20 février 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur l'évolution démocratique du Pakistan, sur la poursuite de l'aide aux pays en voie de développement et les récentes initiatives françaises pour réduire la dette de ces pays, Islamabad, mardi 21 février 1990.

Monsieur le Président,
- Monsieur le Président de l'Assemblée nationale,
- Madame le Premier ministre,
- Mesdames et messieurs les membres de l'Assemblée nationale,
- C'est pour moi, aujourd'hui, un grand honneur d'être reçu par votre Assemblée. Je considère comme un rare privilège le fait d'avoir ainsi, d'emblée, à travers les femmes et les hommes qui le représentent démocratiquement, l'image d'un pays saisi dans sa diversité comme dans la richesse de ses destinées humaines.
- Ma présence est l'occasion pour moi de saluer votre Nation au-delà de vos personnes, son évolution démocratique, et d'apporter autant qu'il est possible le soutien de la France à l'effort de modernisation et de développement du Pakistan.
- Héritier de tant de civilisations brillantes, d'odyssées spirituelles variées, le Pakistan est né dans la douleur de la guerre, des affrontements religieux. Il n'était pas acquis qu'au confluent de l'Asie centrale et de l'Asie des moussons, entre le Baloutchistan et le Karakorum, le Sind et la mer de Thal, il y aurait place pour un Etat unitaire. C'est pourtant ce qu'ont voulu vos pères fondateurs £ c'est le moment de leur rendre hommage.
- Il fallait un poète pour en concevoir l'idée, ce fut Mohammed Iqbal. Il fallait l'imagination d'un étudiant Chandry Rahmat Ali, pour qualifier le Pakistan "Pays des purs". Il fallait un combattant, Mohammed Ali Jinnah, qui hérita le beau nom d'"ambassadeur de l'unité", pour forçer le cours de l'histoire par la ferveur de son engagement et l'acuité de ses intuitions.
- J'aimerais associer à cet hommage une femme, elle aussi exemplaire, la soeur Fatima Jinnah qui, animée d'un désir de voir réalisé l'idéal proposé par le fondateur du Pakistan, eut le courage en des temps difficiles, de lutter et pour l'unité et pour la sauvegarde des libertés.
- Ce combat pour la dignité, pour la liberté et pour l'indépendance, le Pakistan en connaît le prix. Nombre d'entre vous l'ont payé par eux-mêmes ou dans le sacrifice de leurs proches. Ce combat, la France l'a soutenu et le soutient. Des liens d'amitié se sont noués dans l'épreuve, nous en célébrons ensemble la pérennité. Puissions-nous en préserver longtemps les valeurs. Mais ce que vous avez connu a été partagé par beaucoup d'autres peuples, le mien en particulier à travers les siècles de son existence, notamment au cours de ces deux derniers siècles où il a tout connu à partir de la déclaration des principes du début de la Révolution de 1789 et des aller-retours incessants entre les formes de gouvernement et de systèmes de cette époque jusqu'à des jours récents. C'est pourquoi j'ai pu vous apporter ici le témoignage d'une autre expérience : rien n'est acquis d'avance.\
J'apporte ici le message de mon pays, mais aussi celui de l'Europe car celle-ci vient de vivre des évolutions rapides qui en ont puissamment modifié les traits. Il reste bien des incertitudes et bien des inquiétudes. Mais qu'on n'aille pas croire qu'il s'agisse là de péripéties lointaines, de vieux comptes à régler entre peuples nantis. La réconciliation européenne ne se fait au détriment de personne. Des peuples retrouvent leur voix, des femmes et des hommes reconquièrent leur liberté, des nations redécouvrent leur souveraineté, la pleine responsabilité de leur avenir. Qui donc y perdra ? Personne, je le pense, sauf ceux qui ailleurs sentent menacé leur système de domination et qui n'aiment pas la dynamique des peuples.
- Nous y voyons pour notre part un espoir pour tous et l'occasion de réaffirmer notre foi dans les Droits de l'Homme, comme un stimulant, la confirmation de la nécessité du combat. Partout où ces droits sont menacés, quelles que soient les races ou les religions en cause, il faut toujours penser que c'est le sort de l'humanité qui se joue. On se souvient du titre de ce roman d'Hemingway "Pour qui sonne le glas". Dès lors qu'un peuple meurt écrasé sous la tyrannie - on peut le dire de chaque individu, s'il doit souffrir de l'arbitraire - pour qui sonne le glas ? Pour nous tous.
- En Asie, comme ailleurs, le droit pour chacun de déterminer dans des conditions équitables et dans le respect des engagements pris, son propre destin ne saurait souffrir d'exception. Nous ne pouvons songer sans appréhension à ceux qui, si proches de vous, souffrent de la violence et de l'exil, et l'exil est une violence. L'apaisement véritable, que nous appelons de nos voeux, ne saurait venir que de la reconnaissance de leurs droits.\
Vous, mesdames et messieurs les parlementaires, qui représentez de grandes villes parfois surpeuplées ou des zones rurales parfois déshéritées par les rigueurs du climat - et celui qui vous parle était lui-même pendant 35 ans représentant du peuple dans notre Assemblée nationale - vous qui vivez au contact de populations fréquemment privées du nécessaire, vous savez ce que c'est la lutte contre la pauvreté, vous savez ce que veut dire le sous-développement.
