui vient et sur sa symbolique particulière en raison de la fixation des années et, dans nos esprits, un siècle nouveau, un nouveau millénaire, cela oblige, cela parle à l'imagination.\
A partir de cette Europe de la Communauté, ce deuxième objectif, s'adresser au peuple de l'Europe tout entière, s'adresser au peuple de l'Europe tout entière, s'adresser aux autres et leur dresser une perspective, pas simplement un rêve. Une construction politique à base économique et culturelle, sans oublier, bien entendu, la technologie. Et je vois, à travers le temps, et le plus tôt sera le mieux, se construire une Europe où tous les peuples de ce continent d'abord, se rencontreront, où leurs dirigeants débattront en commun des intérêts communs où chacun pourra plaider sa cause à égalité de dignité. Certes, puisqu'il ne s'agit pas de dire à ces pays, que vous représentez vous, étudiants "vous serez demain dans la Communauté douze, treize, quinze, vingt", vous n'êtes pas en état de supporter ce choc et la Communauté, elle-même, n'a pas encore suffisamment réussi dans ses entreprises à l'intérieur d'elle-même pour pouvoir accueillir d'autres partenaires dans une sorte de vaste zone de libre échange qui trahirait l'idée même qui fut celle des fondateurs de la Communauté. Nous ne sommes pas prêts. Il faut encore du temps. Il faut évoluer. Il faut reformer les économies. Il faut qu'il y ait tout de même une comparaison possible des niveaux de développement. Mais vous le pouvez si vous le voulez, vous en êtes capables. Vous avez une histoire, vous avez des traditions, vous avez des hommes et des femmes qui sont pétris de notre culture commune.
- Nous nous sommes si souvent rencontrés sur les champs de bataille, nous nous sommes rencontrés, disais-je tout à l'heure aussi, dans les universités. Toutes les formes d'échanges guerriers et pacifiques, nous les avons pratiquées. Nous nous sommes confrontés. Nos intellectuels allaient à la rencontre des autres dès qu'ils en ressentaient l'envie : lorsque que l'on était persécuté ici, particulièrement en France, à une certaine époque, on allait se réfugier à Berlin. Lorsque nos grands intellectuels du dix-huitième siècle éprouvaient comme un manque de capacité d'expression dans leur pays, comme une sorte de menace contre leur liberté de penser et d'écrire, ils allaient ailleurs ! Pas forcément dans des démocraties, elles n'existaient pas encore à l'époque, mais il y avait une tradition. Il y avait une tradition à Berlin et une certaine tradition de compréhension en Russie, il y en avait un peu partout. Songez que nous avons été formés par des siècles au cours desquels les frontières, les peuples, les cartes de géographie ont subi les effets des rapports de force et que nous avons eu cent fois l'occasion de nous confronter au point de nous connaître bien. Dans chacun de vos pays il existe encore des minorités qui s'interrogent. Il ne faut pas qu'en Europe il y ait des minorités dominées.\
Alors une Confédération cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu'il faut qu'il y ait un pacte entre les pays qui le voudront et qui seront dotés - je l'ai dit tout à l'heure mais je le répète volontairement - d'institutions représentatives, je veux dire d'institutions démocratiques. Les autres ne seront pas interdits mais il faudra bien qu'ils attendent, il faut bien que l'on parle des mêmes choses, que l'on partage les mêmes valeurs si on veut pouvoir travailler ensemble suffisamment. Il existe d'autres terrains où l'on rencontre ceux qui ne partagent pas ces valeurs mais avec lesquels il convient de débattre de nos intérêts. J'y viendrai avant de terminer.
- Alors, pourquoi ne pas imaginer une structure souple, plus souple que la Communauté où l'on pourrait discuter d'intérêts économiques, culturels. Engager des discussions sur la sécurité, où chacun sera l'égal de l'autre, entre les ministres des affaires étrangères, les ministres de l'économie, selon les besoins, les ministres spécialisés, parfois les chefs d'Etat. En tous cas, au moins trois ou quatre réunions par an, des responsables gouvernementaux compétents prendraient l'habitude de travailler ensemble autour d'un organisme permanent, un secrétariat permanent, léger lui aussi mais représentatif de tous les pays d'Europe, préparant les dossiers en commun, s'informant mutuellement des progrès à accomplir ici et là, des difficultés rencontrées. Une sorte de champ d'expérience où l'on apprendrait à approfondir les moyens de se rapprocher, de rendre service, d'être utile pour l'intérêt de chaque pays mais aussi dans l'intérêt commun.
