16 septembre 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'histoire de la bataille de Valmy et les leçons que l'on peut en tirer sur le rôle et la mission de l'armée française, Valmy le 16 septembre 1989.

Mesdames,
- Messieurs,
- La célébration de Valmy s'inscrit dans le cadre des cérémonies qui commémorent le deuxième centenaire de la Révolution pour qu'on se souvienne à travers le temps que cette victoire fut celle de tout un peuple pour sa jeune liberté et qu'après le Serment du Jeu de Paume, elle signifia la naissance de la Nation.
- C'est ici, en effet, que le 20 septembre 1792, une armée composée de soldats de métier et de jeunes volontaires arrêta l'invasion et sauva la Révolution.
- C'est ici qu'aux troupes étrangères venues rétablir l'ordre ancien dont les Français ne voulaient plus, le pays opposa la détermination des hommes et la force des armes. Les canons de bronze sont depuis longtemps remisés et l'Europe, tant de fois déchirée, vit aujourd'hui en paix. Mais chaque génération doit savoir que c'est dans la fidélité à l'élan de Valmy que la France est restée et restera elle-même.
- La géographie et l'histoire ont fait de cette région de la France où nous sommes une terre labourée par la guerre. Sedan n'est pas loin. La Marne et Verdun non plus. Une fois franchies les frontières vulnérables du Nord et de l'Est, notre pays est ouvert au péril. La perception de cet enjeu habite de siècle en siècle la conscience de notre peuple. Encore pour l'éveiller fallut-il de rudes, de cruelles leçons.\
Le 20 avril 1792, la France, par la bouche de celui qui est encore pour peu de temps le roi, déclare la guerre au roi de Prusse et de Hongrie qui épaule les menées contre-révolutionnaires des émigrés. Le 12 juillet, inquiète de l'impréparation militaire du pays, l'Assemblée législative déclare la patrie en danger. Le 19 août, les détachements prussiens rassemblés à Coblence sous les ordres du duc de Brunswick franchissent la frontière. Il y a là 30000 fantassins, 12000 cavaliers. Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II accompagne lui-même son armée, réputée la meilleure d'Europe. 29000 Autrichiens, 5000 Hessois, sans compter 8000 émigrés, sont également en marche. Leur but ? Restaurer le pouvoir royal, écraser la Révolution en France, enrayer la contagion qui gagne l'Europe.
- En face, notre armée est affaiblie par l'émigration de nombreux officiers. Dans ses rangs s'expriment les contradictions et les hésitations du moment, les loyautés contraires : le roi ou la Nation, beaucoup ne savent plus où est leur devoir. L'indiscipline gagne. C'est alors que la France, poussant plus loin le mouvement engagé en 89, trouve la force et les raisons du sursaut national.
- Le 10 août, le soulèvement parisien renverse la monarchie. C'est au suffrage universel, quoiqu'excluant les femmes, qu'on décide d'élire une nouvelle Assemblée qu'on nommera la Convention. Les ultimes privilèges féodaux sont abolis.
- Sauver la patrie en danger devient l'affaire de tous les citoyens. Une jeunesse enthousiaste se presse aux tables d'enrôlement. Les bataillons de volontaires nationaux apportent aux troupes de l'armée de ligne le renfort de la Nation.
- Les premiers affrontements, pourtant, semblent donner raison à ceux qui du côté des princes coalisés, pensent vaincre facilement une armée qu'on dit désorganisée. "N'achetez pas beaucoup de chevaux, recommande l'aide de camp du roi de Prusse, la farce ne durera pas longtemps. Les fumées de l'ivresse de liberté se dissipent à Paris".
- Dans les rangs autrichiens on s'amuse à l'idée d'aller "casser de la faïence bleue", allusion à la couleur des uniformes français et à la fragilité supposée de notre défense.
