27 novembre 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'histoire et le rôle d'Interpol, l'importance de la coopération internationale en matière de lutte contre toutes les formes de criminalité et plus particulièrement contre le trafic de drogue et l'exploitation des enfants, Lyon, le 27 novembre 1989.

Je vous remercie, monsieur le Président, de vos paroles de bienvenue. Et je veux vous dire le grand intérêt que je prends à inaugurer le nouveau siège d'Interpol, dans cette ville de Lyon. Quarante-trois ans après son installation en France, Interpol s'établit donc dans ce bâtiment vaste, simple, fonctionnel, dû à l'architecte Louis Manavella.
- Que de chemin parcouru depuis la naissance, en 1914, de la coopération internationale en matière de police criminelle !
- Au début du siècle, apparurent en effet de nouvelles formes de criminalité organisée, rendues possibles par le progrès des techniques, le développement des communications, des transports, des finances, les découvertes scientifiques aussi, les stupéfiants de synthèse par exemple. Les efforts nationaux menés pour la combattre, révélèrent rapidement leurs limites et la nécessité d'une coordination internationale.
- Néanmoins, le projet d'une organisation spécifique apparut d'abord et longtemps utopique. Il a fallu la foi du prince Albert 1er de Monaco et d'une poignée de juristes, magistrats, policiers, pour donner corps à l'idée d'un fichier central international de police et d'une unification des procédures d'extradition.
- A peine engagé, le processus fut arrêté par la première guerre mondiale, et c'est seulement en 1923 qu'une structure permanente de coopération internationale s'installe à Vienne £ son rôle alors ne dépassait guère l'Europe. L'invasion nazie détourna, on s'en doute, les moyens de l'institution à des fins inacceptables, contraires à la volonté de ses fondateurs et de la plupart de ses membres. Aussi, en 1946, fallut-il partir de nouvelles bases. C'est d'alors que date l'installation en France, l'installation dont nous voyons l'achèvement ici même et la naissance du sigle : Interpol, au départ simple adresse télégraphique, vite devenue célèbre dans le monde entier.
- A partir de cette époque, l'action d'interpol s'étendit à tous les continents. Et comme vous l'avez rappelé tout à l'heure, monsieur le Président, l'organisation qui ne comptait qu'une vingtaine d'adhérents avant-guerre, atteignait 50 membres en 1955, 100 en 1967, 147 aujourd'hui, bientôt 150. Je crois que nous pouvons nous réjouir de cette évolution, au regard de la vocation à l'universalité d'Interpol et considérer que les pays encore absents, notamment d'Europe de l'Est, ont toutes les raisons de la rejoindre à partir du moment où ils adhèreront aux principes fixés par les statuts.\
Mais ces principes, quels sont-ils ? D'abord le strict respect des Droits de l'Homme, tels que définis dans la Déclaration universelle, référence expressément formulée £ ensuite, le respect des lois de chacun des pays membres et l'interdiction que se fait Interpol, vous l'avez rappelé, d'intervenir, je cite : "dans des questions ou affaires présentant un caractère politique, militaire, religieux ou racial".
- Mesdames et messieurs, vos assemblées générales successives se sont penchées sur ces termes, pour en extraire un code de déontologie et des procédures destinées à empêcher le détournement de vos activités vers des objectifs idéologiques ou politiques par avance condamnés.
- Un autre sujet, touchant aux Droits de l'Homme mérite d'être évoqué. Vous le savez, l'une des formes modernes de protection des libertés individuelles est la protection contre la puissance incontrôlée des moyens informatiques.
- Or Interpol, de par sa vocation, détient une documentation extrêmement sensible de données personnelles, recueillies partout, et qu'il a fallu informatiser. C'est pourquoi en 1984, la France a proposé, et Interpol a accepté, la création d'une commission de contrôle interne de ses fichiers. Cette commission peut intervenir de sa propre initiative, elle le fait de façon systématique et les conclusions de ses rapports annuels après soumission aux organes délibérants d'Interpol sont portées à la connaissance du public. La commission agit sur requête de tout ressortissant ou résidant permanent d'un Etat membre pour vérifier l'exactitude et l'utilisation des données qui le concernent. Bref, ce dispositif a constitué et constitue une innovation importante en droit international. Vous avez le droit, mesdames et messieurs, d'en être fiers.
