2 octobre 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Déclaration de M. François Mitterrand, Président de la République, suivie d'un entretien avec les membres soviétiques de l'Association France-URSS, sur les relations franco-soviétiques, la construction européenne et les rapports entre la CEE et les pays de l'Est, Paris, le lundi 2 octobre 1989.

Mesdames et messieurs,
- Je suis heureux de vous accueillir ici. Cela fait partie des échanges qui ont été inaugurés il y a déjà quelques années et dans d'autres lieux. En septembre 1987, m'a-t-on dit, près de quatre cents Français avaient passé une semaine à Moscou à la découverte de l'Union soviétique et aujourd'hui c'est vous qui venez voir la France, connaître les Français. La France, Paris, la province, la France sous ses divers aspects.
- A vous tous qui êtes parlementaires, enseignants, journalistes, syndicalistes... - j'en passe, vous venez d'horizons très divers et vous êtes nombreux - à vous tous, je souhaite la bienvenue dans ce Palais de la République, dans mon pays. A travers vous, c'est l'Union soviétique et tout les peuples de l'URSS que je salue.
- Je suis heureux d'avoir cette occasion de retrouver ici M. Vadim Zagladine que j'ai connu il y a de nombreuses années, dont je connais le travail inlassable, la grande connaissance de la France et de la politique générale. Parmi les personnalités qui sont là - trop longue serait la liste de celles que j'aurais à saluer particulièrement - je noterai quand même la présence de M. l'ambassadeur Riabov qui est un partenaire régulier et qui nous permet d'assurer une transmission constante, - ce qui est important - avec son gouvernement.
- Monsieur Zagladine, vous direz à M. Gorbatchev que c'est avec un vrai plaisir que j'ai appris la venue ici de cette délégation. Lorsque mon ami Gérard Jaquet m'en a informé, j'ai pensé qu'il était tout à fait normal qu'à mon tour, je puisse recevoir ici, ceux qui venaient de loin, pour répondre aux gestes d'amitié que leurs prédécesseurs avaient faits avant eux.
- J'ai déjà rencontré plusieurs fois M. Gorbatchev. Nous avons pu, en tout cas, à cinq reprises avoir des entretiens nombreux, approfondis, hors protocole, c'est-à-dire les occasions où l'on peut vraiment parler, traiter les problèmes qui touchent au sort de nos deux pays, certes, de l'Europe aussi et de l'humanité tout entière. Et je dois dire que j'ai beaucoup apprécié la personnalité de M. Gorbatchev en même temps que sa capacité de dialogue et d'écoute. Dites-lui que nous ne l'avons pas oublié ce soir. Cela aurait d'ailleurs été surprenant.\
Pendant votre voyage, mesdames et messieurs, vous vous rendrez vite compte de l'intérêt très vif que suscite chez nous l'Union soviétique. Et ce n'est pas un phénomène nouveau, car votre pays en tant que tel, à travers le temps, à travers les siècles a toujours captivé les imaginations, suscité mille débats intellectuels, politiques, passionnés. Exercice pour lequel les Français ont eux aussi un certain don.
