5 octobre 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'université de Bologne et sur la nécessité de retrouver une véritable coopération universitaire en Europe, Bologne le 5 octobre 1989.

Mesdames et messieurs,
- Je remercie l'Université de Bologne de l'honneur qu'elle me fait comme je remercie monsieur le recteur Roversi Monaco, monsieur le professeur Caputo, monsieur le doyen Bonini pour leurs aimables paroles d'accueil. A travers ma personne, je pense que ces paroles s'adressaient à mon pays dont l'histoire est depuis si longtemps mêlée à la vôtre.
- Ce diplôme et cette cérémonie me touchent, venant d'une institution qui incarne une tradition intellectuelle presque millénaire. Et je dois dire que je suis particulièrement sensible à la présence, parmi beaucoup d'autres personnalités, de monsieur le Président du Conseil des ministres italien, M. Giulio Andreotti.
- Comment, en cet instant, ne songerais-je pas à l'époque où l'université, c'étaient quelques écoles se bornant à dispenser des rudiments de droit et d'arts libéraux ? Ici, une salle de fortune £ là, le domicile d'un professeur £ ailleurs, une meule de foin. Mais très vite les étudiants sont venus de partout : Lombards, Catalans, Allemands, Provençaux, Romains, Hongrois, Bourguignons, Polonais, Anglais, Poitevins, Toscans, Tourangeaux, j'en passe...
- Ils formeront ces universités dont dérive la vôtre. Génération spontanée, a-t-on dit des universités-pionnières : Bologne d'abord, la Sorbonne, Oxford, Montpellier, Padoue, bien d'autres. Encore fallut-il le rayonnement de quelques maîtres et les aspirations d'une société en mouvement.\
Sachant que je venais vous voir, j'ai lu ou relu votre histoire, si riche de prestige. J'y ai vu que c'est ici, à Bologne, que les premiers doctores legum, dans le sillage d'Irnerius, s'attelèrent à la rénovation de la science juridique et établirent la renommée européenne d'une université qui comptait, dès la fin du 12ème siècle, près de 10000 étudiants.
- Après les grandes peurs de l'An Mil, dans une Europe mosaïque de droits coutumiers et de lois barbares, dans une ville où s'affirmait l'autonomie communale sur fond de querelle des investitures, réétudier systématiquement le droit romain, constituer un corpus juris cohérent des textes fondamentaux, droit civil et droit canon, bref, accomplir un travail de mise à jour, de mise au net, de commentaire auquel, très vite, Bologne excella, c'était beaucoup plus que consulter l'histoire, c'était y prendre part.
- Une nouvelle idée de légalité émergea, née du désir d'une cité fondée sur les lois et prélude à l'aspiration moderne à dire un droit universel. La force n'était pas balayée par le droit, nul ne se fera cette illusion, mais les pouvoirs concurrents en appelaient à leurs juristes £ si ce n'est pas toujours une garantie, loin de là, la force qui en appelle au droit commence sans le vouloir à changer de nature.
- En tout cas, une vision du monde s'ébauchait. D'autres disciplines s'épanouirent dans lesquelles Bologne s'illustra de la même façon : rhétorique, philosophie, astrologie, physique, médecine... Riche et belle histoire que celle de votre université, scandée de découvertes qui ouvrirent la voie à de nouveaux progrès.
- Je relève en particulier qu'en 1281, on pratiqua ici la première dissection humaine, non sans scandale car l'excommunication, vous le savez, frappait "les découpeurs de cadavres". Que quelques femmes d'exception bravèrent à Bologne les interdits faits à leur sexe et parvinrent à enseigner, fût-ce derrière un rideau comme on le rapporte de Novella d'Andréa.
- De Galvani, perçant, il y a exactement 200 ans, le secret du mouvement musculaire, à Marconi inventant la radio au tournant du siècle, d'Aldrovandi, le naturaliste qu'admirait Buffon, à Carducci le poète de Risorgimento, la liste est longue de ceux qui trouvèrent à Bologne l'inspiration et les moyens de leurs travaux, sans oublier Pétrarque que nous, Français, vous disputons quand même un peu.
- Et n'est-ce pas à un écrivain contemporain, enseignant à Bologne, que l'on doit "le nom de la rose", l'approche nouvelle et érudite d'une sorte de roman policier médiéval `Umberto Eco` ? Tout ne fut pas facile. La ville s'irritait parfois des rivilèges des étudiants et ceux-ci se défiaient de son autorité. Le soupçon débouchait de temps à autre sur un conflit ouvert, mais c'est cependant adossées l'une à l'autre que la cité et l'université élargirent leur rayonnement. "Bolonia Docet" proclame fièrement la monnaie du XIVème siècle tandis que pour la mort d'un professeur la ville entière prenait le deuil.\
Il est important d'observer que Bologne fut, avec la Sorbonne, la matrice d'un réseau qui s'étendit à l'Europe tout entière.