- Je tiens à être clair à ce sujet. Ici, comme en Europe, la France, qui n'a pas de modèle à imposer, qui ne veut pas donner de leçon, qui respecte les différences et les aspirations particulières, souhaite contribuer à fournir aux pays amis les moyens qui donneront réalité au droit fondamental de se nourrir, de s'éduquer, de travailler, de se soigner. Aussi, rien ne saurait nous détourner des préoccupations qui restent les nôtres en matière d'aide au tiers monde. Les bouleversements que connaissent nos voisins d'Europe les plus proches, là-bas, ne nous ont pas fait oublier le reste de la planète. J'espère que l'Europe entendra notre voix, la vôtre, la mienne, et ne se repliera pas sur elle-même.\
Tant de domaines appellent notre réflexion et notre action !... Je ne peux les citer tous. Dirais-je l'endettement d'un certain nombre de pays qui ne sont pas tous pays pauvres, mais qui ont été conduits à s'équiper dans des conditions telles qu'ils sont aujourd'hui écrasés sous le poids de leurs dettes ? Et c'est vrai que c'est le problème le plus aigu et le plus lourd de périls auxquels sont confrontés un très grand nombre de nations dites du sud. La France s'est appliquée à plaider pour ces pays afin qu'ils soient dégagés honnêtement de cette charge et qu'ils puissent donner à leur peuple le juste fruit de leur travail.
- Des progrès trop timides, incomplets, ont été faits. Faut-il évoquer ce Sommet des pays industrialisés de Toronto auquel je participais et où je me suis permis de suggérer trois issues afin de réduire le poids de l'endettement. La France, pour sa part, a choisi l'une de ces voies, et a effacé sa créance publique pour les 35 pays les plus pauvres. Tandis que un peu plus tard, aux Nations unies, je développais, au nom de mon pays, quelques projets devant tendre à aborder d'une façon positive le problème de la dette des pays dits "intermédiaires" : c'est le langage habituel dans ce genre de question, cela veut dire des pays qui ne sont pas pauvres, qui sont même virtuellement riches parfois, mais qui doivent traverser quelques décennies avant de parvenir à maîtriser leur économie, à développer leurs industries et à partager entre leurs citoyens.
- De même, lors du Sommet des pays industrialisés qui s'est réuni l'année suivante, après Toronto, à Paris - le Sommet de l'Arche, au moment de notre dernier 14 juillet - comme à Washington récemment, on a commencé à aborder de façon plus réaliste, un traitement plus équitable de la dette avec les institutions financières, les banques, étant entendu que rien ne sera fait tant qu'on n'ira pas à la source même du mal. Le mal étant que les matières premières des pays dont je parle sont ou sous-évaluées ou soumises aux humeurs, aux variations et aux intérêts, lointains, de pays ou de grandes compagnies qui n'ont pas pour objet de développer le sort des hommes, mais de gagner au passage le plus possible de moyens financiers.
- Il faut qu'une discipline s'instaure entre les nations du monde pour que le juste revenu d'un effort ne contrarie pas le juste développement des peuples. Voilà pourquoi il nous faut aller plus loin, si l'on veut éviter une crise majeure et nous nous efforçons d'expliquer aux pays les plus riches, que c'est leur intérêt à eux aussi car les termes de l'échange seront modifiés au bénéfice de tous dès lors que deux à trois milliards d'êtres humains entreront enfin dans les circuits de la production, de la consommation, et donc des échanges. Les pays industriels avancés seraient autrement condamnés à se combattre comme ils le font, pacifiquement mais rudement, en fabriquant les mêmes objets, les mêmes marchandises, à se les disputer sur le marché étroit de leur population qui représente ou qui ne représente même pas le cinquième de l'humanité.\
Mais je veux mentionner indépendamment de ce problème du développement, quelques thèmes sur lesquels nous nous retrouvons aisément d'accord comme la protection de l'environnement, si menacé, si détérioré, qui continue de l'être de plus en plus en dépit des bonnes intentions et des accords internationaux.
- Je dirai encore la lutte contre la drogue, fléau qui brise les volontés surtout des plus jeunes, qui endeuille des familles, qui ôte à des jeunes filles ou à des jeunes gens les chances qui sont les leurs de s'épanouir dans la cité et de vivre leur vie personnelle comme il convient. Mais bien entendu ces maux se développent surtout là où ils trouvent un terrain propice et ce terrain propice, c'est le plus souvent la misère. Il faut donc s'attaquer à ce mal, si l'on veut trouver le remède des autres.
- En tout cas, ces problèmes valent d'être traités dans le cadre d'un dialogue global. Je sais que votre gouvernement partage cette analyse et qu'il nous sera facile de travailler en commun, comme nous nous sommes trouvés d'accord, d'une façon générale, dans les instances internationales, autour des grandes causes qui nous mobilisent.\
Mesdames et messieurs, le Pakistan souvent éprouvé, tout récemment encore meurtri, est, je le crois, une terre de courage, qui a droit à la reconnaissance, notamment pour la générosité avec laquelle il a accueilli sur son territoire des millions de réfugiés, fuyant leur pays en proie à la division, à la destruction ou à la mort. Cette aide, votre aide, aide sans partage, apportée à vos frères afghans est à l'honneur de votre peuple.
- C'est pourquoi je veux que ce message dont j'ai parlé, soit un message d'espoir. Je veux récuser tout pessimisme, dont l'un de nos grands poètes français contemporains - Saint-John-Perse - disait : "ce n'est pas seulement une faute contre nature, c'est une erreur de jugement, et c'est une désertion". Eh oui, le combat pour la démocratie et pour le développement exige une grande foi, une vigilance, une volonté constantes. Nul n'est immunisé, nul n'est à jamais à l'abri des plus grandes épreuves ou des ambitions ennemies de la liberté. Puisque nous avons l'occasion, je dirai même la chance de nous rencontrer - en tout cas je l'éprouve de mon côté comme une chance, comme une occasion historique de mieux vous connaître - retenons essentiellement ce simple projet, poursuivons ensemble notre tâche £ et de mon côté, je m'efforcerai de répondre aux questions que vous me posez dans l'idée que l'amitié entre nos peuples est un trésor qu'il convient de préserver.\