27 juin 1989 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à Europe 1 le mardi 27 juin 1989, notamment sur la construction européenne et les problèmes de l'union économique et monétaire, sur les résultats des élections européennes du 18 juin 1989, sur l'Europe géographique et l'ouverture à l'Est et sur la condamnation de la répression en Chine.
Monsieur le Président de la République, bonjour.
- LE PRESIDENT.- Bonjour.
- QUESTION.- C'est vous qui recevez Europe 1 à la Résidence de France à Madrid et je vous en remercie. Nous sommes seuls, ce matin, le Chancelier Kohl va vous rejoindre pour un petit-déjeuner vers 8h45 et puis ensuite ce qu'on appelait "la bataille de Madrid" va reprendre. C'est une journée capitale pour l'Europe. En quoi pour vous, l'instant et l'enjeu sont décisifs, là aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Ils sont importants. Dire décisifs, c'est peut-être exagéré. J'ai connu beaucoup de moments de crise depuis 1981, nous n'avons pu résoudre le premier flot des contentieux accumulés bien avant, dans les années 78-79, qu'en 1984. Nous avons commencé à parler de ce qu'on appelle aujourd'hui "l'acte unique", c'est-à-dire les frontières qui disparaissent dans l'Europe des Douze, la libre circulation des marchandises, des personnes, etc... nous en avons parlé plusieurs années avant d'aboutir à l'accord qui a été enregistré à Luxembourg en 1985.
- QUESTION.- Aujourd'hui, c'est une étape nouvelle, on parle de rupture, d'échec possible.
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant, nous sommes en train de mettre en application, un accord qui a été passé à Hanovre l'année dernière en Allemagne, et j'observe que cette fois-ci, comme les autres fois, il faut du temps pour que les différents partenaires assimilent des idées communes.
- QUESTION.- Vous voulez dire qu'il y a des partenaires qui ne respectent pas les engagements de l'année dernière à Hanovre ?
- LE PRESIDENT.- D'une certaine manière, oui, dans la mesure où les engagements ont été pris, il y a un an, il ne s'agit pas aujourd'hui de prendre ces engagements là, il s'agit de les mettre à exécution, de les tenir.\
QUESTION.- Vous disiez, hier, "on va de situation molle en situation molle, la France n'acceptera pas d'être dans le brouillard pendant longtemps". Il s'agit de clarifier...
- LE PRESIDENT.- Il s'agit de dissiper le brouillard...
- QUESTION.- Alors, on va essayer de le dissiper de notre côté pour que les Français comprennent bien ce qui se passe. La presse internationale a noté ce qu'elle appelait "votre colère d'hier"...
- LE PRESIDENT.- ... pas du tout, pas le moins du monde. Aucune colère...
- QUESTION.- Mais vous avez été extrêmement ferme...
- LE PRESIDENT.- C'est autre chose...
- QUESTION.- Il y a par exemple deux phrases que vous avez prononcées, qui ont été retenues et qui ont marqué : d'abord, vous avez dit : "si le délai du 31 décembre 92 n'est pas respecté, ce serait...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas tout à fait cela, enfin, je vais y revenir...
- QUESTION.- Alors, "ce serait un échec de fond dans la construction européenne", est-ce que cela veut dire que vous êtes inquiet de cette possibilité d'un échec de fond dans la construction européenne aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez douze pays qui représentent l'Europe de la Communauté, trois cent vingt millions d'habitants, la première puissance commerciale du monde qui peut devenir la première puissance économique et dans le domaine de la technologie se situer également au premier rang. C'est important, cette Europe s'est donné rendez-vous à elle-même pour le 31 décembre 1992 comme vous venez de le dire. A partir de cette date, il doit y avoir une Europe économique et monétaire, puisqu'il n'y aura, je le répète, plus de frontières entre ces pays-là. Non seulement économique et financière. Bien entendu. Bien d'autres conséquences découleront de la mise en oeuvre de l'acte unique en 1992. Bon, très bien, si on ne tient pas ce rendez-vous, pourquoi est-ce que ce sera un grave échec pour l'Europe ? Parce que depuis l'accord de Rome en 1957, c'est le plus important rendez-vous, pour employer l'expression de tout à l'heure, que l'Europe s'est donnée à elle-même. Si elle n'y parvient pas après pas mal d'années, six, sept ans de mise en place, c'est qu'elle n'en a pas le caractère, elle n'en a pas la volonté politique.
- QUESTION.- C'est ce que vous ressentez ici à Madrid ?
- LE PRESIDENT.- C'est ce que je ressentirais en 1992 si les choses se passaient comme cela... chaque rencontre, comme le Sommet de Madrid est une occasion d'avancer.\
QUESTION.- Votre deuxième phrase, s'il n'y a pas de progrès dans la voie de l'union économique et monétaire, avez-vous dit, la France pourrait renoncer à libéraliser les mouvements de capitaux prévus pour l'été 1990, et cela a été pris pour une menace, est-ce que c'est une vraie menace, est-ce que c'est une fausse menace ?
- LE PRESIDENT.- Ce sont des traductions un peu libres, tout cela, ce sont des discussions qui ne sont pas publiques, donc les traductions qui en sont données, c'est un peu au hasard des confidences ou des conversations qu'ont les participants avec la presse. Non, les choses ne se sont pas passées comme cela, je demande un peu de logique. Une première étape dans cette évolution a été fixée au 1er juillet 1990, l'année prochaine, exactement dans un an. Cela consistera à libérer les mouvements de capitaux, les capitaux pourront circuler librement dans toute l'Europe. C'est une mesure importante, mais pas suffisante, il doit y avoir aussi une liberté de mouvements pour beaucoup d'autres choses il peut y avoir une Europe véritable dans beaucoup d'autres domaines, notamment dans le domaine social. Ca, c'est une première étape £ si on s'arrête là sans faire d'autres choses, ceux qui estiment que la véritable Europe n'est pas simplement l'Europe des capitaux...
- QUESTION.- C'est-à-dire vous ?...
- LE PRESIDENT.- C'est la France, c'est une position quasiment constante de la politique française depuis plus de dix ans, enfin longtemps même avant que je ne sois Président de la République. Je défends les intérêts de la France tels que je les conçois. Alors, je leur ai dit, une première étape qui ne connait pas de deuxième étape, cela n'a pas beaucoup de sens, et s'arrêter au milieu de cette construction, c'est défigurer aussi la première étape, donc considérons le problème dans son ensemble, y compris l'étape du 1er juillet 1990.
- QUESTION.- Mais, est-ce que cela veut dire que vous pourriez remettre en cause cette étape ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas de vue à ce point pessimiste. Je dis simplement que mes partenaires doivent prendre conscience de cette situation.
- QUESTION.- Est-ce que vous, MM. Mitterrand, Kohl et Gonzales, vous voulez la crise, ou vous ferez tout encore ce matin pour aller jusqu'à un compromis, même s'il faut faire des concessions ?
- LE PRESIDENT.- Mais nous cherchons toujours des compromis. Aucun des pays présents ne peut arriver là en disant j'imposerai mes volontés, mais peut-être la discussion est mal située, nous discutons d'un texte actuellement, c'est le rapport Delors. Jacques Delors est Président de la Commission et a été chargé à Hanovre de présider un Comité de préparation de l'union économique et monétaire. Donc, il remet ce rapport, c'est de cela dont on discute. On va dire, c'est un conflit entre Mme Thatcher et François Mitterrand, comme je le lis, c'est un conflit entre ceux qui souhaitent que le rapport Delors (auquel on peut apporter le cas échéant telle ou telle modification) soit appliqué et ceux qui ne le veulent pas...\
QUESTION.- Il faut rappeler qu'il y a trois étapes dans le rapport Delors et que vous considérez, comme beaucoup, comme les Allemands et comme M. Gonzalez, que c'est un processus unique, lié, et que Mme Thatcher, elle, préférerait à la rigueur accepter la première étape mais voir pour la suite, et c'est de là aussi que vient le conflit.