- Bien entendu, Interpol n'est pas seulement un centre de documentation, d'analyses et d'archives. C'est aussi, et surtout, un réseau d'échanges et de coopération qui relie l'ensemble de ses membres. Réseau humain d'abord, celui des correspondants Interpol dans les services de police de chaque pays membre, qui titre son efficacité de la connaissance personnelle des uns et des autres et de la confiance mutuelle qu'ils se portent. Réseau technique aussi, puisqu'Interpol dispose, entre autres moyens de communication, d'un système autonome de liaisons radiophoniques reliant déjà 72 pays et qui s'étend de façon continue.
- Quant au champ d'activité de l'Organisation, il est aussi vaste que varié. Mais aussi, aussi vaste et varié que le crime. Terrorisme, trafic d'êtres humains, notamment de femmes et d'enfants, trafic de stupéfiants, fraudes et faux monnayages, trafics d'objets d'art, d'objets de valeur, je m'arrête là.\
Je voudrais examiner avec vous s'il est possible de distinguer quelques priorités. Pour commencer, j'en vois une qui couvre l'ensemble de ce champ, la coopération technique au bénéfice des Etats membres les plus démunis. La France, d'autres pays aussi, ont déjà beaucoup accompli dans ce domaine mais peut-être le temps est-il venu pour la coopération multilatérale de prendre résolument le relai de ces efforts. Il me semble qu'il y a là, pour les pays les plus avancés, un devoir, en même temps qu'une notion d'intérêt bien compris. En effet, nous avons tous le plus grand avantage à avoir comme interlocuteurs à travers le monde, des organismes de sécurité, bien équipés, bien formés, la criminalité internationale choisissant toujours les points les plus faibles pour s'installer et prospérer.
- De plus, les polices de type civil, respectueuses du droit, disposant de moyens pour agir, mais sachant aussi mesurer exactement leurs forces, sont indispensables à la consolidation des démocraties. Elles fondent le type de sécurité d'ordre public dont a besoin le vrai développement économique et social. Que d'exemples viendraient démontrer la justice de cette analyse !
- Quant aux développements de la criminalité qui me paraissent appeler à une accentuation de votre lutte, j'en citerai deux.
- Premier développement : l'exploitation des enfants, sous des formes très diverses : esclavage industriel, esclavage sexuel, commerce d'enfants, utilisation d'enfants dans le trafic des stupéfiants. Il y a là un champ de souffrance indicible qui provoque et la protestation et la révolte. L'organisation des Nations unies vient à cet égard d'accomplir un travail magnifique avec l'adoption de la Convention internationale sur les droits de l'enfant. Eh bien, il convient à présent de la faire entrer en vigueur. S'il était possible à Interpol d'ajouter à ce texte, sans attendre, des progrès réels, concrets en matière de coopération opérationnelle, elle rendrait, je vous l'assure, un service signalé à la Communauté internationale.\
L'autre sujet est celui de la drogue. Interpol le connaît bien, ce vieil ennemi. Pour le combattre, votre organisation se trouve depuis longtemps en première ligne. Mais le facteur nouveau, c'est peut-être la prise de conscience de ce fléau, de son expansion, de la puissance inouïe que génère ce trafic, en termes d'argent, d'influences et de pouvoir.
- J'ai rencontré, en octobre dernier, à Bogota, le Président de la République de Colombie. J'ai été profondément frappé par le courage et la dignité des dirigeants de ce pays qui lutte pour sa survie, et je crois qu'on peut le dire, pour son honneur de nation. Son combat, c'est le nôtre. Il faut en appeler aux consciences, partout, avec la plus grande fermeté, sans renoncer aux moyens du combat. Je crois, à vrai dire, que la Communauté internationale est prête à se mobiliser. Qu'il s'agisse simplement de coordonner les énergies, les ressources, ce n'est pas simple. Car cette forme de crime pénètre à l'intérieur de l'ensemble des économies et des sociétés.
