3 juillet 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal "Izvestia", sur les relations Est-Ouest, le désarmement et la coopération économique franco-soviétique, Paris, lundi 3 juillet 1989.

QUESTION.- Monsieur le Président, il y a dix-huit mois, vous avez accordé votre première interview aux "Izvestia" et voilà une nouvelle rencontre avec les lecteurs de notre journal. Elle coïncide avec la célébration du Bicentenaire de la grande Révolution française. Quelles sont les idées de la révolution qui après avoir exercé une influence énorme sur l'évolution du monde représentent la plus grande valeur de nos jours ?
- LE PRESIDENT.- Il est vrai que les idées de la Révolution française ont largement dépassé nos frontières et ont soulevé, soulèvent encore les espoirs de ceux dont les droits sont menacés. Il a fallu du temps pour que les grands principes de 1789 - souveraineté populaire, égalité des citoyens, liberté garantie par la loi - se précisent et s'affirment. Ils nécessitent encore et toujours une vigilance de tous les instants parce qu'ils sont la base de la démocratie.
- Victor Hugo (grand écrivain français du XIXème siècle) écrivit "Il y a dans ce que la révolution nous a apporté encore plus de terre promise que de terrain gagné". C'est bien là l'actualité de ce deuxième centenaire que la France célèbre cette année, avec la communauté internationale.
- Le combat pour l'émancipation humaine est loin d'être terminé. Et puis, c'est la survie même de notre espèce qui aujourd'hui est menacée par la détérioration de l'atmosphère. Sa défense nécessite la solidarité, la réflexion et le savoir-faire de tous. Je souhaite que ce défi à l'intelligence et à la raison des hommes soit relevé alors que l'on célèbre des idéaux qui ont bouleversé l'ordre du monde.\
QUESTION.- La visite de Mikhaïl Gorbatchev en France s'approche. Depuis sa première rencontre avec la France en 1985 la politique internationale a connu des changements notables et réjouissants. Il serait intéressant de connaître votre appréciation de ces changements et de la situation en Europe et dans le monde.
- LE PRESIDENT.- Depuis la première visite de M. Gorbatchev, le monde a connu des changements qui vont dans le bon sens : conflits en voie d'apaisement, début de réduction des armements, expansion de la démocratie et des libertés. Je m'en réjouis.
- En URSS même, l'apparition de formes de régime représentatif, la référence à l'état de droit, l'ouverture d'un vaste débat public ne peuvent que réduire l'écart entre les systèmes en vigueur à l'Est et à l'Ouest. A ce titre, ces changements sont les bienvenus et mon souhait est qu'ils produisent tous leurs effets.
- A contexte nouveau, responsabilités nouvelles. L'URSS et la France ont toujours eu un rôle particulier dans le maintien des équilibres qui fondent la paix en Europe. Les choses s'étant remises en mouvement, il nous appartient de veiller à ce que la stabilité pour les Etats aille désormais de pair avec la liberté pour les peuples.
- De même que la communauté européenne s'est bâtie sur la réconciliation franco-allemande, qui en est la pierre angulaire, de même le rapprochement des deux Europes ne peut que bénéficier du nouveau cours des relations internationales. L'action que je poursuis de mon côté par mes voyages hier en Tchécoslovaquie, en Bulgarie, en Pologne et, dans les mois à venir en République démocratique allemande et en Hongrie concourt au même objectif : dessiner le visage de l'Europe de demain, d'une Europe plus libre, plus unie, plus solidaire.\
QUESTION.- Lors de votre visite l'année dernière à Moscou, vous avez soutenu l'idée d'une "maison européenne commune". Qu'en est-il, selon vous, de sa réalisation ? L'Union soviétique et la France que peuvent-ils faire pour concrétiser cette idée ?
- LE PRESIDENT.- La maison commune européenne, je la vois déjà prendre forme sous nos yeux. C'est loin d'être encore une réalité £ c'est déjà plus qu'une métaphore. Considérez ce qui se passe de part et d'autre de l'Europe. A l'Ouest, douze nations longtemps rivales sont engagées dans la construction d'une communauté unifiée de 320 millions d'habitants, sans précédent dans l'histoire. Une communauté comme celle-ci, forte, prospère, maîtresse de ses choix, est une chance pour l'Europe entière.
- A l'Est, des Etats s'ouvrent, inégalement certes, au libre débat des idées. L'adhésion de ces pays aux valeurs démocratiques en fera, en fait déjà, des partenaires privilégiés pour ceux de la Communauté.
- Entre ces deux moitiés de l'Europe qui ne demandent qu'à se rapprocher, il faut aplanir les obstacles et lancer des passerelles. Les obstacles, vous les connaissez. Ils sont l'héritage d'un demi-siècle de peurs, de méfiance qui continuent de peser sur notre présent : une accumulation d'armements comme nulle part ailleurs, des murs dressés entre les hommes, l'arbitraire étouffant le droit. Les avoir identifiés, en faire un objet de discussion dans les forums où tous les Européens se retrouvent - Conférence de Vienne sur le désarmement conventionnel, Conférence de Paris sur la dimension humaine etc...- est en soi un progrès considérable.