- LE PRESIDENT.- Le conflit est plus profond que cela. Mme Thatcher, telle qu'elle s'exprime, refuse présentement tout abandon nouveau de souveraineté dans le domaine monétaire et économique. Elle ne souhaite pas vraiment une monnaie commune, bien qu'elle fasse un pas en avant par l'entrée éventuelle de la monnaie britannique dans le système monétaire européen et devant aboutir à la création d'une banque centrale. Tout cela suppose qu'une conférence inter-gouvernementale se réunisse, entre les gouvernements des Douze, pour préparer ce moment-là, car ce moment-là, sa conclusion, ce sera obligatoirement sur le plan juridique, une révision du Traité de Rome sur certains points.
- QUESTION.- Elle n'en veut pas ?
- LE PRESIDENT.- Visiblement. Les autres l'acceptent, la France l'accepte.
- QUESTION.- Tous les autres ? Est-ce qu'il y a une large majorité par exemple avec...
- LE PRESIDENT.- Une large majorité sans doute. Dire tous les autres, ce serait peut-être excessif. Je n'en sais rien. On verra.
- QUESTION.- Elle n'en veut pas, monsieur Mitterrand, est-ce que cela peut durer longtemps comme cela, je veux dire, si aujourd'hui elle ne bougeait pas, Mme Thatcher, est-ce que vous, quand je vous dis vous, c'est-à-dire la France, les Allemands, les Espagnols, vous diriez tant-pis, dommage, et en avant quand même ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas engager les autres pays. Je peux dire simplement que j'ai connu beaucoup de moments où les décisions étaient très difficiles à prendre, et où on s'y reprenait à plusieurs fois. Finalement toutes ont été prises, particulièrement ce fameux Acte unique dont nous parlions tout à l'heure. Il était extrêmement difficile à faire adopter, il a fallu une conférence intergouvernementale, une réunion d'un autre type que celle que nous tenons actuellement, ce que l'on appelle les Sommets européens. A Milan, avant de réussir à Luxembourg, et encore à cinq minutes de la fin à Luxembourg, on pouvait penser que cela avait échoué. Finalement, l'Europe a sauté tous les obstacles, elle avance.
- QUESTION.- Elle sautera celui-ci ?
- LE PRESIDENT.- Pas sans quelques reculs intercalaires, intermédiaires.
- QUESTION.- Elle sautera celui-ci ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas vous le dire.
- QUESTION.- Non, mais est-ce que vous, vous envisageriez possible de continuer...
- LE PRESIDENT.- Mais moi, je ne veux rien casser. Je veux chercher absolument à réunir toutes les chances, les chances de l'Europe et je veillerai à les préserver. Cela veut dire que d'une part, il faut une grande fermeté pour que l'Europe ne se laisse pas aller à sa propre mollesse, et d'autre part, il faut éviter de provoquer des disputes inutiles. Alors, cette sorte d'harmonie entre deux positions difficiles à tenir c'est ce à quoi nous travaillons actuellement.\
QUESTION.- Est-ce qu'au fond la vraie question ici, à Madrid, et qui prend un éclairage tout à fait formidable, ce n'est pas la question de l'Europe politique ? Quelle est la nature de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, oui, vous avez tout à fait raison, c'est la finalité même de l'Europe.
- QUESTION.- Est-ce que c'est un marché ouvert au business comme certains le veulent, une zone de libre-échange ou une Europe intégrée ?
- LE PRSIDENT.- Vous venez de tout dire, qu'est-ce que vous voulez que j'ajoute, le débat est là, mais la construction de l'Europe, telle qu'elle a été définie par le Traité de Rome et par une série d'actes successifs, cette finalité, c'est une finalité d'unité et particulièrement d'union ou d'unité politique. Donc, ce serait une autre Europe qui serait mise en place si nous ne poursuivons pas notre chemin.
- QUESTION.- Mais apparemment, Mme Thatcher n'en veut pas. Je suis désolé de revenir à Mme Thatcher, est-ce que vous la considérez comme un frein à l'Europe politique ? Aujourd'hui.
- LE PRESIDENT.- Oui, sans aucun doute, mais c'est le cas depuis de nombreuses années, ce n'est pas nouveau.
- QUESTION.- Mais quand elle pense qu'elle défend les intérêts nationaux, en refusant des transferts de souveraineté, est-ce qu'elle n'a pas raison parce qu'on peut lui imposer de l'extérieur, via Bruxelles, via les autres pays en majorité, une Europe dont elle ne veut pas. Plus une Europe socialiste ou sociale démocrate que conservatrice et libérale.
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant ce n'est pas le cas mais cette éventualité pourrait se produire selon les évolutions de l'opinion publique à l'intérieur de chacun des pays de l'Europe et au total il peut y avoir en effet des renversements de position, mais cela c'est la démocratie.
- QUESTION.- Est-ce qu'elle vous a semblé changée depuis les élections du 18 juin ?
- LE PRESIDENT.- Oui, mais vous centrez toute cette discussion sur Mme Thatcher. Et moi ! Les choses ne se posent pas comme cela. Il y a d'un côté le rapport Delors, c'est la base de notre discussion et il y a aussi les différents partenaires qui disent je suis pour à 100 %, à 80 %, enfin ils ne disent pas cela comme ça, mais on le comprend. Et puis ceux qui sont contre. C'est tout. Je suis un partenaire parmi d'autres, j'exprime la position de la France, je suis l'un de ceux, mais je ne suis pas le seul, qui souhaitent l'application du rapport Delors, quitte à admettre un certain nombre de compromis au passage.
- QUESTION.- Je n'invente rien, vous savez bien que la presse est en train de dire que la France est en flèche, je ne dis pas François Mitterrand, mais la France ou les deux.
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est possible enfin je suis l'un de ceux qui veulent faire l'Europe et l'Europe unitaire. Je ne suis pas le seul. Si j'étais le seul face à onze autres, je n'y parviendrais pas, puisqu'il faut le consentement mutuel.
- QUESTION.- Mais ce matin, vous êtes sûr des Allemands, vous verrez tout à l'heure encore avec M. Kohl...
- LE PRESIDENT.- Oui, oui, enfin nous sommes sur la même longueur d'onde.
- QUESTION.- Et des Espagnols aussi ?
- LE PRESIDENT.- Les Espagnols président et cherchent naturellement à arranger les choses, mais sans renoncer à la marche à suivre.\
QUESTION.- Est-ce que vous diriez, ou vous dites aujourd'hui comme vous l'avez dit il y a quelques temps : "L'Europe sera sociale ou elle ne sera pas". Ou alors la Charte sociale, on la met aux oubliettes parce que certains n'en veulent pas.
- LE PRESIDENT.- Elle n'est pas aux oubliettes, on a commencé d'en discuter en fin d'après-midi hier, et cette discussion reprendra aujourd'hui. On ne peut pas faire l'Europe des capitaux - les capitaux sont maîtres de l'Europe - et puis le reste ne suit pas, il faut aussi l'Europe des travailleurs, il faut l'Europe des citoyens, il faut l'Europe des techniques. Cela est pratiquement déjà décidé, autour d'un certain nombre d'initiatives déjà anciennes. C'est un tout, un Etat politique concerne les personnes, les gens, et puis aussi les marchandises, les biens, concerne aussi les idées, la liberté d'expression, la liberté de la presse, c'est un tout. Il faut que tout cela avance, du même pas.\
QUESTION.- Est-ce que vous êtes prêt, monsieur Mitterrand, pour la France, à assumer tout ce que signifie l'Europe monétaire, c'est-à-dire ce choc européen. Je prends par exemple le cas de la réforme fiscale, tout indique que la fiscalité française est déjà lourde. M. Barre estimait hier qu'il n'était pas nécessaire d'augmenter à cause de l'Europe la pression fiscale. Qu'est-ce que vous en pensez ?
