25 mars 1990 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à TF1 lors de l'émission "Sept sur Sept" le 25 mars 1990, notamment sur le PS, ses divisions au Congrès de Rennes, la préparation des prochaines échéances électorales ainsi que sur le redressement de l'économie française et le problème de l'unification de l'Allemagne face à la construction de l'Europe.
Anne SINCLAIR.- Bonsoir.
- Rarement, en période de paix, les événements extérieurs à la France n'avaient été aussi importants et il y avait longtemps que la situation politique française n'avait pas donné lieu à autant de controverses. Alors, il était bien normal de demander, dans ces conditions, des explications et des éclairages au premier responsable de ce pays £ monsieur le Président de la République, bonsoir.
- LE PRESIDENT.- Bonsoir.
- QUESTION.- Merci d'avoir accepté l'invitation de sept sur sept, antérieure, je le précise, au Congrès de Rennes, et merci de nous recevoir en direct au Palais de l'Elysée pour que vous répondiez aux questions que se posent les Français.
- Cela fait des mois qu'ils ont conscience de vivre des événements exceptionnels, notamment depuis le 9 novembre dernier, le jour où est tombé le mur de Berlin. On a dit alors, et puis, que l'histoire échappait aux hommes pour revenir au peuple et que MM. Bush, Gorbatchev, Mitterrand, Kohl et Delors couraient derrière elle plus qu'ils ne la maîtrisaient.
- Dimanche dernier, les Allemands de l'Est ont voté démocratiquement pour la première fois depuis 57 ans, ils ont voté pour une unification qu'ils ont voulue rapide. Vous allez nous dire ce soir les conclusions que vous tirez de la renaissance allemande, de ses conséquences sur un équilibre européen forcément bouleversé et des relations entre Paris et Bonn que d'aucuns ont cru voir s'assombrir.
- Pendant ce temps-là, la France apaisée vivait dans le luxe confortable mais peut-être émollient d'une démocratie consensuelle : un Président, vous-même, plus populaire que jamais, gentiment brocardé en Dieu tout puissant, un Premier ministre au faite des sondages et en orbite présidentielle, un Parti socialiste devenu tellement sage qu'il ne dérangeait plus personne, une Droite tellement atomisée qu'elle n'était plus crédible, et voilà que le Parti socialiste qui préparait depuis des mois son Congrès se divise puis se déchire, puis enfin, le week-end dernier, donne aux Français, stupéfaits, un spectacle désastreux pour la politique et les hommes qui en font. Voilà que ce parti si populaire, que vous avez fondé il y a dix-neuf ans, perd consciencieusement les partielles les unes après les autres, voilà enfin que dans le système de la Vème République où tout procède d'en haut et où tout y ramène, vous êtes directement mis en cause par les déchirements du Parti majoritaire, par la guerre de ces chefs qui furent un peu vos fils avant de vouloir être tous demain vos successeurs.
- Il était temps, monsieur le Président, de vous entendre. Vous avez, je le répète, prévu de parler depuis une douzaine de jours, avant les résultats allemands et avant les déchirements publics et télévisés des socialistes, on va y revenir longuement, mais est-ce que vous vous dites ce soir : cela tombe plutôt bien, parce qu'il y avait au fond le feu à la maison, au dehors et au dedans ?
- LE PRESIDENT.- Cela tombe plutôt bien mais il n'y a pas le feu à la maison. C'est une période de tempête que nous venons de traverser, le vent souffle fort, les tuiles se déplacent, il y a des gouttières dans le toit. Cela se répare.\
QUESTION.- On a coutume de dire - c'est ce qui alimente un peu, au fond, le poujadisme ambiant - que les événements d'Europe que nous vivons sont si graves et si importants que toutes nos querelles paraissent dérisoires, voire médiocres et pour tout dire que le vote des Allemands, dimanche dernier, ou des Hongrois aujourd'hui, est plus important que les déchirements au RPR et au Parti socialiste.
- Alors, en effet, dire cela, c'est du bon sens, mais est-ce que cela vous semble un jugement sain ou est-ce que c'est un peu nuisible à l'esprit démocratique ?
- LE PRESIDENT.- Ces déchirements ne sont pas heureux, on ne peut donc que les regretter, mais ce sont aussi des choses de la vie et on ne peut pas dire vraiment que ce soit minable, c'est le combat de la politique au sein d'une démocratie £ ça dérape, et quelquefois, ça va dans le fossé, mais n'exagérons rien, en vérité ce que je reprocherai surtout à l'évolution de notre politique intérieure, c'est qu'elle est hors de proportion, pas tout à fait à la hauteur de ce que les événements extérieurs exigent.\
QUESTION.- On va y revenir longuement. Deux sujets majeurs dans ce Sept sur Sept ce soir, non pas l'actualité de la semaine, mais, en gros, ce qui se passe en France, cette semaine et puis les jours qui précèdent, ce qui se passe autour de nous.
- On va commencer par la France. Marion Delbarre et Alain Badia ont ausculté la Droite et la Gauche. Plantu à la une du "Monde" avait, lundi, la dent talentueuse et dure et vous croquait, monsieur le Président, désolé du spectacle.
- Alors, vous voilà donc, monsieur le Président, en première ligne comme souvent. On va commencer par le Parti socialiste, par les images qu'on vient de voir : est-ce qu'à la suite du week-end dernier, vous avez été triste de voir le Parti que vous avez fondé il y a dix-neuf ans, s'abîmer dans les querelles qu'on a vues ? Est-ce que vous avez été, au fond, furieux de voir vos enfants casser le beau jouet que vous leur aviez laissé ou est-ce que vous avez été inquiet des conséquences électorales peut-être demain, et politiques pour le Parti socialiste ?
- LE PRESIDENT.- J'ai regretté, mais je crois qu'il faut porter l'analyse plus loin, et, si vous voulez, je répondrai aux questions qui vont suivre. Il faut porter l'analyse plus loin, on ne peut pas résumer cela à une séance tumultueuse.
- QUESTION.- Enfin, la séance tumultueuse était la conséquence de mois de campagne qui avaient montré un Parti socialiste déchiré...
- LE PRESIDENT.- Oui, divisé sans aucun doute. Mais je l'ai toujours connu en état de discussion très vive. Aucun congrès n'a jamais été facile, ni celui d'Epinay que la légende, aujourd'hui, entoure de dorures, mais que je n'avais emporté que par 51 % contre 49 %, ce qui veut dire que les débats avaient été extrêmement sévères.
- QUESTION.- Sur des idées quand même.
- LE PRESIDENT.- Là, vous mélangez déjà les problèmes. Aussi bien le deuxième congrès, le plus fameux de notre histoire, celui de Metz, en 1979, je l'avais emporté sur les idées, avec beaucoup d'amis qui m'avaient soutenu, mais avec une majorité relative de 47 %.
- Donc, ce qui s'est passé là n'est pas très nouveau £ simplement, un certain ton et, finalement, l'absence de synthèse au jour dit, c'est-à-dire devant les militants, au moment où il s'agit de consacrer un moment passionnant, où on décide pour plusieurs années de la politique d'un Parti. C'est un grand dommage, cela a manqué. Les dirigeants du Parti se sont rattrapés quelques jours après, c'était un peu trop tard..
- QUESTION.- Ils se sont rattrapés grâce à vous peut-être. On va y revenir.
- LE PRESIDENT.- Grâce à moi.. Grâce à eux surtout !
- QUESTION.- Vous n'avez pas été pour rien dans la synthèse, a-t-on dit..
- LE PRESIDENT.- N'exagérons rien.
- QUESTION.- Revenons un peu sur les divisions, parce que vous m'avez dit que j'allais trop vite, mais il reste qu'à Epinay, dont vous parliez, il y avait quand même un choix politique, des idées. Il n'y avait pas seulement une rivalité entre Savary et François Mitterrand.
- LE PRESIDENT.- C'est tout simple. J'ai voulu rassembler l'ensemble des socialistes à Epinay et j'ai voulu que les socialistes puissent se retrouver sur une ligne aussi simple : celle de l'union de la gauche.\
`Suite sur les débats au Parti socialiste`
- QUESTION.- Alors, est-ce que vous estimez qu'à Rennes il n'y avait que l'affrontement des hommes et de leurs ambitions, et c'est peut-être pour cela que vous auriez matière à leur en vouloir, ou est-ce que vous estimez qu'il y avait un vrai débat ?
- LE PRESIDENT.- Il y avait un débat moins simple que celui que je viens de vous dire.
- A Epinay, j'ai voulu l'union des socialistes, qui étaient extraordinairement dispersés, et d'autre part l'union de la gauche, ce qui était difficile à faire admettre et qui a pris de plein fouet toute une partie de l'opinion française. Et à Metz, quelques années plus tard, il fallait sauvegarder cette stratégie.
- Voilà les deux grands débats d'idées, les deux grands choix stratégiques.
- A Rennes, on ne peut pas dire qu'un débat stratégique se soit véritablement engagé. Je pense que c'est un congrès de crise de croissance. Il ne faut donc pas simplement en voir les éléments négatifs, il faut penser que sous ce tumulte, un certain nombre d'hommes apparaissent porteurs d'idées, croyez-moi.
- QUESTION.- Et crise de croissance, cela veut dire qu'il y a un certain nombre d'hommes qui doivent grandir ou qui sont en train de grandir.
- LE PRESIDENT.- Il sont en train d'achever, en effet, cette croissance, et ce n'est pas sans mal.\
QUESTION.- Vous avez dit à Serge July, si j'en crois "Libération" et ce qu'il a rapporté, que Laurent Fabius avait besoin de vieillir et de souffrir.
- LE PRESIDENT.- Si vous voulez bien, posez-moi les questions à moi. Je n'ai pas l'habitude de faire faire mes commissions, je préférerais les faire tout seul.
- QUESTION.- Alors, avez-vous dit de Laurent Fabius...
- LE PRESIDENT.- Ne me demandez pas ce que j'ai dit ou ce que je n'ai pas dit, parlons des choses telles qu'elles sont.
- QUESTION.- ... qu'il a besoin de grandir, de vieillir, voire de souffrir ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas moi qui ai écrit cela.
- Ce que je veux dire et ce que j'ai souvent dit, y compris à la télévision, depuis quelques années, en tout cas, depuis dix ans, c'est que je considérerai que j'aurai réussi à fonder un Parti socialiste - et je n'ai pas été le seul dans cette fondation - le jour où le Parti socialiste pourrait se passer de moi.
- J'ai donc une sorte de philosophie tout à fait tranquille lorsque je vois ces évolutions se produire sans que je sois vraiment nécessaire. Je veux que vous compreniez cela.
- Deuxième condition très importante : moi, cela fait neuf ans que j'ai quitté la direction du Parti socialiste, dès mon élection de 1981. Neuf ans ! Il y a neuf ans, et même un peu plus, j'ai demandé à Lionel Jospin s'il voulait bien me succéder, puisque j'étais candidat à la Présidence de la République, et je lui ai fait confiance.
- Il a très bien dirigé le Parti pendant sept ans. Et depuis le jour de 1981 où cette passation de pouvoir s'est faite, avec naturellement l'approbation du Comité directeur du Parti socialiste, je ne suis jamais intervenu autrement que par la discussion amicale et le conseil donné, quand on me le demandait.
- Et c'est comme cela que j'ai continué de faire depuis maintenant neuf ans. Je n'ai jamais changé de ligne de conduite. On peut donc me mêler à ces débats, si l'on veut. Bien entendu, je ne suis pas indifférent, je ne suis pas absent, mais pas plus qu'il ne faut.\
QUESTION.- Quand vous dites : "Je ne suis jamais intervenu", on a eu le sentiment, il a été écrit, là encore, vous êtes le meilleur interprète.
- LE PRESIDENT.- Vous avez écrit, si j'ose dire ! Vous, collectivement !
- QUESTION.- Nous avons écrit, il a été dit, écrit et ressenti par un certain nombre de gens que vous aviez à plusieurs reprises, et déjà lors de sa candidature précédente, en juin 1988, à la tête du Parti socialiste, soutenu Laurent Fabius.
- Alors, est-ce que c'est exact ? Est-ce que c'était votre "poulain" ? Et est-ce que vous avez cherché à imposer Laurent Fabius au Parti socialiste ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas de poulain ! C'est au Parti socialiste de choisir qui le dirige.
- Mais en 1988, quand Lionel Jospin, après, je le répète, sept ans de direction du Parti c'est épuisant, c'est absorbant, il était tout à fait légitime qu'il pensât à faire autre chose, quand Lionel Jospin s'est retiré, le problème s'est posé : par qui le remplacer ?
- J'avoue que je ne m'y attendais pas. Il m'en a prévenu, naturellement, avant de faire connaître sa décision £ on en a discuté tous les deux, et peu après, dès que cela a commencé de se savoir, Laurent Fabius m'a fait connaître qu'il souhaitait devenir Premier secrétaire du Parti socialiste. Cela dépendait du Comité directeur, bien entendu.
- J'ai trouvé cette idée excellente.
- A qui ai-je communiqué mon impression ? A Lionel Jospin, à Pierre Mauroy, à Louis Mermaz, à personne d'autre.
- Quelque temps plus tard, Pierre Mauroy m'a dit : "moi, j'ai bien réfléchi, finalement, beaucoup pensent que je pourrais remplir cette fonction, elle correspond à ma vocation.. Depuis que j'étais tout jeune socialiste, vers 14 ou 15 ans, j'ai toujours tant aimé ce Parti que mon rêve, c'est de pouvoir un jour le diriger..."
- Bon.. Ecoutez, moi, cela m'embarrase, parce que, comme je vous l'ai dit, Laurent Fabius est un bon choix.. Alors, si vous êtes également candidat, je ne veux pas du tout entrer dans ce débat. Je vous ai dit ce que j'en pensais. Je pensais que vous étiez peut-être davantage destiné maintenant à devenir Président de l'Assemblée nationale, puisque nous y avions la majorité, et Laurent Fabius à se consacrer à la direction du Parti. C'est pour lui, quand même un sacrifice, il peut avoir une vocation de gouvernement, il y renonce.
- Voilà comment cela s'est passé. Cela s'est passé tout à fait à l'amiable et lorsque le Comité directeur, ensuite, a choisi, contrairement au souhait que j'avais exprimé, en inversant (c'est à dire Pierre Mauroy au Premier secrétariat et Laurent Fabius à la tête de l'Assemblée nationale), je n'ai plus rien dit. Je n'avais rien à dire et, de tout manière, je trouvais que l'un et l'autre étaient des hommes parfaitement capables de remplir leurs fonctions.
- QUESTION.- Cela, c'était il y a deux ans.
- LE PRESIDENT.- C'était il y a deux ans. Je n'ai pas changé d'avis. C'est tout.
- QUESTION.- Mais là, vous avez dit de nouveau à Pierre Mauroy que vous trouviez que Laurent Fabius serait bien à la tête du Parti socialiste ?
- LE PRESIDENT.- Non, non, non.. Je ne me suis plus mêlé de cela. Simplement, ce n'est pas parce que j'entends ménager les susceptibilités et rendre hommage au travail de la plupart des dirigeants de ce Parti que, pour autant, je veux mettre dans ma poche le sentiment que j'ai de la capacité de Laurent Fabius.\
QUESTION.- Alors, vous disiez tout à l'heure : "ce Parti socialiste peut se passer de moi...". Apparemment, avec difficulté, puisque la synthèse n'a été possible que - pardonnez la trivialité de l'expression - parce que vous avez mis "la main à la pâte"...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas moi qui l'ai dit, c'est vous.
- QUESTION.- Vous avez dit : il ne faut pas exagérer.
- LE PRESIDENT.- Pierre Mauroy vient me voir tous les mardis, comme Premier secrétaire du Parti. Il m'a dit : "qu'est-ce qu'on va faire ? - Voilà ce que je propose.. Il me semble que la synthèse est nécessaire..." Je lui ai répondu : "vous avez raison". Il s'est senti peut-être appuyé par mon sentiment.. Cela fait de longues années que nous travaillons ensemble, Pierre Mauroy et moi...
- QUESTION.- Et ce qui n'était pas possible le samedi soir l'est devenu mardi soir.
- LE PRESIDENT.- Au moment du Congrès de Rennes, je pense que l'entraînement des passions l'a emporté sur la sage analyse des intérêts généraux du socialisme en France.
- QUESTION.- C'est peut-être pour cela que vous souhaitez que les principaux protagonistes grandissent et qu'ils prennent en compte l'intérêt général plutôt que leur intérêt propre ?
- LE PRESIDENT.- Mais ils l'ont déjà pris d'autres fois ! C'est un moment dans lequel il y a eu une cristallisation tout à fait fâcheuse, et puis c'est tout.
- Un organisme collectif comme celui-là, c'est comme un individu. De temps en temps, on fait des fautes. Tout ce qu'on peut attendre de cet individu ou de cet organisme, c'est qu'il en prenne conscience et que, vis-à-vis des Français (parce qu'ils sont responsables devant les Français), il veille à ne pas continuer ou à ne pas recommencer et à colmater pour chercher l'union.
- QUESTION.- Vous disiez : "ce parti doit pouvoir se passer de moi". Vous trouvez donc normal que ce parti s'émancipe...
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est nécessaire.
- QUESTION.- Et quand Lionel Jospin dit : "le courant mitterrandiste est mort", constatant la division qui existait dans le courant...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas tout à fait cela. Lionel Jospin a considéré qu'à partir du moment où il y avait compétition entre deux fractions de cet axe majoritaire, de cette majorité qui était en place depuis très longtemps, ce qu'il appelle mitterrandisme (moi je n'ai jamais employé ce mot-là, il ne me plaît guère, mais enfin j'y suis obligé)...
- QUESTION.- Le courant mitterrandiste...
- LE PRESIDENT.- Vous employez tous ce mot, cela fait la quatrième fois que vous le dites mais moi cela me gène ... Ce que je veux dire simplement, c'est que là où il y avait union, il y a eu compétition, donc ce n'était plus la même chose et l'analyse de Lionel Jospin n'était pas fausse.
- Cela dit, à eux tous, ils ont eu beaucoup plus de voix que je n'en avais eu, moi, dans un Congrès socialiste. Tous réunis - je veux dire ceux qui se disent mitterrandistes - et je les tiens tout à fait quitte de cette appellation, qu'ils se sentent libres.\
QUESTION.- Un dernier mot sur le Parti socialiste, avant de progresser un petit peu. Laurent Fabius avait fondé sa campagne sur la rénovation nécessaire du Parti. Deux questions rapides : est-ce qu'il a besoin d'être rénové ce Parti socialiste que vous connaissez bien ? et est-ce qu'il sort rénové de cette épreuve ?
- LE PRESIDENT.- Si rénovation il y a, et si elle est nécessaire, il est évident qu'elle ne fait que commencer. Mais je n'ai pas à prendre parti sur ce sujet, sinon par des considérations de caractère général en disant : aucune formation politique ne peut subsister si elle ne songe à se rénover, je ne dirai pas de jour en jour, mais d'année en année, car les événements vont si vite, les exigences de l'opposition sont si grandes, la nécessité d'être digne de ces exigences est tellement pressante, qu'il faut toujours être prêt à modifier son comportement et ses analyses. Il faut rénover, la lutte est dure, il faut toujours chercher le meilleur et, au bout d'un certain temps, il finit par y avoir, comme je l'ai souvent dit, sclérose, il faut se rénover.
- QUESTION.- Eventuellement donc revoir ce qui vient d'être décidé aujourd'hui, le revoir demain, éventuellement à l'éclairage des événements autour de nous ?
- LE PRESIDENT.- Toujours !\
QUESTION.- Le vainqueur de ce Congrès, c'est Michel Rocard, a-t-on dit, vous avez semblé aller dans ce sens, pardonnez-moi je vais encore citer Serge July et Libération, mais cela a fait tellement de bruit cette semaine. Vous me permettrez de citer deux propos qu'il vous prête, et vous me direz si vous les avez tenus ou pas....
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas engagé une discussion avec Serge July ce soir, mais avec vous et avec les Français qui nous écoutent.
- QUESTION.- Certes, mais toute la presse depuis trois jours a dit...
- LE PRESIDENT.- C'est amusant, c'est intéressant, c'est un petit scoop.
- QUESTION.- ... a dit qu'il n'y avait aucune raison que Michel Rocard n'aille pas au bout de sa législature et deuxièmement que s'il remportait les élections de 1993 il serait le mieux placé pour les présidentielles.
- Est-ce que c'est votre analyse ?
- LE PRESIDENT.- Pardonnez-moi de vous dire que ce sujet a été grossi et je vais vous dire exactement ce que j'en pense.
