27 janvier 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la télévision italienne le 27 janvier 1990, notamment sur l'importance des pays de l'Est dans la construction de l'Europe, la proposition de confédération européenne et les relations entre la France et l'Italie.

QUESTION.- Monsieur le Président, dans votre message de fin d'année, vous avez proposé la création d'une confédération européenne qui engloberait les pays de l'Est devenus démocratiques. Concrètement, comment peut-on la réaliser ?
- LE PRESIDENT.- Dans cette même déclaration, j'ai d'abord dit que les événements qui se déroulent à l'Est et les problèmes que cela nous pose, soulignent la nécessité de renforcer la communauté européenne des Douze, de renforcer ses structures, d'exprimer davantage une volonté politique commune et donc de se donner les instruments de cette volonté.
- Ensuite, j'ai dit que je souhaitais la création d'une confédération européenne dès lors que chacun des pays de l'Est en pleine évolution se seraient dotés d'institutions démocratiques et d'une pratique démocratique. Pourquoi ? Parce que des pays comme les premiers qui se sont avancés sur le devant de la scène, la Pologne, la Hongrie, la Yougoslavie, les autres, désormais où sont-ils ? Certes, toujours dans l'alliance du Pacte de Varsovie, toujours naturellement dans l'ordre créé il y a maintenant quarante-cinq ans, mais aussi en dehors. Ces pays connaissent tous une crise économique grave et une crise politique. Ils tendent tous à la démocratie. Ils voient à côté d'eux la Communauté européenne, aujourd'hui la première puissance commerciale du monde et qui doit normalement aspirer à occuper une place fort importante dans les affaires mondiales dans tous les domaines. Alors qu'est-ce qui va leur arriver ? Faudra-t-il qu'ils cherchent d'autres alliances ? Qu'ils se confédèrent entre eux dans des Etats d'une petite importance ? Alors que chacun d'eux contribue depuis toujours à la culture européenne, à l'histoire de l'Europe et appartiennent à la géographie de l'Europe. Il faut qu'ils aient un objectif. Cet objectif ne peut pas être, d'ici un certain temps, l'espérance d'adhérer à la Communauté qui exige des contraintes, des renoncements de souveraineté, une grande discipline et un certain statut économique. Alors ne leur reste-t-il que le néant, la perspective de rester comme cela des pays isolés avec simplement des accords de temps à autre, dans une situation de sujétion, en tout cas économique. Non, il ne faut pas. Pourquoi ne pas créer un cadre à mesure que les choses se feront qui permettra à chacun de ces pays d'être reliés entre eux - les pays de l'Europe - et d'être reliés directement par une série de contrats concernant les échanges culturels et commerciaux et la sécurité commune avec la Communauté européenne des Douze et avec chacun des douze pays de la Communauté. Je n'exclus de cette perspective personne qui soit européen. Ce sont ceux qui auront fait ce choix qui se détermineront eux-mêmes. Je crois que cette perspective répondra à une espérance.\
QUESTION.- Vous avez dit dans une autre occasion, que vous espérez que l'Union soviétique fasse partie de cette confédération. Or, M. Gorbatchev qui se sera avancé...
- LE PRESIDENT.- J'ai dit qu'il ne m'appartenait pas de déterminer à l'avance les pays qui seraient prêts à adopter un système démocratique. Dès lors quiconque est d'Europe et dispose d'institutions démocratiques à vocation à participer à cette confédération qui sera notre cadre commun. L'Europe enfin se retrouvera et aura réussi à dominer la période de Yalta. Elle sera elle-même. Voilà, c'est tout. D'ailleurs c'est en Italie qu'on a dit, l'Italie se fera elle-même, non ? Eh bien, c'est une très belle formule qui peut être employée pour l'Europe.\
QUESTION.- M. Gorbatchev, que vous connaissez très bien, est en difficulté. Vous avez toujours dit qu'il faut aider M. Gorbatchev. Comment peut-on l'aider à confronter les graves problèmes de nationalités qu'il a aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Nous n'avons pas le moyen de nous substituer à lui-même et aux autorités soviétiques pour régler les problèmes internes à l'Union soviétique, c'est évident. On peut naturellement donner notre avis. Et si on nous demande conseil, donner un conseil, une opinion. Il parait certain, par exemple, que c'est dans la souplesse des institutions soviétiques que M. Gorbatchev trouvera une réponse à apporter aux revendications à caractère, je ne dirai pas nationaliste, mais à l'éveil des nationalités des peuples divers qui appartiennent aujourd'hui à l'Union soviétique. Sera-t-elle suffisante, je n'en sais rien.
- Mais nous ne pouvons pas nous substituer à lui. Mieux cela ira en Union soviétique sur le plan économique et il y a beaucoup à faire, mieux nous avancerons pour le désarmement, c'est-à-dire pour l'allègement des charges improductives qui pèsent sur l'Union soviétique comme elles pèsent sur nous-mêmes, plus on facilitera la tâche de M. Gorbatchev pour trouver sa respiration et ne pas voir la revendication qui aujourd'hui risque d'embarrasser sérieusement l'addition de toutes les difficultés, l'éveil des nationalités, la crise économique, les charges inutiles, etc, etc.