- Aujourd'hui, c'est de la Pérestroïka dont on parle beaucoup. La Pérestroïka, ce terme que l'Occident a adopté, tout le monde sait ce que cela veut dire, même si a priori il parait un peu difficile à prononcer. C'est devenu un mot usuel, dont la signification est grande. Je crois que la plupart de mes compatriotes en apprécient la portée. L'entreprise de réforme menée par les dirigeants de l'Union soviétique, c'est une entreprise immense. Elle se donne pour cadre un pays tout entier, dans tous les domaines, et tous les secteurs d'activité de la vie publique afin d'associer l'ensemble des forces qui composent la société et l'Etat pour des objectifs ambitieux, ceux qui animent tout gouvernement digne de ce nom : plus de bien être et plus de liberté pour les citoyens. Cet élan que l'on peut qualifier je crois sans exagérer, d'élan vers la liberté, nous le comprenons, nous Français. Non pas que nous soyons indemnes dans notre histoire de bien des manquements. Qui pourrait le prétendre ? Mais enfin, notre histoire surtout depuis 1789 a été guidée par la recherche d'institutions, de mécanismes politiques, sociaux, aptes a assurer le respect du droit, l'équilibre des pouvoirs, la représentation de tous, la stabilité de l'Etat, sans oublier l'égalité sous sa forme la plus difficile à atteindre, dans une vieille société comme la nôtre : cela s'appelle la justice sociale. Nous savons qu'il y a encore beaucoup à faire, mais on peut dire tout de même que la France dispose d'institutions démocratiques. Elle fonctionne et si elle ne le faisait pas, il y aurait assez de forces démocratiques pour le rappeler et c'est le rôle en tout cas du Président de la République que d'y veiller. Pour revenir à l'Union soviétique, lors de sa visite d'Etat, au mois de juillet dernier - c'était le 4 juillet, il y aura bientôt trois mois -, M. Gorbatchev m'a longuement parlé de la modernisation politique, économique, culturelle et sociale engagée en Union soviétique. Des difficultés qu'il a rencontrées, qui n'en rencontre pas ? Mais celles-là sont importantes, et je dois dire que vues de l'endroit où nous sommes, de Paris ou de la France, nous devons dire que c'est avec une très grande intelligence, de la détermination et un sens des réalités que le chef de l'Etat soviétique conduit les transformations. Je le lui ai dit et je le redis aujourd'hui, nous souhaitons le succès de votre Pérestroïka et par là même, un renforcement de la coopération pacifique établie entre l'Union soviétique et la France, l'Union soviétique et le reste du monde.\
La volonté de paix existe. Elle existe partout et nos peuples ont connu suffisamment de guerres, notamment la dernière guerre mondiale pour savoir de quoi nous parlons. Et particulièrement l'Union soviétique avec ses millions et des millions de victimes humaines, avec ces désastres matériels et cet immense courage d'un peuple dressé dans les pires difficultés et finalement victorieux et qui a entraîné dans sa propre victoire une large part notre propre liberté. N'oublions jamais cela. Cette volonté de peuples est indispensable pour que nous parachevions notre tâche. Il n'est pas de pays petit ou grand, qui ne doit admettre que son sort est lié inéluctablement à celui des autres, que les frontières fussent-elles armées, ne retiennent ni les hommes, ni les fléaux, ni les idées. Que la solidarité est une condition de la survie collective.
- En Europe, cette interdépendance des nations, nous ne la subissons pas, nous Français, au contraire, nous l'appelons de nos voeux. Nous ne la voyons pas comme une contrainte, mais comme une chance. C'est ce qui inspire la construction de la Communauté européenne des douze à l'Ouest. C'est ce qui explique aussi que cette Communauté et le Conseil de l'Europe établissent des liens avec l'Union soviétique et les Etats de l'Est de l'Europe. Lorsque je parle de mon ambition pour l'Europe, la réalité première pour nous, c'est notre appartenance à la Communauté des douze, mais je n'oublie jamais, parce que c'est pour moi une préoccupation essentielle, que nous devons avoir les regards fixés bien au delà de ces frontières artificielles et que c'est le continent tout entier qu'il convient d'associer à la démarche qu'il s'agit d'entreprendre. On ne peut pas fonder l'histoire du temps présent et du temps futur sur les hasards des guerres. Nous sommes les habitants du même continent. Nous sommes issus de civilisations comparables qui se sont beaucoup fréquentées, interpénétrées. Nous n'avons pas le droit de rompre. L'histoire de temps en temps procède à des ruptures, mais ensuite, le temps vient des réconciliations et des reconnaissances, et je considère que l'objectif principal qui est le nôtre, s'il est de réussir la communauté qui connaîtra un achèvement nouveau le dernier jour de l'année 1992, c'est aussi et tout autant l'objectif européen, c'est-à-dire l'Est et l'Ouest. Ce n'est pas seulement l'Est et l'Ouest de l'Europe dans leur configuration d'alliances militaires - cette politique des blocs, il serait bon qu'un jour elle puisse cesser ! - mais également les pays neutres, des pays qui ne se sont pas engagés dans l'un ou l'autre de ces constructions.