- Si l'on prend cette décision un jour, les pays qui viennent, disons, de se libérer d'une tutelle qui leur pesait, qui viennent de retrouver leur indépendance de décision, leur véritable authentique souveraineté, qui aspirent à plus de liberté encore, qui veulent franchir et vite les étapes qui les séparent des valeurs auxquelles ils tiennent, on ne les verra pas isolés des tentatives, certes très sympathiques et utiles d'entente régionale comme on le voit actuellement entre la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Pologne, ils ont raison. Mais c'est aussi l'association de pays en difficulté. Ou la tentative de l'Italie, l'Autriche, la Yougoslavie et la Hongrie. Bien d'autres encore qui chercheront à s'entendre pour ne pas rester isolés, pour pouvoir se faire comprendre. Alors une énorme Communauté avec ses 340 millions d'habitants réunissant les pays les plus riches, quelques autres pays qui le sont moins, mais s'épaulant mutuellement et, ici, chacun de vos pays. Chacun de vos pays, tout seul ou associé à un autre pays avec lequel on se sentira des affinités. Si c'est un des pays puissants de l'ouest de l'Europe eh bien, vous serez des clients, vous serez des marchés. Si c'est avec un de vos voisins vous partagerez des pauvretés. Il faut le faire mais il faut faire plus. Et pour cela il faut une institution où l'on se retrouve tous, c'est ce que vous faites aujourd'hui mais vous le faites aujourd'hui et vous serez séparés dans 48 heures. Vous garderez des liens, vous chercherez à créer des liens organiques. Eh bien, il faut que les Etats fassent la même chose et que derrière chacune de leurs rencontres, ils laissent une permanence institutionnelle qui permette constamment de travailler et d'alerter dès lors, je le répète, que les intérêts sont menacés, dès lors qu'il s'agit de partager et d'échanger les cultures.\
Le domaine est immense : c'est la Culture, a-t-on déjà dit et je le répète volontairement, qui est et qui sera le ciment de l'Europe. Je rappelerai cette phrase de Jean Monnet qui est pour nous l'un des fondateurs de l'Europe communautaire : "si c'était à recommencer au lieu de commencer par l'Europe économique je commencerais par la culture". Là, c'est vraiment le domaine dans lequel peuvent s'exercer les responsables de toute l'Europe réunis dans cette institution. Et puis les problèmes de sécurité, ils seront de plus en plus nombreux, non pas de plus en plus graves, au contraire, mais nombreux. Est-ce que chacun de ces pays qui vient de connaître avec ivresse le retour de la liberté, va s'enfermer dans cette réalité nationale détachée du train du progrès, contraint de subir la loi de chacun, arrivant pour son compte, pressé d'obtenir des contrats, arrivant avec sa superbe, avec ses technologies incomparables ? Plusieurs pays de l'Europe sont en mesure de le faire, unis au sein de la Communauté mais rivaux dès lors qu'il s'agira d'aller piétiner vos pays, d'aller tirer ce qui leur reste de substance, d'attirer leurs hommes et leurs femmes évolués qui viendront travailler chez eux. Comme on a vu se faire une certaine migration des cerveaux de l'Europe de l'ouest lorsqu'elle ne s'était pas équipée - mais cela continue encore vers l'Amérique - verra-t-on vos élites attirées par l'ouest de l'Europe parce qu'on y vit mieux, parce qu'on a plus de chance ? Il ne faut pas que cela se produise, mais pour cela il faut bien qu'il y ait un endroit où l'on se rencontre, où l'on parle, où l'on décide, l'on se concerte, l'on prépare l'avenir vers des institutions plus fortes. Les pays de la Communauté discutent au sein de cette organisation avec les pays dont je parle, avec chacun de ces pays, mais aussi avec leur propre Communauté au sein de ce que j'appelle la Confédération.\