- LE PRESIDENT.- Non, en effet. Je pense qu'il a raison M. Barre. On sera même amenés sans doute à la réduire.
- QUESTION.- Et quand on parle, comme on l'a entendu, de la part de M. Chevènement, d'augmenter l'impôt sur les grandes fortunes, qui est un impôt...
- LE PRESIDENT.- C'est une autre affaire, c'est une affaire de politique intérieure, et pour l'instant je suis à Madrid, et nous discutons de problèmes de politique extérieure. Je serai ravi de discuter, le jour venu, de problèmes de politique intérieure, mais je le ferai en France. Mais enfin, vous posiez une question dont vous vous êtes un peu échappé. Je ne suis pas spécialement inquiet. Vous savez, notre monnaie est solide, notre économie va dans le bon sens, elle s'améliore à tout moment. Notre expansion est constante. Si vous considérez qu'entrer dans une Europe monétaire plus ferme serait un danger pour la France cela veut dire quoi ? Aujourd'hui, la monnaie la plus forte d'Europe, c'est la monnaie allemande. Et les mesures qui touchent à la vie monétaire et économique doivent-elles être décidées par la seule banque centrale allemande ? Autour de la force du mark ? Est-ce que nous devons vivre dans une zone mark dans laquelle les Allemands s'exprimeraient seuls ? Je préfère moi, qu'il y ait une assemblée, une réunion, une conférence permanente, des différents responsables dans laquelle la France pourra dire son mot sur tous les aspects de la politique économique qui nous touchent. Et beaucoup de décisions qui sont aujourd'hui prises en Allemagne pèsent sur nous, j'aimerais mieux dire mon mot. Mais cela dit, si le mark est la monnaie la plus solide, le franc est tout de suite là, le franc est très solide.
- QUESTION.- Vous vous échinez tous, monsieur Mitterrand, sur l'Europe...
- LE PRESIDENT.- Cela nous donne de l'assurance, c'est certain le fait que notre monnaie soit saine.\
QUESTION.- Vous travaillez tous sur l'Europe, et pourtant, quand on consulte les gens, enfin les Européens, les Français, on a le sentiment qu'ils s'en fichent et d'ailleurs, ils s'abstiennent. Est-ce que vous pensez que votre ambition européenne, c'est aussi l'ambition des Français ?
- LE PRESIDENT.- C'est toujours à vérifier, mais je pense que le Français ne s'en fichent pas, simplement l'Europe apparaît souvent comme une construction abstraite, un peu lointaine. C'est pour cela qu'il faut que l'Europe touche de plus en plus la vie quotidienne des Français. Il faut qu'ils le sentent quoi ! Cela parait un peu abstrait par rapport aux problèmes municipaux, les élections municipales de mars dernier. Eh bien, il y a un gros effort pour faire comprendre à l'ensemble des opinions publiques européennes, y compris aux Français, que c'est une affaire qui les touche dans leur vie de tous les jours.
- QUESTION.- Le 18 juin, ils ne l'ont pas tellement compris, lors des élections européennes...
- LE PRESIDENT.- On ne peut pas le dire, on ne peut pas le dire. C'est vrai qu'il y a des couches sociales qui sont plus formées, plus habituées à voyager, à traiter des affaires au-delà des frontières et qui s'intéressent plus à l'Europe que des millions et des millions de gens, de salariés par exemple, de gens moyens, qui ont des inquiétudes sur leur vie à eux, leur vie de tous les jours, la vie à la maison, ou la vie au bureau. Je les comprends très bien.\
QUESTION.- Ils l'ont montré le 18 juin. Est-ce que vous avez été déçu par le score...
- LE PRESIDENT.- Vous me ramenez sur la politique intérieure.
- QUESTION.- Est-ce que vous avez été déçu ? Et en tous cas, qu'est-ce que le résultat vous a inspiré ?
- LE PRESIDENT.- Le résultat qui m'inspire, c'est celui-ci : nous en sommes maintenant à la troisième élection européenne. La première a eu lieu en 1979, j'étais d'ailleurs la tête de liste socialiste. La deuxième a eu lieu en 84 `1984`, c'était Lionel Jospin, la troisième en 89 `1989`, c'était Laurent Fabius, donc on peut commencer à établir des constantes. Eh bien il est vrai que les socialistes ont de la peine dans ce type d'élection à se mobiliser. C'est une constante. J'ai dit tout à l'heure que toute une large fraction de l'électorat socialiste est à l'heure actuelle préoccupée d'une façon constante puisque c'est le cas depuis dix ans, par des problèmes qui touchent leur vie quotidienne, et que ceux-là passent avant le débat européen.
- QUESTION. Cela veut dire que vous ne les avez pas considérés ces résultats comme décevants, vous ?
- LE PRESIDENT.- Non, je les ai considérés comme constants. Et si l'on veut qu'ils s'améliorent, il faut rendre l'Europe plus présente à l'esprit des Français.
- QUESTION.- Ce n'est pas une baisse d'intérêt pour le parti socialiste ?
- LE PRESIDENT.- On aurait pu le dire en 1979, c'était au lendemain des élections générales où l'ensemble des forces de gauche, d'ailleurs sous ma conduite, avaient obtenu 49,5 % des suffrages et cela s'était traduit par 24 % environ aux élections européennes, et deux ans plus tard, j'étais élu Président de la République, c'est ainsi la vie politique française, elle a des hauts et des bas, mais pour ce qui touche à l'élection européenne, il y a des constantes.
- Il faut s'inspirer de cette expérience, de ces trois expériences et pas simplement de celle de 1989.\
QUESTION.- Il y a à propos de cette Europe, vous le savez, des peurs, des défis, des efforts...
- LE PRESIDENT.- C'est normal, c'est une construction extrêmement audacieuse, qui présente des risques.
- QUESTION.- Pour beaucoup, peut-être pour différentes catégories sociales, est-ce que le gouvernement Rocard, que vous avez nommé, pour cette Europe et pour la faire, pour aller encore plus loin dans cette Europe, peut y aller sans associer d'autres forces sociales et d'autres hommes ? Pour l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je vois quand même très clair dans la progression de votre pensée. Mais, c'est certain que plus les Français seront réunis, associés autour de quelques grands objectifs, et l'Europe est l'un de ces plus grands objectifs, mieux cela vaudra. Mais cela ne peut pas se faire dans la confusion. Il y a un travail d'explication mutuelle entre les grandes formations politiques de la France. Et puis, il faut rester fidèle à ce que l'on est.
- QUESTION.- Quand vous dites les Français, c'est aussi les forces politiques françaises ?
- LE PRESIDENT.- Je comprends très bien que les forces politiques françaises qui sont l'expression de la démocratie voient à certains moments surtout leur différence plus que leur ressemblance. Et c'est ainsi que vont les choses, nous n'avons pas à nous en irriter.\
QUESTION.- Alors, hier soir au dîner de la Moncloa, je sais que vous avez parlé, monsieur Mitterrand avec les onze autres, d'environnement, d'audiovisuel, mais aussi de l'autre partie de l'Europe. Est-ce que vous croyez qu'on peut réconcilier et rapprocher malgré Yalta, aujourd'hui, les deux Europes.
- LE PRESIDENT.- Mais c'est une évidence, c'est en train de se faire pour l'instant, malgré Yalta, c'est quand même normal, Yalta, il y a un bout de temps...
- QUESTION.- Mais dans l'esprit de quelques-uns, et dans la vie de quelques-uns, c'est marqué.. encore.
- LE PRESIDENT.- Eh bien oui, je l'ai moi-même vécu, j'étais jeune mais j'ai quand même vécu cette période et j'ai souffert profondément de cette dislocation de l'Europe, la guerre, ses désastres ont fait que l'Europe dans sa diversité, avec son lourd passé de guerres et de conflits, représentait malgré tout un certain type de civilisation commune.