- Une quinzaine d'universités au 14ème siècle. 70 établissements 200 ans plus tard. De Salamanque à Cracovie, d'Uppsala à Heidelberg, de Naples à Louvain, de Prague à Glasgow ou Coïmbra, on correspond, on débat, on voyage. Beaucoup mieux qu'aujourd'hui, en ces temps de déplacements malaisés, les hommes et les idées circulent.
- Le jeune Nicolas Copernic, après des études à Cracovie, vient à Bologne. Il a le projet d'y préparer un doctorat de droit canon mais réalise, en 1497, sa première observation astronomique. Heureuse bifurcation sans laquelle nous ne saurions peut-être pas encore qui, de la terre ou du soleil, tournait autour de l'autre, même si la question se pose encore de savoir si l'esprit de l'homme tourne à l'endroit ou à l'envers.
- A partir de 1292, les licenciés de la Sorbonne et de Bologne - dans l'ordre chronologique : de Bologne et de la Sorbonne, pour ne pas risquer d'incident - obtinrent le droit d'enseigner dans toute la latinité. C'est le fameux "Jus ubique docendi", privilège progressivement étendu à d'autres établissements, qui stimule la mobilité inter-universitaire des étudiants et des enseignants. Dois-je compter parmi les bienfaits qui en découlèrent le fait que Paris y gagna un évêque italien, Pierre Lombard ? On dit que oui.
- Ainsi se constitue un véritable système européen d'enseignement supérieur, basé sur des grades - baccalauréat, licence, doctorat - reconnus dans les différentes universités, structurant une communauté intellectuelle nourrie aux mêmes sources, brassant ses membres d'un bout à l'autre du continent.\
Vous disant cela, je me prends à rêver. Il m'arrive souvent de déplorer le recul de notre identité européenne. J'ai dit qu'on circulait plus commodément au Moyen-Age ou au XVIIIème qu'aujourd'hui. On s'y comprenait mieux aussi, fût-ce dans la querelle. Et puisque le grand oeuvre présent et à venir, pour nous Européens du XXème siècle, est de constuire l'Europe, comprenons que sans communauté de la culture tout le reste s'effritera.
- Ce n'est pas ici où fut signée, voici un an, la grande Charte des universités européennes que j'aurai à convaincre ceux qui m'écoutent. Vous avez, par cette initiative prise à l'occasion du 9ème centenaire de votre fondation, signifié l'essentiel. On ne réussira pas, je le répète, l'Europe sans la culture.
- Mais puisque j'en parle, il me semble que cette Europe commence là où existe la possibilité pour les étudiants d'aller se former où ils veulent.
- C'est pourquoi on doit se réjouir que la Communauté européenne se soit engagée à fond dans cette voie, comme elle l'a fait avec les deux programmes appelés, l'un, COMETT qui, dans le domaine des nouvelles technologies, aide les entreprises à échanger de pays à pays leurs étudiants, leurs cadres, et l'autre, ERASMUS, au nom symbolique, qui encourage les étudiants à compléter leur formation dans d'autres universités européennes. Ces deux programmes ont rencontré un tel succès que leurs budgets, pourtant non négligeables, se sont vite révélés insuffisants ! C'est bon signe. N'hésitons pas à forcer l'allure et à mobiliser les moyens nécessaires pour qu'au-delà des 16000 étudiants d'ERASMUS, nous nous fixions l'objectif d'au moins 50000 étudiants pour 1992.
- Cela supposera la reconnaissance académique et professionnelle des diplômes obtenus dans les universités, quelles qu'elles soient, de nos pays. J'ai vu que la Grande Charte des Universités européennes formulait ce voeu.
- Depuis le mois de décembre dernier, la reconnaissance réciproque à des fins professionnelles de tous les diplômes sanctionnant trois années d'études supérieures est acquise dans notre Communauté. Nos étudiants titulaires de ces diplômes pourront donc travailler dans un quelconque de nos douze pays avec l'assurance que leur niveau de formation sera partout pris en compte.
- J'attends maintenant - et j'espère que l'on m'entend - la reconnaissance académique des diplômes, seul moyen de poursuivre des études dans plusieurs universités européennes sans être pénalisé dans son cursus. J'estime que les gouvernements qui n'ont pas à empiéter sur l'autonomie des universités devront épauler celles qui avancent dans cette voie.