Pour cela, des amorces d'organisation de ce type existent, par exemple, j'encourage très vivement l'adhésion des pays qui sont en mesure de le faire au Conseil de l'Europe £ à Strasbourg, le Conseil de l'Europe est une institution qui fonctionne bien, qui est bien dirigée, qui est très ouverte, qui a la compétence de débattre de nombreux sujets que j'ai abordés ici même. Pour débattre des problèmes de sécurité et d'un certain nombre de problèmes politiques, il y a ce qu'on appelle la conférence sur la sécurité, ce sont des initiales, je n'aime pas beaucoup les employer, mais chacun les comprendra : CSCE, Helsinki, là où l'ensemble des pays d'Europe, plus les Etats-Unis d'Amérique et le Canada se réunissent, se rencontrent pour débattre de problèmes de sécurité, de problèmes économiques et de problèmes touchant aux libertés et aux droits de l'homme. De ce point de vue, il y a beaucoup de travail devant nous. C'est une heureuse institution, c'est le seul endroit où se sont vraiment rencontrés tous les Européens. Il faut continuer, une réunion est prévue, elle avait été proposée par l'Union soviétique, la France a été le premier pays à approuver, quelques réticences s'étaient fait entendre, aujourd'hui, cela est réglé : la conférence de la CSCE aura lieu avant la fin de l'année, elle se tiendra vraisemblablement à Paris. Une bonne chose. On a besoin de parler de désarmement, il faut que le désarmement conventionnel accompagne le début du désarmement nucléaire ainsi que le désarmement chimique. On a besoin de mettre au point le système des alliances £ s'il n'y a plus d'ennemis, sur quoi reposent les alliances ? Il y a des problèmes de territoires. Quelles seront les limites des alliances. Il y a le problème propre à l'Allemagne réunifiée, aujourd'hui, avec son sol. Ici des troupes appartenant au pacte de Varsovie, là des troupes appartenant à l'Alliance atlantique. Ce sont des problèmes factuels, provisoires, qui devront être réglés dans les prochains mois, mais enfin, ce sont des problèmes qui nous prennent à la gorge, et il est bon qu'il existe une institution, cette CSCE, qui nous permet de discuter en présence des Etats-Unis et du Canada puisque ce sont ces pays qui participent éminemment à l'Alliance atlantique, l'Est et l'Ouest, ce n'est pas suffisant. Conseil de l'Europe, CSCE, de multiples institutions.\
J'avais demandé la création d'une sorte d'Europe technologique avec ce qu'on appelle Eureka, Eureka technologique avec un prolongement très important qu'on appelle aujourd'hui Eureka audiovisuel autour d'une télévision à haute définition capable de supporter la comparaison avec les technologies japonaises ou américaines. Mais dès le point de départ, j'avais demandé que cela ne fut pas réservé aux pays de la Communauté, de telle sorte qu'au lieu d'être Douze, nous sommes dix-huit pays européens. Ce sont des entreprises qui passent des contrats de haute technologie dans le domaine de la biologie comme dans le domaine de la mécanique ou de l'optique. Aucun domaine n'est exclu, et les meilleures entreprises, les meilleurs techniciens, les chercheurs, les savants s'associent dans des contrats non pas à dix huit, mais comme on veut, à trois ou quatre : ce sera ici le Danemark, la Suède, l'Espagne et la France. Là, ce sera la Grande-Bretagne, la Finlande, etc.. Pourquoi ne pas ouvrir davantage cet Eureka technologique à l'ensemble des pays de l'Est et du centre de l'Europe. Vous y avez normalement accès. Et de ce fait, vos entreprises performantes, et plus encore vos chercheurs et vos techniciens de premier ordre prendront part à une forme de construction européenne parmi les plus intéressantes. C'est vrai de l'audiovisuel, je viens de vous le dire : avec les satellites, l'espace entre désormais dans nos calculs et dans nos intérêts. Il faut que nous fassions cela ensemble.