- QUESTION.- Mais aujourd'hui, l'ère gorbatchévienne, comme on dit, permet peut-être de gommer Yalta et de rapprocher. Vous êtes allés en Hongrie, en Pologne...
- LE PRESIDENT.- Dire gommer Yalta, je ne sais pas ce qu'en penserait M. Gorbatchev si c'est à lui que vous parliez. Il sera à Paris les 4 et 5 juillet prochain, cela vous sera facile... mais en vérité, tous les éléments qui se passent depuis maintenant quelques années montrent bien que peu à peu les deux parties de l'Europe se rapprochent, pas entièrement, pas complètement, mais c'est très sensible, et puis il y a une sorte de victoire morale et psychologique de la démocratie, et on peut dire qu'avec tous leurs défauts, les nations occidentales sont des nations démocratiques.
- QUESTION.- La Pologne, il faut l'aider ?
- LE PRESIDENT.- Absolument.
- QUESTION.- Aussi bien Jaruzelski que Walesa ?
- LE PRESIDENT.- Absolument, il faut aider la Pologne. Ce que j'ai fait moi-même lorsque je suis allé à Varsovie. Nous avons passé des accords qui doivent aider la Pologne. Il faut faire plus mais seule l'Europe est en mesure de faire plus.\
QUESTION.- Alors vous avez condamné ce qui s'était passé en Chine nettement, beaucoup l'ont fait avec vous, mais au-delà de l'indignation, du dégoût, de l'horreur devant la sinistre répression de l'armée qui disait, parait-il, hier qu'elle n'avait aucun remords, est-ce qu'il y a une solidarité qui va s'exprimer aujourd'hui à Madrid de la part des Douze ?
- LE PRESIDENT.- Sûrement, un texte a déjà été élaboré par les ministres des affaires étrangères, vous devez le connaître mais il n'a pas de valeur avant d'être adopté par le Sommet lui-même, c'est-à-dire par les chefs d'Etat et de gouvernement £ il est déjà très intéressant, mais on observe là comme ailleurs, certains freins, c'est-à-dire que les sanctions à l'égard d'un immense pays comme la Chine n'ont de sens que si chacun observe la règle générale. A partir du moment où cela ne serait pas le cas, aucun pays au monde ne suffirait à tenir cette politique là... il y a une solidarité entre les pays démocratiques, cela reste à prouver...
- QUESTION.- Vous voulez dire qu'ici£ il y en a qui ne marchent pas du même pas que les autres ?
- LE PRESIDENT.- Cette discussion n'a pas vraiment eu lieu, mais je sais bien qu'elle est le cas dans le monde auprès de très grands pays.
- QUESTION.- Est-ce que l'Europe sera plus ferme, à propos de la Chine, que les Etats-Unis par exemple ? ou le Japon ? Mais ça c'est une évidence, en tout cas les Etats-Unis, est-ce que vous le souhaitez ?
- LE PRESIDENT.- Je l'espère.
- QUESTION.- Est-ce que les industriels français doivent continuer à négocier, à acheter, à vendre ?
- LE PRESIDENT.- Mais là, ce serait la suite des résolutions dont vous me parlez. Nous ne connaissons pas encore le texte sur lequel un accord se fera, je ne peux pas vous décrire l'ampleur des décisions prises, et donc le comportement futur de nos entreprises. Les entreprises font leur travail, il est normal qu'elles cherchent à étendre leurs marchés, et jusqu'à une époque récente, le marché chinois était plus ouvert qu'il ne l'était naguère, donc il n'y a pas de raison de leur dire tout à coup, vous ne faites plus rien, cela dépendra de la décision politique.\
QUESTION.- J'entends depuis le début de notre émission avec quel intérêt, même avec quel plaisir vous parliez de l'Europe, même s'il y a des tensions et qu'on ne sait pas encore si cela serait fait aujourd'hui.
- LE PRESIDENT.- L'Europe a toujours avancé depuis 30 ans mais elle a toujours connu des crises et des obstacles, on les a surmontés et j'espère qu'il en sera de même aujourd'hui. Pour cela, il faut de la volonté.
- QUESTION.- C'est-à-dire aujourd'hui, vous allez discuter jusqu'à ce qu'il y ait un accord... ?
- LE PRESIDENT.- Je discuterai autant que le Président Gonzales considérera la discussion possible, et on aboutira ou on n'aboutira pas, si on n'aboutit pas, et bien, il faudra assurer le relais et recoller les morceaux, j'en serai le premier chargé puisque je succèderai à Philippe Gonzales dans quelques jours, le 1er juillet prochain, jusqu'à la fin décembre, le relais sera pris par les Irlandais.
- QUESTION.- Est-ce que ce n'est pas un drame qu'on est en train de mettre en scène entre les Latins pour que vous le résolviez pendant les six mois ?
- LE PRESIDENT.- Oh, ce serait formidable, si c'était comme cela, ne croyez pas que l'harmonie soit à ce point pré-établie...
- QUESTION.- Il n'y a pas de scénario...
- LE PRESIDENT.- Non... ce serait rendre un hommage considérable à la France, après tout j'en serai très flatté, mais les choses ne se passent pas comme cela.\
QUESTION.- Je disais tout à l'heure que vous parliez avec plaisir de l'Europe, des problèmes étrangers...
- LE PRESIDENT.- C'est un sujet majeur, l'Europe.
- QUESTION.- Des rapports entre l'est et l'ouest, etc... les problèmes de l'hexagone, ils vous ennuient Monsieur Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- Comment m'ennuieraient-ils ? Ils me passionnent.
- QUESTION.- On a le sentiment que vous vous intéressez beaucoup plus à ce type de problème parce que l'enjeu est plus grand alors qu'est-ce qui va se passer avec Gorbatchev...
- LE PRESIDENT.- Mais tout cela forme un tout. Nous ne pourrions pas mener une grande politique extérieure si nous n'avions pas une bonne politique intérieure, nous n'aurions pas une bonne politique intérieure si nous n'avions pas une bonne politique économique et une bonne politique sociale, si nous ne poussions pas notre industrie à développer ses technologies etc... tout se tient.
- QUESTION.- Mais vous vous en intéressez moins.
- LE PRESIDENT.- Mais pas du tout, où avez-vous pris cela ?
- QUESTION.- J'ai le sentiment, je vous le dis.
- LE PRESIDENT.- Ou est-ce parce que je me manifeste moins dans ce domaine. C'est normal parce que, en raison de la Constitution, et de la manière dont depuis déjà trente ans la France considère la marche de sa démocratie, le Président de la République a plus de latitude pour agir au nom de la France dans le domaine de politique étrangère et de la défense par exemple, et j'entends bien imprimer à nos institutions une évolution qui est commencée depuis longtemps, à savoir que le gouvernement doit gouverner. Et chaque fois que se pose un problème de politique intérieure, je dis au Premier ministre, Michel Rocard, comme je le disais à ses prédécesseurs, cela c'est de votre compétence. J'ai bien mon opinion et je vous la donne, mais la décision vous appartient.
- QUESTION.- A chacun son job quoi !
- LE PRESIDENT.- L'équilibre institutionnel est une des conditions d'une bonne démocratie. Et il faut que le Parlement remplisse son rôle. Il le remplit beaucoup plus qu'il ne le faisait naguère. Et c'est en tout cas l'effort que j'ai tenté et dont on peut constater les premiers résultats au cours de ces dernières années.
