5 juillet 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Interview conjoint de M. François Mitterrand, Président de la République, et de M. Mikhaïl Gorbatchev, Président du Soviet Suprême d'URSS, accordé à Europe 1 et Antenne 2, le 5 juillet 1989 notamment sur la situation politique en URSS.

Mme OCKRENT.- Messieurs les Présidents, bonsoir, merci de recevoir ensemble, à nouveau, Antenne 2 et Europe 1 pour un entretien particulier qui va nous permettre d'approfondir certains points que vous avez l'un et l'autre évoqués au cours du séjour de M. Gorbatchev à Paris.
- Monsieur Gorbatchev, vous avez plusieurs fois insisté sur les dangers et les risques de déstabilisation dans votre partie du monde. En novembre dernier, au Kremlin, vous nous disiez que la perestroïka est irréversible. Sept mois plus tard, est-ce que vous estimez que la situation est encore plus difficile que vous ne le pensiez ?
- M. GORBATCHEV.- Eh bien, écoutez, je pense qu'aujourd'hui, je suis encore plus certain qu'il y a quelques mois. A savoir que la Perestroïka est tout à fait irréversible et cela est confirmé par le dernier grand événement qui s'est passé en URSS, à savoir la réunion du Congrès du peuple. Les opinions du peuple entier se sont exprimées à la suite des élections qui se sont passées dans une atmosphère unique, que notre pays n'a jamais connue de toute son histoire. Evidemment, on peut parler des avantages, des inconvénients, des côtés positifs ou négatifs de la campagne, mais c'est un pas immense en avant sur la voie de la Perestroïka et sur la voie vers une vie civile normale. C'est vraiment la preuve de l'irréversibilité de la Perestroïka.
- M. ELKABBACH.- D'où vient alors, monsieur le Président Gorbatchev, cette impression que l'on livre, que l'on entend, d'une sorte de fragilité de votre position, quelle est la plus grande menace pour la Perestroïka et pour vous-même, peut-être, aujourd'hui ?
- M. GORBATCHEV.- Je ne pense pas qu'on puisse parler d'instabilité s'agissant de la Perestroïka. S'agissant d'une politique qui a été proposée par le PCUS. Je pense, au contraire, que depuis la dernière campagne, depuis le dernier congrès, cette politique a reçu une confirmation éclatante. D'autre part, le Secrétaire général du PCUS a été élu Président par une majorité écrasante, mais selon une procédure secrète, à bulletins secrets, donc...
- M. ELKABBACH.- Donc, c'est un progrès ?
- M. GORBATCHEV.- Ecoutez, oui, oui, c'est un progrès. Bien sûr. Au fond, vous êtes submergé par une vague de critiques qui peut-être est très haute, mais cela me confirme dans le fait que le peuple veut la Perestroïka et souhaiterait que cette Perestroïka apporte des résultats tangibles en matière économique. C'est ainsi que je vois les choses.\
M. BORTOLI.- Je crois, monsieur Gorbatchev, que l'un des grands problèmes de la Perestroïka c'est la lenteur du développement de votre économie, ce qui va me permettre de poser une question, peut-être, à monsieur Mitterrand. Est-ce que l'Europe, est-ce que la France doivent soutenir la Perestroïka en injectant des crédits, des investissements en URSS ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je crois que c'est un devoir pour les pays démocratiques que de contribuer dans la mesure de leurs moyens à la réussite de la Perestroïka. Le mouvement vers lequel se dirige cette Perestroïka est évident, c'est un mieux pour tout le monde et si l'Union soviétique éprouve des difficultés, il faudrait en débattre, pour son propre développement, les pays d'Europe et d'ailleurs qui souhaitent la réussite doivent y contribuer. C'est ce que fera la France, je le répète, dans la mesure de nos moyens.
- Mme OCKRENT.- Alors, il y a le panier de la ménagère, il y a aussi les nationalités. Vous vous apprêtez...