- Premièrement, j'ai été élu en 1988 pour sept ans, ce qui me porte jusqu'en 1995, si bien entendu aucun accident ne se déroule au passage, donc encore cinq ans, et j'ai bien l'intention et la volonté de mener à bien mon action pendant les cinq ans qui me restent. Donc ce n'est pas un problème urgent.. Les gens pressés montrent une faiblesse.
- Deuxièmement, le jour venu, c'est-à-dire avant cinq ans, dans trois ans, dans quatre ans, - il faut bien se préparer - c'est le Parti socialiste qui choisira son candidat, ce ne sera pas moi. Donc, je n'ai pas à dire : je préfère celui-ci ou je préfère celui-là.
- Troisièmement, cela étant dit, il y a quand même des considérations objectives : il est évident que le Premier ministre en fonction, s'il réussit assez pour conduire la majorité actuelle à la victoire électorale en 1993 sera en situation d'être le candidat de tous pour la confrontation suivante, c'est-à-dire la confrontation présidentielle.
- QUESTION.- Etes-vous si sûr de cela parce qu'à part Georges Pompidou, qui a gagné les élections législatives avant les présidentielles, ce n'est pas une loi de la Vème République.
- LE PRESIDENT.- Je ne suis sûr de rien du tout. Celui qui se trouve en place, s'il a suffisamment réussi pour garder la confiance des Français, il serait un peu étonnant qu'on aille chercher quelqu'un d'autre. C'est donc une considération objective.
- QUESTION.- S'il dure jusqu'à l'élection présidentielle, mais si son mandat de Premier ministre se termine aux législatives, est-ce que le mieux placé pour les élections présidentielles ce n'est pas celui qui est en poste ?
- LE PRESIDENT.- C'est bien possible, mais vous me posiez la question à propos de Michel Rocard..
- QUESTION.- Je vous demande si vous le gardez cinq ans ou sept ans.
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien, cela dépend de sa majorité à l'Assemblée nationale, cela dépend de beaucoup d'événements. Mon voeu c'est que mon Premier ministre, - c'est Michel Rocard aujourd'hui, je l'ai pensé pour tous les autres - qui représente ma propre conception de la vie politique en France, reste le plus longtemps possible. On n'a rien à gagner à une sorte de continuelle instabilité.
- Alors on mêle constamment des problèmes de rivalités d'alliances complexes, de difficultés entre les personnes, mais non !\
`Suite sur la rivalité entre Michel Rocard et François Mitterrand`
- Vous disiez, l'un vainqueur, l'autre qui ne le serait pas. Qu'est-ce que cela veut dire ? Les problèmes entre Michel Rocard et moi sont dépassés depuis longtemps, je les ai réglés en 1981. On ne reviendra pas là-dessus.
- QUESTION.- Vous les avez réglés en 1981 ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a plus de problème entre Michel Rocard et moi. Pourquoi est-ce qu'il y en aurait ?
- QUESTION.- Je pensais sue vous alliez me dire que vous les aviez réglés quand vous l'avez nommé Premier ministre.
- LE PRESIDENT.- Non, j'ai réglé le problème d'une compétition. On ne parle pas de la même chose. Je suis Président de la République, Michel Rocard est Premier ministre, c'est déjà fort bien : c'est conforme à ses qualités, le reste lui appartient, si toutefois l'Histoire est bienveillante.
- QUESTION.- Les élections, avant les élections de 1995, les Présidentielles...
- LE PRESIDENT.- Je voudrais quand même terminer en disant £ on verra ce qui se passera d'ici cinq ans. La précarité des suppositions, la mobilité du tempérament français, les humeurs des Assemblées, tout cela, moi j'ai appris à vivre à travers ce que certains estiment être une longue, et même trop longue carrière politique.
- Ce que je peux vous dire c'est que le Parti socialiste est très riche en hommes, c'est peut-être une des raisons de ses difficultés, très riche en hommes parfaitement capables de remplir cette fonction.\
QUESTION.- Précisément, il y aura des élections législatives en 1993, est-ce qu'à votre avis elles ont une chance d'être gagnées, ou est-ce qu'elles ont un risque d'être perdues ? Est-ce que l'éventualité d'une nouvelle cohabitation vous l'acceptez, vous la refusez, parce qu'il paraît que vous ne la souhaiteriez pas ?
- LE PRESIDENT.- Vous allez plus vite que la musique ! Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Il faut tout faire pour réussir dans la politique sur laquelle nous sommes engagés.
- QUESTION.- Cela, on va y venir. Imaginons un instant qu'on ne réussisse pas.
- LE PRESIDENT.- Il faut tout faire, et quand on fait tout ce qu'il faut pour cela, on y croit...
- QUESTION.- Franchement, le rôle d'un responsable politique c'est de...
- LE PRESIDENT.- Quand j'ai choisi Michel Rocard comme Premier ministre, cela relevait d'un sentiment qui a toujours été le mien, qui est que lorsqu'on dirige un Parti - c'était la période précédente - et lorsqu'on dirige l'Etat - c'est la période actuelle - il faut toujours procéder par addition plutôt que par soustraction. Il faut chercher à rassembler ceux qui peuvent être rassemblés.
- Savez-vous quel était l'éparpillement au sein du Parti socialiste - c'est toujours la période précédente - ? Mais ni Jean Poperen, ni Pierre Bérégovoy n'avait voté pour ma motion en 1971 £ ils sont devenus des collaborateurs et des amis que j'apprécie beaucoup. Michel Rocard me combattait avec son PSU, j'aurais pu m'opposer à ce qu'il vienne au Parti socialiste ! J'ai approuvé. Jacques Delors n'était pas au Parti socialiste, je me suis réjoui de le voir venir à nous, car ce sont tous des hommes de valeur. La liste serait longue encore.
- Sont venues encore des couches nouvelles, la jeunesse, une partie de la jeunesse, ils sont quelquefois un peu, comment dirais-je, non pas agités mais bruyants. On parle de Julien Dray, je l'apprécie beaucoup Julien Dray. C'est vrai qu'il n'est pas de tout repos, mais est-ce que je l'ai été moi-même à son âge ?
- Dès lors qu'on montre une qualité, une volonté, un dévouement à la chose publique, c'est intéressant pour une formation politique, mais je dirai la même chose de l'Etat. Tout ce qui peut être rassemblé doit être rassemblé.
- J'ai un peu envie de dire à l'opposition - cela paraîtra bizarre -, mais aussi à la majorité - cela paraîtra plus normal, que je m'adresse, moi, à ma majorité : "écoutez, arrangez-vous quand même un peu, au lieu d'offrir comme vous le faites les uns et les autres, ce spectacle de divisions et de déchirements £ aidez nous quand même, chacun à votre manière, bien entendu, et le cas échéant en me combattant dans l'opposition, en m'aidant pour la majorité. Soyez tout à fait dignes de ce que la France attend de vous.
- C'est vrai que ce n'est pas exactement le cas aujourd'hui, surtout, et nous allons en parler tout à l'heure, lorsque se déroulent des événements d'une telle importance en Europe, et dans le monde.
- Je vais faire un appel à l'union, non pas autour de moi-même, pas autour de la majorité, je dirai simplement : que l'opposition s'unisse, et que la majorité en fasse autant ! Bref, ne pourriez-vous pas, mesdames et messieurs, faire un petit effort ?\
QUESTION.- Est-ce qu'entre cette majorité rassemblée et cette opposition unie, il peut ou non y avoir des passerelles, et là je pose la fameuse question des alliances. Un parti ne peut pas, parfois gouverner tout seul. Vous l'avez dit d'ailleurs.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas mon rôle.
- QUESTION.- Parfois, il faut des alliances. Aujourd'hui le Parti communiste n'existe plus comme partenaire. Est-ce que l'ouverture est à l'ordre du jour ?
- LE PRESIDENT.- De toutes manières, je l'ai dit, et cela m'a été quelquefois reproché, il n'est pas sain qu'il n'y ait qu'un seul Parti au gouvernement qui ait la majorité absolue. Ce qui lui a manqué de peu.
- QUESTION.- Ce n'est pas de la majorité dont je vous parlais, mais du gouvernement.
- LE PRESIDENT.- C'est différent quand on veut tout faire, mais il ne faut pas tout faire ! Il faut chercher, à côté, d'autres Françaises et d'autres Français qui peuvent donner, du gouvernement de la France, une image un peu plus rassembleuse, un peu plus généreuse.
- QUESTION.- Et vous pensez à qui quand vous cherchez dans cette direction ?
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas en train de chercher un gouvernement, j'en ai un.
- QUESTION.- Mais justement, est-ce qu'aujourd'hui du côté des centristes, du côté des efforts que fait Jean-Pierre Soisson, de la France unie.
- LE PRESIDENT.- Mais c'est très bien. Ceux qui voudront venir nous aider seront les bienvenus ! S'il y a des négociations, des petits bataillons qui s'ébranlent pour venir rejoindre la majorité, ils seront aussi les bienvenus. Simplement, il ne faut pas qu'ils espèrent nous faire renoncer aux objectifs qui seront les nôtres.\
QUESTION.- Les élections, donc, seront vous l'avez dit, gagnées, vous l'avez dit, si on croit à une politique, si on la met en oeuvre, si elle a des chances de réussir...
- LE PRESIDENT.- Si elle est comprise par l'opinion.
- QUESTION.- Est-ce que vous n'êtes pas inquiet ? Quelles conséquences tirez-vous des partielles dimanche après dimanche, perdues par la majorité actuelle ? On n'a pas encore les résultats de Dunkerque, on les aura ce soir.
- LE PRESIDENT.- J'aimerais mieux qu'elle les gagne !
- QUESTION.- Quelles conséquences tirez-vous qu'elle les perde ?
- LE PRESIDENT.- Il est assez constant dans la politique française de voir la majorité du moment, perdre ce qu'on appelle les petites élections £ dans les élections isolées, c'est assez constant. Ce n'est pas un événement qui peut suffire à créer la crainte de perdre les élections générales. Ce sont des avertissements ! Il faut en tenir compte.\
QUESTION.- Est-ce que vous n'avez pas le sentiment que ce sont précisément les électeurs socialistes qui ne se mobilisent pas ? Ils ont peut-être le sentiment que ce gouvernement est sage, et raisonnable, mais n'agit peut-être pas dans le sens qu'ils souhaitent ?
- Je prends un exemple dont on a beaucoup parlé, le fameux rapport du CERC - centre d'études des revenus et des coûts - qui a montré, pour la décennie 1980, que l'écart entre les Français les plus pauvres, et les Français les plus riches, s'était creusé, ceux qui avaient le plus profité de la croissance étant les plus riches.
- Est-ce que ce n'est pas la critique la plus dure, pour un Président, que de considérer que dans son septennat, on ne pourra pas prononcer le même jugement. Ce que vous dites recouvre.
- QUESTION.- 1982-1987...
- LE PRESIDENT.- 1982-1988...
- QUESTION.- En gros !
- LE PRESIDENT - Ce qu'avait dit la Banque mondiale, sur le même sujet, aboutissait à la même conclusion, et cela s'inspirait des années 1975 à 1980.
- Il y a toujours un peu de retard dans les statistiques et les analyses sur les événements.
- Je voudrais simplement dire ce que j'en pense.
- En 1981, la France vivait depuis sept ans dans la crise. J'ai estimé, avec mes amis politiques, qu'il n'était pas possible de remettre indéfiniment la date des réformes sociales qui devenaient indispensables. Alors on en a fait beaucoup. Certaines étaient coûteuses. On a amélioré la situation de catégories qui ne sont pas sous le coup de votre critique d'aggravation des inégalités. Les familles : grâce à une augmentation de 40 % des prestations familiales, quelque 650000 familles françaises sont sorties de la pauvreté ! Les personnes âgées, avec l'augmentation du minimum vieillesse ! Les handicapés avec une augmentation très sensible ! Le SMIC !
- Tous ont eu des augmentations dont les effets se reportent encore sur les années 1989 et 1990 et qui montrent que, par rapport à l'évolution du produit national brut, il y a eu amélioration du pouvoir d'achat de ces catégories, qui étaient les plus faibles, c'est entendu !
- En revanche, lorsque ces réformes sociales ont été accomplies, il était nécessaire encore - on s'y était appliqué dès le premier jour - de procéder au redressement de notre économie, qui souffrait depuis de longues années.
- Je dois dire que Pierre Mauroy a commencé de le faire.. Laurent Fabius a continué. Il y a eu la rupture, pendant les deux années du gouvernement Chirac, qui a continué à travailler dans ce sens mais, dans son cas, au détriment de la justice sociale.
- Ensuite, il y a eu le gouvernement Rocard, ce qui veut dire qu'après une période de réforme sociale indispensable, nous n'avions pas le droit de refuser plus longtemps aux catégories les plus faibles les besoins qui étaient les leurs.
- Deuxièmement, le redressement économique était indispensable. Il fallait reconstituer la richesse de la France pour qu'elle pût être répartie d'une façon plus juste. Nous en sommes là. Le redressement économique, on peut le dire, est réussi.\
`Suite sur le redressement économique"
- J'ai là - tenez c'est la seule feuille que j'ai apportée, je vous la montre - c'est un journal qui n'est pas un journal gouvernemental, il s'appelle "La Tribune". Cela date du 23 mars 1990.
- QUESTION.- "Le franc français laisse le deutschemark sur place".
- LE PRESIDENT.- L'article explique de quelle manière nous avons rétabli notre monnaie. Je ne vais pas m'étendre sur des considérations multiples. Le redressement économique est en bonne voie. Il n'est pas achevé. On peut estimer que notre politique a réussi. Eh bien ! puisqu'elle réussit, nous sommes d'une certaine façon victime de cette réussite. Nous, je veux dire ceux qui inspirent l'action du gouvernement de la France car, ce que nous voulons, c'est une plus grande justice, et les effets mécaniques du redressement économique, sur les structures d'un système capitaliste produisent automatiquement des inégalités nouvelles, comme sur le plan mondial.
- Il y a les inégalités entre le nord et le sud, comme en France, il y a les inégalités entre les pauvres et les riches, de plus en plus graves parce que les riches sont de plus en plus riches.
- QUESTION.- C'est tout le problème. Les riches sont de plus en plus riches.
- LE PRESIDENT.- Il y a les inégalités du savoir, il y a des inégalités de toutes sortes.
- QUESTION.- En somme, une bonne politique appliquée par la gauche, sur un système capitaliste, renforce les inégalités ?
- LE PRESIDENT.- Si on s'arrête là, oui. Il ne faut pas s'arrêter là. C'est pourquoi la troisième phase...
- QUESTION.- ... c'est la correction !
- LE PRESIDENT.- ... doit être la redistribution de la prospérité française.
- QUESTION.- Comment ? Comment on la redistribue ? En augmentant ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas trente-six manières. Il y a des manières simples à imaginer et difficiles à réaliser par des réformes fiscales.
- Notre systeme fiscal est organisé de telle sorte qu'il est toujours plus dur pour les plus faibles et favorable aux plus riches.
- QUESTION.- Précisément, dans le pays, il y a un débat sur ce problème de la fiscalité avec l'éventualité d'augmenter la fiscalité du patrimoine. Est-ce que vous y êtes favorable ?
- LE PRESIDENT.- Même les cotisations sociales sont souvent inégalitaires. Il y a d'autres domaines sur lesquels on peut agir. Le problème du logement social. Avec 60 % d'augmentation en trois ans, comment voulez-vous que les gens se logent à Paris et dans les grandes villes ? On est en train de rattraper Tokyo !
- Le gouvernement a commencé de faire, et doit développer une audacieuse politique du logement social, une politique d'achat de terrains, des dispositions larges, étendues, pour que l'on puisse bâtir des logements adaptés aux Français moyens, aux Français qui vivent sans être riches, sans être pauvres, et qui n'ont plus le moyen aujourd'hui d'habiter dans les centres villes. De la même façon, dans les modes de transport £ de la même façon par l'Education nationale. Dans beaucoup de domaines aujourd'hui, on peut travailler à restituer des chances pour l'égalité.\
Prenez le cas du crédit formation. Au titre de l'éducation nationale, et du ministère du travail et de l'emploi, nous avons décidé des crédits formation, ce qui permet de récupérer des jeunes (pour l'instant les jeunes, plus tard d'autres) - on a dit 100000 cette année - des jeunes gens qui ont quitté l'école en cinquième ou en quatrième et qui sont perdus, qui sont voués à remplir les petits métiers ou à n'en avoir pas du tout.
- On les accueille dans des stages, je suis allé en visiter plusieurs. C'est un travail étonnant qui s'y accomplit.
- On en a déjà récupéré 60000. On ira à 100000. J'ai demandé qu'on double pour l'année suivante.
- Voilà une façon de corriger des inégalités : former des jeunes pour les métiers qu'ils pourront faire au lieu de les former pour les métiers qu'ils ne feront pas, et il y a un grand besoin.\
La phase qui s'ouvre maintenant - tout en parachevant le redressement économique, il ne s'agit pas de faire des bêtises - doit prendre appui sur la prospérité revenue d'une façon globale, mais pas d'une façon particulière pour les citoyens les moins défendus, disons les plus faibles. Et même cela va loin, seuls les plus riches tirent bénéfice aujourd'hui du redressement économique. Eh bien ! C'est la tâche du gouvernement, mais moi, personnellement, j'ai cinq ans devant moi pour faire mentir le principe que vous avez édicté tout à l'heure, à savoir qu'un gouvernement de gauche pourrait être producteur d'inégalité. A nous de corriger le système ! Mais nous ne voulons pas le détruire par des moyens révolutionnaires, et vers quoi ? Vers un type de système comme ceux qui s'effondrent partout dans l'Est ? Non. Nous sommes obligés de mettre en oeuvre cette politique d'économie mixte que je propose depuis longtemps qui permettra de distribuer la richesse française.\
QUESTION.- Alors, l'économie mixte £ un mot peut-être. La fameuse règle du "ni-ni", c'est-à-dire ni privatisation, ni nationalisation, était contenue dans la Lettre aux Français. Et puis, les entreprises ont découvert qu'elles avaient besoin de fonds propres, et que, peut-être, l'Etat ne suffisait pas à leur en fournir, et tout le monde s'est imaginé comment tourner cette règle du "ni-ni", tout en ne la tournant pas, sans avoir l'air de la tourner.
- D'abord, est-ce que cela ne vous agace pas précisément, de voir qu'on n'ose pas remettre en cause parfois certains de vos écrits, parce qu'on a peur d'être sacrilège ?
- LE PRESIDENT.- Là, vous exagérez. D'abord, ce n'est pas un dogme. Donc, il n'y a pas sacrilège. Je n'incarne pas une église, et je n'ai pas bâti un dogme lorsque j'ai écrit à tous les Français en 1988.
- QUESTION.- Roger Fauroux va être très soulagé ce soir !
- LE PRESIDENT.- Roger Fauroux, soulagé ou pas, il est membre du gouvernement, et il fera ce que le gouvernement entend faire. La question ne se pose pas sur le plan personnel. Je dis simplement que ce n'est pas un dogme. Au moment où j'ai écrit aux Français, le problème était celui-ci : nous avions nationalisé tout le crédit, et un nombre réduit d'entreprises importantes. Entre 1986 et 1988, on a privatisé, dénationalisé les banques, et aussi un certain nombre de ces entreprises. Est-ce que nous allions recommencer dans l'euphorie de la victoire à raccommoder, à défaire ce qu'avaient fait ceux qui étaient là juste avant pour tout refaire ? C'est un mauvais système. J'ai donc dit : on en reste là. Certains ont employé l'expression : c'est une sorte de ping-pong. On ne fait pas de ping-pong avec les intérêts de la France. Il n'y a pas de théorie politique de nationalisation, mais il n'y en a pas non plus de privatisation.
- Ensuite les problèmes ont été examinés au cas par cas. Je vous le dis tout de suite, j'entends bien, en effet, qu'au terme de mon mandat, je n'ai en rien dilapidé le domaine public. J'entends préserver le service public, selon tous les moyens dont je dispose. Cela appartient à la nation. Je ne le dilapiderai pas, d'autant plus que l'ensemble des sociétés nationalisées industrielles fonctionnent fort bien, et qu'elles ont des bénéfices. Mais de temps à autre, il y a des accords internationaux. Prenez Renault-Volvo. On me dit : mais dès lors que Volvo prend 25 % chez Renault, vous privatisez, car Volvo, c'est une entreprise privée. Oui, c'est vrai, mais en même temps, Renault prend 25 % de Volvo, et dans ce cas-là, on nationalise Volvo ?