- QUESTION.- J'essayais de lui dire que c'était la 70ème ou la 69ème rencontre entre vous deux, est-ce que vous avez encore des choses à vous dire tous les deux ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez l'actualité politique est riche. Elle se renouvelle constamment. Alors, il y a quelques lignes de fond, parmi elles la construction de l'Europe, l'unité de l'Europe et il y a encore beaucoup d'autres choses, et pour y arriver, vous voyez, c'est compliqué.\
QUESTION.- Quelle est l'importance de l'Europe pour le début de votre nouveau septennat et l'héritage Mitterrand ? Est-ce que cela a une importance.. Je ne dirai pas, comme certains journaux que j'ai lus ce matin de la presse de province, est-ce que c'est une oeuvre que vous installez dans votre biographie, il y a un héritage Mitterrand, et quelle est la place de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Il y a un héritage beaucoup plus ancien que moi-même. L'Europe est une construction commencée au lendemain de la dernière guerre mondiale, commencée avec la réconciliation franco-allemande. Et je ne suis qu'un ouvrier ou un artisan qui succède à d'autres, avec naturellement sa façon de faire. Et c'est vrai que je considère que pour la France, et non pas pour moi-même, l'Europe est l'une des - peut-être la - plus grande entreprise moderne. Cela suppose toujours le maintien d'un bon accord avec l'Allemagne fédérale, mais aussi avec d'autres pays, et particulièrement avec celui qui nous reçoit aujourd'hui, c'est-à-dire l'Espagne. Je ne vais pas établir le classement. Je dirai simplement que l'accord entre l'Allemagne fédérale et la France est indispensable à la réussite de l'Europe, s'il n'y avait pas cette accord-là, l'Europe ne se ferait pas. Alors, quand à mon destin, comme disent les journalistes, quant à mon héritage, la marque que je laisserai dans l'histoire, croyez-moi, cela passe loin derrière ce que je crois être utile pour la France et je crois que l'Europe est utile à la France, la France y jouera un grand rôle et l'Europe elle-même jouera un grand rôle et nous-mêmes par ce moyen, par cet instrument, par cet outil. La France pourra dire son mot plus fortement encore dans les affaires du monde.
- QUESTION.- Merci, Monsieur Mitterrand. Vous allez recevoir les chefs de l'opposition en France pour leur expliquer ce qui s'est fait à Madrid et peut-être avant le Sommet de Gorbatchev, les rencontres avec Gorbatchev...
- LE PRESIDENT.- Je les recevrai avec plaisir. Les représentants des grandes formations parlementaires sont toujours très intéressants à rencontrer. Ils ne me l'ont pas proposé sauf M. Giscard d'Estaing...
- QUESTION.- Mais c'est peut-être à vous de le dire ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas une question d'amour propre, je le ferai avec plaisir, avec intérêt aussi. Je vous remercie.\
- LE PRESIDENT.- Bonjour.
- QUESTION.- C'est vous qui recevez Europe 1 à la Résidence de France à Madrid et je vous en remercie. Nous sommes seuls, ce matin, le Chancelier Kohl va vous rejoindre pour un petit-déjeuner vers 8h45 et puis ensuite ce qu'on appelait "la bataille de Madrid" va reprendre. C'est une journée capitale pour l'Europe. En quoi pour vous, l'instant et l'enjeu sont décisifs, là aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Ils sont importants. Dire décisifs, c'est peut-être exagéré. J'ai connu beaucoup de moments de crise depuis 1981, nous n'avons pu résoudre le premier flot des contentieux accumulés bien avant, dans les années 78-79, qu'en 1984. Nous avons commencé à parler de ce qu'on appelle aujourd'hui "l'acte unique", c'est-à-dire les frontières qui disparaissent dans l'Europe des Douze, la libre circulation des marchandises, des personnes, etc... nous en avons parlé plusieurs années avant d'aboutir à l'accord qui a été enregistré à Luxembourg en 1985.
- QUESTION.- Aujourd'hui, c'est une étape nouvelle, on parle de rupture, d'échec possible.
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant, nous sommes en train de mettre en application, un accord qui a été passé à Hanovre l'année dernière en Allemagne, et j'observe que cette fois-ci, comme les autres fois, il faut du temps pour que les différents partenaires assimilent des idées communes.
- QUESTION.- Vous voulez dire qu'il y a des partenaires qui ne respectent pas les engagements de l'année dernière à Hanovre ?
- LE PRESIDENT.- D'une certaine manière, oui, dans la mesure où les engagements ont été pris, il y a un an, il ne s'agit pas aujourd'hui de prendre ces engagements là, il s'agit de les mettre à exécution, de les tenir.\
QUESTION.- Vous disiez, hier, "on va de situation molle en situation molle, la France n'acceptera pas d'être dans le brouillard pendant longtemps". Il s'agit de clarifier...
- LE PRESIDENT.- Il s'agit de dissiper le brouillard...
- QUESTION.- Alors, on va essayer de le dissiper de notre côté pour que les Français comprennent bien ce qui se passe. La presse internationale a noté ce qu'elle appelait "votre colère d'hier"...
- LE PRESIDENT.- ... pas du tout, pas le moins du monde. Aucune colère...
- QUESTION.- Mais vous avez été extrêmement ferme...
- LE PRESIDENT.- C'est autre chose...
- QUESTION.- Il y a par exemple deux phrases que vous avez prononcées, qui ont été retenues et qui ont marqué : d'abord, vous avez dit : "si le délai du 31 décembre 92 n'est pas respecté, ce serait...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas tout à fait cela, enfin, je vais y revenir...
- QUESTION.- Alors, "ce serait un échec de fond dans la construction européenne", est-ce que cela veut dire que vous êtes inquiet de cette possibilité d'un échec de fond dans la construction européenne aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez douze pays qui représentent l'Europe de la Communauté, trois cent vingt millions d'habitants, la première puissance commerciale du monde qui peut devenir la première puissance économique et dans le domaine de la technologie se situer également au premier rang. C'est important, cette Europe s'est donné rendez-vous à elle-même pour le 31 décembre 1992 comme vous venez de le dire. A partir de cette date, il doit y avoir une Europe économique et monétaire, puisqu'il n'y aura, je le répète, plus de frontières entre ces pays-là. Non seulement économique et financière. Bien entendu. Bien d'autres conséquences découleront de la mise en oeuvre de l'acte unique en 1992. Bon, très bien, si on ne tient pas ce rendez-vous, pourquoi est-ce que ce sera un grave échec pour l'Europe ? Parce que depuis l'accord de Rome en 1957, c'est le plus important rendez-vous, pour employer l'expression de tout à l'heure, que l'Europe s'est donnée à elle-même. Si elle n'y parvient pas après pas mal d'années, six, sept ans de mise en place, c'est qu'elle n'en a pas le caractère, elle n'en a pas la volonté politique.
- QUESTION.- C'est ce que vous ressentez ici à Madrid ?
- LE PRESIDENT.- C'est ce que je ressentirais en 1992 si les choses se passaient comme cela... chaque rencontre, comme le Sommet de Madrid est une occasion d'avancer.\
QUESTION.- Votre deuxième phrase, s'il n'y a pas de progrès dans la voie de l'union économique et monétaire, avez-vous dit, la France pourrait renoncer à libéraliser les mouvements de capitaux prévus pour l'été 1990, et cela a été pris pour une menace, est-ce que c'est une vraie menace, est-ce que c'est une fausse menace ?
- LE PRESIDENT.- Ce sont des traductions un peu libres, tout cela, ce sont des discussions qui ne sont pas publiques, donc les traductions qui en sont données, c'est un peu au hasard des confidences ou des conversations qu'ont les participants avec la presse. Non, les choses ne se sont pas passées comme cela, je demande un peu de logique. Une première étape dans cette évolution a été fixée au 1er juillet 1990, l'année prochaine, exactement dans un an. Cela consistera à libérer les mouvements de capitaux, les capitaux pourront circuler librement dans toute l'Europe. C'est une mesure importante, mais pas suffisante, il doit y avoir aussi une liberté de mouvements pour beaucoup d'autres choses il peut y avoir une Europe véritable dans beaucoup d'autres domaines, notamment dans le domaine social. Ca, c'est une première étape £ si on s'arrête là sans faire d'autres choses, ceux qui estiment que la véritable Europe n'est pas simplement l'Europe des capitaux...