- Plus difficiles sont les aspects psychologiques. Si les habitants des différentes régions, des différentes parties de l'Union soviétique sentent qu'un système de confiance se réinstalle en Europe, que la détente s'accroît entre l'Est et l'Ouest, que les perspectives s'améliorent par des aides économiques multiples, des accords ou des échanges, à ce moment-là, c'est plutôt le facteur positif qui l'emportera sur les facteurs négatifs. Il n'y a pas d'aide directe possible dans les problèmes internes de l'Union soviétique, il y a des possibilités d'aide indirecte par la création d'un meilleur climat, de meilleurs circuits d'échanges.\
QUESTION.- Les événements récents en Europe de l'Est semblent démontrer une crise profonde des idéologies et en particulier de l'idéologie communiste : s'agit-il, selon vous, d'une crise passagère ou d'un refus définitif ?
- LE PRESIDENT.- A mon sens, c'est une crise déterminante. On ne voit pas comment ce qui a été mis en place pendant près de trois quarts de siècle pourrait se tirer du désastre dans lequel se trouve ce système, auquel Staline a ajouté un aspect terrifiant. Ce qui ne va pas disparaître, c'est le besoin que ressentent les masses, les salariés, les travailleurs, tous ceux qui vivent encore dans une extrême difficulté matérielle ou qui n'ont pas toujours accès au savoir, à la responsabilité. Bref, l'immense majorité des peuples d'Europe de l'Est mais aussi pas mal de catégories des pays de l'Europe de l'Ouest, ont besoin d'une espérance, de sentir que leur gouvernement est prêt à décider des politiques sociales audacieuses, de simple justice pour qu'il n'y ait plus de domination d'un groupe sur un autre ou le moins possible, qu'il a déjà corrigé les injustices et est resté fidèle en somme au premier message de 1789 sur l'égalité, en tout cas à la marche vers la justice. Ce besoin-là, il continuera d'être ressenti. Il a été égaré par les formes prises par la Révolution communiste. Le cas échéant, d'autres espérances ont été déçues par ailleurs mais le besoin est là. Le communisme que nous avons connu est en perdition. Il faudra que d'autres sachent répondre dans le respect de la liberté et de la démocratie à cette inspiration.\
QUESTION.- Sur quels fronts, c'est le cas de le dire, la France et l'Italie peuvent selon vous s'engager, monsieur le Président, politiquement et ensemble pour contribuer au développement de l'Europe par exemple ?
- LE PRESIDENT.- Déjà l'Italie et la France ont su régler à peu près toutes leurs difficultés bilatérales. Je ne connais plus de contentieux sérieux alors qu'il y en avait quand même pas mal il y a quelques années. Cela marche bien. Nous avons de bonnes relations, des relations confiantes et chaque fois qu'un problème s'annonce à l'horizon eh bien on le règle. D'autre part l'Italie et la France ont les mêmes positions de fond dans les débats internes à la Communauté européenne. Nous avons fait un même choix, il est donc assez facile de discuter ensemble.
- Je pense qu'au regard des problèmes qui se posent aujourd'hui, la construction de la Communauté, l'éventuelle mise en place dans les conditions que j'ai dites d'une confédération européenne, la construction de l'Europe, le respect des frontières - les frontières ne sont pas toujours justes mais il faut garantir la paix et ce n'est pas la peine de ranimer toutes les passions qui ont conduit aux guerres mondiales - s'agissant de la nécessité d'une certaine sagesse, avec le souci cependant d'être juste au regard des aspirations nationales lorsqu'elles se déroulent en conformité avec la construction de l'Europe, l'Italie et la France sont sur la même longueur d'onde. J'ai de bonnes relations avec les dirigeants. Je suis donc personnellement confiant. Je pense que l'Italie et la France devraient continuer d'être vraiment très proches l'une de l'autre chaque fois qu'il s'agira de bâtir l'Europe, la Communauté, de lui donner un peu plus de contenu économique, financier, monétaire, social et finalement politique, avec un pouvoir politique réel. Je vais voir bientôt le Président Cossiga. Je rencontrerai aussi M. Andreotti. On a pas eu le temps d'en parler beaucoup pour l'instant mais je pense que nous pourrions débattre ensemble d'une façon très positive de ce projet de confédération européenne.
- Je voudrais d'ailleurs profiter de l'occasion que vous me donnez pour dire la joie que j'ai de pouvoir recevoir le Président italien, lundi prochain. C'est une occasion solennelle, visite d'Etat qui marque bien les choses, qui permet de souligner la solidarité de nos peuples, donc j'adresse ce salut au Président que nous allons recevoir, Président et ami et j'adresse aussi ce salut au peuple italien. Ce sera une très bonne occasion.\