- QUESTION.- On ne nationalise pas une entreprise étrangère.
- LE PRESIDENT.- Pas plus qu'on ne privatise Renault parce qu'il y a 25 % de Volvo. Ce n'est pas le débat. Non. Ce que je veux dire, c'est qu'il s'agit du bon sens, mais la ligne générale, c'est que j'entends préserver le patrimoine public et que je ne le dilapiderai pas au gré des intérêts privés.
- QUESTION.- Renault Volvo, cela prouve quand même qu'on peut garder le contrôle d'une entreprise nationale en n'en possédant pas forcément 100 %.
- LE PRESIDENT.- Absolument.
- QUESTION.- ... et que le fameux débat de 1981 où Michel Rocard considérait qu'on pouvait nationaliser à 51 %, finalement, il n'avait pas tout à fait tort.
- LE PRESIDENT.- C'est une bonne précaution que de nationaliser au dessus de 51 %, on a pu voir que le péril était proche en 1986.\
QUESTION.- Monsieur le Président l'heure avance, il va falloir qu'on parle des événements de l'Est, parce que je crois que c'est l'essentiel...
- LE PRESIDENT.- C'était pour cela que j'avais souhaité que vous puissiez me recevoir, dans cette émission.
- QUESTION.- Absolument. Mais vous avouerez que les événements français ayant pris une grosse importance...
- LE PRESIDENT.- Je le conçois.
- QUESTION.- Ce qui me chagrine, c'est que j'aurais aimé vous interroger sur le climat en ce moment, peut-être de racisme, qui se développe, sur les crimes racistes de la semaine dernière.
- LE PRESIDENT.- Je vais vous répondre sur le point précédent. J'aimerais vous faire comprendre qu'il faut obtenir une sorte d'inversion de certaines valeurs. Pour reprendre l'expression que j'ai entendue dans une radio, voyez la différence de mentalité de valeurs entre les temps lointains qu'il ne s'agit pas de ressusciter et les temps d'aujourd'hui. Autrefois, on élevait des tours, des cathédrales, pour qu'elles se rapprochent du ciel. Aujourd'hui, on construit des tours, des tours du grand capital partout, pour que du tas d'or qui est là-haut, on puisse dominer la terre.
- Je veux dire par là qu'il y a un règne de l'argent excessif. C'est bien que les gens gagnent de l'argent mais il ne faut pas que des coalitions d'intérêts puissent dominer la nation. Maintenant, je passe à votre deuxième question, qui visait un domaine tout à fait différent.\
QUESTION.- Oui, on a peu de temps pour en parler, et il ne serait pas bon d'en parler peut-être très rapidement...
- LE PRESIDENT.- Le racisme...
- QUESTION.- Oui, l'immigration, le racisme, les crimes racistes de la semaine dernière.
- LE PRESIDENT.- Je me suis exprimé sur ces crimes. Comment puis-je m'exprimer autrement que par l'horreur et l'indignation ? et par l'invitation aux pouvoirs publics de montrer dans cette affaire une très grande fermeté, d'ailleurs, pas besoin de les y pousser, c'est leur mouvement naturel.
- QUESTION.- Est-ce que vous ne craignez pas d'une manière générale que le retour du nationalisme, de l'idée nationale, et une contagion en France, alimentent ce qu'il peut y avoir de plus dangereux chez nous ?
- LE PRESIDENT.- C'est possible. Il faudra donc être courageux, refuser de se laisser aller, défendre ce à quoi on croit, et d'abord les Droits de l'homme, et faire de la France une terre d'accueil, sans pour autant céder à des poussées, dès lors qu'elles ne seraient pas conformes à notre loi.
- C'est tout ce que j'ai à dire là-dessus.
- Quant aux crimes eux-mêmes, rarement, je dois le dire, j'ai eu la gorge aussi serrée, avec de l'admiration dans le coeur, en entendant le père d'une petite victime ces derniers jours s'élever contre l'utilisation de ce crime pour des manifestations de caractère raciste. Il faut pouvoir se dépasser soi-même et pourtant, comment ne pas comprendre l'épouvantable chagrin que peuvent éprouver les victimes ou les parents des victimes ?
- Il faut savoir se dominer, mais tout n'est pas crime d'un côté. Ce n'est pas parce qu'il y a là des gens qui n'étaient pas de chez nous, qui sont venus chez nous, que c'est automatiquement une source de criminalité. Il y a des Français aussi qui se comportent mal. Donc, il faut dénoncer le crime et il faut le punir.\
QUESTION.- Bien. Si vous le voulez bien, je me permettrai de vous inviter à un sept sur sept particulier, consacré à l'immigration, parce qu'on ne doit pas traiter cela trop rapidement. On quitte la France. L'événement majeur de ces derniers jours, ce sont les élections en Allemagne de l'Est. La dernière fois qu'ils ont voté, c'était en 1932. Depuis, ils ont eu Hitler, Staline, la division de l'Allemagne et la démocratie populaire. Dimanche, ils se sont exprimés pour la première fois depuis cinquante-sept ans. On nous rappelle et les résultats, et les enjeux. On a très envie de vous entendre là-dessus. L'Allemagne s'exprimait la semaine dernière par un acte démocratique dont tout le monde se réjouit et par un acte volontaire pour l'unification rapide. Est-ce que, de cela aussi, il faut se réjouir ?
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est la volonté des Allemands. Cette volonté doit être respectée. Et l'on doit se réjouir chaque fois qu'un peuple, consulté démocratiquement, choisit d'être uni. Donc, je ne fais aucune réserve, je n'en ai fait aucune. Je me suis exprimé pour la première fois à ce sujet le 27 juillet, au cours d'une interview que j'ai accordée à cinq grands journaux européens, dont un journal français qui était le Nouvel Observateur.
- Le 27 juillet, j'ai dit que l'unification était légitime, dès lors qu'elle se déroulerait pacifiquement et démocratiquement. C'était donc quatre mois avant la destruction du mur de Berlin. Je l'ai redit le 3 novembre quelques jours avant, alors que je me trouvais à Bonn, aux côtés du Chancelier Kohl et qu'une question m'était posée là-dessus. J'ai dit : "l'unification des deux Etats allemands ne me fait pas peur".
- Il n'y a pas de réserves de ma part. Simplement, cette unification entraîne un certain nombre de conséquences et ce sont des conséquences qu'il faut examiner.\
QUESTION.- Première chose, peut-être, le calendrier, vous avez raison. Il reste qu'après la chute du mur de Berlin, les Européens, d'une manière générale, ont eu tendance à minimiser la rapidité éventuelle de cette unification. Au soir du dîner des Douze, qui avait lieu ici même à l'Elysée, ils avaient dit : il n'a même pas été question de la réunification allemande. Vous n'aviez dont peut-être pas pensé que cela irait si vite.
- LE PRESIDENT.- Non. Le Chancelier Kohl a exposé les problèmes allemands au cours d'une intervention de près d'une heure et il a estimé que ce problème devait être examiné plus tard. Nous en avons parlé à Strasbourg début décembre. Donc, il n'y a pas eu beaucoup de temps perdu. Je rappelle que j'ai parlé en juillet et en novembre de "l'unification des deux Etats allemands" car je parle dans les termes les plus précis possible et il ne s'agit que de cela. Mais j'ai aussitôt complété cette constatation en disant qu'il s'agissait d'un mouvement irrépressible et qu'il n'y avait pas lieu, pour la France, de se livrer à ses peurs.
- Il faut regarder l'histoire en face. Elle n'est pas effrayante quand on se sent capable de la dominer.
- Et puis, j'ai ajouté : la conséquence de cette unification, c'est qu'il faudra que les Allemands s'engagent sur le respect des frontières en Europe £ ce n'est pas une condition préalable mais c'est lié à l'unification. Il y a un nouveau phénomène allemand.
- Deuxièmement, il faut que l'Allemagne - elle y est d'ailleurs tout à fait disposée - ainsi que le Chancelier Kohl, s'engagent d'une façon précise dans la Communauté européenne, vers l'union politique et vers l'union économique et monétaire, sans perdre de temps. Il ne faut pas que le problème allemand se substitue aux problèmes de la Communauté.
- Voilà les deux problèmes que j'ai posés d'une façon concomitante, estimant que l'unification des deux Etats allemands entraînait automatiquement ce genre de question. Dans la mesure où l'Allemagne de l'Ouest a fait un peu attendre sa réponse sur la première question, c'est-à-dire l'intangibilité des frontières, surtout la polonaise, la ligne Oder-Neisse et d'autre part, s'est occupée davantage - ce qui pouvait se comprendre - des problèmes allemands que des problèmes immédiats posés à la Communauté, eh bien j'ai continué inlassablement à répéter au risque d'irriter une partie de la presse allemande : "oui à l'unification - d'ailleurs, je n'ai pas à dire oui ou non, c'est aux Allemands de le faire, mais j'approuve et je m'en réjouis pour les Allemands et j'ai dit : "bonne chance à l'Allemagne" - mais il faut que les Allemands garantissent les frontières et qu'ils s'engagent tout à fait dans la construction européenne qui nous attend, l'union monétaire et l'union politique. Ils sont tout à fait disposés à le faire, je peux vous le dire et je le démontrerai avec le chancelier Kohl dans les jours qui viennent.\
QUESTION.- Monsieur le Président, on va revenir sur tous ces points, à la fois, en effet, ce que veut dire une Grande Allemagne, les garanties que vous attendez et le calendrier de cette unification. Revenons, si vous le permettez, sur la peur. La peur, elle existe chez un certain nombre de Français et est-ce qu'elle est parfaitement scandaleuse ? Après tout, on ne sait pas vraiment ce qui ressortira de la reconquête par les Allemands de leur souveraineté. Il y a même des Allemands eux-mêmes inquiets, anxieux de ce que peut signifier pour eux une nouvelle Allemagne qui, il y a quelques années, était tout entière dirigée vers l'Europe et qui devient, selon la thèse d'Alain Minc...
- LE PRESIDENT.- Il ne faut pas avoir peur des questions £ la vie, ça change...
- QUESTION.-... et qui se dit intéressée par elle-même et par le centre de l'Europe peut-être plus que par l'Ouest...
- LE PRESIDENT.- Cela pose mille et une questions £ il ne faut pas avoir peur des questions.
- QUESTION.- ... ce qui veut dire que votre conception de l'Europe peut être bouleversée, la conception traditionnelle que les Européens avaient de l'Europe depuis des années...
- LE PRESIDENT.- Je pense que non. Je pense qu'on est d'accord, Allemands, Français et d'autres qui étaient déjà d'accord, pour renforcer les structures de la Communauté des Douze. Je pense qu'on sera de plus en plus d'accord pour offrir aux pays de l'Est qui vont vers la démocratie, un type d'organisation dont ils ont besoin. C'est pourquoi j'ai parlé de Confédération.
- Toutes ces questions se posent, c'est évident. On a une Allemagne, maintenant, qui va avoir entre soixante-quinze et quatre-vingt millions d'habitants. Oui, c'est une force. La France, malgré tout, ne se développe pas mal. Il faut...
- QUESTION.- C'est un centre d'intérêt peut-être, pour eux, différent...
- LE PRESIDENT.- ... un centre d'intérêt différent... peut-être mais je pense que l'Allemagne de l'Ouest, qui est beaucoup plus prospère, tandis que l'Allemagne de l'Est ne l'est pas, va être très absorbée pour réussir l'union monétaire entre les deux pays allemands et que cela va entraîner les tensions économiques qu'il ne sera pas très aisé pour les dirigeants allemands qui sont pourtant des gens sérieux, de dominer.
- Mais nous, Français, nous sommes habitués à l'Histoire. Cela fait mille ans que nous sommes les voisins des Allemands. Cela a toujours été un grand peuple, la plupart du temps divisé, quelquefois uni £ nous nous sommes fait beaucoup de guerres.
- C'est un problème qui nous est imposé. Rappelez-vous ce mot de Napoléon 1er : "Tout Etat fait la politique de sa géographie". Eh bien, nous, notre géographie comporte le voisinage de l'Allemagne, qui est un voisin très puissant, très multiple, très nombreux. Et puis il y a les autres voisinages, l'Europe tout simplement, et, si l'on veut dominer le problème allemand, il faut désormais dépasser le problème du couple franco-allemand, en veillant à ce qu'il soit solide, pour aborder le problème de l'Europe tout entière.\
QUESTION.- Si tout Etat fait la politique de sa géographie, c'est vrai aussi pour l'Allemagne £ donc sa géographie la conduit à être beaucoup plus au centre de l'Europe et peut-être tournée vers l'Europe de l'Est qui, elle-même, se démocratise, plus que vers l'Europe de l'Ouest. Donc, cela bouscule tous les équilibres.
- LE PRESIDENT.- Non, parce que je pense que l'Allemagne est solidement arrimée à la Communauté européenne, je viens de vous le dire.
- Tout Etat fait la politique de sa géographie. On ne peut dépasser ce problème qu'en examinant l'Europe dans son ensemble, d'où la nécessité d'organiser l'Europe, pas simplement la Communauté, mais l'Europe tout entière.
- QUESTION.- Est-ce que l'ambiguïté ne vient pas...
- LE PRESIDENT.- Quelle ambiguïté ?
- QUESTION.- ... précisément de savoir si l'Allemagne est vraiment européenne ?
- LE PRESIDENT.- A elle de le démontrer...
- QUESTION.- Est-ce que...
- LE PRESIDENT.- Elle le démontrera...
- QUESTION.- Est-ce que ce n'est pas à la France de prendre une initiative suffisamment forte pour donner aux Allemands la charge de la preuve. Après tout, s'ils répondent...
- LE PRESIDENT.- Nous n'avons pas arrêté de le faire lorsque nous étions à Strasbourg lors du dernier Sommet européen des Douze. Nous avons abouti à des conclusions que je crois tout à fait remarquables, qui ont été célébrées dans toutes les capitales comme un grand succès collectif pour l'Europe. A tout moment, nous le rappelons, et lorsque nous discutons avec les Allemands, c'est pour leur rappeler qu'il y a un certain nombre d'évidences européennes qu'il faut respecter.
- Mais le secret véritable de la position française, c'est d'avoir confiance en soi, donc de produire davantage, c'est de faire exactement ce que nous n'avons pas toujours fait, c'est-à-dire avoir des équipes conquérantes, avoir des industries capables de supporter la compétition, avoir des jeunes suffisamment formés pour parler les langues, pour avoir envie d'aller conquérir des marchés sur place, à côté de chez nous et beaucoup plus loin, à l'autre bout du monde.
- Il faut avoir confiance en soi, et la France est capable. Je ne suis pas en train de pratiquer la méthode Coué. Je connais bien les défauts ou les défaillances de notre pays et j'essaie d'y remédier. J'ai confiance dans les Français, et cela fait, je le répète, mille ans. On en a eu des coups durs ! Mais, finalement, on est là, nous avons prouvé notre vitalité. Nous sommes encore quand même parmi les quatre premiers pays exportateurs du monde. Et pourtant, tous les jours, je me plains de ce qu'on ait raté un marché ici ou là. Eh bien on est quand même le quatrième, on fait partie des cinq plus grandes puissances économiques du monde, et nous ne sommes que 57 millions.
- Donc, c'est vous dire que la France a des réserves qu'on ne soupçonne pas, à condition de les organiser, à condition de le vouloir, à condition de faire appel à la majorité des Français et à condition de regarder l'avenir en formant les filles et les garçons qui pousseront plus loin les avantages de la France dans le cadre d'une compétition pacifique, dans le cadre d'organisations communes européennes. Eh bien, voilà, c'est le travail à faire.
- C'est ce que vous faites là où vous êtes, c'est ce que je fais où je suis, c'est à cela que j'invite les Français qui m'entendent. On va gagner.\
QUESTION.- Vous pariez sur la bonne foi, la véritable bonne foi européenne des Allemands. Si je reprends l'idée de l'initiative, est-ce que vous n'avez pas l'impression qu'au-delà de la proposition d'avancer la date de la conférence intergouvernementale qui doit décider de l'Union économique et monétaire, date qui apparemment d'ailleurs pose problème puisque les Allemands ne sont pas prêts de l'accepter, n'avez-vous pas le sentiment qu'il faudrait une initiative forte, qui montre si oui ou non les Allemands sont véritablement alliés à l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Qu'appelez-vous une initiative forte ? Nous nous réunissons dans quelques semaines, au mois d'avril à Dublin, parce que c'est à l'heure actuelle la capitale de la Communauté. A partir du 1er juillet, ce sera Rome. On se réunira à Dublin pour parler de cela. Nous voulons à Dublin (et je pense que ce sera une initiative qui regroupera les pays que nous consulterons) décider d'une méthode de travail et décider d'un calendrier.
- Je ne suis pas très préoccupé par la date d'ouverture de la conférence intergouvernementale pour l'union économique et monétaire. Ce serait, mais ce n'est pas une affaire, que ce soit en septembre ou en décembre. Je reconnais qu'il y a une complication pour l'Allemagne, parce qu'elle a ses élections législatives au début du mois de décembre. Mais l'important n'est pas de savoir quand on commence, c'est de savoir quand on finit. Il faut donc que cette conférence intergouvernementale sur l'économie et la monnaie soit - c'est souhaitable, mais je ne pose pas un diktat - finie mi-1991.
- Je souhaite, c'est la question qui sera posée également - je ne suis pas le seul à la poser, la Belgique vient de m'envoyer un mémorandum - que l'on fixe un calendrier de l'union politique, de l'union européenne politique et que l'on fixe, je l'espère aussi, un délai qui, je le souhaite, coïncidera avec la mise en place du marché unique européen, c'est-à-dire le 1er janvier 1993.
- Voilà une initiative que nous allons prendre dès le mois d'avril et cela ne se fera pas en contradiction avec l'Allemagne, j'en suis sûr, je peux même vous dire que nous en avons parlé, le Chancelier Kohl et moi...\
QUESTION.- La brouille franco-allemande dont on a parlé, existe-t-elle ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas de brouille, il y a une différence d'approche, non pas sur l'unification, nous avons toujours dit, mais sur son accompagnement. C'est vrai que j'ai trouvé que les Allemands avaient mis trop de temps à s'avancer sur le terrain de la garantie des frontières et qu'il fallait vite revenir, c'est ce que nous avons décidé les Allemands et nous, sur le terrain de la Communauté.
- QUESTION.- Les Allemands de l'Ouest vous ont aussi reproché d'être allé trop vite en RDA. D'avoir donné le sentiment d'aller à Kiev parler à Gorbatchev ...
- LE PRESIDENT.- Mais comment ! La politique de la France n'est pas soumise aux décisions allemandes...
- QUESTION.- Je parlais de ce qui pouvait alimenter un désaccord entre vous et eux ...
- LE PRESIDENT.- L'Allemagne entretient des relations avec l'Union soviétique, nous aussi, et j'entends bien persévérer. J'ai rencontré M. Gorbatchev début décembre à Kiev et je m'en suis réjoui, j'étais d'ailleurs à l'époque, Président de la Communauté européenne, du Conseil européen, j'étais responsable du devenir de l'Europe communautaire et il fallait bien que je rencontre le principal responsable de la plus grande puissance européenne qu'est M. Gorbatchev, et j'ai bien l'intention de continuer.
- Je ne vois pas pourquoi, tout d'un coup, la France attendrait d'avoir la permission des uns ou des autres pour rencontrer M. Gorbatchev, que je vais d'ailleurs revoir bientôt. Je me rendrai bientôt aussi, au mois d'avril, aux Etats-Unis d'Amérique pour rencontrer M. Bush.
- Alors, si des Allemands me le reprochent, tant pis pour eux... qu'ils se rentrent dans la gorge un reproche qui n'aurait pas de sens !\
QUESTION.- ... le couple franco-allemand est toujours solide, est-ce que pour autant...
- LE PRESIDENT.- Je vous ai dit quels avaient été les points de friction : j'aurais préféré obtenir tout de suite les assurances que je demandais.
- QUESTION.- ... au moment où les Allemands ont une politique un peu plus sophistiquée qui tient compte d'autre chose que de l'Europe traditionnelle, est-ce qu'il n'est pas temps pour nous d'avoir une politique, nous aussi, un peu plus sophistiquée, peut-être en liaison plus avec l'Europe du Sud, avec une affirmation plus forte d'alliance avec les Etats-Unis ?
- LE PRESIDENT.- Anne Sinclair... d'ailleurs vous avez mélangé un peu les problèmes tout à l'heure...
- QUESTION.- Pardonnez-moi.