- Chaque région, chaque organisation, chaque Etat a un devoir, un rôle à jouer si nous ne voulons pas endosser collectivement la responsabilité de ce que j'appellerais un échec de civilisation. Pour l'Europe des Douze et dans cet esprit, j'ai lancé l'initiative qui prendra corps sans tarder et particulièrement dans quelques jours au Sommet de Strasbourg de demander à chacun des douze Etats membres de désigner un responsable unique £ ce responsable unique pour la France, c'est Mme Georgina Dufoix £ ces responsables se réuniront, prendront leurs responsabilités pour l'Europe de la Communauté, proposeront aux gouvernements, disposeront d'une grande liberté d'initiative, rencontreront leurs collègues des autres continents. Il faut que nous fassions le même effort dans la même direction. Cessons ces actions disséminées et disparates. A la Présidence du groupe des sept pays les plus industrialisés, que j'exerce encore, j'ai veillé à donner l'impulsion nécessaire à la mise en place d'un groupe d'experts qui proviennent de quinze pays particulièrement concernés par la question du blanchiment de l'argent de la drogue. Ce groupe déposera ses conclusions au début de 1990, et je précise que les responsables de la Communauté des Douze se réuniront, je crois, dès le 1er décembre prochain. C'est dire que nous ne perdons pas de temps £ nous n'avons pas le droit d'en perdre. En Amérique latine, pour l'Amérique latine, d'autres initiatives sont nées. J'appelle tous les pays du monde, des autres régions, d'Afrique, d'Asie d'où vient aussi le mal, à un sursaut collectif contre la menace, de même que la France, l'Europe, les Etats-Unis d'Amérique qui fournissent trop de consommateurs et entretiennent ce fléau. Il faut qu'ils soient prêts à aider ceux qui s'aident eux-mêmes et à s'aider eux-mêmes.
- Le péril ne connait pas de frontière et je tenais à Lyon, en ce jour, à jeter non seulement un cri d'alarme, celui que vous entendez, mais à réclamer de tous les pays, de toutes les puissances civilisées, un effort sur elles-mêmes, un effort qui engage la vie de nos enfants.\
`Suite sur la lutte contre la drogue` Pour ce qui est de la police, la répression n'est qu'un aspect de cette lutte mais c'est un aspect incontournable afin d'instaurer une pression égale et constante dans l'espace, dans le temps, sur toutes les formes de trafic, car on assiste à un flux d'une grande diversité de produits en même temps qu'à un flux de l'argent tiré de ce trafic. Cela signifie l'existence en tous pays de corps de police de bon niveau, au fait des techniques modernes de lutte et d'enquêtes, au fait aussi des techniques bancaires et financières.
- C'est un travail sans relâche auquel je vous engage, sans défaillance et sans recul £ chacun d'entre nous et je le sens pour moi-même, a sa responsabilité engagée, sa responsabilité d'homme public, sa responsabilité d'homme tout simplement si l'on considère les désastres qui, chaque jour, viennent à notre connaissance, qui brisent tant de familles, et qui flétrissent tant d'existences.
- Oui, je me demande si le moment n'est pas venu pour l'Europe, en coopération avec les compétences qui se trouvent aux Nations unies, à Interpol, de travailler à la création d'un lieu de formation et de recyclage pour les cadres de police de tous pays, désireux de se spécialiser, de se perfectionner dans la lutte contre la drogue, contre la grande criminalité organisée £ ils doivent savoir ce dont je parle, à qui ils ont à faire.
- Et pourquoi les nations civilisées seraient-elles plus faibles, irrésolues, ou démunies ? Une réunion comme celle-ci nous aidera à en prendre conscience.\
Après avoir dévoilé la plaque qui commémorera cette journée, je souhaite saluer les policiers, les hauts fonctionnaires présents parmi nous qui, par leur dévouement, ont fait l'Interpol et font quotidiennement d'Interpol l'organisation que nous connaissons.
- Je souhaite saluer l'ensemble des délégations à l'assemblée générale qui s'est ouverte aujourd'hui, les remercier d'être présentes en ce jour d'honneur et de fête pour leur dire notre gratitude sur le travail qu'ils accomplissent chacun dans leur pays. En ce lieu central de la lutte contre le crime, comment ne pas avoir aussi une pensée pour tous les policiers à travers le monde qui s'exposent au premier rang et qui tombent parfois ? Comment ne pas voir enfin passer sous nos yeux le long cortège des victimes du crime organisé sous ses formes les plus hideuses, enfants suppliciés, dont je parlais tout à l'heure, morts et blessés du terrorisme, morts du trafic de drogue, drogues de plus en plus sophistiquées avec lesquelles on empoisonne nos sociétés.
- C'est en pensant à eux, c'est en pensant à ces victimes dans vos rangs et parmi celles et ceux qui ont été happés par la machine infernale, c'est en pensant à eux, c'est en pensant à vous que nous trouverons la force de poursuivre notre lutte, de resserrer notre solidarité.
- C'est en pensant d'abord à eux, c'est en pensant à vous que j'accomplis à présent le geste symbolique d'inauguration du nouveau siège d'Interpol.\