- Le problème des communications. La Confédération dont je parle, ou tout organisme similaire, plusieurs de vos pays ont fait des propositions du même ordre. J'ai reçu encore avant-hier des propositions de la Tchécoslovaquie : qu'est-ce qu'ils souhaitent, qu'est-ce qu'ils attendent : ils savent bien qu'il y a des problèmes naturellement communs. Les problèmes de l'environnement : la pollution ne s'arrête pas aux frontières, les fleuves traversent plusieurs pays, et tout ce qui vient dans l'espace est porté par les vents, au hasard des choses, et affecte aussi bien la forêt noire de l'Allemagne que les grandes forêts scandinaves, que la forêt des Vosges.\
Bref, environnement, technologie, moyens de communication, on ne va pas faire partir un grand train moderne, train à grande vitesse qui s'arrêtera pile au poteau frontière de l'Autriche ou de tout autre pays, Pologne, Tchécoslovaquie. Cela ne va pas plus loin, vos capitales sont là, vos grandes villes, vos industries, vous êtes là, et vous avez besoin de disposer des mêmes moyens d'échanges que les autres. Eh bien ! il faut qu'il y ait quelque part une institution où l'on parle, où l'on crée, et donc où l'on décide. Nos chances seraient limitées au point de départ, bien entendu, sans cela il vaudrait mieux faire tout de suite la Communauté, et il faudra la faire, mais le temps est là, ce temps nous n'en sommes pas entièrement maîtres. Au sein de la Communauté, il y a des grands pays industriels comme l'Allemagne, l'Italie, l'Angleterre, l'Espagne, et puis, il y a le Portugal, pauvre, l'Irlande, pauvre, la Grèce, pauvre, mais ces trois pays que je viens de citer ont les mêmes droits que les autres £ au sein du Conseil européen, s'ils disent non, leur "non" a le même poids que le refus des grands pays £ ils sont à égalité de dignité, même s'ils ne sont pas à égalité de moyens. Il faut faire la même chose au sein de cette confédération, et que le pays le plus empêtré dans les échecs et les retards d'Europe soit à égalité de dignité au sein de cette organisation, et ait donc la même capacité d'acceptation ou de refus que les pays les plus riches et les plus prospères. Si vous n'apportez pas cette condition-là, celle de la dignité, très vite les blessures se rouvriront et s'aggraveront les disputes, les querelles, les antagonismes, les conflits, les minorités révoltées, et nous retrouverons la mauvaise Europe, issue des conflits du XIXème siècle, cette Europe qui a préparé sa propre perte et qui pendant longtemps a cessé de compter dans les décisions qui commandent la destinée du monde.\
Et puis, il faudra mettre un terme aussi, croyez-moi, à la division du bloc militaire, tout cela doit se préparer, tout cela doit se discuter, tout cela se discute, mais uniquement au sein d'enceintes, d'assemblées qui n'ont pas une compétence universelle, qui ont des compétences limitées. Et puis, il faudra conquérir l'espace ensemble et que l'espace, autant que possible, échappe aux frontières. Et ce que nous entreprenons alors au-delà de l'Europe, dans l'Antarctique, et la protection de ce dernier continent préservé, cela ne vous intéresse pas vous ? cela vous intéresse aussi : on va le faire chacun pour soi, et puis on va se partager la lune ! Tout cela est tellement absurde en face des besoins qui sont nôtres que je réclame l'institution d'organismes où l'on puisse porter le débat d'une façon permanente pour que le dialogue ne cesse pas. Les perspectives sont immenses, on ne va pas y arriver d'un coup, aussi j'encourage vivement les organisations existantes, celles que j'ai citées, Conseil de l'Europe, CSCE, d'autres encore, Eureka... à persévérer dans leurs efforts £ simplement, il arrivera un moment où il faudra joindre l'ensemble de ces expériences pour que l'Europe se retrouve elle-même.
- Voilà, mesdames et messieurs, je ne voulais pas aboutir à autre chose. Je ne vous ai pas tout dit de ce que je souhaiterais, mais l'heure avance, et je souhaitais vous parler sérieusement de notre avenir commun.
- Je remercie Christophe Borgel et les dirigeants français, initiateurs de cette rencontre, mais je remercie aussi les étudiants, étudiantes étrangers venus de toute l'Europe. Je me suis adressé à eux avec plaisir et même avec passion, car je crois au destin de l'Europe et si je n'y croyais pas, je manquerais à mes obligations à l'égard du peuple français. Voilà pourquoi je vous dis : allez-y, allez plus loin, rencontrez-vous et discutez, imposez votre volonté aux gouvernements réticents, créez dans chacun de vos pays un courant d'enthousiasme et de volonté, vous êtes libres, montrez-le, merci.\