20 décembre 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la démocratisation de l'Allemagne de l'Est, la réunification de l'Allemagne, les relations entre la RDA et la France, ainsi que la CEE, Berlin-Est le 20 décembre 1989.

Monsieur le Président,
- Madame,
- J'éprouve une émotion particulière à me trouver parmi vous ce soir et à répondre en un tel moment à l'invitation qui m'a été faite de me rendre en République démocratique allemande.
- Je ressens aussi vivement cette rencontre avec une ville imprégnée d'histoire et de culture et qui porte plus que toute autre en Europe les marques douloureuses du siècle qui s'achève, Berlin, lieu vers lequel convergent aujourd'hui tant de questions, tant d'espérances.
- Comment ne pas souligner d'un mot l'apport de votre pays à la civilisation européenne. La création artistique, le bouillonnement des idées ont nourri l'oeuvre et la pensée de Bach, Haendel, Luther, Nietzsche, Leibniz, Lessing et tant d'autres génies allemands, génies universels.
- Et comment un Français oublierait-il l'édit de tolérance qui, il y a plus de 300 ans, a ouvert le Brandebourg à ceux de nos compatriotes que la révocation de l'Edit de Nantes avait condamnés à l'exil. Comment oublierait-il, ce même Français, ce que la philosophie des Lumières doit à Berlin, doit à la Prusse de Frédéric le Grand. Franchissant le temps, nous savons qu'au cours des quarante dernières années, ce dynamisme intellectuel et artistique ne s'est pas démenti.
- Le drame qui a si profondément touché les esprits et qui a conduit à s'interroger sur l'avenir et l'identité de la République démocratique allemande s'est transformé, grâce à la détermination et à l'esprit d'initiative de certains, en un vaste mouvement de libération qui a longuement mûri dans le travail des écrivains et des artistes.
- Qui peut mieux que les créateurs, montrer les failles d'un système oublieux de cette vérité que l'homme est le sujet et non l'objet des institutions.
- Je sais aussi le rôle des Eglises qui ont su maintenir des foyers de pensée indépendante, soulager les misères morales et collectives, préserver la place de l'espérance.
- Monsieur le Président, mesdames et messieurs, il m'est donné de venir chez vous, alors que vous vivez une mutation d'une rapidité, d'une maturité qui ont frappé le monde entier. De France, nous avons suivi, vécu les grands moments qui ont transporté votre peuple, la ferveur dans les églises, les foules rassemblées à Berlin, Dresde, Leipzig, que sais-je, la gravité et l'espoir de ceux qui prenaient la parole et de ceux qui les écoutaient, les murs qui s'ouvraient, les barrières mentales qui tombaient.
- A deux siècles de distance il nous semblait que l'élan venu des profondeurs de votre peuple répondait à celui qui porta le nôtre en 1789 et fit le tour du monde. Je tiens à saluer ceux qui ont su exprimer ces inspirations, ceux qui les ont laissé s'exprimer, ceux qui ont compris que la violence morale ou physique ne pouvait arrêter l'histoire. Il est normal et certainement nécessaire que s'instaure entre vous un débat et un débat de grande ampleur sur votre présent et sur votre avenir.\
Il est normal que dans cette recherche d'un modèle vous vouliez préserver vos propres valeurs en les liant au renouveau démocratique que vous entreprenez par la vertu de ce que j'ai naguère appelé le "petit talisman qui change tout et qui s'appelle la liberté". Dans cette quête difficile vous pouvez compter sur la solidarité de la France à l'égard de la République démocratique allemande. Solidarité déjà bâtie dans des circonstances, certes différentes, mais sur de solides fondements peu après la fin de la deuxième guerre mondiale avec la République fédérale d'Allemagne. Et puisque je viens de citer ces deux Etats, j'évoquerai le bouleversement qui de part et d'autre de l'Elbe a saisi le peuple allemand vibrant à l'unisson.
- L'aspiration à l'unité plonge ses racines dans l'histoire et retrouve son actualité. C'est d'abord l'affaire de ceux qui ont en commun la culture, la langue, la mémoire des siècles. C'est d'abord l'affaire des Allemands qui auront à se prononcer librement sur ce que sera leur destin.
- Mais la voie démocratique est la seule qui soit ouverte. Démocratique et pacifique car c'est aussi l'affaire de vos voisins qui cherchent à préserver avec l'équilibre européen la paix que connaît notre continent depuis ces dernières décennies.\
Disant cela, je pense au respect des accords et des traités. Je pense surtout à l'inviolabilité des frontières, principe si précieux qu'il a été consacré il y a quatorze ans dans l'acte final de la conférence d'Helsinki.
- Cette conférence sur la sécurité et la coopération en Europe dont les initiateurs voyaient clair et loin est fondée sur l'idée qu'aucun pays ne peut imposer son système politique à un autre mais aussi que la stabilité des frontières dans un continent qui a connu tant de troubles est une condition indispensable à la confiance.