- LE PRESIDENT.- Non, non, consciemment, vous savez très bien mener une discussion, en me disant : et puis, vous vous êtes rendu en Allemagne de l'Est... mais je suis allé dans tous les pays de ce qu'on appelait l'Europe communiste, sauf l'Albanie et sauf la Roumanie, pour les raisons que vous imaginez bien. Je m'étais fixé ce programme - j'étais d'ailleurs déjà allé en Hongrie dans la période précédente - et je suis allé dans tous ces pays entre 1988 et 1990. Je voulais le faire et je l'ai fait.
- C'est vrai que le pittoresque du mouvement de l'histoire veut que j'aie été invité par M. Honecker, que l'invitation a été confirmée par M. Krenz et finalement, j'ai rencontré M. Modrow...
- QUESTION.- Cela va un peu vite...
- LE PRESIDENT.- Mais en RDA, je me suis adressé à qui ? Aux étudiants, à Leipzig. J'ai rencontré qui ? Tous les dirigeants de l'opposition de l'époque, toutes les forces démocratiques. Et est-ce que vous croyez que je n'ai pas eu raison d'aller à Prague ? En effet, on m'a fait le même reproche au temps du gouvernement du Président Husak et du secrétaire général Jakes, communistes durs de l'époque brejnevienne. Est-ce que vous croyez que j'avais eu tort ou raison ?
- C'est Vaclav Havel, le nouveau Président de la République tchécoslovaque, qui me le disait il y a quelques jours à Paris : on dit maintenant en Tchécoslovaquie : "avant la visite de François Mitterrand" et "après". Pourquoi ? Parce que j'ai reçu officiellement à l'ambassade de France des gens qui étaient sortis de prison pour cela. J'ai reçu Vaclav Havel. Certains dont Vaclav Havel y sont retournés peu après. A partir de là l'espérance est revenue. J'étais le premier chef d'Etat à faire cela. Avais-je tort. Certains me l'ont reproché en disant que j'apportais une caution au gouvernement de Husak et de Jakes. Il faut savoir prendre ces risques. Moi, je les ai pris. Maintenant qu'on me juge comme on voudra.\
QUESTION.- Deux questions encore sur l'Allemagne.
- La première, c'est l'unité monétaire entre les deux Allemagnes qui va se faire très vite. Est-ce que ce n'est pas quand même une leçon pour nous, Européens, parce que cela prouve bien que quand il y a une volonté politique de faire une unité monétaire, cela peut aller très vite, d'autant qu'il y a plus de différence entre le niveau de développement de l'Allemagne de l'Ouest et l'Allemagne de l'Est qu'entre nous, pays des Douze.
- LE PRESIDENT.- Cette différence de niveau de développement est vraie, quoique pas tout à fait exacte par rapport à certains pays comme la Grèce, l'Irlande ou le Portugal. Mais il y a un élément que vous n'avez pas donné et qui est capital, c'est que c'est entre Allemands. Ce sont tous des patriotes £ ils viennent de le démontrer, et ils sont en train de rebâtir leur pays.
- QUESTION.- Ce qui prouve que c'est au fond la volonté politique communautaire qui manque. Ce n'est pas une question de langue.
- LE PRESIDENT.- La volonté politique nationale reste un atout indispensable. C'est vrai que la construction européenne repose sur une volonté politique qui n'est pas acquise depuis mille ans comme l'est la volonté nationale de la France. C'est un travail de chaque jour. Mais j'ai omis de répondre quand même à une question : tout Etat a la politique de sa géographie. On a parlé de l'Allemagne, on a parlé de l'Europe de l'Est, mais la France telle qu'elle est située, doit avoir une politique méditerranéenne. L'Espagne, c'est nous qui l'avons fait entrer dans le Marché commun, dans la Communauté. Jusqu'alors, les autorités françaises avaient refusé l'Espagne. L'Italie, j'ai crée un Sommet annuel, deux Sommets même, entre l'Italie et la France, nous nous rencontrons constamment. Mais cela va plus loin, la Méditerranée : de l'autre côté, il y a l'Afrique du Nord, plus loin, vers l'Est, le Proche-Orient et derrière tout cela, du côté du Sud, il y a l'Afrique Noire.
- Ce sont les axes de notre politique, la France doit considérer que sa politique d'Europe et sa politique africaine et méditerranéenne englobent automatiquement, par une expansion naturelle, une politique à l'égard du tiers monde.
- Voilà, c'est notre géographie.\
QUESTION.- Notre géographie est aussi soumise à notre système de sécurité. Le problème de sécurité en Europe est posé aujourd'hui. Il y a plusieurs possibilités qui sont évoquées : une Allemagne neutre, personne n'en veut, sauf peut-être l'Union soviétique. L'Allemagne dans l'OTAN, avec une période transitoire où il y aurait maintien pendant un temps des troupes soviétiques à l'Est, est envisagée. Et puis, à terme, peut-être, une Allemagne toujours dans l'OTAN, mais démilitarisée à l'Est.
- Qu'est-ce qui vous semble la solution probable, possible, souhaitable ?
- LE PRESIDENT.- C'est un problème très, très difficile puisque l'Allemagne de l'Est est, à l'heure actuelle, occupée par quelque 450000 soldats soviétiques. Occupée ... enfin... ils sont là, comme nous, nous sommes, forces occidentales, américaines - mais il y en a beaucoup d'autres - anglaises, françaises, en Allemagne de l'Ouest et à Berlin.
- C'est un problème, effectivement, extraordinairement difficile, car comment va vivre l'Allemagne unifiée de demain ? Avec, d'un côté, une partie de son territoire contrôlée par l'armée soviétique, des forces dites de Varsovie - bien qu'il faille réviser ce genre de notion - et de l'autre côté... Ce problème est posé.
- J'ai entendu le conseil d'un homme de grand bon sens et de vaste intelligence, qui est le Président allemand, M. von Weizsäcker, qui disait : "Non, il faut que l'Allemagne reste dans l'OTAN...
- QUESTION.- ... sinon, il n'y aurait plus d'OTAN.
- LE PRESIDENT.- ... Il faut aborder ce sujet avec beaucoup de finesse et de détermination. On peut très bien imaginer qu'il y ait un départ, au bout de quelque temps, au bout de quelques années, des troupes soviétiques de l'Allemagne de l'Est. Il faudra s'attendre à une demande soviétique d'évacuation de l'Allemagne de l'Ouest par les troupes alliées, occidentales. Ce sont peut-être les Allemands qui le demanderont... Cela, le Président Weizsäcker ne l'a pas dit, c'est moi qui l'ajoute...
- Ce qui veu t dire que, dès maintenant, les formes et le contenu de l'OTAN, c'est-à-dire de l'Alliance atlantique, seront profondément modifiés, y compris la stratégie qu'on dit "de défense graduée". Tout cela est modifié, transformé...
- De plus en plus s'impose la mise en place, et j'en parlerai d'ici peu, d'une défense, je ne dirais pas strictement européenne (nous restons les alliés des Américains), mais dont l'axe européen devra être précisé et dont feraient partie, naturellement, les Allemands.\
QUESTION.- Alors un mot quand même sur l'Union soviétique et d'abord, peut-être, la Lituanie.
- Est-ce que vous accordez votre soutien moral et politique à la Lituanie, comme elle le demande aujourd'hui ? Est-ce que vous mettez en garde M. Gorbatchev ? Est-ce que vous répondez à ce que M. Madelin proposait aujourd'hui dans "Le Journal du Dimanche", en disant : "est-ce que oui ou non on reconnaît l'Etat lituanien ?" qu'après tout on n'a jamais cessé de reconnaître, puisqu'on n'a jamais accepté l'annexion des pays baltes !...
- LE PRESIDENT.- C'est pour cela que l'homme politique dont vous me parlez doit se tenir mieux informé...
- QUESTION.- Il vous propose d'accepter une ambassade, ce qui n'est pas le cas...
- LE PRESIDENT.- Il doit se tenir mieux informé, car après une très longue période pendant laquelle la Lituanie a été sous l'autorité russe (en tout cas, depuis Pierre le Grand) et, ensuite cela a été un va-et-vient entre la Russie et l'Allemagne, la Lituanie est devenue un pays reconnu, souverain, en 1921. Les deux autres pays baltes aussi.
- La France l'a reconnue. Il y a eu des gouvernements exprimant cette souveraineté.
- Et lorsque, en 1940, cela s'est brisé, d'abord en 1939, autour de l'accord germano-soviétique, qui a jonglé avec ces trois pays baltes d'une façon inacceptable, et ensuite au gré des évolutions de la guerre, tantôt soviétiques, tantôt allemands, ces pays ont perdu leur indépendance.
- Eh bien ! La France a toujours refusé de reconnaître l'annexion, notamment par Staline. Elle a toujours refusé de la reconnaître, au point, c'est un détail qui peut paraître pittoresque, mais il a un certain sens, que les Lituaniens ont déposé chez nous d'importantes réserves d'or. Ils en avaient confié aussi à la Grande-Bretagne et cet or, il est toujours là, il est à la disposition de la Lituanie.
- QUESTION.- Est-ce que cela veut dire qu'aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- En Grande-Bretagne, ils ont disposé de cet or autrement. C'est-à-dire que nous sommes restés très fidèles à la décision prise.
- Il ne faut pas oublier non plus que si les bâtiments (consulat ou ambassade lituanienne en France) ne sont plus à la disposition des Lituaniens, c'est parce que, soit sous Vichy, soit peu après la Libération, les gouvernements de l'époque ont remis les clés aux autres ... aux occupants...
- QUESTION.- Est-ce qu'aujourd'hui vous leur rendez les clés ?
- LE PRESIDENT.- En particulier, ils les ont remises aux Soviétiques.
- Normalement, il faudrait que cela revienne à la Lituanie, mais enfin cela a été concédé par des gouvernements français il y a déjà bien longtemps, c'est entré dans les moeurs, et les trois pays baltes sont tenus partie intégrante de l'Union soviétique.
- C'est tout le problème qui est posé aujourd'hui à M. Gorbatchev.
- A Lisbonne, les douze pays européens ont voté une résolution. Le Pape s'est exprimé. Beaucoup d'autres dirigeants importants se sont exprimés avec beaucoup de sagesse sur ce sujet. Le droit de la Lituanie ne peut pas être contesté. Son droit est celui de la souveraineté.
- Mais ils sont intégrés à l'Union soviétique. Cela pose un problème à M. Gorbatchev, qui vise non seulement les pays baltes, mais tous les autres pays qui sont en ébullition, qui réclament leur indépendance (leur autonomie mais aussi leur indépendance), et j'imagine le problème terrible posé à la direction soviétique.
- Notre rôle n'est pas de mettre de l'huile sur le feu.
- QUESTION.- Mais est-ce qu'il est de mettre en garde éventuellement M. Gorbatchev.
- LE PRESIDENT.- C'est déjà fait. Mettre en garde, cela veut dire que la seule voie permise est celle du dialogue.\
QUESTION.- Précisément, sur M. Gorbatchev, il y a deux lectures toujours du personnage et de sa trace éventuelle dans l'histoire, c'est de dire : au fond, ce qui s'est passé la semaine dernière, quand il est devenu premier et seul responsable de l'Union soviétique, donc chef de l'Etat élu par le Parlement, c'est le renforcement d'un homme qui, en cinq ans, aura brisé les structures peut-être les plus autoritaires que son pays ait jamais connues, et qui est seul aujourd'hui comptable de l'évolution de son pays. Il y a une deuxième lecture : c'est un homme dont le pouvoir aujourd'hui est considérable mais fragile face à une décomposition de l'empire et face à une dégradation économique.
- Alors qu'est-ce que veut dire aujourd'hui l'expression "aider M. Gorbatchev" ?
- LE PRESIDENT.- Cela veut dire que puisqu'il est Président de l'Union soviétique et qu'il a montré sa détermination, une véritable capacité à modifier les institutions et le régime de l'Union soviétique, une volonté de laisser passer un air de liberté, de discussion et de dialogue, il n'y a pas de raison de lui refuser notre confiance pour qu'il continue cette entreprise. Charge à lui, bien entendu, de ne pas démentir cette espérance.
- QUESTION.- Avec la conscience qu'un empire comme l'empire soviétique est peut-être en train de vivre une période inéluctable de décolonisation, tout simplement.
- LE PRESIDENT.- C'est évident. C'est un des événements majeurs, je dirai même que l'événement posé aux Soviétiques est chronologiquement celui qui a déclenché tout le reste. Le problème allemand découle directement de l'impossibilité où s'est trouvée l'Union soviétique de maintenir les exigences qu'avaient autrefois Staline et Brejnev. C'est donc un fait majeur. On s'en occupe tous les jours.\
QUESTION.- La gauche européenne est réunie en ce moment à Madrid et tient un colloque intéressant sur l'avenir du communisme, ou plutôt son effondrement, et les conséquences sur la gauche européenne. Gorbatchev a envoyé un message dans lequel il dit : l'abîme qui séparait autrefois communisme et socialisme n'existe plus.
- Est-ce que vous diriez la même chose ?
- LE PRESIDENT.- D'une certaine manière, c'est vrai, parce que ce qui s'est passé, pour les uns et les autres, c'est que, pour des socialistes comme moi, comme Felipe Gonzalez, à Madrid, et comme Willy Brandt en Allemagne, et pour beaucoup d'autres, on ne pouvait pas appeler socialisme un système communiste privatif de libertés. Pour nous, le socialisme, c'est, comment dirai-je, le niveau le plus élevé d'un régime de libertés. Ou ce doit être. Si cela ne l'est pas, c'est que ce n'est pas socialiste. Le communisme était donc devenu antinomique, contraire au socialisme. Ne jouons pas avec les mots. Telle est, en tout cas, notre philosophie politique.
- Il est vrai que ce qui a été accompli en Union soviétique depuis maintenant quelques années, surtout depuis quelques mois, et dans les pays voisins qui, hier, étaient sous l'autorité soviétique, est tellement considérable qu'on peut parfaitement imaginer des rapprochements qui auraient semblé impossibles la veille.
- QUESTION.- C'est vrai ce que vous dites sur ceux qui ont toujours associé...
- LE PRESIDENT.- Il y a encore de grandes différences, ne mélangeons pas, n'allons pas trop vite, les analyses doivent être fines et précises, mais c'est vrai que le fossé, s'il y a fossé, il y en a encore, s'est considérablement réduit.
- QUESTION.- Alors, vous disiez...
- LE PRESIDENT.- Cela reste à démontrer, quand même...
- QUESTION.- ... que ceux qui ont toujours associé socialisme et liberté, cela leur donne raison...
- LE PRESIDENT.- Pas socialisme et liberté. Le socialisme, cela doit être la liberté.
- QUESTION.- M. Occhetto, qui est le secrétaire général du Parti communiste italien, disait qu'il devient difficile de gagner des élections en s'appelant encore socialiste. Est-ce que vous n'avez pas l'impression que le mot même aujourd'hui en a pris un sérieux coup ?
- LE PRESIDENT.- Un sérieux coup, c'est peut-être beaucoup dire, mais il est certain qu'à partir du moment où ces pays communistes se disaient socialistes, pour ceux qui n'ont pas l'occasion de beaucoup réfléchir à ces choses, cela peut être nuisible.
- A vous de le démontrer. Mais, enfin, nous avons derrière nous, quand même, notre histoire... Les sociaux-démocrates allemands ont leurs martyrs, leurs sacrifices, leurs déportés, leurs sacrifiés, ils ont montré un courage admirable, et combien d'autres en Europe, en Autriche et ailleurs ?... Et en France, les socialistes, et en Italie, les socialistes, et en Espagne, sous la dictature franquiste ... Donc, nous avons quand même nos lettres de noblesse et je pense qu'elles nous seront reconnues par l'opinion publique.\
QUESTION.- Monsieur le Président, pour conclure, je voudrais vous poser une question à laquelle tout votre enthousiasme et votre passion vous incitent à répondre.
- Depuis quelques semaines, courent des propos dans les milieux philosophiques américains et français sur ce qui serait la fin de l'histoire. Finalement, nous serions arrivés au terme d'une évolution où le libéralisme aurait gagné, et nous serions à la fin de l'histoire, vieux propos régalien.
- Est-ce que vous êtes fondamentalement contre cette notion ?
- LE PRESIDENT.- Le libéralisme est à bout de souffle. Je m'excuse de le dire, je ne veux pas gêner le gouvernement britannique, mais on voit bien comment est en train de chuter l'expérience ultra-libérale de la Grande-Bretagne. On voit aux Etats-Unis 50 millions de pauvres. Dans certains quartiers de New York, on a l'impression de se trouver dans un endroit déshérité du tiers monde. Pourtant, c'est un pays admirable. New York est une ville splendide mais la différence est trop grande entre une société riche, et la société des pauvres. Tout cela justifie d'autant plus notre conviction que si le communisme s'effondre, le libéralisme est à bout de souffle, parce que le capitalisme, tel qu'il est, s'il se laisse vivre, sa loi, c'est celle de la jungle... il va créer beaucoup d'autres inégalités, et l'argent des plus riches, où va-t-il aller ? Il y a déjà beaucoup d'argent qui se promène un peu partout, d'une banque à l'autre, l'argent "noir", comme on dit, qui est de l'argent trouble. Il y a trop d'argent non contrôlé et cela est dû aux formidables fortunes qui s'édifient sur la spéculation. Et cette spéculation est en train d'étouffer le travail des autres.
- Je pense qu'il est urgent, au contraire, de corriger les effets du libéralisme économique - je suis pour un libéralisme politique intégral - et c'est, je crois, ce qui doit être fait sur le plan de l'économie mixte.\
Je dirai juste un mot puisque nous arrivons au terme de l'émission. Au passage d'une de vos questions, j'ai dit que devant le problème allemand, il faut que les Français aient conscience qu'ils possèdent une très grande Histoire, qu'ils ont finalement toujours triomphé des embûches de cette Histoire, et des voisinages parfois dangereux. Aujourd'hui, on a transposé : le plan, c'est l'Europe que nous sommes en train de construire, l'Europe de la Communauté et j'espère l'Europe de la Confédération, l'Europe tout entière.
- Mais nous avons chez nous exactement le même problème de conviction. Le chômage commence à bouger. On a créé 550000 emplois simplement depuis 1988, cela commence à bouger pour les jeunes en particulier. Mais aussi il y en a trop actuellement sans emploi.
- QUESTION.- Vous me permettez une incidente : le chômage a plutôt moins régressé chez nous qu'ailleurs : il est à 9 % de la population active, en France, mais à 6 % en Allemagne.
- LE PRESIDENT.- Un peu plus de 6 % mais disons à 6 % pour simplifier.
- Ce qui est vrai, c'est que nous avons depuis trente ans mis plus de temps que les autres à moderniser nos technologies et à former les femmes et les hommes pour ces technologies nouvelles. C'est pourquoi lorsqu'on crée 550000 emplois, qui sont des emplois de technologie moderne, cela ne veut pas dire 550000 chômeurs de moins car toute une génération est encore sacrifiée. C'est pourquoi il faut la former rapidement.
- C'est un appel à la confiance que je lance aux Français, à la confiance en eux-mêmes. Je n'ai pas dit en moi. La confiance en eux-mêmes, il faut qu'ils se sachent capables. Ils savent produire, ils savent moins bien vendre ! Eh bien il faut qu'ils apprennent à vendre. Il faut qu'ils aillent sur le terrain. Il faut que les Français aient des mentalités de conquérants, parce que leurs produits valent la comparaison et si cela ne suffit pas, il faut que nos industriels s'y mettent. Et, dans ce cas-là, il faut même que la puissance publique les y aide.
- Je veux dire : il faut y croire.
- Mais tout repose sur la formation. On manque par exemple d'ingénieurs. Il nous faut des ingénieurs en plus grand nombre, et des ingénieurs de production. Il faut toute une jeunesse formée à ce type de compétitions, de combats, de combats pacifiques, il faut que les Français soient partout.
- Eh bien, je dois dire qu'ils ont malgré tout un peu tendance dans leur ensemble à rester chez eux £ à considérer que la France est un assez beau pays, pour qu'on y vive sans s'occuper du reste. Je demande aux Français d'avoir une volonté d'expansion économique, fondée sur le fait qu'ils peuvent être sûrs que leur civilisation est une civilisation qui intéresse le reste du monde £ leur façon de vivre, leur philosophie, leur esprit, après tout, tout cela mérite aussi d'être exporté.