- L'Europe, mesdames et messieurs, c'est la nôtre, à vous comme à moi et nous devons considérer que la fin de siècle doit être consacrée à la solidification de ce que nous apercevons aujourd'hui comme encore fragile, et qui représente cependant un effort remarquable.
- Je pense que vous ressentez ce que je vous dis, vous-même, surtout lorsque l'on voit que partout ailleurs dans le monde se développent des peuples, des civilisations, des puissances et qu'il serait vraiment dommageable, pour ce que nous avons représenté à travers les siècles et pour ce que nous représentons aujourd'hui, de ne pas être capable d'unir davantage nos efforts.\
A l'évidence, ce travail de rapprochement va de pair avec ce qui est entrepris pour le désarmement. Il faut bien commencer par un point. Celui-là me parait évident. Priorité sur le sol européen. Vous savez que nous travaillons au progrès rapide des négociations de Vienne sur le désarmement conventionnel. Vous savez qu'à Paris, au début de l'année s'est tenue aussi une Conférence pour hâter le désarmement chimique, cela continue maintenant à Genève, et nous y travaillons. J'encourage les deux plus grandes puissances à poursuivre ou à reprendre leurs négociations sur le plan stratégique. Je me réjouis de ce qui a été décidé et qui doit être mis en oeuvre pour ce qui touche à ce que l'on appelle les forces intermédiaires nucléaires, c'est-à-dire le retrait d'Europe des fusées nucléaires qui peuvent aller de 1000 kilomètres jusqu'à 5000 kilomètres, c'est-à-dire pratiquement qui peuvent couvrir l'aire géographique de l'Europe.
- Tout cela, ce sont des progrès récents dûs à la constance et à l'énergie de quelques hommes. Il faut continuer. Et lorsqu'il y a des moments de lassitude, de mésentente, des querelles ou des compétitions qui se découvrent de nouveau entre les différents partenaires, non pas européens, mais mondiaux, eh bien, il faut qu'il y en ait d'autres responsables qui assurent le relais et qui fassent que tout continue pour parvenir à restituer la sécurité nécessaire à nos peuples.
- Vous savez qu'il est une enceinte en Europe, où toutes ces questions : sécurité, droits de l'homme, coopération économique, liberté de circulation des personnes, sont débattues. Avec les initiales qui sont toujours fâcheuses parce que l'on n'y comprend pas grand chose, c'est ce que l'on appelle la CSCE. Ce qui est important, c'est de savoir que nos deux pays travaillent beaucoup, qu'ils travaillent ensemble, qu'ils ont déposé conjointement lors de la Conférence de Paris sur la dimension humaine de juin dernier, une proposition commune tendant à l'élaboration d'un Etat de droit européen. C'est un beau thème de réflexion commune. Eh bien, nous persévérons.\
Il existe donc une coopération franco-soviétique dans les enceintes internationales, comme il en existe dans un cadre bilatéral. Cela relève de la responsabilité des autorités publiques, mais une visite comme la vôtre, mesdames et messieurs, une visite de citoyens, contribue croyez-moi à donner de la substance à ces échanges entre responsables au sommet. Elle contribue à l'approfondissement des relations entre l'Union soviétique et la France. La France sera un peu plus présente grâce à vous dans votre pays, lorsque vous y serez revenu. Voilà pourquoi, en raison de tout ce que je puis attendre, de ce que j'espère de votre voyage, je ne peux que vous souhaiter maintenant un bon séjour, un bon retour, dans les meilleures conditions et que se tissent davantage encore, les liens de fraternité et de compréhension qui n'effacent pas les problèmes et qui permettent de les aborder avec la volonté nouvelle de les résoudre.\
QUESTION.- L'Académie des Sciences du Kazakhstan, je suis philosophe, je suis membre du Bureau de l'Association France-URSS. Ma question est la suivante, récemment, en Union soviétique, au Kazakhstan nous avons commémoré le Bicentenaire de la Révolution française. C'est parfaitement naturel, car des idées aussi grandes que la liberté, la fraternité, l'égalité, ce sont de hautes valeurs de l'humanité. Il se trouve des hommes ici, chez nous, dans d'autres pays encore qui doutent de l'actualité de ces idées qui disent que ces idées sont périmées. Nous voudrions savoir quel est l'avis de M. le Président ?