- M. GORBATCHEV.- Oui, oui, mais pas seulement. Je dirais même davantage. L'essentiel pour les résultats de la Perestroïka repose sur les épaules de notre peuple. Personne ne fera la Perestroïka à notre place. C'est nous qui en avons la responsabilité, c'est nous qui savons ce qu'il nous faut. Bien sûr, nous pouvons résoudre certains problèmes d'une façon plus facile si d'autres pays y participent sur la base de l'égalité.\
Mme OCKRENT.- Parmi ces problèmes, monsieur Gorbatchev, il y a le problème des nationalités en Union soviétique. Il va y avoir un Congrès des nationalités vers la fin du mois de juillet.
- Comment trouver une approche commune à des problèmes qui paraissent chaque fois si spécifiques et qui représentent pourtant une même aspiration ?
- M. GORBATCHEV.- Je pense que vous connaissez mon dernier discours, n'est-ce pas ?
- La première partie de ce discours est une constatation de l'inquiétude que nous éprouvons, et toute la société. Quant aux deux tiers restants de ce discours, c'est un programme constructif, il existe des possibilités pour que ces problèmes soient résolus.
- Au cours de la deuxième étape de la réforme politique qui va porter précisément sur les Républiques, sur les organes locaux, les pouvoirs locaux, et nous avons des propositions très solides qui nous permettront d'en discuter et de faire quelque chose.
- Non mais, concrètement, je dirais ceci : nous estimons que notre situation est unique en ce moment, unique au monde entier, et malgré les côtés négatifs qui se sont manifestés, notre Union existe depuis plus de 70 ans.
- Nous avons cependant parcouru un chemin très long, nous avons développé les cultures, les économies, nous avons restauré l'égalité. N'oubliez pas qu'au moment de la Révolution, nos peuples n'étaient pas au même niveau de développement. Et actuellement, il y a une sorte d'amalgame, de fusion du point de vue de l'économie, de la culture et au fond, nos peuples se sont mélangés aussi, il n'existe pas une seule République chez nous, où il n'y ait pas au moins une dizaine de nationalités. Et c'est pourquoi, nous pensons, et c'est important et je le souligne, que la voie vers la solution du problème se trouve dans le développement de l'Union et le développement des Républiques, dont il faut renforcer la souveraineté. Il faut élargir leurs droits, leur autonomie, garantir les droits des minorités, développer la culture dans ces Républiques, en nous fondant sur l'acquis au lieu de le détruire. Et ainsi, au cours d'un deuxième (inaudible) nous pourrons aller plus loin.
- M. ELKABBACH.- ... Monsieur le Président, par le dialogue, par des moyens qui ne sont pas la violence ?
- M. GORBATCHEV.- Oui, bien sûr, sur la base de la démocratie, sur la base d'amendements constitutionnels qui vont se faire tout à fait selon le droit, selon des processus démocratiques, c'est ainsi que les modifications vont se faire. Il est naturel que dans une telle situation, des éléments instables se font jour dont nous voudrions nous garder et dont nous voudrions protéger la Perestroïka. Alors si la Perestroïka en souffre, les intérêts des peuples en souffriraient.\
M. ELKABBACH.- Tous les deux au cours de la visite, vous avez beaucoup dit que l'après-guerre avait vécu. En tant que Président de la Commission européenne pour six mois, est-ce que vous avez l'impression que vous pouvez prolonger les rapports entre l'Europe de l'Ouest indépendante, forte, autonome avec l'Union soviétique et que le processus européen qui conduit à la fin du siècle peut se développer ?
- LE PRESIDENT.- Cette conversation va bientôt s'arrêter.
-Je pense qu'il était intéressant pour les Français d'entendre surtout l'opinion de notre invité, du Président de l'Union soviétique, grand peuple, ensemble de grandes nations, qui représente une grande histoire. Il est chez nous, nous l'entendons et nous le recevons avec beaucoup d'intérêt. Bon.