- ANNE SINCLAIR.- Monsieur le Président, merci. Merci d'avoir répondu longuement à cette invitation de "Sept sur Sept". Dimanche prochain, je recevrai l'ancien Président de la République. C'est un hasard. Là aussi, rendez-vous avait été pris bien avant. Valéry Giscard d'Estaing sera donc l'invité de "Sept sur Sept".\
- Rarement, en période de paix, les événements extérieurs à la France n'avaient été aussi importants et il y avait longtemps que la situation politique française n'avait pas donné lieu à autant de controverses. Alors, il était bien normal de demander, dans ces conditions, des explications et des éclairages au premier responsable de ce pays £ monsieur le Président de la République, bonsoir.
- LE PRESIDENT.- Bonsoir.
- QUESTION.- Merci d'avoir accepté l'invitation de sept sur sept, antérieure, je le précise, au Congrès de Rennes, et merci de nous recevoir en direct au Palais de l'Elysée pour que vous répondiez aux questions que se posent les Français.
- Cela fait des mois qu'ils ont conscience de vivre des événements exceptionnels, notamment depuis le 9 novembre dernier, le jour où est tombé le mur de Berlin. On a dit alors, et puis, que l'histoire échappait aux hommes pour revenir au peuple et que MM. Bush, Gorbatchev, Mitterrand, Kohl et Delors couraient derrière elle plus qu'ils ne la maîtrisaient.
- Dimanche dernier, les Allemands de l'Est ont voté démocratiquement pour la première fois depuis 57 ans, ils ont voté pour une unification qu'ils ont voulue rapide. Vous allez nous dire ce soir les conclusions que vous tirez de la renaissance allemande, de ses conséquences sur un équilibre européen forcément bouleversé et des relations entre Paris et Bonn que d'aucuns ont cru voir s'assombrir.
- Pendant ce temps-là, la France apaisée vivait dans le luxe confortable mais peut-être émollient d'une démocratie consensuelle : un Président, vous-même, plus populaire que jamais, gentiment brocardé en Dieu tout puissant, un Premier ministre au faite des sondages et en orbite présidentielle, un Parti socialiste devenu tellement sage qu'il ne dérangeait plus personne, une Droite tellement atomisée qu'elle n'était plus crédible, et voilà que le Parti socialiste qui préparait depuis des mois son Congrès se divise puis se déchire, puis enfin, le week-end dernier, donne aux Français, stupéfaits, un spectacle désastreux pour la politique et les hommes qui en font. Voilà que ce parti si populaire, que vous avez fondé il y a dix-neuf ans, perd consciencieusement les partielles les unes après les autres, voilà enfin que dans le système de la Vème République où tout procède d'en haut et où tout y ramène, vous êtes directement mis en cause par les déchirements du Parti majoritaire, par la guerre de ces chefs qui furent un peu vos fils avant de vouloir être tous demain vos successeurs.
- Il était temps, monsieur le Président, de vous entendre. Vous avez, je le répète, prévu de parler depuis une douzaine de jours, avant les résultats allemands et avant les déchirements publics et télévisés des socialistes, on va y revenir longuement, mais est-ce que vous vous dites ce soir : cela tombe plutôt bien, parce qu'il y avait au fond le feu à la maison, au dehors et au dedans ?
- LE PRESIDENT.- Cela tombe plutôt bien mais il n'y a pas le feu à la maison. C'est une période de tempête que nous venons de traverser, le vent souffle fort, les tuiles se déplacent, il y a des gouttières dans le toit. Cela se répare.\
QUESTION.- On a coutume de dire - c'est ce qui alimente un peu, au fond, le poujadisme ambiant - que les événements d'Europe que nous vivons sont si graves et si importants que toutes nos querelles paraissent dérisoires, voire médiocres et pour tout dire que le vote des Allemands, dimanche dernier, ou des Hongrois aujourd'hui, est plus important que les déchirements au RPR et au Parti socialiste.
- Alors, en effet, dire cela, c'est du bon sens, mais est-ce que cela vous semble un jugement sain ou est-ce que c'est un peu nuisible à l'esprit démocratique ?
- LE PRESIDENT.- Ces déchirements ne sont pas heureux, on ne peut donc que les regretter, mais ce sont aussi des choses de la vie et on ne peut pas dire vraiment que ce soit minable, c'est le combat de la politique au sein d'une démocratie £ ça dérape, et quelquefois, ça va dans le fossé, mais n'exagérons rien, en vérité ce que je reprocherai surtout à l'évolution de notre politique intérieure, c'est qu'elle est hors de proportion, pas tout à fait à la hauteur de ce que les événements extérieurs exigent.\
QUESTION.- On va y revenir longuement. Deux sujets majeurs dans ce Sept sur Sept ce soir, non pas l'actualité de la semaine, mais, en gros, ce qui se passe en France, cette semaine et puis les jours qui précèdent, ce qui se passe autour de nous.
- On va commencer par la France. Marion Delbarre et Alain Badia ont ausculté la Droite et la Gauche. Plantu à la une du "Monde" avait, lundi, la dent talentueuse et dure et vous croquait, monsieur le Président, désolé du spectacle.
- Alors, vous voilà donc, monsieur le Président, en première ligne comme souvent. On va commencer par le Parti socialiste, par les images qu'on vient de voir : est-ce qu'à la suite du week-end dernier, vous avez été triste de voir le Parti que vous avez fondé il y a dix-neuf ans, s'abîmer dans les querelles qu'on a vues ? Est-ce que vous avez été, au fond, furieux de voir vos enfants casser le beau jouet que vous leur aviez laissé ou est-ce que vous avez été inquiet des conséquences électorales peut-être demain, et politiques pour le Parti socialiste ?
- LE PRESIDENT.- J'ai regretté, mais je crois qu'il faut porter l'analyse plus loin, et, si vous voulez, je répondrai aux questions qui vont suivre. Il faut porter l'analyse plus loin, on ne peut pas résumer cela à une séance tumultueuse.
- QUESTION.- Enfin, la séance tumultueuse était la conséquence de mois de campagne qui avaient montré un Parti socialiste déchiré...
- LE PRESIDENT.- Oui, divisé sans aucun doute. Mais je l'ai toujours connu en état de discussion très vive. Aucun congrès n'a jamais été facile, ni celui d'Epinay que la légende, aujourd'hui, entoure de dorures, mais que je n'avais emporté que par 51 % contre 49 %, ce qui veut dire que les débats avaient été extrêmement sévères.
- QUESTION.- Sur des idées quand même.
- LE PRESIDENT.- Là, vous mélangez déjà les problèmes. Aussi bien le deuxième congrès, le plus fameux de notre histoire, celui de Metz, en 1979, je l'avais emporté sur les idées, avec beaucoup d'amis qui m'avaient soutenu, mais avec une majorité relative de 47 %.
- Donc, ce qui s'est passé là n'est pas très nouveau £ simplement, un certain ton et, finalement, l'absence de synthèse au jour dit, c'est-à-dire devant les militants, au moment où il s'agit de consacrer un moment passionnant, où on décide pour plusieurs années de la politique d'un Parti. C'est un grand dommage, cela a manqué. Les dirigeants du Parti se sont rattrapés quelques jours après, c'était un peu trop tard..
- QUESTION.- Ils se sont rattrapés grâce à vous peut-être. On va y revenir.
- LE PRESIDENT.- Grâce à moi.. Grâce à eux surtout !
- QUESTION.- Vous n'avez pas été pour rien dans la synthèse, a-t-on dit..
- LE PRESIDENT.- N'exagérons rien.
- QUESTION.- Revenons un peu sur les divisions, parce que vous m'avez dit que j'allais trop vite, mais il reste qu'à Epinay, dont vous parliez, il y avait quand même un choix politique, des idées. Il n'y avait pas seulement une rivalité entre Savary et François Mitterrand.
- LE PRESIDENT.- C'est tout simple. J'ai voulu rassembler l'ensemble des socialistes à Epinay et j'ai voulu que les socialistes puissent se retrouver sur une ligne aussi simple : celle de l'union de la gauche.\
`Suite sur les débats au Parti socialiste`
- QUESTION.- Alors, est-ce que vous estimez qu'à Rennes il n'y avait que l'affrontement des hommes et de leurs ambitions, et c'est peut-être pour cela que vous auriez matière à leur en vouloir, ou est-ce que vous estimez qu'il y avait un vrai débat ?
- LE PRESIDENT.- Il y avait un débat moins simple que celui que je viens de vous dire.
- A Epinay, j'ai voulu l'union des socialistes, qui étaient extraordinairement dispersés, et d'autre part l'union de la gauche, ce qui était difficile à faire admettre et qui a pris de plein fouet toute une partie de l'opinion française. Et à Metz, quelques années plus tard, il fallait sauvegarder cette stratégie.
- Voilà les deux grands débats d'idées, les deux grands choix stratégiques.
- A Rennes, on ne peut pas dire qu'un débat stratégique se soit véritablement engagé. Je pense que c'est un congrès de crise de croissance. Il ne faut donc pas simplement en voir les éléments négatifs, il faut penser que sous ce tumulte, un certain nombre d'hommes apparaissent porteurs d'idées, croyez-moi.
- QUESTION.- Et crise de croissance, cela veut dire qu'il y a un certain nombre d'hommes qui doivent grandir ou qui sont en train de grandir.
- LE PRESIDENT.- Il sont en train d'achever, en effet, cette croissance, et ce n'est pas sans mal.\
QUESTION.- Vous avez dit à Serge July, si j'en crois "Libération" et ce qu'il a rapporté, que Laurent Fabius avait besoin de vieillir et de souffrir.
- LE PRESIDENT.- Si vous voulez bien, posez-moi les questions à moi. Je n'ai pas l'habitude de faire faire mes commissions, je préférerais les faire tout seul.
- QUESTION.- Alors, avez-vous dit de Laurent Fabius...
- LE PRESIDENT.- Ne me demandez pas ce que j'ai dit ou ce que je n'ai pas dit, parlons des choses telles qu'elles sont.
- QUESTION.- ... qu'il a besoin de grandir, de vieillir, voire de souffrir ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas moi qui ai écrit cela.
- Ce que je veux dire et ce que j'ai souvent dit, y compris à la télévision, depuis quelques années, en tout cas, depuis dix ans, c'est que je considérerai que j'aurai réussi à fonder un Parti socialiste - et je n'ai pas été le seul dans cette fondation - le jour où le Parti socialiste pourrait se passer de moi.
- J'ai donc une sorte de philosophie tout à fait tranquille lorsque je vois ces évolutions se produire sans que je sois vraiment nécessaire. Je veux que vous compreniez cela.
- Deuxième condition très importante : moi, cela fait neuf ans que j'ai quitté la direction du Parti socialiste, dès mon élection de 1981. Neuf ans ! Il y a neuf ans, et même un peu plus, j'ai demandé à Lionel Jospin s'il voulait bien me succéder, puisque j'étais candidat à la Présidence de la République, et je lui ai fait confiance.
- Il a très bien dirigé le Parti pendant sept ans. Et depuis le jour de 1981 où cette passation de pouvoir s'est faite, avec naturellement l'approbation du Comité directeur du Parti socialiste, je ne suis jamais intervenu autrement que par la discussion amicale et le conseil donné, quand on me le demandait.
- Et c'est comme cela que j'ai continué de faire depuis maintenant neuf ans. Je n'ai jamais changé de ligne de conduite. On peut donc me mêler à ces débats, si l'on veut. Bien entendu, je ne suis pas indifférent, je ne suis pas absent, mais pas plus qu'il ne faut.\
QUESTION.- Quand vous dites : "Je ne suis jamais intervenu", on a eu le sentiment, il a été écrit, là encore, vous êtes le meilleur interprète.
- LE PRESIDENT.- Vous avez écrit, si j'ose dire ! Vous, collectivement !
- QUESTION.- Nous avons écrit, il a été dit, écrit et ressenti par un certain nombre de gens que vous aviez à plusieurs reprises, et déjà lors de sa candidature précédente, en juin 1988, à la tête du Parti socialiste, soutenu Laurent Fabius.
- Alors, est-ce que c'est exact ? Est-ce que c'était votre "poulain" ? Et est-ce que vous avez cherché à imposer Laurent Fabius au Parti socialiste ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas de poulain ! C'est au Parti socialiste de choisir qui le dirige.
- Mais en 1988, quand Lionel Jospin, après, je le répète, sept ans de direction du Parti c'est épuisant, c'est absorbant, il était tout à fait légitime qu'il pensât à faire autre chose, quand Lionel Jospin s'est retiré, le problème s'est posé : par qui le remplacer ?
- J'avoue que je ne m'y attendais pas. Il m'en a prévenu, naturellement, avant de faire connaître sa décision £ on en a discuté tous les deux, et peu après, dès que cela a commencé de se savoir, Laurent Fabius m'a fait connaître qu'il souhaitait devenir Premier secrétaire du Parti socialiste. Cela dépendait du Comité directeur, bien entendu.
- J'ai trouvé cette idée excellente.
- A qui ai-je communiqué mon impression ? A Lionel Jospin, à Pierre Mauroy, à Louis Mermaz, à personne d'autre.
- Quelque temps plus tard, Pierre Mauroy m'a dit : "moi, j'ai bien réfléchi, finalement, beaucoup pensent que je pourrais remplir cette fonction, elle correspond à ma vocation.. Depuis que j'étais tout jeune socialiste, vers 14 ou 15 ans, j'ai toujours tant aimé ce Parti que mon rêve, c'est de pouvoir un jour le diriger..."
- Bon.. Ecoutez, moi, cela m'embarrase, parce que, comme je vous l'ai dit, Laurent Fabius est un bon choix.. Alors, si vous êtes également candidat, je ne veux pas du tout entrer dans ce débat. Je vous ai dit ce que j'en pensais. Je pensais que vous étiez peut-être davantage destiné maintenant à devenir Président de l'Assemblée nationale, puisque nous y avions la majorité, et Laurent Fabius à se consacrer à la direction du Parti. C'est pour lui, quand même un sacrifice, il peut avoir une vocation de gouvernement, il y renonce.
- Voilà comment cela s'est passé. Cela s'est passé tout à fait à l'amiable et lorsque le Comité directeur, ensuite, a choisi, contrairement au souhait que j'avais exprimé, en inversant (c'est à dire Pierre Mauroy au Premier secrétariat et Laurent Fabius à la tête de l'Assemblée nationale), je n'ai plus rien dit. Je n'avais rien à dire et, de tout manière, je trouvais que l'un et l'autre étaient des hommes parfaitement capables de remplir leurs fonctions.
- QUESTION.- Cela, c'était il y a deux ans.
- LE PRESIDENT.- C'était il y a deux ans. Je n'ai pas changé d'avis. C'est tout.
- QUESTION.- Mais là, vous avez dit de nouveau à Pierre Mauroy que vous trouviez que Laurent Fabius serait bien à la tête du Parti socialiste ?
- LE PRESIDENT.- Non, non, non.. Je ne me suis plus mêlé de cela. Simplement, ce n'est pas parce que j'entends ménager les susceptibilités et rendre hommage au travail de la plupart des dirigeants de ce Parti que, pour autant, je veux mettre dans ma poche le sentiment que j'ai de la capacité de Laurent Fabius.\
QUESTION.- Alors, vous disiez tout à l'heure : "ce Parti socialiste peut se passer de moi...". Apparemment, avec difficulté, puisque la synthèse n'a été possible que - pardonnez la trivialité de l'expression - parce que vous avez mis "la main à la pâte"...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas moi qui l'ai dit, c'est vous.
- QUESTION.- Vous avez dit : il ne faut pas exagérer.
- LE PRESIDENT.- Pierre Mauroy vient me voir tous les mardis, comme Premier secrétaire du Parti. Il m'a dit : "qu'est-ce qu'on va faire ? - Voilà ce que je propose.. Il me semble que la synthèse est nécessaire..." Je lui ai répondu : "vous avez raison". Il s'est senti peut-être appuyé par mon sentiment.. Cela fait de longues années que nous travaillons ensemble, Pierre Mauroy et moi...
- QUESTION.- Et ce qui n'était pas possible le samedi soir l'est devenu mardi soir.
- LE PRESIDENT.- Au moment du Congrès de Rennes, je pense que l'entraînement des passions l'a emporté sur la sage analyse des intérêts généraux du socialisme en France.
- QUESTION.- C'est peut-être pour cela que vous souhaitez que les principaux protagonistes grandissent et qu'ils prennent en compte l'intérêt général plutôt que leur intérêt propre ?
- LE PRESIDENT.- Mais ils l'ont déjà pris d'autres fois ! C'est un moment dans lequel il y a eu une cristallisation tout à fait fâcheuse, et puis c'est tout.
- Un organisme collectif comme celui-là, c'est comme un individu. De temps en temps, on fait des fautes. Tout ce qu'on peut attendre de cet individu ou de cet organisme, c'est qu'il en prenne conscience et que, vis-à-vis des Français (parce qu'ils sont responsables devant les Français), il veille à ne pas continuer ou à ne pas recommencer et à colmater pour chercher l'union.
- QUESTION.- Vous disiez : "ce parti doit pouvoir se passer de moi". Vous trouvez donc normal que ce parti s'émancipe...
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est nécessaire.
- QUESTION.- Et quand Lionel Jospin dit : "le courant mitterrandiste est mort", constatant la division qui existait dans le courant...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas tout à fait cela. Lionel Jospin a considéré qu'à partir du moment où il y avait compétition entre deux fractions de cet axe majoritaire, de cette majorité qui était en place depuis très longtemps, ce qu'il appelle mitterrandisme (moi je n'ai jamais employé ce mot-là, il ne me plaît guère, mais enfin j'y suis obligé)...
- QUESTION.- Le courant mitterrandiste...
- LE PRESIDENT.- Vous employez tous ce mot, cela fait la quatrième fois que vous le dites mais moi cela me gène ... Ce que je veux dire simplement, c'est que là où il y avait union, il y a eu compétition, donc ce n'était plus la même chose et l'analyse de Lionel Jospin n'était pas fausse.
- Cela dit, à eux tous, ils ont eu beaucoup plus de voix que je n'en avais eu, moi, dans un Congrès socialiste. Tous réunis - je veux dire ceux qui se disent mitterrandistes - et je les tiens tout à fait quitte de cette appellation, qu'ils se sentent libres.\
QUESTION.- Un dernier mot sur le Parti socialiste, avant de progresser un petit peu. Laurent Fabius avait fondé sa campagne sur la rénovation nécessaire du Parti. Deux questions rapides : est-ce qu'il a besoin d'être rénové ce Parti socialiste que vous connaissez bien ? et est-ce qu'il sort rénové de cette épreuve ?
- LE PRESIDENT.- Si rénovation il y a, et si elle est nécessaire, il est évident qu'elle ne fait que commencer. Mais je n'ai pas à prendre parti sur ce sujet, sinon par des considérations de caractère général en disant : aucune formation politique ne peut subsister si elle ne songe à se rénover, je ne dirai pas de jour en jour, mais d'année en année, car les événements vont si vite, les exigences de l'opposition sont si grandes, la nécessité d'être digne de ces exigences est tellement pressante, qu'il faut toujours être prêt à modifier son comportement et ses analyses. Il faut rénover, la lutte est dure, il faut toujours chercher le meilleur et, au bout d'un certain temps, il finit par y avoir, comme je l'ai souvent dit, sclérose, il faut se rénover.
- QUESTION.- Eventuellement donc revoir ce qui vient d'être décidé aujourd'hui, le revoir demain, éventuellement à l'éclairage des événements autour de nous ?
- LE PRESIDENT.- Toujours !\
QUESTION.- Le vainqueur de ce Congrès, c'est Michel Rocard, a-t-on dit, vous avez semblé aller dans ce sens, pardonnez-moi je vais encore citer Serge July et Libération, mais cela a fait tellement de bruit cette semaine. Vous me permettrez de citer deux propos qu'il vous prête, et vous me direz si vous les avez tenus ou pas....
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas engagé une discussion avec Serge July ce soir, mais avec vous et avec les Français qui nous écoutent.
- QUESTION.- Certes, mais toute la presse depuis trois jours a dit...
- LE PRESIDENT.- C'est amusant, c'est intéressant, c'est un petit scoop.
- QUESTION.- ... a dit qu'il n'y avait aucune raison que Michel Rocard n'aille pas au bout de sa législature et deuxièmement que s'il remportait les élections de 1993 il serait le mieux placé pour les présidentielles.
- Est-ce que c'est votre analyse ?
- LE PRESIDENT.- Pardonnez-moi de vous dire que ce sujet a été grossi et je vais vous dire exactement ce que j'en pense.