- Une question encore, un humaniste tel que Kant, rêvait d'une paix universelle, vous aussi vous avez dessiné les perspectives de cette paix. Quelle est votre attitude à l'égard d'une paix universelle durable ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez raison de rappeler le Bicentenaire. Nous sommes toujours en 1989 et nous n'avons pas cessé de célébrer cette date importante non seulement dans l'histoire de la France mais dans l'histoire du monde. Vous connaissez ces termes essentiels "Liberté, Egalité" auxquels s'est ajouté plus tard le terme "Fraternité". On peut dire aussi qu'indépendamment des grands principes en question, cela a été l'avènement de la souveraineté populaire. L'avènement du peuple qui désormais dans tous les domaines va décider sans en laisser le soin à la noblesse ou au monarque.
- Ces notions ont toujours été contestées, même en France. Cela n'a pas été facile de mener à son terme la Révolution française et elle a connu ensuite bien des déboires. Mais il n'empêche que cette fameuse Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen continue d'inspirer pratiquement toutes les révolutions de par le monde. On se réclame d'elle partout où la liberté est encore un espoir. Ces principes-là ont été combattus souvent victorieusement, ils ont perdu du terrain ici où là. C'est difficile de considérer comme acquise définitivement une révolution de cette sorte puisqu'il s'agit d'imposer dans la pratique des principes qui vraisemblablement auront à conduire, à travers les temps, l'humanité tout entière. Parce que, une fois définis ces principes, il faut quand même aussi examiner de quelle manière ils entrent dans les faits. On s'en est rendu compte à travers toutes les luttes sociales qui se sont déroulées dès le début du XIXème siècle avec l'avénement de la société industrielle et les trois révolutions industrielles qui se sont succédées. Il y avait encore un large fossé entre la simple définition d'un principe et sa mise en oeuvre. Puis on s'est aperçu qu'il y avait aussi beaucoup de domaines que l'on ignorait en 1789 et qui se sont découverts aujourd'hui. La protection de l'environnement : c'est un droit naturel, il n'était pas menacé à l'époque comme il l'est aujourd'hui. La protection de l'identité individuelle devant les progrès de la pure génétique : les chances s'ouvrent constamment à mesure qu'avance la connaissance scientifique et technique.
- Donc, cela ne peut pas être périmé, puisqu'à mesure que nous avançons, le champ s'ouvre plus vaste, simplement il faut être capable d'en transposer l'application, de voir ce que cela veut dire en 1989, en France, dans tous les pays de l'Europe, partout dans le monde et en Union soviétique notamment, il est facile de circonscrire les points sur lesquels les libertés ou l'égalité sont le cas échéant en recul ou bien là où elles sont menacées. Il faut continuer ce combat. Ce n'est pas toujours facile, mais il faut le continuer.\
Quant à la paix universelle, est-ce que j'ai un "truc" - terme un peu populaire en France - ? Je crois qu'il vaut mieux être modeste et se reporter à l'histoire constante qui depuis qu'on cherche à établir la paix jusqu'ici n'a pas réussi à imposer sa loi. Je crois à la vertu de la concertation internationale, je crois que c'est une bonne chose que d'avoir bâti les Nations unies. Je crois que c'est une bonne chose que de désarmer, après tout, moins il y a d'armes mieux cela vaut, à condition bien entendu que l'équilibre entre les antagonistes soit préservé, sans quoi on aurait des armées à sens unique ou bien en valeur qualitative trop différentes, disproportionnées et ce ne serait pas une façon d'établir la paix, ce serait une façon d'établir des dominations.
- Je crois que pour être tout à fait pratique pour l'instant, travailler pour la paix c'est essentiellement ouvrir les frontières, laisser passer les hommes, laisser passer les marchandises, laisser passer les idées. Je crois que c'est essentiellement désarmer, partout où on le peut, d'une façon juste de part et d'autre, quand je dis juste, je veux dire correspondant à des paliers successifs d'équilibre de plus en plus bas. Il faut aussi valoriser l'ensemble des institutions internationales qui ont été créées à cette fin dans tous les domaines.