- Il nous appartient enfin de préparer ensemble l'Europe du XXIème siècle. Ce sont nos enfants qui la vivront : multiplions les échanges de jeunes. Nous serons confrontés à des risques nouveaux : entendons-nous pour protéger notre environnement naturel. La sauvegarde de nos identités nationales se jouera sur la maîtrise des technologies d'avant-garde : créons une norme commune de télévision.
- Voici les directions de travail dont j'ai déjà parlé à M. Gorbatchev. J'ai trouvé dans ses réponses un encouragement. Le temps est venu de substituer à l'Europe du hasard dont nous avons hérité l'Europe de la volonté que nous pouvons construire.\
QUESTION.- Aujourd'hui le désarmement est devenu réalité : le rapprochement des positions de l'Est et de l'Ouest bien qu'il soit plus lent qu'on ne le voudrait est en train de se produire, au moins en ce qui concerne la prise de conscience de la nécessité d'accélérer ce processus. Quelle contribution pourrait et voudrait apporter la France au développement ultérieure de celui-ci ?
- LE PRESIDENT.- Chacun commence à admettre, et je pense qu'il était grand temps, que la sécurité peut être assurée à un niveau d'armement plus bas, pourvu qu'il soit équilibré. La France, qui a toujours respecté un principe de stricte suffisance dans ce domaine, s'en réjouit et contribue, pour ce qui la concerne, à l'effort de désarmement. Nous sommes présents à Vienne, où se tiennent les négociations sur le désarmement conventionnel. C'est la priorité absolue. C'est dans ce domaine précis que doivent être concentrés les efforts afin de mettre un terme aux déséquilibres dangereux et au surarmement.
- La réaction des pays membres du Pacte de Varsovie aux propositions occidentales indique que les points de vue se rapprochent. Je souhaite que la proposition du Président Bush présentée au Sommet de l'Alliance à la fin du mois de mai dernier, qui s'ajoute à ce qui a été mis sur la table du côté occidental, soit accueillie positivement. Elle permet d'accélérer le processus et d'aller de l'avant. C'est pourquoi je l'ai soutenue.
- Dans le domaine chimique, notre pays a également manifesté sa détermination à faire avancer les choses. A l'initiative de la France s'est tenue à Paris la Conférence sur le désarmement chimique qui a été un succès puisque les pays du monde entier y ont déclaré leur volonté de parvenir, dans les meilleurs délais, à une convention interdisant la mise au point, la fabrication, le stockage et de l'emploi de cette arme, ainsi que la destruction de ce qui existe. Les négociations de Genève dont la France assure la conduite, ont été relancées.
- Pour ce qui est de l'armement stratégique, la question est autre. Les Etats-Unis et l'Union soviétique ont repris leurs négociations bilatérales. C'est très bien. ELles ne pourront toutefois impliquer la France, étant donné la disparité des arsenaux, que lorsque les conditions que j'ai définies à l'Assemblée générale des Nations unies en 1983, seront remplies. A l'heure actuelle, on ne peut faire de comparaison raisonnable entre ce que représente l'armement suffisant pour la défense française et l'armement soviétique, comme l'américain.\
QUESTION.- La dynamique et le volume de la coopération économique entre l'URSS et la France sont visiblement en retard par rapport au niveau du dialogue politique entre les deux Etats. Selon vous, monsieur le Président, quelles sont les raisons de ce retard ? Quelles sont les mesures qui pourraient être prises en vue d'accroître le commerce entre nos deux pays et, d'une manière plus générale, de développer nos contacts économiques ?
- LE PRESIDENT.- Nos relations économiques ne sont pas négligeables. L'URSS est un des tout premiers fournisseurs d'énergie de la France, et plus globalement nous sommes son 4ème client et son 6ème fournisseur occidental. Mais elles restent cependant très modestes puisque notre commerce extérieur avec votre pays ne représente encore qu'environ 1 % du total de notre exportation dans le monde.
- Si notre coopération économique a marqué le pas jusqu'à l'an dernier, où elle a de nouveau assez vivement progressé, c'est notamment parce qu'elle touchait de grands projets, dans certains secteurs économiques qui ne correspondent plus nécessairement aux priorités soviétiques. Je crois donc qu'il faut fortifier notre coopération dans les domaines où elle est traditionnelle, l'énergie, la chimie, l'agro-alimentaire notamment, mais aussi la diversifier en tenant compte des réformes en cours en URSS. Nul doute que nos sociétés sauront tirer parti du développement des sociétés mixtes souhaité par M. Gorbatchev. Notre pays est d'ailleurs après la RFA et la Finlande, celui qui en a créé le plus, à ce jour, dans votre pays. La visite en France de M. Gorbatchev sera l'occasion d'améliorer et de renforcer le cadre de ces coopérations, par la signature prévue de nombreux accords entre les deux gouvernements, notamment pour la protection et l'encouragement réciproque des investissements.\