- Premièrement, j'ai été élu en 1988 pour sept ans, ce qui me porte jusqu'en 1995, si bien entendu aucun accident ne se déroule au passage, donc encore cinq ans, et j'ai bien l'intention et la volonté de mener à bien mon action pendant les cinq ans qui me restent. Donc ce n'est pas un problème urgent.. Les gens pressés montrent une faiblesse.
- Deuxièmement, le jour venu, c'est-à-dire avant cinq ans, dans trois ans, dans quatre ans, - il faut bien se préparer - c'est le Parti socialiste qui choisira son candidat, ce ne sera pas moi. Donc, je n'ai pas à dire : je préfère celui-ci ou je préfère celui-là.
- Troisièmement, cela étant dit, il y a quand même des considérations objectives : il est évident que le Premier ministre en fonction, s'il réussit assez pour conduire la majorité actuelle à la victoire électorale en 1993 sera en situation d'être le candidat de tous pour la confrontation suivante, c'est-à-dire la confrontation présidentielle.
- QUESTION.- Etes-vous si sûr de cela parce qu'à part Georges Pompidou, qui a gagné les élections législatives avant les présidentielles, ce n'est pas une loi de la Vème République.
- LE PRESIDENT.- Je ne suis sûr de rien du tout. Celui qui se trouve en place, s'il a suffisamment réussi pour garder la confiance des Français, il serait un peu étonnant qu'on aille chercher quelqu'un d'autre. C'est donc une considération objective.
- QUESTION.- S'il dure jusqu'à l'élection présidentielle, mais si son mandat de Premier ministre se termine aux législatives, est-ce que le mieux placé pour les élections présidentielles ce n'est pas celui qui est en poste ?
- LE PRESIDENT.- C'est bien possible, mais vous me posiez la question à propos de Michel Rocard..
- QUESTION.- Je vous demande si vous le gardez cinq ans ou sept ans.
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien, cela dépend de sa majorité à l'Assemblée nationale, cela dépend de beaucoup d'événements. Mon voeu c'est que mon Premier ministre, - c'est Michel Rocard aujourd'hui, je l'ai pensé pour tous les autres - qui représente ma propre conception de la vie politique en France, reste le plus longtemps possible. On n'a rien à gagner à une sorte de continuelle instabilité.
- Alors on mêle constamment des problèmes de rivalités d'alliances complexes, de difficultés entre les personnes, mais non !\
`Suite sur la rivalité entre Michel Rocard et François Mitterrand`
- Vous disiez, l'un vainqueur, l'autre qui ne le serait pas. Qu'est-ce que cela veut dire ? Les problèmes entre Michel Rocard et moi sont dépassés depuis longtemps, je les ai réglés en 1981. On ne reviendra pas là-dessus.
- QUESTION.- Vous les avez réglés en 1981 ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a plus de problème entre Michel Rocard et moi. Pourquoi est-ce qu'il y en aurait ?
- QUESTION.- Je pensais sue vous alliez me dire que vous les aviez réglés quand vous l'avez nommé Premier ministre.
- LE PRESIDENT.- Non, j'ai réglé le problème d'une compétition. On ne parle pas de la même chose. Je suis Président de la République, Michel Rocard est Premier ministre, c'est déjà fort bien : c'est conforme à ses qualités, le reste lui appartient, si toutefois l'Histoire est bienveillante.
- QUESTION.- Les élections, avant les élections de 1995, les Présidentielles...
- LE PRESIDENT.- Je voudrais quand même terminer en disant £ on verra ce qui se passera d'ici cinq ans. La précarité des suppositions, la mobilité du tempérament français, les humeurs des Assemblées, tout cela, moi j'ai appris à vivre à travers ce que certains estiment être une longue, et même trop longue carrière politique.
- Ce que je peux vous dire c'est que le Parti socialiste est très riche en hommes, c'est peut-être une des raisons de ses difficultés, très riche en hommes parfaitement capables de remplir cette fonction.\
QUESTION.- Précisément, il y aura des élections législatives en 1993, est-ce qu'à votre avis elles ont une chance d'être gagnées, ou est-ce qu'elles ont un risque d'être perdues ? Est-ce que l'éventualité d'une nouvelle cohabitation vous l'acceptez, vous la refusez, parce qu'il paraît que vous ne la souhaiteriez pas ?
- LE PRESIDENT.- Vous allez plus vite que la musique ! Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Il faut tout faire pour réussir dans la politique sur laquelle nous sommes engagés.
- QUESTION.- Cela, on va y venir. Imaginons un instant qu'on ne réussisse pas.
- LE PRESIDENT.- Il faut tout faire, et quand on fait tout ce qu'il faut pour cela, on y croit...
- QUESTION.- Franchement, le rôle d'un responsable politique c'est de...
- LE PRESIDENT.- Quand j'ai choisi Michel Rocard comme Premier ministre, cela relevait d'un sentiment qui a toujours été le mien, qui est que lorsqu'on dirige un Parti - c'était la période précédente - et lorsqu'on dirige l'Etat - c'est la période actuelle - il faut toujours procéder par addition plutôt que par soustraction. Il faut chercher à rassembler ceux qui peuvent être rassemblés.
- Savez-vous quel était l'éparpillement au sein du Parti socialiste - c'est toujours la période précédente - ? Mais ni Jean Poperen, ni Pierre Bérégovoy n'avait voté pour ma motion en 1971 £ ils sont devenus des collaborateurs et des amis que j'apprécie beaucoup. Michel Rocard me combattait avec son PSU, j'aurais pu m'opposer à ce qu'il vienne au Parti socialiste ! J'ai approuvé. Jacques Delors n'était pas au Parti socialiste, je me suis réjoui de le voir venir à nous, car ce sont tous des hommes de valeur. La liste serait longue encore.
- Sont venues encore des couches nouvelles, la jeunesse, une partie de la jeunesse, ils sont quelquefois un peu, comment dirais-je, non pas agités mais bruyants. On parle de Julien Dray, je l'apprécie beaucoup Julien Dray. C'est vrai qu'il n'est pas de tout repos, mais est-ce que je l'ai été moi-même à son âge ?
- Dès lors qu'on montre une qualité, une volonté, un dévouement à la chose publique, c'est intéressant pour une formation politique, mais je dirai la même chose de l'Etat. Tout ce qui peut être rassemblé doit être rassemblé.
- J'ai un peu envie de dire à l'opposition - cela paraîtra bizarre -, mais aussi à la majorité - cela paraîtra plus normal, que je m'adresse, moi, à ma majorité : "écoutez, arrangez-vous quand même un peu, au lieu d'offrir comme vous le faites les uns et les autres, ce spectacle de divisions et de déchirements £ aidez nous quand même, chacun à votre manière, bien entendu, et le cas échéant en me combattant dans l'opposition, en m'aidant pour la majorité. Soyez tout à fait dignes de ce que la France attend de vous.
- C'est vrai que ce n'est pas exactement le cas aujourd'hui, surtout, et nous allons en parler tout à l'heure, lorsque se déroulent des événements d'une telle importance en Europe, et dans le monde.
- Je vais faire un appel à l'union, non pas autour de moi-même, pas autour de la majorité, je dirai simplement : que l'opposition s'unisse, et que la majorité en fasse autant ! Bref, ne pourriez-vous pas, mesdames et messieurs, faire un petit effort ?\
QUESTION.- Est-ce qu'entre cette majorité rassemblée et cette opposition unie, il peut ou non y avoir des passerelles, et là je pose la fameuse question des alliances. Un parti ne peut pas, parfois gouverner tout seul. Vous l'avez dit d'ailleurs.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas mon rôle.
- QUESTION.- Parfois, il faut des alliances. Aujourd'hui le Parti communiste n'existe plus comme partenaire. Est-ce que l'ouverture est à l'ordre du jour ?
- LE PRESIDENT.- De toutes manières, je l'ai dit, et cela m'a été quelquefois reproché, il n'est pas sain qu'il n'y ait qu'un seul Parti au gouvernement qui ait la majorité absolue. Ce qui lui a manqué de peu.
- QUESTION.- Ce n'est pas de la majorité dont je vous parlais, mais du gouvernement.
- LE PRESIDENT.- C'est différent quand on veut tout faire, mais il ne faut pas tout faire ! Il faut chercher, à côté, d'autres Françaises et d'autres Français qui peuvent donner, du gouvernement de la France, une image un peu plus rassembleuse, un peu plus généreuse.
- QUESTION.- Et vous pensez à qui quand vous cherchez dans cette direction ?
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas en train de chercher un gouvernement, j'en ai un.
- QUESTION.- Mais justement, est-ce qu'aujourd'hui du côté des centristes, du côté des efforts que fait Jean-Pierre Soisson, de la France unie.
- LE PRESIDENT.- Mais c'est très bien. Ceux qui voudront venir nous aider seront les bienvenus ! S'il y a des négociations, des petits bataillons qui s'ébranlent pour venir rejoindre la majorité, ils seront aussi les bienvenus. Simplement, il ne faut pas qu'ils espèrent nous faire renoncer aux objectifs qui seront les nôtres.\
QUESTION.- Les élections, donc, seront vous l'avez dit, gagnées, vous l'avez dit, si on croit à une politique, si on la met en oeuvre, si elle a des chances de réussir...
- LE PRESIDENT.- Si elle est comprise par l'opinion.
- QUESTION.- Est-ce que vous n'êtes pas inquiet ? Quelles conséquences tirez-vous des partielles dimanche après dimanche, perdues par la majorité actuelle ? On n'a pas encore les résultats de Dunkerque, on les aura ce soir.
- LE PRESIDENT.- J'aimerais mieux qu'elle les gagne !
- QUESTION.- Quelles conséquences tirez-vous qu'elle les perde ?
- LE PRESIDENT.- Il est assez constant dans la politique française de voir la majorité du moment, perdre ce qu'on appelle les petites élections £ dans les élections isolées, c'est assez constant. Ce n'est pas un événement qui peut suffire à créer la crainte de perdre les élections générales. Ce sont des avertissements ! Il faut en tenir compte.\
QUESTION.- Est-ce que vous n'avez pas le sentiment que ce sont précisément les électeurs socialistes qui ne se mobilisent pas ? Ils ont peut-être le sentiment que ce gouvernement est sage, et raisonnable, mais n'agit peut-être pas dans le sens qu'ils souhaitent ?
- Je prends un exemple dont on a beaucoup parlé, le fameux rapport du CERC - centre d'études des revenus et des coûts - qui a montré, pour la décennie 1980, que l'écart entre les Français les plus pauvres, et les Français les plus riches, s'était creusé, ceux qui avaient le plus profité de la croissance étant les plus riches.
- Est-ce que ce n'est pas la critique la plus dure, pour un Président, que de considérer que dans son septennat, on ne pourra pas prononcer le même jugement. Ce que vous dites recouvre.
- QUESTION.- 1982-1987...
- LE PRESIDENT.- 1982-1988...
- QUESTION.- En gros !
- LE PRESIDENT - Ce qu'avait dit la Banque mondiale, sur le même sujet, aboutissait à la même conclusion, et cela s'inspirait des années 1975 à 1980.
- Il y a toujours un peu de retard dans les statistiques et les analyses sur les événements.
- Je voudrais simplement dire ce que j'en pense.
- En 1981, la France vivait depuis sept ans dans la crise. J'ai estimé, avec mes amis politiques, qu'il n'était pas possible de remettre indéfiniment la date des réformes sociales qui devenaient indispensables. Alors on en a fait beaucoup. Certaines étaient coûteuses. On a amélioré la situation de catégories qui ne sont pas sous le coup de votre critique d'aggravation des inégalités. Les familles : grâce à une augmentation de 40 % des prestations familiales, quelque 650000 familles françaises sont sorties de la pauvreté ! Les personnes âgées, avec l'augmentation du minimum vieillesse ! Les handicapés avec une augmentation très sensible ! Le SMIC !
- Tous ont eu des augmentations dont les effets se reportent encore sur les années 1989 et 1990 et qui montrent que, par rapport à l'évolution du produit national brut, il y a eu amélioration du pouvoir d'achat de ces catégories, qui étaient les plus faibles, c'est entendu !
- En revanche, lorsque ces réformes sociales ont été accomplies, il était nécessaire encore - on s'y était appliqué dès le premier jour - de procéder au redressement de notre économie, qui souffrait depuis de longues années.
- Je dois dire que Pierre Mauroy a commencé de le faire.. Laurent Fabius a continué. Il y a eu la rupture, pendant les deux années du gouvernement Chirac, qui a continué à travailler dans ce sens mais, dans son cas, au détriment de la justice sociale.
- Ensuite, il y a eu le gouvernement Rocard, ce qui veut dire qu'après une période de réforme sociale indispensable, nous n'avions pas le droit de refuser plus longtemps aux catégories les plus faibles les besoins qui étaient les leurs.
- Deuxièmement, le redressement économique était indispensable. Il fallait reconstituer la richesse de la France pour qu'elle pût être répartie d'une façon plus juste. Nous en sommes là. Le redressement économique, on peut le dire, est réussi.\
`Suite sur le redressement économique"
- J'ai là - tenez c'est la seule feuille que j'ai apportée, je vous la montre - c'est un journal qui n'est pas un journal gouvernemental, il s'appelle "La Tribune". Cela date du 23 mars 1990.
- QUESTION.- "Le franc français laisse le deutschemark sur place".
- LE PRESIDENT.- L'article explique de quelle manière nous avons rétabli notre monnaie. Je ne vais pas m'étendre sur des considérations multiples. Le redressement économique est en bonne voie. Il n'est pas achevé. On peut estimer que notre politique a réussi. Eh bien ! puisqu'elle réussit, nous sommes d'une certaine façon victime de cette réussite. Nous, je veux dire ceux qui inspirent l'action du gouvernement de la France car, ce que nous voulons, c'est une plus grande justice, et les effets mécaniques du redressement économique, sur les structures d'un système capitaliste produisent automatiquement des inégalités nouvelles, comme sur le plan mondial.
- Il y a les inégalités entre le nord et le sud, comme en France, il y a les inégalités entre les pauvres et les riches, de plus en plus graves parce que les riches sont de plus en plus riches.
- QUESTION.- C'est tout le problème. Les riches sont de plus en plus riches.
- LE PRESIDENT.- Il y a les inégalités du savoir, il y a des inégalités de toutes sortes.
- QUESTION.- En somme, une bonne politique appliquée par la gauche, sur un système capitaliste, renforce les inégalités ?
- LE PRESIDENT.- Si on s'arrête là, oui. Il ne faut pas s'arrêter là. C'est pourquoi la troisième phase...
- QUESTION.- ... c'est la correction !
- LE PRESIDENT.- ... doit être la redistribution de la prospérité française.
- QUESTION.- Comment ? Comment on la redistribue ? En augmentant ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas trente-six manières. Il y a des manières simples à imaginer et difficiles à réaliser par des réformes fiscales.
- Notre systeme fiscal est organisé de telle sorte qu'il est toujours plus dur pour les plus faibles et favorable aux plus riches.
- QUESTION.- Précisément, dans le pays, il y a un débat sur ce problème de la fiscalité avec l'éventualité d'augmenter la fiscalité du patrimoine. Est-ce que vous y êtes favorable ?
- LE PRESIDENT.- Même les cotisations sociales sont souvent inégalitaires. Il y a d'autres domaines sur lesquels on peut agir. Le problème du logement social. Avec 60 % d'augmentation en trois ans, comment voulez-vous que les gens se logent à Paris et dans les grandes villes ? On est en train de rattraper Tokyo !
- Le gouvernement a commencé de faire, et doit développer une audacieuse politique du logement social, une politique d'achat de terrains, des dispositions larges, étendues, pour que l'on puisse bâtir des logements adaptés aux Français moyens, aux Français qui vivent sans être riches, sans être pauvres, et qui n'ont plus le moyen aujourd'hui d'habiter dans les centres villes. De la même façon, dans les modes de transport £ de la même façon par l'Education nationale. Dans beaucoup de domaines aujourd'hui, on peut travailler à restituer des chances pour l'égalité.\
Prenez le cas du crédit formation. Au titre de l'éducation nationale, et du ministère du travail et de l'emploi, nous avons décidé des crédits formation, ce qui permet de récupérer des jeunes (pour l'instant les jeunes, plus tard d'autres) - on a dit 100000 cette année - des jeunes gens qui ont quitté l'école en cinquième ou en quatrième et qui sont perdus, qui sont voués à remplir les petits métiers ou à n'en avoir pas du tout.
- On les accueille dans des stages, je suis allé en visiter plusieurs. C'est un travail étonnant qui s'y accomplit.
- On en a déjà récupéré 60000. On ira à 100000. J'ai demandé qu'on double pour l'année suivante.
- Voilà une façon de corriger des inégalités : former des jeunes pour les métiers qu'ils pourront faire au lieu de les former pour les métiers qu'ils ne feront pas, et il y a un grand besoin.\
La phase qui s'ouvre maintenant - tout en parachevant le redressement économique, il ne s'agit pas de faire des bêtises - doit prendre appui sur la prospérité revenue d'une façon globale, mais pas d'une façon particulière pour les citoyens les moins défendus, disons les plus faibles. Et même cela va loin, seuls les plus riches tirent bénéfice aujourd'hui du redressement économique. Eh bien ! C'est la tâche du gouvernement, mais moi, personnellement, j'ai cinq ans devant moi pour faire mentir le principe que vous avez édicté tout à l'heure, à savoir qu'un gouvernement de gauche pourrait être producteur d'inégalité. A nous de corriger le système ! Mais nous ne voulons pas le détruire par des moyens révolutionnaires, et vers quoi ? Vers un type de système comme ceux qui s'effondrent partout dans l'Est ? Non. Nous sommes obligés de mettre en oeuvre cette politique d'économie mixte que je propose depuis longtemps qui permettra de distribuer la richesse française.\
QUESTION.- Alors, l'économie mixte £ un mot peut-être. La fameuse règle du "ni-ni", c'est-à-dire ni privatisation, ni nationalisation, était contenue dans la Lettre aux Français. Et puis, les entreprises ont découvert qu'elles avaient besoin de fonds propres, et que, peut-être, l'Etat ne suffisait pas à leur en fournir, et tout le monde s'est imaginé comment tourner cette règle du "ni-ni", tout en ne la tournant pas, sans avoir l'air de la tourner.
- D'abord, est-ce que cela ne vous agace pas précisément, de voir qu'on n'ose pas remettre en cause parfois certains de vos écrits, parce qu'on a peur d'être sacrilège ?
- LE PRESIDENT.- Là, vous exagérez. D'abord, ce n'est pas un dogme. Donc, il n'y a pas sacrilège. Je n'incarne pas une église, et je n'ai pas bâti un dogme lorsque j'ai écrit à tous les Français en 1988.
- QUESTION.- Roger Fauroux va être très soulagé ce soir !
- LE PRESIDENT.- Roger Fauroux, soulagé ou pas, il est membre du gouvernement, et il fera ce que le gouvernement entend faire. La question ne se pose pas sur le plan personnel. Je dis simplement que ce n'est pas un dogme. Au moment où j'ai écrit aux Français, le problème était celui-ci : nous avions nationalisé tout le crédit, et un nombre réduit d'entreprises importantes. Entre 1986 et 1988, on a privatisé, dénationalisé les banques, et aussi un certain nombre de ces entreprises. Est-ce que nous allions recommencer dans l'euphorie de la victoire à raccommoder, à défaire ce qu'avaient fait ceux qui étaient là juste avant pour tout refaire ? C'est un mauvais système. J'ai donc dit : on en reste là. Certains ont employé l'expression : c'est une sorte de ping-pong. On ne fait pas de ping-pong avec les intérêts de la France. Il n'y a pas de théorie politique de nationalisation, mais il n'y en a pas non plus de privatisation.
- Ensuite les problèmes ont été examinés au cas par cas. Je vous le dis tout de suite, j'entends bien, en effet, qu'au terme de mon mandat, je n'ai en rien dilapidé le domaine public. J'entends préserver le service public, selon tous les moyens dont je dispose. Cela appartient à la nation. Je ne le dilapiderai pas, d'autant plus que l'ensemble des sociétés nationalisées industrielles fonctionnent fort bien, et qu'elles ont des bénéfices. Mais de temps à autre, il y a des accords internationaux. Prenez Renault-Volvo. On me dit : mais dès lors que Volvo prend 25 % chez Renault, vous privatisez, car Volvo, c'est une entreprise privée. Oui, c'est vrai, mais en même temps, Renault prend 25 % de Volvo, et dans ce cas-là, on nationalise Volvo ?
- QUESTION.- On ne nationalise pas une entreprise étrangère.