- Le plus simple, c'est aussi de commencer par nettoyer devant sa propre porte et faire que chacun dans son pays évite le retour aux propos belliqueux, aux attitudes exagérément nationalistes ou racistes. Voilà quelques procédés, mais je n'ai rien inventé, je me suis contenté là de répéter ce que tout le monde savait.\
QUESTION.- Monsieur le Président, à votre sens, que faudrait-il faire pour élargir l'interdépendance économique européenne, la coopération économique européenne, en somme la dimension économique du processus pan-européen et pour créer peut-être la maison européenne commune à l'avenir ?
- LE PRESIDENT.- Je dois vous rappeler ce qui a déjà commencé. Il existe une communauté économique entre douze pays, essentiellement des pays occidentaux. Il existe une association européenne de libre échange qui réunit quelques pays disons intercalaires qui ne sont pas négligeables, des Scandinaves jusqu'à l'Autriche, la Suisse, etc. Il y a aussi des pays qui appartiennent militairement au Pacte de Varsovie et politiquement à tout ce monde qui a hérité de la révolution soviétique. Ce ne sont pas des blocs - il n'y a pas trois blocs - mais ce sont de vastes ensembles. Il y a des blocs militaires mais ce ne sont pas des blocs politiques imperméables, on le voit tous les jours aujourd'hui.
- Il faut multiplier les échanges quand la Communauté économique européenne est saisie d'une demande des pays dits de l'Est qui ne sont d'ailleurs pas tous à l'Est. On dit qu'il y a les pays de l'Ouest, la Grèce est plus à l'Est que la Pologne, enfin peu importe, chacun comprend ce que je veux dire. Il faut multiplier ces échanges et ne pas faire intervenir d'arguments politiques pour les interdire ici et là, surtout lorsqu'il s'agit d'échanges dans des matières nécessaires à la vie de l'homme. Je pense en particulier aux matières alimentaires. Il faut aussi que l'interdépendance économique soit assurée en cela que ceux qui mènent cette économie puissent aller d'un pays à l'autre aisément. Il faut également que nous soyons capables ensemble de nous entraider pour former, éduquer celles et ceux qui font marcher la machine économique. Il faut pouvoir intervenir à tout moment là ou c'est nécessaire et que les pays en difficulté trouvent l'aide et l'appui des pays plus riches.
- Voilà, cette interdépendance ne pourra s'accomplir que si la notion de frontières hermétiques disparaît de plus en plus vite. A ce moment on verra combien c'est facile. L'Europe n'est pas née avec nous, elle a déjà une grande histoire. On allait beaucoup plus facilement d'un point à l'autre de l'Europe au Moyen-Age ou au XVIIIème siècle qu'aujourd'hui. Donc, nous sommes plutôt en recul. Il s'agit de retrouver un esprit universaliste et un esprit européen. Je pense simplement qu'il ne doit pas y avoir d'interdits. Je suis contre tous les interdits dans ce domaine.\
QUESTION.- Monsieur le Président de la République, permettez-moi tout d'abord de vous exprimer de la part de la délégation arménienne toute notre reconnaissance pour l'aide spontanée, humanitaire et si généreuse apportée par le peuple français et les autorités françaises à notre pays dans les heures douloureuses qui suivirent la tragédie de décembre 1988. Votre action nous a profondément touchés, elle a été droit au coeur de tous les Arméniens. Je voudrais être ici l'interprête de ces sentiments de reconnaissance. Ne pensez-vous pas, monsieur le Président de la République que ce mouvement général de générosité est justement la confirmation que quelque chose a changé dans les relations entre les Etats et qu'une des composantes de ces relations, disons, la composante humaine, est en bonne voie d'être acquise ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, monsieur, je puis vous dire que vous avez apporté la réponse en même temps que vous avez posé la question. Vous avez bien voulu rappeler qu'au moment des tragiques événements qui ont frappé l'Arménie, l'année dernière, un mouvement de solidarité internationale s'est aussitôt dégagé et je crois pouvoir dire que la France a été tout à fait au premier rang, je ne sais même pas si elle n'a pas été la première puissance à fournir immédiatement les secours utiles, des équipes spécialisées et je dois dire que nous avons aussitôt reçu de M. Gorbatchev le témoignage de sa reconnaissance. En même temps les voyages, les transferts ont été faciles, obtenir des autorisations, en d'autres temps cela aurait été très compliqué même pour un motif aussi utile que celui-là. Eh bien là non, c'était absolument comme si l'on allait d'une province à l'autre, d'une province de l'Europe à une autre province de l'Europe. Des hommes, des femmes par milliers étaient dans la souffrance. L'Union soviétique a dit : c'est un événement d'une ampleur telle que j'ai besoin du concours des autres. Ces concours ont été proposés, ils ont été acceptés, toutes les facilités ont été données, on est allé en Arménie, donc en Union soviétique, comme on a voulu, on a échappé aux contrôles traditionnels que rencontre tout voyageur lorsqu'il passe un poste frontière.