- A cet égard, les succès mêmes du processus d'Helsinki nous incitent à réfléchir sur la manière de gérer une Europe qui, en quinze ans, a beaucoup changé, de nous engager résolument vers le XXIème siècle plutôt que de ressusciter les fantômes du XIXème.
- La réunion, en 1990, d'un sommet des trente-cinq pays participant à la conférence sur la sécurité et la coopération, nous aiderait à y parvenir. Je serais heureux, au besoin, de l'accueillir à Paris.\
Mais avant même que ce processus eut été engagé, dès 1957, un autre acte de foi a été la signature entre six pays européens du Traité de Rome. C'était la naissance de la Communauté. Et je dis "acte de foi" car il s'agissait bien d'autre chose que d'un simple traité de commerce. Il s'agissait de construire les fondations d'une Europe capable d'unir ses forces c'est, là aussi, que la dynamique propre aux bonnes idées a fonctionné.
- La Communauté européenne s'est élargie, étoffée, elle est passée de six à neuf, puis à dix, douze pays membres. La mise en oeuvre de l'acte unique - disparition de nos frontières intérieures - de la charte sociale, les travaux qui ont été décidés récemment à Strasbourg pour réaliser l'union monétaire, vont accroître encore sa cohésion et ses capacités d'action.
- Il est dans la vocation de la Communauté de rassembler nos peuples. L'histoire, les divergences idéologiques ne l'ont pas permis avec les pays dits "de l'Est" mais c'est aujourd'hui possible sous des formes à imaginer. Il nous faut répondre à l'appel de ceux qui comptent sur la Communauté pour accélérer leur développement économique, asseoir la démocratie et affermir par là une volonté de progrès dans le respect de leur indépendance. Ainsi le mouvement amorcé par le peuple allemand vers son unité pourra-t-il s'épanouir à la fois par le renforcement de la Communauté, c'est à mes yeux complémentaire et lié, et par le rapprochement des états de l'Europe, hier encore séparés.\
J'ai pris connaissance, avec une extrême attention, des idées présentées par M. le Premier ministre, Hans Modrow, sur la communauté contractuelle entre les deux Etats allemands, proposition reprise par d'autres responsables ici et là. Cette approche paraît comme une manière pragmatique de concevoir les évolutions. D'autres projets se font jour. Vous avez, avec la République fédérale, un partenaire naturel £ d'autres pays, à commencer par le mien, ainsi que la Communauté européenne dans son ensemble, sont prêts à prendre leur part de votre effort pour hâter les étapes de votre développement.
- République démocratique allemande et France, nous avons encore beaucoup à faire ensemble, même s'il faut saluer les progrès de nos échanges et le succès de notre action culturelle. Plus particulièrement par le canal du Centre culturel de Berlin.
- Je compte bien que les ministres et les membres de la délégation française mettront à profit ce voyage pour développer les échanges de jeunes, la lutte pour la protection de l'environnement, la diffusion du français qui vont faire l'objet d'accords signés à l'issue de notre visite.
- Les industriels, chefs d'entreprise, banquiers qui m'accompagnent, trouveront certainement dans l'accord de coopération économique et dans la nouvelle législation favorisant les entreprises mixtes, des raisons supplémentaires d'investir dans votre pays, de multiplier les opérations conjointes.
- Quant à la Communauté économique européenne, elle a décidé à Strasbourg, il y a quelques jours, de mener à bien, dans les six mois, un accord de commerce et de coopération avec vous. Je précise que la décision a été prise hier soir d'engager des négociations. De même, la République démocratique allemande, si elle le souhaite, aura accès à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement dont j'ai pris l'initiative ainsi qu'aux programmes éducatifs et de formation développés par la Communauté. Telle est la direction que nous souhaitons prendre. Nous restons disponibles pour l'examen de tout accord qui paraîtrait utile à votre pays comme à nos intérêts mutuels.
- Monsieur le Président, le peuple de la République démocratique allemande a créé un événement d'une portée considérable. Cet événement a provoqué joie et enthousiasme dans le monde. Il a aussi inquiété, comme inquiète toujours l'imprévu. Je ne suis pas de ceux qui redoutent l'histoire qui se fait. Le message que je suis venu vous apporter est un message d'amitié de la France pour le peuple allemand, le peuple allemand tout entier. Message d'amitié, c'est aussi un message de confiance dans la maturité à l'Est comme à l'Ouest de ce peuple allemand. C'est enfin un message de solidarité, car nous avons la volonté de construire ensemble une Europe pacifique, ouverte et libre.
- Monsieur le président, madame, je lève à mon tour mon verre, selon la tradition, à la prospérité de la République démocratique allemande, à vos santés personnelles, à celle de ceux que vous aimez, à celle de ceux qui vous entourent, au bonheur du peuple allemand.\