- LE PRESIDENT.- Pas plus qu'on ne privatise Renault parce qu'il y a 25 % de Volvo. Ce n'est pas le débat. Non. Ce que je veux dire, c'est qu'il s'agit du bon sens, mais la ligne générale, c'est que j'entends préserver le patrimoine public et que je ne le dilapiderai pas au gré des intérêts privés.
- QUESTION.- Renault Volvo, cela prouve quand même qu'on peut garder le contrôle d'une entreprise nationale en n'en possédant pas forcément 100 %.
- LE PRESIDENT.- Absolument.
- QUESTION.- ... et que le fameux débat de 1981 où Michel Rocard considérait qu'on pouvait nationaliser à 51 %, finalement, il n'avait pas tout à fait tort.
- LE PRESIDENT.- C'est une bonne précaution que de nationaliser au dessus de 51 %, on a pu voir que le péril était proche en 1986.\
QUESTION.- Monsieur le Président l'heure avance, il va falloir qu'on parle des événements de l'Est, parce que je crois que c'est l'essentiel...
- LE PRESIDENT.- C'était pour cela que j'avais souhaité que vous puissiez me recevoir, dans cette émission.
- QUESTION.- Absolument. Mais vous avouerez que les événements français ayant pris une grosse importance...
- LE PRESIDENT.- Je le conçois.
- QUESTION.- Ce qui me chagrine, c'est que j'aurais aimé vous interroger sur le climat en ce moment, peut-être de racisme, qui se développe, sur les crimes racistes de la semaine dernière.
- LE PRESIDENT.- Je vais vous répondre sur le point précédent. J'aimerais vous faire comprendre qu'il faut obtenir une sorte d'inversion de certaines valeurs. Pour reprendre l'expression que j'ai entendue dans une radio, voyez la différence de mentalité de valeurs entre les temps lointains qu'il ne s'agit pas de ressusciter et les temps d'aujourd'hui. Autrefois, on élevait des tours, des cathédrales, pour qu'elles se rapprochent du ciel. Aujourd'hui, on construit des tours, des tours du grand capital partout, pour que du tas d'or qui est là-haut, on puisse dominer la terre.
- Je veux dire par là qu'il y a un règne de l'argent excessif. C'est bien que les gens gagnent de l'argent mais il ne faut pas que des coalitions d'intérêts puissent dominer la nation. Maintenant, je passe à votre deuxième question, qui visait un domaine tout à fait différent.\
QUESTION.- Oui, on a peu de temps pour en parler, et il ne serait pas bon d'en parler peut-être très rapidement...
- LE PRESIDENT.- Le racisme...
- QUESTION.- Oui, l'immigration, le racisme, les crimes racistes de la semaine dernière.
- LE PRESIDENT.- Je me suis exprimé sur ces crimes. Comment puis-je m'exprimer autrement que par l'horreur et l'indignation ? et par l'invitation aux pouvoirs publics de montrer dans cette affaire une très grande fermeté, d'ailleurs, pas besoin de les y pousser, c'est leur mouvement naturel.
- QUESTION.- Est-ce que vous ne craignez pas d'une manière générale que le retour du nationalisme, de l'idée nationale, et une contagion en France, alimentent ce qu'il peut y avoir de plus dangereux chez nous ?
- LE PRESIDENT.- C'est possible. Il faudra donc être courageux, refuser de se laisser aller, défendre ce à quoi on croit, et d'abord les Droits de l'homme, et faire de la France une terre d'accueil, sans pour autant céder à des poussées, dès lors qu'elles ne seraient pas conformes à notre loi.
- C'est tout ce que j'ai à dire là-dessus.
- Quant aux crimes eux-mêmes, rarement, je dois le dire, j'ai eu la gorge aussi serrée, avec de l'admiration dans le coeur, en entendant le père d'une petite victime ces derniers jours s'élever contre l'utilisation de ce crime pour des manifestations de caractère raciste. Il faut pouvoir se dépasser soi-même et pourtant, comment ne pas comprendre l'épouvantable chagrin que peuvent éprouver les victimes ou les parents des victimes ?
- Il faut savoir se dominer, mais tout n'est pas crime d'un côté. Ce n'est pas parce qu'il y a là des gens qui n'étaient pas de chez nous, qui sont venus chez nous, que c'est automatiquement une source de criminalité. Il y a des Français aussi qui se comportent mal. Donc, il faut dénoncer le crime et il faut le punir.\
QUESTION.- Bien. Si vous le voulez bien, je me permettrai de vous inviter à un sept sur sept particulier, consacré à l'immigration, parce qu'on ne doit pas traiter cela trop rapidement. On quitte la France. L'événement majeur de ces derniers jours, ce sont les élections en Allemagne de l'Est. La dernière fois qu'ils ont voté, c'était en 1932. Depuis, ils ont eu Hitler, Staline, la division de l'Allemagne et la démocratie populaire. Dimanche, ils se sont exprimés pour la première fois depuis cinquante-sept ans. On nous rappelle et les résultats, et les enjeux. On a très envie de vous entendre là-dessus. L'Allemagne s'exprimait la semaine dernière par un acte démocratique dont tout le monde se réjouit et par un acte volontaire pour l'unification rapide. Est-ce que, de cela aussi, il faut se réjouir ?
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est la volonté des Allemands. Cette volonté doit être respectée. Et l'on doit se réjouir chaque fois qu'un peuple, consulté démocratiquement, choisit d'être uni. Donc, je ne fais aucune réserve, je n'en ai fait aucune. Je me suis exprimé pour la première fois à ce sujet le 27 juillet, au cours d'une interview que j'ai accordée à cinq grands journaux européens, dont un journal français qui était le Nouvel Observateur.
- Le 27 juillet, j'ai dit que l'unification était légitime, dès lors qu'elle se déroulerait pacifiquement et démocratiquement. C'était donc quatre mois avant la destruction du mur de Berlin. Je l'ai redit le 3 novembre quelques jours avant, alors que je me trouvais à Bonn, aux côtés du Chancelier Kohl et qu'une question m'était posée là-dessus. J'ai dit : "l'unification des deux Etats allemands ne me fait pas peur".
- Il n'y a pas de réserves de ma part. Simplement, cette unification entraîne un certain nombre de conséquences et ce sont des conséquences qu'il faut examiner.\
QUESTION.- Première chose, peut-être, le calendrier, vous avez raison. Il reste qu'après la chute du mur de Berlin, les Européens, d'une manière générale, ont eu tendance à minimiser la rapidité éventuelle de cette unification. Au soir du dîner des Douze, qui avait lieu ici même à l'Elysée, ils avaient dit : il n'a même pas été question de la réunification allemande. Vous n'aviez dont peut-être pas pensé que cela irait si vite.
- LE PRESIDENT.- Non. Le Chancelier Kohl a exposé les problèmes allemands au cours d'une intervention de près d'une heure et il a estimé que ce problème devait être examiné plus tard. Nous en avons parlé à Strasbourg début décembre. Donc, il n'y a pas eu beaucoup de temps perdu. Je rappelle que j'ai parlé en juillet et en novembre de "l'unification des deux Etats allemands" car je parle dans les termes les plus précis possible et il ne s'agit que de cela. Mais j'ai aussitôt complété cette constatation en disant qu'il s'agissait d'un mouvement irrépressible et qu'il n'y avait pas lieu, pour la France, de se livrer à ses peurs.
- Il faut regarder l'histoire en face. Elle n'est pas effrayante quand on se sent capable de la dominer.
- Et puis, j'ai ajouté : la conséquence de cette unification, c'est qu'il faudra que les Allemands s'engagent sur le respect des frontières en Europe £ ce n'est pas une condition préalable mais c'est lié à l'unification. Il y a un nouveau phénomène allemand.
- Deuxièmement, il faut que l'Allemagne - elle y est d'ailleurs tout à fait disposée - ainsi que le Chancelier Kohl, s'engagent d'une façon précise dans la Communauté européenne, vers l'union politique et vers l'union économique et monétaire, sans perdre de temps. Il ne faut pas que le problème allemand se substitue aux problèmes de la Communauté.
- Voilà les deux problèmes que j'ai posés d'une façon concomitante, estimant que l'unification des deux Etats allemands entraînait automatiquement ce genre de question. Dans la mesure où l'Allemagne de l'Ouest a fait un peu attendre sa réponse sur la première question, c'est-à-dire l'intangibilité des frontières, surtout la polonaise, la ligne Oder-Neisse et d'autre part, s'est occupée davantage - ce qui pouvait se comprendre - des problèmes allemands que des problèmes immédiats posés à la Communauté, eh bien j'ai continué inlassablement à répéter au risque d'irriter une partie de la presse allemande : "oui à l'unification - d'ailleurs, je n'ai pas à dire oui ou non, c'est aux Allemands de le faire, mais j'approuve et je m'en réjouis pour les Allemands et j'ai dit : "bonne chance à l'Allemagne" - mais il faut que les Allemands garantissent les frontières et qu'ils s'engagent tout à fait dans la construction européenne qui nous attend, l'union monétaire et l'union politique. Ils sont tout à fait disposés à le faire, je peux vous le dire et je le démontrerai avec le chancelier Kohl dans les jours qui viennent.\
QUESTION.- Monsieur le Président, on va revenir sur tous ces points, à la fois, en effet, ce que veut dire une Grande Allemagne, les garanties que vous attendez et le calendrier de cette unification. Revenons, si vous le permettez, sur la peur. La peur, elle existe chez un certain nombre de Français et est-ce qu'elle est parfaitement scandaleuse ? Après tout, on ne sait pas vraiment ce qui ressortira de la reconquête par les Allemands de leur souveraineté. Il y a même des Allemands eux-mêmes inquiets, anxieux de ce que peut signifier pour eux une nouvelle Allemagne qui, il y a quelques années, était tout entière dirigée vers l'Europe et qui devient, selon la thèse d'Alain Minc...
- LE PRESIDENT.- Il ne faut pas avoir peur des questions £ la vie, ça change...
- QUESTION.-... et qui se dit intéressée par elle-même et par le centre de l'Europe peut-être plus que par l'Ouest...
- LE PRESIDENT.- Cela pose mille et une questions £ il ne faut pas avoir peur des questions.
- QUESTION.- ... ce qui veut dire que votre conception de l'Europe peut être bouleversée, la conception traditionnelle que les Européens avaient de l'Europe depuis des années...
- LE PRESIDENT.- Je pense que non. Je pense qu'on est d'accord, Allemands, Français et d'autres qui étaient déjà d'accord, pour renforcer les structures de la Communauté des Douze. Je pense qu'on sera de plus en plus d'accord pour offrir aux pays de l'Est qui vont vers la démocratie, un type d'organisation dont ils ont besoin. C'est pourquoi j'ai parlé de Confédération.
- Toutes ces questions se posent, c'est évident. On a une Allemagne, maintenant, qui va avoir entre soixante-quinze et quatre-vingt millions d'habitants. Oui, c'est une force. La France, malgré tout, ne se développe pas mal. Il faut...
- QUESTION.- C'est un centre d'intérêt peut-être, pour eux, différent...
- LE PRESIDENT.- ... un centre d'intérêt différent... peut-être mais je pense que l'Allemagne de l'Ouest, qui est beaucoup plus prospère, tandis que l'Allemagne de l'Est ne l'est pas, va être très absorbée pour réussir l'union monétaire entre les deux pays allemands et que cela va entraîner les tensions économiques qu'il ne sera pas très aisé pour les dirigeants allemands qui sont pourtant des gens sérieux, de dominer.
- Mais nous, Français, nous sommes habitués à l'Histoire. Cela fait mille ans que nous sommes les voisins des Allemands. Cela a toujours été un grand peuple, la plupart du temps divisé, quelquefois uni £ nous nous sommes fait beaucoup de guerres.
- C'est un problème qui nous est imposé. Rappelez-vous ce mot de Napoléon 1er : "Tout Etat fait la politique de sa géographie". Eh bien, nous, notre géographie comporte le voisinage de l'Allemagne, qui est un voisin très puissant, très multiple, très nombreux. Et puis il y a les autres voisinages, l'Europe tout simplement, et, si l'on veut dominer le problème allemand, il faut désormais dépasser le problème du couple franco-allemand, en veillant à ce qu'il soit solide, pour aborder le problème de l'Europe tout entière.\
QUESTION.- Si tout Etat fait la politique de sa géographie, c'est vrai aussi pour l'Allemagne £ donc sa géographie la conduit à être beaucoup plus au centre de l'Europe et peut-être tournée vers l'Europe de l'Est qui, elle-même, se démocratise, plus que vers l'Europe de l'Ouest. Donc, cela bouscule tous les équilibres.
- LE PRESIDENT.- Non, parce que je pense que l'Allemagne est solidement arrimée à la Communauté européenne, je viens de vous le dire.
- Tout Etat fait la politique de sa géographie. On ne peut dépasser ce problème qu'en examinant l'Europe dans son ensemble, d'où la nécessité d'organiser l'Europe, pas simplement la Communauté, mais l'Europe tout entière.
- QUESTION.- Est-ce que l'ambiguïté ne vient pas...
- LE PRESIDENT.- Quelle ambiguïté ?
- QUESTION.- ... précisément de savoir si l'Allemagne est vraiment européenne ?
- LE PRESIDENT.- A elle de le démontrer...
- QUESTION.- Est-ce que...
- LE PRESIDENT.- Elle le démontrera...
- QUESTION.- Est-ce que ce n'est pas à la France de prendre une initiative suffisamment forte pour donner aux Allemands la charge de la preuve. Après tout, s'ils répondent...
- LE PRESIDENT.- Nous n'avons pas arrêté de le faire lorsque nous étions à Strasbourg lors du dernier Sommet européen des Douze. Nous avons abouti à des conclusions que je crois tout à fait remarquables, qui ont été célébrées dans toutes les capitales comme un grand succès collectif pour l'Europe. A tout moment, nous le rappelons, et lorsque nous discutons avec les Allemands, c'est pour leur rappeler qu'il y a un certain nombre d'évidences européennes qu'il faut respecter.
- Mais le secret véritable de la position française, c'est d'avoir confiance en soi, donc de produire davantage, c'est de faire exactement ce que nous n'avons pas toujours fait, c'est-à-dire avoir des équipes conquérantes, avoir des industries capables de supporter la compétition, avoir des jeunes suffisamment formés pour parler les langues, pour avoir envie d'aller conquérir des marchés sur place, à côté de chez nous et beaucoup plus loin, à l'autre bout du monde.
- Il faut avoir confiance en soi, et la France est capable. Je ne suis pas en train de pratiquer la méthode Coué. Je connais bien les défauts ou les défaillances de notre pays et j'essaie d'y remédier. J'ai confiance dans les Français, et cela fait, je le répète, mille ans. On en a eu des coups durs ! Mais, finalement, on est là, nous avons prouvé notre vitalité. Nous sommes encore quand même parmi les quatre premiers pays exportateurs du monde. Et pourtant, tous les jours, je me plains de ce qu'on ait raté un marché ici ou là. Eh bien on est quand même le quatrième, on fait partie des cinq plus grandes puissances économiques du monde, et nous ne sommes que 57 millions.
- Donc, c'est vous dire que la France a des réserves qu'on ne soupçonne pas, à condition de les organiser, à condition de le vouloir, à condition de faire appel à la majorité des Français et à condition de regarder l'avenir en formant les filles et les garçons qui pousseront plus loin les avantages de la France dans le cadre d'une compétition pacifique, dans le cadre d'organisations communes européennes. Eh bien, voilà, c'est le travail à faire.
- C'est ce que vous faites là où vous êtes, c'est ce que je fais où je suis, c'est à cela que j'invite les Français qui m'entendent. On va gagner.\
QUESTION.- Vous pariez sur la bonne foi, la véritable bonne foi européenne des Allemands. Si je reprends l'idée de l'initiative, est-ce que vous n'avez pas l'impression qu'au-delà de la proposition d'avancer la date de la conférence intergouvernementale qui doit décider de l'Union économique et monétaire, date qui apparemment d'ailleurs pose problème puisque les Allemands ne sont pas prêts de l'accepter, n'avez-vous pas le sentiment qu'il faudrait une initiative forte, qui montre si oui ou non les Allemands sont véritablement alliés à l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Qu'appelez-vous une initiative forte ? Nous nous réunissons dans quelques semaines, au mois d'avril à Dublin, parce que c'est à l'heure actuelle la capitale de la Communauté. A partir du 1er juillet, ce sera Rome. On se réunira à Dublin pour parler de cela. Nous voulons à Dublin (et je pense que ce sera une initiative qui regroupera les pays que nous consulterons) décider d'une méthode de travail et décider d'un calendrier.
- Je ne suis pas très préoccupé par la date d'ouverture de la conférence intergouvernementale pour l'union économique et monétaire. Ce serait, mais ce n'est pas une affaire, que ce soit en septembre ou en décembre. Je reconnais qu'il y a une complication pour l'Allemagne, parce qu'elle a ses élections législatives au début du mois de décembre. Mais l'important n'est pas de savoir quand on commence, c'est de savoir quand on finit. Il faut donc que cette conférence intergouvernementale sur l'économie et la monnaie soit - c'est souhaitable, mais je ne pose pas un diktat - finie mi-1991.
- Je souhaite, c'est la question qui sera posée également - je ne suis pas le seul à la poser, la Belgique vient de m'envoyer un mémorandum - que l'on fixe un calendrier de l'union politique, de l'union européenne politique et que l'on fixe, je l'espère aussi, un délai qui, je le souhaite, coïncidera avec la mise en place du marché unique européen, c'est-à-dire le 1er janvier 1993.
- Voilà une initiative que nous allons prendre dès le mois d'avril et cela ne se fera pas en contradiction avec l'Allemagne, j'en suis sûr, je peux même vous dire que nous en avons parlé, le Chancelier Kohl et moi...\
QUESTION.- La brouille franco-allemande dont on a parlé, existe-t-elle ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas de brouille, il y a une différence d'approche, non pas sur l'unification, nous avons toujours dit, mais sur son accompagnement. C'est vrai que j'ai trouvé que les Allemands avaient mis trop de temps à s'avancer sur le terrain de la garantie des frontières et qu'il fallait vite revenir, c'est ce que nous avons décidé les Allemands et nous, sur le terrain de la Communauté.
- QUESTION.- Les Allemands de l'Ouest vous ont aussi reproché d'être allé trop vite en RDA. D'avoir donné le sentiment d'aller à Kiev parler à Gorbatchev ...
- LE PRESIDENT.- Mais comment ! La politique de la France n'est pas soumise aux décisions allemandes...
- QUESTION.- Je parlais de ce qui pouvait alimenter un désaccord entre vous et eux ...
- LE PRESIDENT.- L'Allemagne entretient des relations avec l'Union soviétique, nous aussi, et j'entends bien persévérer. J'ai rencontré M. Gorbatchev début décembre à Kiev et je m'en suis réjoui, j'étais d'ailleurs à l'époque, Président de la Communauté européenne, du Conseil européen, j'étais responsable du devenir de l'Europe communautaire et il fallait bien que je rencontre le principal responsable de la plus grande puissance européenne qu'est M. Gorbatchev, et j'ai bien l'intention de continuer.
- Je ne vois pas pourquoi, tout d'un coup, la France attendrait d'avoir la permission des uns ou des autres pour rencontrer M. Gorbatchev, que je vais d'ailleurs revoir bientôt. Je me rendrai bientôt aussi, au mois d'avril, aux Etats-Unis d'Amérique pour rencontrer M. Bush.
- Alors, si des Allemands me le reprochent, tant pis pour eux... qu'ils se rentrent dans la gorge un reproche qui n'aurait pas de sens !\
QUESTION.- ... le couple franco-allemand est toujours solide, est-ce que pour autant...
- LE PRESIDENT.- Je vous ai dit quels avaient été les points de friction : j'aurais préféré obtenir tout de suite les assurances que je demandais.
- QUESTION.- ... au moment où les Allemands ont une politique un peu plus sophistiquée qui tient compte d'autre chose que de l'Europe traditionnelle, est-ce qu'il n'est pas temps pour nous d'avoir une politique, nous aussi, un peu plus sophistiquée, peut-être en liaison plus avec l'Europe du Sud, avec une affirmation plus forte d'alliance avec les Etats-Unis ?
- LE PRESIDENT.- Anne Sinclair... d'ailleurs vous avez mélangé un peu les problèmes tout à l'heure...
- QUESTION.- Pardonnez-moi.