- QUESTION.- C'est-à-dire vous ?...
- LE PRESIDENT.- C'est la France, c'est une position quasiment constante de la politique française depuis plus de dix ans, enfin longtemps même avant que je ne sois Président de la République. Je défends les intérêts de la France tels que je les conçois. Alors, je leur ai dit, une première étape qui ne connait pas de deuxième étape, cela n'a pas beaucoup de sens, et s'arrêter au milieu de cette construction, c'est défigurer aussi la première étape, donc considérons le problème dans son ensemble, y compris l'étape du 1er juillet 1990.
- QUESTION.- Mais, est-ce que cela veut dire que vous pourriez remettre en cause cette étape ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas de vue à ce point pessimiste. Je dis simplement que mes partenaires doivent prendre conscience de cette situation.
- QUESTION.- Est-ce que vous, MM. Mitterrand, Kohl et Gonzales, vous voulez la crise, ou vous ferez tout encore ce matin pour aller jusqu'à un compromis, même s'il faut faire des concessions ?
- LE PRESIDENT.- Mais nous cherchons toujours des compromis. Aucun des pays présents ne peut arriver là en disant j'imposerai mes volontés, mais peut-être la discussion est mal située, nous discutons d'un texte actuellement, c'est le rapport Delors. Jacques Delors est Président de la Commission et a été chargé à Hanovre de présider un Comité de préparation de l'union économique et monétaire. Donc, il remet ce rapport, c'est de cela dont on discute. On va dire, c'est un conflit entre Mme Thatcher et François Mitterrand, comme je le lis, c'est un conflit entre ceux qui souhaitent que le rapport Delors (auquel on peut apporter le cas échéant telle ou telle modification) soit appliqué et ceux qui ne le veulent pas...\
QUESTION.- Il faut rappeler qu'il y a trois étapes dans le rapport Delors et que vous considérez, comme beaucoup, comme les Allemands et comme M. Gonzalez, que c'est un processus unique, lié, et que Mme Thatcher, elle, préférerait à la rigueur accepter la première étape mais voir pour la suite, et c'est de là aussi que vient le conflit.
- LE PRESIDENT.- Le conflit est plus profond que cela. Mme Thatcher, telle qu'elle s'exprime, refuse présentement tout abandon nouveau de souveraineté dans le domaine monétaire et économique. Elle ne souhaite pas vraiment une monnaie commune, bien qu'elle fasse un pas en avant par l'entrée éventuelle de la monnaie britannique dans le système monétaire européen et devant aboutir à la création d'une banque centrale. Tout cela suppose qu'une conférence inter-gouvernementale se réunisse, entre les gouvernements des Douze, pour préparer ce moment-là, car ce moment-là, sa conclusion, ce sera obligatoirement sur le plan juridique, une révision du Traité de Rome sur certains points.
- QUESTION.- Elle n'en veut pas ?
- LE PRESIDENT.- Visiblement. Les autres l'acceptent, la France l'accepte.
- QUESTION.- Tous les autres ? Est-ce qu'il y a une large majorité par exemple avec...
- LE PRESIDENT.- Une large majorité sans doute. Dire tous les autres, ce serait peut-être excessif. Je n'en sais rien. On verra.
- QUESTION.- Elle n'en veut pas, monsieur Mitterrand, est-ce que cela peut durer longtemps comme cela, je veux dire, si aujourd'hui elle ne bougeait pas, Mme Thatcher, est-ce que vous, quand je vous dis vous, c'est-à-dire la France, les Allemands, les Espagnols, vous diriez tant-pis, dommage, et en avant quand même ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas engager les autres pays. Je peux dire simplement que j'ai connu beaucoup de moments où les décisions étaient très difficiles à prendre, et où on s'y reprenait à plusieurs fois. Finalement toutes ont été prises, particulièrement ce fameux Acte unique dont nous parlions tout à l'heure. Il était extrêmement difficile à faire adopter, il a fallu une conférence intergouvernementale, une réunion d'un autre type que celle que nous tenons actuellement, ce que l'on appelle les Sommets européens. A Milan, avant de réussir à Luxembourg, et encore à cinq minutes de la fin à Luxembourg, on pouvait penser que cela avait échoué. Finalement, l'Europe a sauté tous les obstacles, elle avance.
- QUESTION.- Elle sautera celui-ci ?
- LE PRESIDENT.- Pas sans quelques reculs intercalaires, intermédiaires.
- QUESTION.- Elle sautera celui-ci ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas vous le dire.
- QUESTION.- Non, mais est-ce que vous, vous envisageriez possible de continuer...
- LE PRESIDENT.- Mais moi, je ne veux rien casser. Je veux chercher absolument à réunir toutes les chances, les chances de l'Europe et je veillerai à les préserver. Cela veut dire que d'une part, il faut une grande fermeté pour que l'Europe ne se laisse pas aller à sa propre mollesse, et d'autre part, il faut éviter de provoquer des disputes inutiles. Alors, cette sorte d'harmonie entre deux positions difficiles à tenir c'est ce à quoi nous travaillons actuellement.\
QUESTION.- Est-ce qu'au fond la vraie question ici, à Madrid, et qui prend un éclairage tout à fait formidable, ce n'est pas la question de l'Europe politique ? Quelle est la nature de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, oui, vous avez tout à fait raison, c'est la finalité même de l'Europe.
- QUESTION.- Est-ce que c'est un marché ouvert au business comme certains le veulent, une zone de libre-échange ou une Europe intégrée ?
- LE PRSIDENT.- Vous venez de tout dire, qu'est-ce que vous voulez que j'ajoute, le débat est là, mais la construction de l'Europe, telle qu'elle a été définie par le Traité de Rome et par une série d'actes successifs, cette finalité, c'est une finalité d'unité et particulièrement d'union ou d'unité politique. Donc, ce serait une autre Europe qui serait mise en place si nous ne poursuivons pas notre chemin.
- QUESTION.- Mais apparemment, Mme Thatcher n'en veut pas. Je suis désolé de revenir à Mme Thatcher, est-ce que vous la considérez comme un frein à l'Europe politique ? Aujourd'hui.
- LE PRESIDENT.- Oui, sans aucun doute, mais c'est le cas depuis de nombreuses années, ce n'est pas nouveau.
- QUESTION.- Mais quand elle pense qu'elle défend les intérêts nationaux, en refusant des transferts de souveraineté, est-ce qu'elle n'a pas raison parce qu'on peut lui imposer de l'extérieur, via Bruxelles, via les autres pays en majorité, une Europe dont elle ne veut pas. Plus une Europe socialiste ou sociale démocrate que conservatrice et libérale.
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant ce n'est pas le cas mais cette éventualité pourrait se produire selon les évolutions de l'opinion publique à l'intérieur de chacun des pays de l'Europe et au total il peut y avoir en effet des renversements de position, mais cela c'est la démocratie.
- QUESTION.- Est-ce qu'elle vous a semblé changée depuis les élections du 18 juin ?
- LE PRESIDENT.- Oui, mais vous centrez toute cette discussion sur Mme Thatcher. Et moi ! Les choses ne se posent pas comme cela. Il y a d'un côté le rapport Delors, c'est la base de notre discussion et il y a aussi les différents partenaires qui disent je suis pour à 100 %, à 80 %, enfin ils ne disent pas cela comme ça, mais on le comprend. Et puis ceux qui sont contre. C'est tout. Je suis un partenaire parmi d'autres, j'exprime la position de la France, je suis l'un de ceux, mais je ne suis pas le seul, qui souhaitent l'application du rapport Delors, quitte à admettre un certain nombre de compromis au passage.
- QUESTION.- Je n'invente rien, vous savez bien que la presse est en train de dire que la France est en flèche, je ne dis pas François Mitterrand, mais la France ou les deux.