- Mais le problème, il l'a dit lui-même, qui touche au développement de la Perestroïka, cela relève de la souveraineté soviétique. On pourrait dire : "c'est leur affaire", mais c'est aussi la nôtre. C'est leur affaire, parce que tout ce qui se passe là-bas, intéresse le reste du monde. De même, le problème réel des nationalités dans cet immense pays, avec les degrés de développement différents qu'on a signalés il y a un moment, c'est leur problème, cela nous intéresse aussi, car les répercussions d'ordre ou du désordre, la stabilité ou non en Union soviétique commandent aussi l'équilibre du reste du monde.
- Mais il est un troisième point sur lequel j'insiste, c'est que le processus de paix qui passe par le désarmement intéresse la France tout autant que l'Union soviétique. Et de ce point de vue, je réponds à votre question, l'existence de la Communauté européenne, que je préside présentement, son renforcement, sa cohésion peut contribuer puissamment au développement du processus de paix en Europe, dans le monde. Nous représentons 320 millions d'habitants, nous avons une économie puissante, nous sommes la première puissance commerciale et nous sommes les voisins directs de l'Union soviétique. Donc de ce fait, j'insiste sur ce point, beaucoup de choses dépendent de l'Union soviétique chez elle et de ses dirigeants, c'est l'affaire de ce peuple, beaucoup de choses nous sont communes.\
Mme OCKRENT.- Alors justement monsieur Mitterrand, vous faisiez état, à propos de la Chine, de préoccupations largement communes lors de la conférence de presse de tout à l'heure. Est-ce qu'on peut imaginer ... vous avez fait une déclaration commune l'un et l'autre sur le Liban, ce qui est rare dans notre pratique diplomatique. Est-ce que l'on aurait pu imaginer une forme de déclaration commune sur les événements en Chine ?
- LE PRESIDENT.- On peut tout imaginer. Cela n'a pas été fait en tant que déclaration écrite et publiée mais je crois que sur beaucoup de points, nous avons partagé les mêmes sentiments. Cela dit, la politique de l'Union soviétique n'est pas la politique de la France et vice-versa.
- Ce que je dis de mes regrets très vifs, de mes regrets, est un terme diplomatique, au regard de ce qui est une sorte de régression, une sorte de grave recul dans le développement et dans l'évolution de la Chine contemporaine, je considère comme une blessure pour l'équilibre mondial et, avant tout cela, pour le peuple chinois. Mais nous n'avons pas prétendu n'être d'accord dans cette entrevue qui a duré quelques heures sans doute, mais pas assez pour moi, c'est tous les problèmes du monde, une déclaration commune sur ce sujet.\
M. BORTOLI.- Vous receviez l'hiver dernier, M. Walesa à Paris. Est-ce que M. Gorbatchev recevrait à Moscou M. Walesa pour montrer son approbation de cette démocratisation accélérée qui a lieu actuellement en Pologne ?
- M. GORBATCHEV.- Je viens de répondre à cette question à la conférence de presse. En résumé, je le répète, nous avons d'excellentes relations avec la Pologne, notre voisin. Nous avons des contacts très intenses sur tous les plans : économique, culturel, touristique, etc... Ces contacts se multiplient, de nouveaux éléments s'y ajoutent tous les jours, de nouveaux représentants des institutions politiques apparaissent, alors, dans le cadre des échanges entre syndicats ou associations, pourquoi ne pas organiser une telle visite ? Je n'y vois aucun inconvénient.
- M. BORTOLI.- Question contraire, si vous le permettez. La Roumanie n'est pas une exemple de démocratisation accélérée. Demain, après la France, vous allez justement à Bucarest. Est-ce que M. Ceaucescu n'est pas un petit peu un allié gênant, encombrant ?
- Mme OCKRENT.- Et infréquentable ?