- LE PRESIDENT.- Non, non, consciemment, vous savez très bien mener une discussion, en me disant : et puis, vous vous êtes rendu en Allemagne de l'Est... mais je suis allé dans tous les pays de ce qu'on appelait l'Europe communiste, sauf l'Albanie et sauf la Roumanie, pour les raisons que vous imaginez bien. Je m'étais fixé ce programme - j'étais d'ailleurs déjà allé en Hongrie dans la période précédente - et je suis allé dans tous ces pays entre 1988 et 1990. Je voulais le faire et je l'ai fait.
- C'est vrai que le pittoresque du mouvement de l'histoire veut que j'aie été invité par M. Honecker, que l'invitation a été confirmée par M. Krenz et finalement, j'ai rencontré M. Modrow...
- QUESTION.- Cela va un peu vite...
- LE PRESIDENT.- Mais en RDA, je me suis adressé à qui ? Aux étudiants, à Leipzig. J'ai rencontré qui ? Tous les dirigeants de l'opposition de l'époque, toutes les forces démocratiques. Et est-ce que vous croyez que je n'ai pas eu raison d'aller à Prague ? En effet, on m'a fait le même reproche au temps du gouvernement du Président Husak et du secrétaire général Jakes, communistes durs de l'époque brejnevienne. Est-ce que vous croyez que j'avais eu tort ou raison ?
- C'est Vaclav Havel, le nouveau Président de la République tchécoslovaque, qui me le disait il y a quelques jours à Paris : on dit maintenant en Tchécoslovaquie : "avant la visite de François Mitterrand" et "après". Pourquoi ? Parce que j'ai reçu officiellement à l'ambassade de France des gens qui étaient sortis de prison pour cela. J'ai reçu Vaclav Havel. Certains dont Vaclav Havel y sont retournés peu après. A partir de là l'espérance est revenue. J'étais le premier chef d'Etat à faire cela. Avais-je tort. Certains me l'ont reproché en disant que j'apportais une caution au gouvernement de Husak et de Jakes. Il faut savoir prendre ces risques. Moi, je les ai pris. Maintenant qu'on me juge comme on voudra.\
QUESTION.- Deux questions encore sur l'Allemagne.
- La première, c'est l'unité monétaire entre les deux Allemagnes qui va se faire très vite. Est-ce que ce n'est pas quand même une leçon pour nous, Européens, parce que cela prouve bien que quand il y a une volonté politique de faire une unité monétaire, cela peut aller très vite, d'autant qu'il y a plus de différence entre le niveau de développement de l'Allemagne de l'Ouest et l'Allemagne de l'Est qu'entre nous, pays des Douze.
- LE PRESIDENT.- Cette différence de niveau de développement est vraie, quoique pas tout à fait exacte par rapport à certains pays comme la Grèce, l'Irlande ou le Portugal. Mais il y a un élément que vous n'avez pas donné et qui est capital, c'est que c'est entre Allemands. Ce sont tous des patriotes £ ils viennent de le démontrer, et ils sont en train de rebâtir leur pays.
- QUESTION.- Ce qui prouve que c'est au fond la volonté politique communautaire qui manque. Ce n'est pas une question de langue.
- LE PRESIDENT.- La volonté politique nationale reste un atout indispensable. C'est vrai que la construction européenne repose sur une volonté politique qui n'est pas acquise depuis mille ans comme l'est la volonté nationale de la France. C'est un travail de chaque jour. Mais j'ai omis de répondre quand même à une question : tout Etat a la politique de sa géographie. On a parlé de l'Allemagne, on a parlé de l'Europe de l'Est, mais la France telle qu'elle est située, doit avoir une politique méditerranéenne. L'Espagne, c'est nous qui l'avons fait entrer dans le Marché commun, dans la Communauté. Jusqu'alors, les autorités françaises avaient refusé l'Espagne. L'Italie, j'ai crée un Sommet annuel, deux Sommets même, entre l'Italie et la France, nous nous rencontrons constamment. Mais cela va plus loin, la Méditerranée : de l'autre côté, il y a l'Afrique du Nord, plus loin, vers l'Est, le Proche-Orient et derrière tout cela, du côté du Sud, il y a l'Afrique Noire.
- Ce sont les axes de notre politique, la France doit considérer que sa politique d'Europe et sa politique africaine et méditerranéenne englobent automatiquement, par une expansion naturelle, une politique à l'égard du tiers monde.
- Voilà, c'est notre géographie.\
QUESTION.- Notre géographie est aussi soumise à notre système de sécurité. Le problème de sécurité en Europe est posé aujourd'hui. Il y a plusieurs possibilités qui sont évoquées : une Allemagne neutre, personne n'en veut, sauf peut-être l'Union soviétique. L'Allemagne dans l'OTAN, avec une période transitoire où il y aurait maintien pendant un temps des troupes soviétiques à l'Est, est envisagée. Et puis, à terme, peut-être, une Allemagne toujours dans l'OTAN, mais démilitarisée à l'Est.
- Qu'est-ce qui vous semble la solution probable, possible, souhaitable ?
- LE PRESIDENT.- C'est un problème très, très difficile puisque l'Allemagne de l'Est est, à l'heure actuelle, occupée par quelque 450000 soldats soviétiques. Occupée ... enfin... ils sont là, comme nous, nous sommes, forces occidentales, américaines - mais il y en a beaucoup d'autres - anglaises, françaises, en Allemagne de l'Ouest et à Berlin.
- C'est un problème, effectivement, extraordinairement difficile, car comment va vivre l'Allemagne unifiée de demain ? Avec, d'un côté, une partie de son territoire contrôlée par l'armée soviétique, des forces dites de Varsovie - bien qu'il faille réviser ce genre de notion - et de l'autre côté... Ce problème est posé.
- J'ai entendu le conseil d'un homme de grand bon sens et de vaste intelligence, qui est le Président allemand, M. von Weizsäcker, qui disait : "Non, il faut que l'Allemagne reste dans l'OTAN...
- QUESTION.- ... sinon, il n'y aurait plus d'OTAN.
- LE PRESIDENT.- ... Il faut aborder ce sujet avec beaucoup de finesse et de détermination. On peut très bien imaginer qu'il y ait un départ, au bout de quelque temps, au bout de quelques années, des troupes soviétiques de l'Allemagne de l'Est. Il faudra s'attendre à une demande soviétique d'évacuation de l'Allemagne de l'Ouest par les troupes alliées, occidentales. Ce sont peut-être les Allemands qui le demanderont... Cela, le Président Weizsäcker ne l'a pas dit, c'est moi qui l'ajoute...
- Ce qui veu t dire que, dès maintenant, les formes et le contenu de l'OTAN, c'est-à-dire de l'Alliance atlantique, seront profondément modifiés, y compris la stratégie qu'on dit "de défense graduée". Tout cela est modifié, transformé...
- De plus en plus s'impose la mise en place, et j'en parlerai d'ici peu, d'une défense, je ne dirais pas strictement européenne (nous restons les alliés des Américains), mais dont l'axe européen devra être précisé et dont feraient partie, naturellement, les Allemands.\
QUESTION.- Alors un mot quand même sur l'Union soviétique et d'abord, peut-être, la Lituanie.
- Est-ce que vous accordez votre soutien moral et politique à la Lituanie, comme elle le demande aujourd'hui ? Est-ce que vous mettez en garde M. Gorbatchev ? Est-ce que vous répondez à ce que M. Madelin proposait aujourd'hui dans "Le Journal du Dimanche", en disant : "est-ce que oui ou non on reconnaît l'Etat lituanien ?" qu'après tout on n'a jamais cessé de reconnaître, puisqu'on n'a jamais accepté l'annexion des pays baltes !...
- LE PRESIDENT.- C'est pour cela que l'homme politique dont vous me parlez doit se tenir mieux informé...
- QUESTION.- Il vous propose d'accepter une ambassade, ce qui n'est pas le cas...
- LE PRESIDENT.- Il doit se tenir mieux informé, car après une très longue période pendant laquelle la Lituanie a été sous l'autorité russe (en tout cas, depuis Pierre le Grand) et, ensuite cela a été un va-et-vient entre la Russie et l'Allemagne, la Lituanie est devenue un pays reconnu, souverain, en 1921. Les deux autres pays baltes aussi.
- La France l'a reconnue. Il y a eu des gouvernements exprimant cette souveraineté.
- Et lorsque, en 1940, cela s'est brisé, d'abord en 1939, autour de l'accord germano-soviétique, qui a jonglé avec ces trois pays baltes d'une façon inacceptable, et ensuite au gré des évolutions de la guerre, tantôt soviétiques, tantôt allemands, ces pays ont perdu leur indépendance.
- Eh bien ! La France a toujours refusé de reconnaître l'annexion, notamment par Staline. Elle a toujours refusé de la reconnaître, au point, c'est un détail qui peut paraître pittoresque, mais il a un certain sens, que les Lituaniens ont déposé chez nous d'importantes réserves d'or. Ils en avaient confié aussi à la Grande-Bretagne et cet or, il est toujours là, il est à la disposition de la Lituanie.
- QUESTION.- Est-ce que cela veut dire qu'aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- En Grande-Bretagne, ils ont disposé de cet or autrement. C'est-à-dire que nous sommes restés très fidèles à la décision prise.
- Il ne faut pas oublier non plus que si les bâtiments (consulat ou ambassade lituanienne en France) ne sont plus à la disposition des Lituaniens, c'est parce que, soit sous Vichy, soit peu après la Libération, les gouvernements de l'époque ont remis les clés aux autres ... aux occupants...
- QUESTION.- Est-ce qu'aujourd'hui vous leur rendez les clés ?
- LE PRESIDENT.- En particulier, ils les ont remises aux Soviétiques.
- Normalement, il faudrait que cela revienne à la Lituanie, mais enfin cela a été concédé par des gouvernements français il y a déjà bien longtemps, c'est entré dans les moeurs, et les trois pays baltes sont tenus partie intégrante de l'Union soviétique.
- C'est tout le problème qui est posé aujourd'hui à M. Gorbatchev.
- A Lisbonne, les douze pays européens ont voté une résolution. Le Pape s'est exprimé. Beaucoup d'autres dirigeants importants se sont exprimés avec beaucoup de sagesse sur ce sujet. Le droit de la Lituanie ne peut pas être contesté. Son droit est celui de la souveraineté.
- Mais ils sont intégrés à l'Union soviétique. Cela pose un problème à M. Gorbatchev, qui vise non seulement les pays baltes, mais tous les autres pays qui sont en ébullition, qui réclament leur indépendance (leur autonomie mais aussi leur indépendance), et j'imagine le problème terrible posé à la direction soviétique.
- Notre rôle n'est pas de mettre de l'huile sur le feu.
- QUESTION.- Mais est-ce qu'il est de mettre en garde éventuellement M. Gorbatchev.
- LE PRESIDENT.- C'est déjà fait. Mettre en garde, cela veut dire que la seule voie permise est celle du dialogue.\
QUESTION.- Précisément, sur M. Gorbatchev, il y a deux lectures toujours du personnage et de sa trace éventuelle dans l'histoire, c'est de dire : au fond, ce qui s'est passé la semaine dernière, quand il est devenu premier et seul responsable de l'Union soviétique, donc chef de l'Etat élu par le Parlement, c'est le renforcement d'un homme qui, en cinq ans, aura brisé les structures peut-être les plus autoritaires que son pays ait jamais connues, et qui est seul aujourd'hui comptable de l'évolution de son pays. Il y a une deuxième lecture : c'est un homme dont le pouvoir aujourd'hui est considérable mais fragile face à une décomposition de l'empire et face à une dégradation économique.
- Alors qu'est-ce que veut dire aujourd'hui l'expression "aider M. Gorbatchev" ?
- LE PRESIDENT.- Cela veut dire que puisqu'il est Président de l'Union soviétique et qu'il a montré sa détermination, une véritable capacité à modifier les institutions et le régime de l'Union soviétique, une volonté de laisser passer un air de liberté, de discussion et de dialogue, il n'y a pas de raison de lui refuser notre confiance pour qu'il continue cette entreprise. Charge à lui, bien entendu, de ne pas démentir cette espérance.
- QUESTION.- Avec la conscience qu'un empire comme l'empire soviétique est peut-être en train de vivre une période inéluctable de décolonisation, tout simplement.
- LE PRESIDENT.- C'est évident. C'est un des événements majeurs, je dirai même que l'événement posé aux Soviétiques est chronologiquement celui qui a déclenché tout le reste. Le problème allemand découle directement de l'impossibilité où s'est trouvée l'Union soviétique de maintenir les exigences qu'avaient autrefois Staline et Brejnev. C'est donc un fait majeur. On s'en occupe tous les jours.\
QUESTION.- La gauche européenne est réunie en ce moment à Madrid et tient un colloque intéressant sur l'avenir du communisme, ou plutôt son effondrement, et les conséquences sur la gauche européenne. Gorbatchev a envoyé un message dans lequel il dit : l'abîme qui séparait autrefois communisme et socialisme n'existe plus.
- Est-ce que vous diriez la même chose ?
- LE PRESIDENT.- D'une certaine manière, c'est vrai, parce que ce qui s'est passé, pour les uns et les autres, c'est que, pour des socialistes comme moi, comme Felipe Gonzalez, à Madrid, et comme Willy Brandt en Allemagne, et pour beaucoup d'autres, on ne pouvait pas appeler socialisme un système communiste privatif de libertés. Pour nous, le socialisme, c'est, comment dirai-je, le niveau le plus élevé d'un régime de libertés. Ou ce doit être. Si cela ne l'est pas, c'est que ce n'est pas socialiste. Le communisme était donc devenu antinomique, contraire au socialisme. Ne jouons pas avec les mots. Telle est, en tout cas, notre philosophie politique.
- Il est vrai que ce qui a été accompli en Union soviétique depuis maintenant quelques années, surtout depuis quelques mois, et dans les pays voisins qui, hier, étaient sous l'autorité soviétique, est tellement considérable qu'on peut parfaitement imaginer des rapprochements qui auraient semblé impossibles la veille.
- QUESTION.- C'est vrai ce que vous dites sur ceux qui ont toujours associé...
- LE PRESIDENT.- Il y a encore de grandes différences, ne mélangeons pas, n'allons pas trop vite, les analyses doivent être fines et précises, mais c'est vrai que le fossé, s'il y a fossé, il y en a encore, s'est considérablement réduit.
- QUESTION.- Alors, vous disiez...
- LE PRESIDENT.- Cela reste à démontrer, quand même...
- QUESTION.- ... que ceux qui ont toujours associé socialisme et liberté, cela leur donne raison...
- LE PRESIDENT.- Pas socialisme et liberté. Le socialisme, cela doit être la liberté.
- QUESTION.- M. Occhetto, qui est le secrétaire général du Parti communiste italien, disait qu'il devient difficile de gagner des élections en s'appelant encore socialiste. Est-ce que vous n'avez pas l'impression que le mot même aujourd'hui en a pris un sérieux coup ?
- LE PRESIDENT.- Un sérieux coup, c'est peut-être beaucoup dire, mais il est certain qu'à partir du moment où ces pays communistes se disaient socialistes, pour ceux qui n'ont pas l'occasion de beaucoup réfléchir à ces choses, cela peut être nuisible.
- A vous de le démontrer. Mais, enfin, nous avons derrière nous, quand même, notre histoire... Les sociaux-démocrates allemands ont leurs martyrs, leurs sacrifices, leurs déportés, leurs sacrifiés, ils ont montré un courage admirable, et combien d'autres en Europe, en Autriche et ailleurs ?... Et en France, les socialistes, et en Italie, les socialistes, et en Espagne, sous la dictature franquiste ... Donc, nous avons quand même nos lettres de noblesse et je pense qu'elles nous seront reconnues par l'opinion publique.\
QUESTION.- Monsieur le Président, pour conclure, je voudrais vous poser une question à laquelle tout votre enthousiasme et votre passion vous incitent à répondre.
- Depuis quelques semaines, courent des propos dans les milieux philosophiques américains et français sur ce qui serait la fin de l'histoire. Finalement, nous serions arrivés au terme d'une évolution où le libéralisme aurait gagné, et nous serions à la fin de l'histoire, vieux propos régalien.
- Est-ce que vous êtes fondamentalement contre cette notion ?
- LE PRESIDENT.- Le libéralisme est à bout de souffle. Je m'excuse de le dire, je ne veux pas gêner le gouvernement britannique, mais on voit bien comment est en train de chuter l'expérience ultra-libérale de la Grande-Bretagne. On voit aux Etats-Unis 50 millions de pauvres. Dans certains quartiers de New York, on a l'impression de se trouver dans un endroit déshérité du tiers monde. Pourtant, c'est un pays admirable. New York est une ville splendide mais la différence est trop grande entre une société riche, et la société des pauvres. Tout cela justifie d'autant plus notre conviction que si le communisme s'effondre, le libéralisme est à bout de souffle, parce que le capitalisme, tel qu'il est, s'il se laisse vivre, sa loi, c'est celle de la jungle... il va créer beaucoup d'autres inégalités, et l'argent des plus riches, où va-t-il aller ? Il y a déjà beaucoup d'argent qui se promène un peu partout, d'une banque à l'autre, l'argent "noir", comme on dit, qui est de l'argent trouble. Il y a trop d'argent non contrôlé et cela est dû aux formidables fortunes qui s'édifient sur la spéculation. Et cette spéculation est en train d'étouffer le travail des autres.
- Je pense qu'il est urgent, au contraire, de corriger les effets du libéralisme économique - je suis pour un libéralisme politique intégral - et c'est, je crois, ce qui doit être fait sur le plan de l'économie mixte.\
Je dirai juste un mot puisque nous arrivons au terme de l'émission. Au passage d'une de vos questions, j'ai dit que devant le problème allemand, il faut que les Français aient conscience qu'ils possèdent une très grande Histoire, qu'ils ont finalement toujours triomphé des embûches de cette Histoire, et des voisinages parfois dangereux. Aujourd'hui, on a transposé : le plan, c'est l'Europe que nous sommes en train de construire, l'Europe de la Communauté et j'espère l'Europe de la Confédération, l'Europe tout entière.
- Mais nous avons chez nous exactement le même problème de conviction. Le chômage commence à bouger. On a créé 550000 emplois simplement depuis 1988, cela commence à bouger pour les jeunes en particulier. Mais aussi il y en a trop actuellement sans emploi.
- QUESTION.- Vous me permettez une incidente : le chômage a plutôt moins régressé chez nous qu'ailleurs : il est à 9 % de la population active, en France, mais à 6 % en Allemagne.
- LE PRESIDENT.- Un peu plus de 6 % mais disons à 6 % pour simplifier.
- Ce qui est vrai, c'est que nous avons depuis trente ans mis plus de temps que les autres à moderniser nos technologies et à former les femmes et les hommes pour ces technologies nouvelles. C'est pourquoi lorsqu'on crée 550000 emplois, qui sont des emplois de technologie moderne, cela ne veut pas dire 550000 chômeurs de moins car toute une génération est encore sacrifiée. C'est pourquoi il faut la former rapidement.
- C'est un appel à la confiance que je lance aux Français, à la confiance en eux-mêmes. Je n'ai pas dit en moi. La confiance en eux-mêmes, il faut qu'ils se sachent capables. Ils savent produire, ils savent moins bien vendre ! Eh bien il faut qu'ils apprennent à vendre. Il faut qu'ils aillent sur le terrain. Il faut que les Français aient des mentalités de conquérants, parce que leurs produits valent la comparaison et si cela ne suffit pas, il faut que nos industriels s'y mettent. Et, dans ce cas-là, il faut même que la puissance publique les y aide.
- Je veux dire : il faut y croire.
- Mais tout repose sur la formation. On manque par exemple d'ingénieurs. Il nous faut des ingénieurs en plus grand nombre, et des ingénieurs de production. Il faut toute une jeunesse formée à ce type de compétitions, de combats, de combats pacifiques, il faut que les Français soient partout.
- Eh bien, je dois dire qu'ils ont malgré tout un peu tendance dans leur ensemble à rester chez eux £ à considérer que la France est un assez beau pays, pour qu'on y vive sans s'occuper du reste. Je demande aux Français d'avoir une volonté d'expansion économique, fondée sur le fait qu'ils peuvent être sûrs que leur civilisation est une civilisation qui intéresse le reste du monde £ leur façon de vivre, leur philosophie, leur esprit, après tout, tout cela mérite aussi d'être exporté.
- ANNE SINCLAIR.- Monsieur le Président, merci. Merci d'avoir répondu longuement à cette invitation de "Sept sur Sept". Dimanche prochain, je recevrai l'ancien Président de la République. C'est un hasard. Là aussi, rendez-vous avait été pris bien avant. Valéry Giscard d'Estaing sera donc l'invité de "Sept sur Sept".\