- Je crois que chacun s'en est trouvé bien et en tout cas l'Arménie a vu le sentiment d'une solidarité qui dépassait de loin les frontières de l'Union soviétique. Vous avez bien voulu le rappeler, je vous remercie, c'est une preuve que cette coopération non seulement fait des progrès mais que désormais elle est rendue possible, que les systèmes politiques le permettent.\
QUESTION.- Monsieur le Président, quel est le rôle, quelle est la place que vous réservez aux relations entre l'Union soviétique et la France après 1992, c'est-à-dire dans le processus de l'édification de la maison commune européenne ?
- LE PRESIDENT.- La maison commune européenne, c'est la propriété de M. Gorbatchev. Il y a beaucoup de gens prudents, des diplomates confirmés qui disent du moment que c'est M. Gorbatchev.. Moi, je dis c'est très bien. Une maison commune cela tombe sous le sens. Lorsque M. Gorbatchev était en France lors d'une conférence de presse commune où nous étions interrogés par les journalistes, je m'étais contenté simplement de préciser : c'est très bien les maisons communes encore faudrait-il savoir qui habitera les parties nobles de la maison, qui sera à la cave, qui sera au grenier ou à la cuisine. Donc, cela reste à mettre en train. Le cas échéant on pourrait se relayer pour tout cela mais la maison commune européenne, moi je n'ai pas peur de dire que c'est une belle expression et une grande idée. Je ne sais pas comment cela se traduira dans les diverses langues qui se partagent l'Europe mais c'est une bonne chose, c'est une belle perspective et je compte contribuer à l'édification en tout cas d'un continent commun, qui nous sera commun.\
Après 1992, vous aurez 12 pays dont les liens se seront resserrés puisque cela sera un marché intérieur unique, il n'y aura plus de frontières entre ces Douze là, cela fera une communauté d'hommes et de femmes de 320 millions d'habitants, comportant des pays dont certains sont vraiment à la pointe du progrès technique, dans lesquels existent quelques-uns des plus grands savants, des plus grands techniciens, des plus grands ingénieurs. Ce serait vraiment une force réelle, c'est déjà la première puissance commerciale du monde, cela peut devenir la première puissance technologique industrielle et dans beaucoup d'autres domaines encore. Elle pourrait donc avoir un réflexe égoïste de fermeture sur soi-même, pourquoi pas de domination : on est les plus forts dans ce domaine. Elle apprendrait très vite que se dire les plus forts avec les puissances américaines, le développement japonais et la capacité soviétique c'est peut-être un pari imprudent et qu'il faut mieux ouvrir les portes et les fenêtres que de les fermer. Eh bien à partir de 1992 j'espère que l'on accentuera ce que j'attends dès maintenant : que l'Europe s'interdise je ne sais quelle forme de protectionnisme dans ses relations avec ses voisins. Je compte l'Union soviétique parmi les voisins, nous sommes à petite distance, nous sommes vraiment dans la même partie du monde et c'est la plus petite partie du monde. Je pense donc qu'en 1992 je serai de ceux qui s'opposeront à toutes mesures qui feraient de l'Europe des Douze une sorte de forteresse dans laquelle on estimerait devoir vivre seul ou être prêts seulement à composer avec les forces économiques aussi puissantes ou plus puissantes. Je ferai en sorte que l'Europe de la Communauté s'ouvre très aisément avec, le cas échéant, des accords particuliers privilégiés avec les autres pays de l'Europe comme elle doit le faire avec l'ensemble des pays du tiers-monde.