- Et puis ces étudiants qui sortent de leur université d'origine, il faut aussi les accueillir. Pourquoi ne pas créer dans au moins une grande ville par pays, une cité universitaire de l'Europe ? Je vous informe en tout cas que la France est prête à le faire.\
De même, il est urgent que l'Europe soit davantage présente dans les programmes universitaires et que l'on enseigne les matières communautaires dans des disciplines comme l'histoire, le droit, les sciences économiques, politiques ou sociales. Il serait vraiment dommage que les enseignements se laissent distancer par le rythme de l'intégration européenne. Pardonnez-moi de puiser cet exemple à Paris : en décembre prochain, notre Collège de France inaugurera sa chaire européenne dont chaque année le titulaire sera un enseignant d'un pays européen différent. Multiplions, mesdames et messieurs, cet exemple.
- Et n'oublions pas que l'Europe universitaire du Moyen-Age s'est imposée malgré des courriers incertains, des voyages aventureux et qu'elle n'avait pas pourtant l'imprimerie pour répandre ses textes.
- Aujourd'hui que nous possédons des moyens d'accès au savoir et de diffusion des connaissances infiniment plus puissants, qu'en faisons-nous ?
- Vous savez peut-être que l'Agence spatiale européenne a mis à la disposition des Etats-membres de la Communauté un certain nombre d'heures de diffusion à des fins éducatives sur le satellite de forte puissance Olympus qui vient d'être lancé avec succès par la fusée Ariane. Eh bien, je me demande pourquoi les universités européennes ne s'entendraient pas pour en réserver conjointement une partie à l'usage d'un enseignement commun inscrit par chacune à son programme. On pourrait confier à un professeur, à une personnalité européenne de talent, la responsabilité d'un cours sur plusieurs mois retransmis par satellite et dont le contenu serait mis à la disposition d'étudiants de toutes nationalités appartenant à la même discipline.
- Par quelle discipline commencer ? Quel niveau d'études privilégier ? Pour quelle durée ? Ce n'est pas à moi de le dire. Mais, mesdames et messieurs, aux autorités académiques intéressées. En France, Mme le recteur de l'Académie de Paris en a saisi la Conférence des Présidents d'universités. Quel symbole si dans le même temps Bologne, à l'image de l'alliance fondatrice du 13ème siècle, appelait avec Paris tous les autres établissements à créer ensemble ce premier enseignement commun des universités européennes !
- L'Europe, vous l'avez dit, monsieur le recteur, n'est pas qu'un marché. S'il est un ciment à l'Europe, c'est bien cet espace intellectuel et artistique où cohabitent et dialoguent nos différentes cultures. Alors, allons-y et çà ira. Développons l'enseignement commun des langues, créons des écoles européennes pour le cinéma et le théâtre, des répertoires ou des banques de données sur les formations culturelles de nos différentes nations, équipons en nouvelles technologies les bibliothèques européennes, multiplions les traductions, sauvegardons ensemble nos patrimoines culturels, jugulons l'exode hors d'Europe, le trafic des oeuvres d'arts, coproduisons nos films, nos émissions télévisées, donnons substance et vie à la directive télévision sans frontières adoptée heureusement par le Conseil des ministres européens, il y a seulement 48 heures.\
Monsieur le Recteur, vous avez bien voulu consacrer l'essentiel de votre allocution à la commémoration du Bicentenaire de la Révolution française. Je vous en remercie vivement et n'y ajouterai rien d'autre que ceci : il n'est pas un homme, pas une femme, pas un peuple opprimé sur la terre, qui n'espère et ne lutte autrement qu'en criant : vive la liberté ! et qui n'aille répétant à la face des bourreaux : liberté, égalité, fraternité !
- Que ces mots aient été dits et soient encore dits en français, comment n'en serais-je pas touché au coeur ? Mais j'ai beaucoup parlé de l'Europe, de l'Europe universitaire, de la communauté étudiante, c'était bien le lieu et j'avais décidé d'y consacrer l'essentiel de mes propos. J'ai parlé de l'Europe et de la Communauté des douze. Qu'on ne s'y trompe pas. Il s'agit là dans mon esprit d'un point de départ. On fait avec ce que l'histoire vous propose et notre histoire est celle d'un deuxième après guerre mondiale qui a dessiné, au hasard du sort des armes, une géographie de circonstances et d'arbitraires, la carte d'un continent artificiellement déchiré.
- Quand j'en appelle à l'Europe, c'est à toute l'Europe que je pense. Que vivent la liberté et la démocratie. Que les rejoignent les peuples en marche à l'Est comme à l'Ouest. Et l'on saura que la lueur qui s'est allumée à Bologne, il y a maintenant neuf siècles, si nous savons veiller sur elle et en faire un grand feu de l'esprit, un jour éclairera le monde.\