- Longwy est prise le 23 août. Verdun tombe le 2 septembre. Le réseau des forteresses lorraines est traversé, les places du Nord tournées. Ces premiers revers que les patriotes attribuent à la trahison attisent la peur et les rumeurs de complots qui déchaînent les massacres aveugles de septembre. Mais la volonté de combattre s'en trouve affermie. On entend la voix de Danton : "tout s'émeut, tout s'ébranle, tout brûle de combattre.. Le tocsin qu'on va sonner n'est pas un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie.. Pour les vaincre, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace et la France est sauvée". Tandis que l'envahisseur s'étonne de n'être pas accueilli à bras ouverts, s'irrite de l'hostilité persistante des populations et redoute les coups des franc-tireurs.\
`Suite sur le déroulement de la bataille de Valmy`
- Le 14 septembre, l'écran de troupes tendu par le Général Dumouriez sur la forêt de l'Argonne est percé à la Croix-aux-Bois. Le 18, Kellermann, à la tête de l'armée du Centre, arrive pour lui prêter main forte. Et le 20 septembre à l'aube, un accrochage fortuit révèle la présence des Prussiens. Kellermann décide alors d'occuper avec le gros de ses troupes la butte de Valmy. Dumouriez l'appuie. L'infanterie, la cavalerie, l'artillerie sont déployées. Brunswick, sur la hauteur voisine de la Crête de la Lune, fait de même avec ses 34000 hommes. Plus de 200 canons de part et d'autre, batterie contre batterie. La canonnade commence et fait rage toute la journée. Ce sera le premier grand duel d'artillerie annonciateur des guerres modernes. Vers midi, le vent dissipe le brouillard et l'épais rideau de fumée qui masque les combattants. Les soldats de Kellermann se découvrent, armée rangée pour la bataille. Dans ses mémoires, un sergent, volontaire national, dira la fierté qu'éprouvent alors les troupes françaises. D'autres souligneront la terrible attente immobile de l'infanterie, les rangs immédiatement reformés dès qu'un soldat tombe, l'admirable tenue des lignes qui mêlent vétérans chevronnés, soldats des nouveaux régiments, volontaires des jeunes bataillons.
- A la mi-journée, l'armée prussienne se forme en colonnes pour l'attaque et, au son des tambours et des fifres, approche à pas lents des Français qui admirent la perfection impressionnante de la manoeuvre.
- Nul ne tire car, au-delà de cent mètres, les fusils à silex ne sont guère utiles. Mais à chaque obus français qui fait mouche retentit le cri lancé par Kellermann : "Vive la nation ". Après onze heures de canonnade et plusieurs assauts qui n'ont pas ébranlé les lignes françaises, Brunswick renonce.
- Goethe dira sa conviction que ce jour-là quelque chose a basculé : "De ce lieu, de ce temps date une nouvelle époque de l'histoire du monde". Et le prussien Laukhard décrira en ces termes les artisans de la première victoire militaire de la République : "Sans doute, ils n'étaient pas tirés au cordeau, aussi astiqués, aussi dressés, aussi habiles à manier le fusil et à marcher au pas que les Prussiens. Ils ne savaient pas non plus se sangler dans leurs tuniques mais ils étaient dévoués corps et âme à la cause qu'ils servaient (..). Presque tous ceux que j'ai rencontrés savaient pour qui et pour quoi ils se battaient et se déclaraient prêts à sacrifier leur vie pour le bien de leur patrie. Ils ne connaissaient d'autre alternative que la liberté ou la mort". Le 21 septembre, le lendemain, la Convention proclame la République.
- Le 23 octobre, l'armée prussienne repasse la frontière. Ce n'est pas la fin de la guerre, loin de là, et d'autres monarques renforceront bientôt la coalition hostile à la France. Mais, comme le note le général de Gaulle dans "Le Fil de l'épée", "Dumouriez vaincu à Valmy, la Révolution était étouffée au berceau". On sait ce que fut le choix de l'histoire. Tirons-en maintenant les leçons.\
`Suite sur les leçons de la bataille de Valmy`
- La première d'entre elles est que la France qui l'emporte à Valmy est une nation capable, à l'heure du danger et pour une grande tâche, de rassembler les siens.
- Voyez l'extraordinaire diversité de cette armée qui résiste aux troupes les plus aguerries d'Europe. A sa tête, des généraux dont beaucoup sont des nobles. Acquis ou non aux idées nouvelles, ils sont à leur poste pour défendre le pays et s'y comportent bravement. Sous leurs ordres, des troupes composites : vétérans expérimentés des régiments royaux, volontaires enthousiastes des levées de 91 et de 92, bataillons de fédérés, compagnies de corps francs, chasseurs nationaux et même patriotes étrangers, comme Francisco Miranda.
- Venus de toutes les contrées du pays, chacun parlant sa langue ou son dialecte, vêtus d'uniformes disparates, nos soldats réalisent l'amalgame vivant de traditions, de conditions sociales, d'attaches provinciales qui ne s'étaient encore jamais mêlées. Ce sont les "Français libres", dira d'eux Servan, le ministre de la guerre, qui les félicitera après la victoire. Et Jaurès, plus tard, vantera "l'énergie radieuse que produit l'alliance des forces traditionnelles et des forces révolutionnaires".\
En effet, et c'est la deuxième leçon, l'expérience des troupes de métier et l'ardeur des levées citoyennes sur fond de mobilisation patriotique ont fait la qualité de l'armée de Valmy.
- L'armée républicaine est l'héritière de cette complémentarité. En décidant, le 21 février 1793, de fondre toutes les troupes en une organisation unique, la Révolution réalisera la synthèse des compétences anciennes et des idéaux nouveaux. Puis, en 1798, la loi Jourdan créant la conscription universelle établira le principe d'une participation entière de la nation à la défense auprès de ceux qui en font métier.