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est possible enfin je suis l'un de ceux qui veulent faire l'Europe et l'Europe unitaire. Je ne suis pas le seul. Si j'étais le seul face à onze autres, je n'y parviendrais pas, puisqu'il faut le consentement mutuel.
- QUESTION.- Mais ce matin, vous êtes sûr des Allemands, vous verrez tout à l'heure encore avec M. Kohl...
- LE PRESIDENT.- Oui, oui, enfin nous sommes sur la même longueur d'onde.
- QUESTION.- Et des Espagnols aussi ?
- LE PRESIDENT.- Les Espagnols président et cherchent naturellement à arranger les choses, mais sans renoncer à la marche à suivre.\
QUESTION.- Est-ce que vous diriez, ou vous dites aujourd'hui comme vous l'avez dit il y a quelques temps : "L'Europe sera sociale ou elle ne sera pas". Ou alors la Charte sociale, on la met aux oubliettes parce que certains n'en veulent pas.
- LE PRESIDENT.- Elle n'est pas aux oubliettes, on a commencé d'en discuter en fin d'après-midi hier, et cette discussion reprendra aujourd'hui. On ne peut pas faire l'Europe des capitaux - les capitaux sont maîtres de l'Europe - et puis le reste ne suit pas, il faut aussi l'Europe des travailleurs, il faut l'Europe des citoyens, il faut l'Europe des techniques. Cela est pratiquement déjà décidé, autour d'un certain nombre d'initiatives déjà anciennes. C'est un tout, un Etat politique concerne les personnes, les gens, et puis aussi les marchandises, les biens, concerne aussi les idées, la liberté d'expression, la liberté de la presse, c'est un tout. Il faut que tout cela avance, du même pas.\
QUESTION.- Est-ce que vous êtes prêt, monsieur Mitterrand, pour la France, à assumer tout ce que signifie l'Europe monétaire, c'est-à-dire ce choc européen. Je prends par exemple le cas de la réforme fiscale, tout indique que la fiscalité française est déjà lourde. M. Barre estimait hier qu'il n'était pas nécessaire d'augmenter à cause de l'Europe la pression fiscale. Qu'est-ce que vous en pensez ?
- LE PRESIDENT.- Non, en effet. Je pense qu'il a raison M. Barre. On sera même amenés sans doute à la réduire.
- QUESTION.- Et quand on parle, comme on l'a entendu, de la part de M. Chevènement, d'augmenter l'impôt sur les grandes fortunes, qui est un impôt...
- LE PRESIDENT.- C'est une autre affaire, c'est une affaire de politique intérieure, et pour l'instant je suis à Madrid, et nous discutons de problèmes de politique extérieure. Je serai ravi de discuter, le jour venu, de problèmes de politique intérieure, mais je le ferai en France. Mais enfin, vous posiez une question dont vous vous êtes un peu échappé. Je ne suis pas spécialement inquiet. Vous savez, notre monnaie est solide, notre économie va dans le bon sens, elle s'améliore à tout moment. Notre expansion est constante. Si vous considérez qu'entrer dans une Europe monétaire plus ferme serait un danger pour la France cela veut dire quoi ? Aujourd'hui, la monnaie la plus forte d'Europe, c'est la monnaie allemande. Et les mesures qui touchent à la vie monétaire et économique doivent-elles être décidées par la seule banque centrale allemande ? Autour de la force du mark ? Est-ce que nous devons vivre dans une zone mark dans laquelle les Allemands s'exprimeraient seuls ? Je préfère moi, qu'il y ait une assemblée, une réunion, une conférence permanente, des différents responsables dans laquelle la France pourra dire son mot sur tous les aspects de la politique économique qui nous touchent. Et beaucoup de décisions qui sont aujourd'hui prises en Allemagne pèsent sur nous, j'aimerais mieux dire mon mot. Mais cela dit, si le mark est la monnaie la plus solide, le franc est tout de suite là, le franc est très solide.
- QUESTION.- Vous vous échinez tous, monsieur Mitterrand, sur l'Europe...
- LE PRESIDENT.- Cela nous donne de l'assurance, c'est certain le fait que notre monnaie soit saine.\
QUESTION.- Vous travaillez tous sur l'Europe, et pourtant, quand on consulte les gens, enfin les Européens, les Français, on a le sentiment qu'ils s'en fichent et d'ailleurs, ils s'abstiennent. Est-ce que vous pensez que votre ambition européenne, c'est aussi l'ambition des Français ?
- LE PRESIDENT.- C'est toujours à vérifier, mais je pense que le Français ne s'en fichent pas, simplement l'Europe apparaît souvent comme une construction abstraite, un peu lointaine. C'est pour cela qu'il faut que l'Europe touche de plus en plus la vie quotidienne des Français. Il faut qu'ils le sentent quoi ! Cela parait un peu abstrait par rapport aux problèmes municipaux, les élections municipales de mars dernier. Eh bien, il y a un gros effort pour faire comprendre à l'ensemble des opinions publiques européennes, y compris aux Français, que c'est une affaire qui les touche dans leur vie de tous les jours.
- QUESTION.- Le 18 juin, ils ne l'ont pas tellement compris, lors des élections européennes...
- LE PRESIDENT.- On ne peut pas le dire, on ne peut pas le dire. C'est vrai qu'il y a des couches sociales qui sont plus formées, plus habituées à voyager, à traiter des affaires au-delà des frontières et qui s'intéressent plus à l'Europe que des millions et des millions de gens, de salariés par exemple, de gens moyens, qui ont des inquiétudes sur leur vie à eux, leur vie de tous les jours, la vie à la maison, ou la vie au bureau. Je les comprends très bien.\
QUESTION.- Ils l'ont montré le 18 juin. Est-ce que vous avez été déçu par le score...
- LE PRESIDENT.- Vous me ramenez sur la politique intérieure.
- QUESTION.- Est-ce que vous avez été déçu ? Et en tous cas, qu'est-ce que le résultat vous a inspiré ?
- LE PRESIDENT.- Le résultat qui m'inspire, c'est celui-ci : nous en sommes maintenant à la troisième élection européenne. La première a eu lieu en 1979, j'étais d'ailleurs la tête de liste socialiste. La deuxième a eu lieu en 84 `1984`, c'était Lionel Jospin, la troisième en 89 `1989`, c'était Laurent Fabius, donc on peut commencer à établir des constantes. Eh bien il est vrai que les socialistes ont de la peine dans ce type d'élection à se mobiliser. C'est une constante. J'ai dit tout à l'heure que toute une large fraction de l'électorat socialiste est à l'heure actuelle préoccupée d'une façon constante puisque c'est le cas depuis dix ans, par des problèmes qui touchent leur vie quotidienne, et que ceux-là passent avant le débat européen.
- QUESTION. Cela veut dire que vous ne les avez pas considérés ces résultats comme décevants, vous ?
- LE PRESIDENT.- Non, je les ai considérés comme constants. Et si l'on veut qu'ils s'améliorent, il faut rendre l'Europe plus présente à l'esprit des Français.
- QUESTION.- Ce n'est pas une baisse d'intérêt pour le parti socialiste ?
- LE PRESIDENT.- On aurait pu le dire en 1979, c'était au lendemain des élections générales où l'ensemble des forces de gauche, d'ailleurs sous ma conduite, avaient obtenu 49,5 % des suffrages et cela s'était traduit par 24 % environ aux élections européennes, et deux ans plus tard, j'étais élu Président de la République, c'est ainsi la vie politique française, elle a des hauts et des bas, mais pour ce qui touche à l'élection européenne, il y a des constantes.
- Il faut s'inspirer de cette expérience, de ces trois expériences et pas simplement de celle de 1989.\
QUESTION.- Il y a à propos de cette Europe, vous le savez, des peurs, des défis, des efforts...
- LE PRESIDENT.- C'est normal, c'est une construction extrêmement audacieuse, qui présente des risques.