- M. GORBATCHEV.- N'établissez pas des fiches d'identité pour les pays. Nous sommes en quelque sorte le pays qui est l'aîné parmi ces autres pays et moi, je ne prends pas sur moi le droit de juger le peuple roumain par exemple. C'est le peuple roumain qui doit résoudre ses propres problèmes intérieurs et la Roumanie moderne le mérite certainement.
- M. ELKABBACH.- Monsieur Gorbatchev, vous avez parlé du bicentenaire et vous avez vu la Bastille hier. Est-ce que le mur de Berlin n'est pas une des dernières Bastille d'aujourd'hui, est-ce que les conditions historiques ne seront pas bientôt remplies pour qu'il disparaisse ?
- M. GORBATCHEV.- Vous pensez que vous m'avez posé une question très dure ?
- M. BORTOLI.- Non, non.
- M. GORBATCHEV.- Ecoutez, beaucoup de choses sont nées en Europe après la deuxième guerre mondiale, n'est-ce pas ? Il y a eu la guerre froide, or la guerre froide est terminée, la guerre froide maintenant tombe dans l'oubli.
- M. BORTOLI.- Le mur aussi ?
- M. GORBATCHEV.- Je pense que le mur d'ailleurs n'est pas l'obstacle le plus rude sur la voie de la construction de la maison commune européenne. Quand il y a par exemple 2 millions d'hommes armés qui sont là armés jusqu'aux dents, ça c'est un obstacle. Ecoutez, ne vous écartez pas des problèmes fondamentaux. Pour les journalistes, les métaphores sont certes nécessaires, mais je vous invite, alors que l'Europe passe par un tournant, maintenant, de repenser vos questions. Vous n'êtes pas offensé ?
- M. BORTOLI.- Non pas du tout.\
LE PRESIDENT.- Si vous le permettez, madame et messieurs, nous allons être obligés de cesser cette conversation. Vous avez beaucoup parlé. Qu'avez-vous à faire en commun ? Vous ne pouvez pas nous promener, même si c'est très intéressant, à travers toute la planète. Ce que nous avons à faire...
- M. BORTOLI.- C'est dommage.
- LE PRESIDENT.- C'est dommage mais c'est comme ça, c'est la loi du genre. Ce que nous avons à faire en commun, d'abord c'est à bâtir une relation franco-soviétique solide, pacifique, constructive. Ensuite, c'est à défendre la paix, et donc à veiller à un désarmement contrôlé, simultané, les yeux bien ouverts. Et c'est aussi à bâtir l'Europe, notre continent commun. Voilà, on a beaucoup de choses à faire ensemble. On n'a pas tout à faire ensemble. Et puis, les Soviétiques, ils ont à faire ce qu'ils ont à faire ensemble et chez eux, pour les affaires qui les regardent. Je pense que cela permettra de classer un peu l'ordre de vos questions.
- Mme OCKRENT.- Un dernier point très ponctuel, si vous le permettez, le MIG soviétique qui s'est écrasé hier en Belgique après avoir traversé cette future maison commune, ces deux Europes. Quelle est votre interprétation, monsieur Gorbatchev ?
- M. GORBATCHEV.- Eh bien, je regrette cet incident. Les Belges le savent d'ailleurs et les Belges connaissent les causes de l'accident et nous avons transmis nos condoléances. Evidemment, ce genre d'accident peut arriver mais il vaut mieux les éviter tout à fait. Je profite de cette rencontre avec le Président de la France pour féliciter le peuple français à l'occasion du grand Bicentenaire, du grand Jubilé de la Révolution française, nous sommes très heureux d'être ici à cette occasion. Nous sommes heureux de partager votre joie et nous voudrions souligner notre respect profond devant la France et le peuple de France.
- M. BORTOLI.- Merci monsieur Gorbatchev, merci monsieur le Président.
- Mme OCKRENT.- Monsieur le Président, nous vous remercions.\