12 janvier 1990 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à "Vendredi" le 12 janvier 1990, notamment sur la construction européenne, le désarmement, les débats internes au PS et l'immigration.

QUESTION.- L'année 89 `1989` fut celle des libertés à l'Est. Comment envisagez-vous l'an 90 `1990` dans ces pays ?
- LE PRESIDENT.- L'irruption soudaine de la liberté dans des pays qui lui étaient fermés et qui connaissent de surcroît une grave crise économique provoquera des chocs successifs et nécessitera de multiples adaptations que les nouveaux dirigeants devront assumer - sous peine de disparaître. On le constatera sans tarder, c'est-à-dire, dès 1990. L'apprentissage de la démocratie est un exercice difficile. Je forme des voeux pour la réussite des peuples courageux qui ont pris en main leur destin.\
QUESTION.- Vous avez rencontré tous les dirigeants de l'Ouest comme de l'Est. Quelle peut être la nouvelle donne de notre politique étrangère et nos positions sur le désarmement ?
- LE PRESIDENT.- L'axe de notre politique étrangère en Europe passe par la communauté des Douze. De ce point de vue il n'y a pas de nouvelle donne, sinon dans l'obligation où nous sommes de hâter le pas vers des structures plus fortes. A partir de là, nous aurons à traiter de nouveaux problèmes majeurs qui se posent dès maintenant : aspiration à l'unité allemande, respect des frontières existantes, éveil des nationalités, devenir des alliances militaires. On ne les règlera que par le haut, dans une perspective d'ensemble. D'où ma proposition d'une Confédération européenne qui, loin de se substituer à la Communauté, la compléterait sur un mode différent et engagerait dans une même démarche l'ensemble de notre continent. Quant au désarmement, je souhaite que l'URSS et les USA poursuivent énergiquement leurs négociations sur le nucléaire stratégique. Nous nous en mêlerons lorsque de grands progrès auront été accomplis dans ce domaine. Pour le reste, c'est-à-dire le désarmement chimique et le conventionnel, la France continuera de jouer le rôle actif qui est le sien. Mais d'ores et déjà, on peut estimer que le désarmement - qui reste une priorité - commande une approche adaptée aux réalités d'aujourd'hui.\
QUESTION.- L'Europe est notre avenir, avez-vous coutume de dire. L'Europe n'a-t-elle pas déjà changé ? De quelle Europe s'agit-il désormais ?
- LE PRESIDENT.- Je viens de vous répondre. Je vois dans la communauté l'élément central de toute construction et dans l'Europe, telle que l'histoire et la géographie l'ont définie, une aire naturelle où tout européen se sentira chez lui, avec, dans le premier cercle (la communauté), des structures unitaires très fermes et, dans le second (confédération), des règles de vie en commun devant assurer le développement des échanges et les garanties de la sécurité.
- QUESTION.- Que répondre aux propositions de "maison commune" de Gorbatchev" ?
- LE PRESIDENT.- L'idée est bonne, l'expression heureuse. Il faut en préciser le contenu. Après une si longue et si cruelle coupure de l'Europe le fait qu'on puisse envisager - et particulièrement Mikhaïl Gorbatchev - l'unité de notre continent représente en tout cas une mutation considérable. La confédération européenne que je suggère répond à ce besoin. Elle cristallisera, dans un cadre politico-juridique connu, l'évolution vers la démocratie en même temps qu'elle scellera les normes de la paix.\
QUESTIONS.- Les militants socialistes ont du mal à reconnaître leur parti dans les images de bagarres de chefs. Sur quelles idées fortes pourraient-ils se retrouver, à votre avis ?
- LE PRESIDENT.- Vous me faites entrer dans une discussion qui n'est pas de mon ressort. J'ai pour les socialistes un grand attachement auquel je demeure fidèle, mais j'ai toujours été très attentif depuis 1981 à ne pas empiéter sur les compétences des instances élues du PS. J'ai connu, au temps où j'en étais le premier responsable, un parti dont les rapports internes étaient déterminés par les suffrages obtenus lors des congrès, sur la base de textes en présence. Cela n'a rien de choquant, au contraire, à la condition que les choix soient réels et les orientations clairement exprimées, sinon il n'y aurait plus qu'affrontement de clans et de personnes. Il appartient aux rédacteurs de motions de proposer ce que vous appelez les idées fortes, pas à moi. Du moins, dans le cadre de la préparation du congrès. Je me contenterai de rappeler ici que les socialistes ont pour devoir de porter toujours plus loin la liberté, de diffuser toujours davantage le savoir et la responsabilité, de répartir toujours plus équitablement les fruits de l'effort national, d'être toujours plus disponible pour une plus grande justice chez nous et dans le monde, de toujours mieux comprendre les besoins qualitatifs de notre société, de toujours mieux défendre les équilibres naturels. Bref, sans relâche, changer la vie.\
QUESTION.- Le gouvernement de Michel Rocard a eu beaucoup de mal à faire voter le budget 90 `1990` et des discussions entre ministres se sont faites entendre. La préparation du Congrès de Rennes peut-elle avoir des conséquences sur sa cohérence et donc sur son autorité ?
- LE PRESIDENT.- S'ils ont bien le droit d'avoir une opinion et de s'exprimer au sein de leur famille politique, les ministres ont pour premier devoir de veiller à la cohérence et à l'unité de vue du gouvernement auquel ils appartiennent. J'espère n'avoir pas à le rappeler.\
QUESTION.- Vos propos sur l'intégration et le "seuil de tolérance" ont suscité des interrogations chez les socialistes. Votre position a-t-elle évolué sur ces sujets depuis huit ans ?
- LE PRESIDENT.- Quand on est mal compris, c'est le plus souvent qu'on s'est mal expliqué. J'ai parlé de "seuil de tolérance" parce que la question m'avait été posée. Mais un débat avec quatre journalistes va vite et ma réponse a été trop elliptique. "Le seuil de tolérance" est une notion trop vague pour n'être pas suspecte. J'ai simplement constaté en réalité le nombre d'immigrés en France disposant d'un titre de séjour et donc acceptés par les instances administratives était à peu près constant depuis quinze ans. Ce qui relativise les irritations d'une opinion exaspérée par telle ou telle situation particulière et chauffée à blanc par des campagnes démagogiques. Le principe de mon action est simple. Les travailleurs étrangers reconnus par nos lois ont leur place, toute leur place parmi nous. Les autres, qui ne peuvent rester en France, doivent être traités conformément au droit des gens. C'est le sens de la loi Joxe, que je crois juste.
- Quant à l'intégration, c'est à quoi il faut tendre - et travailler. Ma position n'a pas changé.\