- Telles sont toujours la signification et la justification de notre service national. Celui-ci peut et doit être amélioré, diversifié, modifié, afin que soit mieux garanti son caractère universel et égalitaire, mieux démontrée son utilité.
- Mais de même qu'à Valmy nos soldats furent plus forts de l'adhésion d'un peuple dressé à leurs côtés, de même qu'ils étaient le peuple dans sa vérité et que là fut le secret de leur victoire, de même, je crois que ni la nature solitaire de la décision nucléaire, ni la technologie complexe des armements, ni l'indispensable spécialisation des hommes ne sauraient remplacer l'effort collectif hors duquel la Défense nationale perdrait son véritable sens.\
Troisième leçon : pour rester souveraine, la nation doit être forte.
- "Les lois désarmées tombent dans le mépris", cette réflexion du cardinal de Retz résume l'un des enseignements majeurs de notre histoire.
- Sans armée, la République n'eût pas tenu contre l'hostilité des intérêts coalisés dont elle ruinait ou menaçait les privilèges.
- Sans le canon de Gribeauval qui avait doté l'armée royale d'une artillerie de qualité, légère, mobile, adaptée aux mouvements de troupes en campagne, l'héroïsme des hommes n'eût pas suffi à enrayer l'invasion.
- Le vide des armes appelle l'ingérence extérieure et les droits auxquels nous sommes accoutumés, les libertés qui nous paraissent aller de soi sont d'autant mieux assurés qu'on nous sait détenir les moyens suffisants pour les protéger. Telle est bien la règle qui nous inspire alors que la France, l'un des cinq pays du monde à posséder l'arme nucléaire, dispose à la fois d'une stratégie autonome et d'une alliance défensive, non point pour faire la guerre mais pour l'empêcher tout en développant une diplomatie qui, par le dialogue, cherche à réduire partout les tensions et à privilégier le désarmement lorsque celui-ci réduit les arsenaux surabondants et préserve les équilibres.
- J'observerai à ce propos que si certains trouvent de façon surprenante la bataille de Valmy trop peu coûteuse en vies humaines - quelques centaines sur des dizaines de milliers de combattants - pour la ranger parmi les véritables faits de guerre, elle n'en a pas moins donné à notre pays une victoire décisive. La dissuasion n'est pas autre chose que cela : interdire à quiconque de s'en prendre à nos intérêts vitaux en raison du risque encouru. Détermination morale et puissance de combat ne cessent pas d'être le gage de la paix, la paix qui demeure l'objectif suprême et constant de notre peuple comme de tout peuple civilisé.\
La République sait ce qu'elle doit à son armée. J'en connais l'exceptionnelle qualité. Elle l'a montré récemment encore au Tchad, au Liban, dans toutes les missions que je lui ai confiées. La République sait aussi que les armes ne valent que par ceux qui les servent, à quelque poste qu'ils occupent.
- Le métier de soldat commande à ceux qui le choisissent des devoirs élevés. En regard, les responsables de l'Etat et le pays dont ils tiennent leur mission ont pour obligation d'assurer les conditions matérielles et morales nécessaires à l'accomplissement de leur tâche. C'est ce que j'ai rappelé le 26 juillet dernier. Il appartient au gouvernement d'agir en conséquence.
- Citoyens parmi les citoyens, les soldats de l'armée active, loin du confort et de la routine, consacrent leur vie au service de l'intérêt général. Disponibles parce qu'il le faut, conduits à se former sans cesse pour rester aptes à leur fonction, les soldats modernes d'un pays démocratique ont la responsabilité paradoxale de se préparer à la guerre afin, le plus souvent, d'éviter au pays d'en connaître le poids et la souffrance.
- Et cependant l'obligation d'excellence persiste. Toujours, l'abnégation et la discipline s'imposent. Mais elles ne seront acceptées que si une bonne communication, un dialogue au sein de l'institution militaire et l'adaptation de la condition militaire à son temps entrent davantage et sans délai dans les préoccupations de chacun et par là dans les moeurs. Je le demande à tous et j'entends y veiller.
- L'armée a autant qu'hier besoin de sentir qu'elle fait corps avec la Nation. Elle a droit de compter sur notre attachement aux valeurs qu'elle incarne, ce sont celles de la République. Et la Nation doit savoir que son armée est digne d'elle.
- Chef de l'Etat, chef des armées, ici, à Valmy, je dis à nos soldats l'estime et la confiance du peuple français.
- Précisément, la célébration de Valmy m'offre l'occasion de réparer un oubli et d'inscrire plus profondément dans la mémoire collective le souvenir d'un moment et d'un lieu où se joua le sort de la France. Soixante-huit régiments participèrent à la bataille. A l'exception de sept d'entre eux, les emblèmes n'en portent nulle trace. Les étendards sont là.
- J'inscris Valmy à leur drapeau.\