- Il existe déjà, j'en ai parlé il y a trois jours seulement avec les principaux responsables, autour de ce que l'on appelle la Convention de Lomé, une sorte de liaison organique entre les pays de l'Europe du marché commun et un certain nombre de pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique.
- L'Europe a deux vocations. Au-delà de celle qui est évidente, c'est-à-dire de fortifier les bases de l'Europe de la Communauté, elle doit multiplier ses échanges sans établir de barrages artificiels ou de barrages à caractère de domination à l'égard des autres pays d'Europe et elle doit en même temps servir de pont à l'égard des pays du tiers monde car si l'on ne résoud pas ce problème-là dans les prochaines années nous créerons les facteurs de désorganisation, de désordre et un fond de guerre permanente entre les pays riches et les pays pauvres. Nul n'y gagnera, là encore la solidarité doit être le maître mot de notre action.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez fort bien dit que les contacts, les échanges sont les garanties de la paix et que la coopération est la garantie du devis pacifique. Il y a 300 personnes qui représentent ici la diplomatie populaire. Quelle est selon vous la forme d'activité que pourrait revêtir cette diplomatie populaire à l'époque actuelle. Peut-elle exercer une influence sur des décisions d'Etat ?
- LE PRESIDENT.- Je comprends ce que vous voulez me dire. Ce besoin est ressenti partout, on a besoin de déconcentrer, de décentraliser, déconcentrer le pouvoir, décentraliser la représentation populaire, on a besoin de la ramener le plus près possible de l'individu à travers les cellules naturelles dans laquelle il exerce ses activités. Cela c'est une marche, je crois inéluctable, de notre époque moderne qui a trop souffert des concentrations et, dans tous les domaines, politique, étatique, industriel, de cette notion de pyramide ou de hiérarchie qui va contre une véritable souveraineté du peuple. Vous êtes ici, donc les délégués de ce pouvoir, usez-en, usez-en d'abord dans votre pays, c'est une très bonne chose et puis ensuite essayez de nous convaincre qu'il faut en faire autant. Je pense que nous n'avons pas tellement de retard de ce point de vue là.
- Voilà ce que je peux vous dire. Je crois que les peuples doivent dire le dernier mot et s'ils pouvaient dire le premier, ce serait encore mieux. Encore faut-il qu'il y ait des institutions qui le permettent.\
UN DELEGUE.- Chers camarades, je pense qu'il nous faut ménager notre temps, nous aurions beaucoup de questions, mais nous sommes en retard nous devons le reconnaître, nous n'avons pas beaucoup de temps. Je pense qu'il nous faut remercier monsieur le Président, de son aimable accueil.
- LE PRESIDENT.- Vous allez poursuivre vos conversations ici même et au cours des journées qui vont suivre. Je souhaite qu'elles soient fructueuses surtout, bien entendu, entre Soviétiques et Français, car c'est quand même l'objet principal de votre démarche actuelle. Si ce que vous verrez en France peut vous être utile, je m'en réjouirai. Je suis bien sûr que mes amis français trouveront aussi à vous connaître davantage et à connaître le fruit de vos expériences, surtout vous Soviétiques qui traversez une période de transformations et de réformes qui représentent, sans doute, l'effort le plus considérable du monde actuel. Alors bonne chance et bon travail.
- UN DELEGUE.- Monsieur le Président, permettez-moi de vous remettre un petit souvenir de notre rencontre. C'est une chose tout à fait symbolique. C'est la cloche de Uglich où le Prince Dimitri, le Petit, a été tué. Depuis ce moment-là, cette cloche a été rendue muette. Il n'a recommencé à sonner que quand la tyrannie a pris fin. Donc, maintenant, c'est un symbole de la lutte contre la tyrannie pour la liberté , la fraternité, l'égalité.\