- QUESTION.- Pour beaucoup, peut-être pour différentes catégories sociales, est-ce que le gouvernement Rocard, que vous avez nommé, pour cette Europe et pour la faire, pour aller encore plus loin dans cette Europe, peut y aller sans associer d'autres forces sociales et d'autres hommes ? Pour l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je vois quand même très clair dans la progression de votre pensée. Mais, c'est certain que plus les Français seront réunis, associés autour de quelques grands objectifs, et l'Europe est l'un de ces plus grands objectifs, mieux cela vaudra. Mais cela ne peut pas se faire dans la confusion. Il y a un travail d'explication mutuelle entre les grandes formations politiques de la France. Et puis, il faut rester fidèle à ce que l'on est.
- QUESTION.- Quand vous dites les Français, c'est aussi les forces politiques françaises ?
- LE PRESIDENT.- Je comprends très bien que les forces politiques françaises qui sont l'expression de la démocratie voient à certains moments surtout leur différence plus que leur ressemblance. Et c'est ainsi que vont les choses, nous n'avons pas à nous en irriter.\
QUESTION.- Alors, hier soir au dîner de la Moncloa, je sais que vous avez parlé, monsieur Mitterrand avec les onze autres, d'environnement, d'audiovisuel, mais aussi de l'autre partie de l'Europe. Est-ce que vous croyez qu'on peut réconcilier et rapprocher malgré Yalta, aujourd'hui, les deux Europes.
- LE PRESIDENT.- Mais c'est une évidence, c'est en train de se faire pour l'instant, malgré Yalta, c'est quand même normal, Yalta, il y a un bout de temps...
- QUESTION.- Mais dans l'esprit de quelques-uns, et dans la vie de quelques-uns, c'est marqué.. encore.
- LE PRESIDENT.- Eh bien oui, je l'ai moi-même vécu, j'étais jeune mais j'ai quand même vécu cette période et j'ai souffert profondément de cette dislocation de l'Europe, la guerre, ses désastres ont fait que l'Europe dans sa diversité, avec son lourd passé de guerres et de conflits, représentait malgré tout un certain type de civilisation commune.
- QUESTION.- Mais aujourd'hui, l'ère gorbatchévienne, comme on dit, permet peut-être de gommer Yalta et de rapprocher. Vous êtes allés en Hongrie, en Pologne...
- LE PRESIDENT.- Dire gommer Yalta, je ne sais pas ce qu'en penserait M. Gorbatchev si c'est à lui que vous parliez. Il sera à Paris les 4 et 5 juillet prochain, cela vous sera facile... mais en vérité, tous les éléments qui se passent depuis maintenant quelques années montrent bien que peu à peu les deux parties de l'Europe se rapprochent, pas entièrement, pas complètement, mais c'est très sensible, et puis il y a une sorte de victoire morale et psychologique de la démocratie, et on peut dire qu'avec tous leurs défauts, les nations occidentales sont des nations démocratiques.
- QUESTION.- La Pologne, il faut l'aider ?
- LE PRESIDENT.- Absolument.
- QUESTION.- Aussi bien Jaruzelski que Walesa ?
- LE PRESIDENT.- Absolument, il faut aider la Pologne. Ce que j'ai fait moi-même lorsque je suis allé à Varsovie. Nous avons passé des accords qui doivent aider la Pologne. Il faut faire plus mais seule l'Europe est en mesure de faire plus.\
QUESTION.- Alors vous avez condamné ce qui s'était passé en Chine nettement, beaucoup l'ont fait avec vous, mais au-delà de l'indignation, du dégoût, de l'horreur devant la sinistre répression de l'armée qui disait, parait-il, hier qu'elle n'avait aucun remords, est-ce qu'il y a une solidarité qui va s'exprimer aujourd'hui à Madrid de la part des Douze ?
- LE PRESIDENT.- Sûrement, un texte a déjà été élaboré par les ministres des affaires étrangères, vous devez le connaître mais il n'a pas de valeur avant d'être adopté par le Sommet lui-même, c'est-à-dire par les chefs d'Etat et de gouvernement £ il est déjà très intéressant, mais on observe là comme ailleurs, certains freins, c'est-à-dire que les sanctions à l'égard d'un immense pays comme la Chine n'ont de sens que si chacun observe la règle générale. A partir du moment où cela ne serait pas le cas, aucun pays au monde ne suffirait à tenir cette politique là... il y a une solidarité entre les pays démocratiques, cela reste à prouver...
- QUESTION.- Vous voulez dire qu'ici£ il y en a qui ne marchent pas du même pas que les autres ?
- LE PRESIDENT.- Cette discussion n'a pas vraiment eu lieu, mais je sais bien qu'elle est le cas dans le monde auprès de très grands pays.
- QUESTION.- Est-ce que l'Europe sera plus ferme, à propos de la Chine, que les Etats-Unis par exemple ? ou le Japon ? Mais ça c'est une évidence, en tout cas les Etats-Unis, est-ce que vous le souhaitez ?
- LE PRESIDENT.- Je l'espère.
- QUESTION.- Est-ce que les industriels français doivent continuer à négocier, à acheter, à vendre ?
- LE PRESIDENT.- Mais là, ce serait la suite des résolutions dont vous me parlez. Nous ne connaissons pas encore le texte sur lequel un accord se fera, je ne peux pas vous décrire l'ampleur des décisions prises, et donc le comportement futur de nos entreprises. Les entreprises font leur travail, il est normal qu'elles cherchent à étendre leurs marchés, et jusqu'à une époque récente, le marché chinois était plus ouvert qu'il ne l'était naguère, donc il n'y a pas de raison de leur dire tout à coup, vous ne faites plus rien, cela dépendra de la décision politique.\
QUESTION.- J'entends depuis le début de notre émission avec quel intérêt, même avec quel plaisir vous parliez de l'Europe, même s'il y a des tensions et qu'on ne sait pas encore si cela serait fait aujourd'hui.
- LE PRESIDENT.- L'Europe a toujours avancé depuis 30 ans mais elle a toujours connu des crises et des obstacles, on les a surmontés et j'espère qu'il en sera de même aujourd'hui. Pour cela, il faut de la volonté.
- QUESTION.- C'est-à-dire aujourd'hui, vous allez discuter jusqu'à ce qu'il y ait un accord... ?
- LE PRESIDENT.- Je discuterai autant que le Président Gonzales considérera la discussion possible, et on aboutira ou on n'aboutira pas, si on n'aboutit pas, et bien, il faudra assurer le relais et recoller les morceaux, j'en serai le premier chargé puisque je succèderai à Philippe Gonzales dans quelques jours, le 1er juillet prochain, jusqu'à la fin décembre, le relais sera pris par les Irlandais.
- QUESTION.- Est-ce que ce n'est pas un drame qu'on est en train de mettre en scène entre les Latins pour que vous le résolviez pendant les six mois ?
- LE PRESIDENT.- Oh, ce serait formidable, si c'était comme cela, ne croyez pas que l'harmonie soit à ce point pré-établie...
- QUESTION.- Il n'y a pas de scénario...
- LE PRESIDENT.- Non... ce serait rendre un hommage considérable à la France, après tout j'en serai très flatté, mais les choses ne se passent pas comme cela.\
QUESTION.- Je disais tout à l'heure que vous parliez avec plaisir de l'Europe, des problèmes étrangers...
- LE PRESIDENT.- C'est un sujet majeur, l'Europe.
- QUESTION.- Des rapports entre l'est et l'ouest, etc... les problèmes de l'hexagone, ils vous ennuient Monsieur Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- Comment m'ennuieraient-ils ? Ils me passionnent.
- QUESTION.- On a le sentiment que vous vous intéressez beaucoup plus à ce type de problème parce que l'enjeu est plus grand alors qu'est-ce qui va se passer avec Gorbatchev...
- LE PRESIDENT.- Mais tout cela forme un tout. Nous ne pourrions pas mener une grande politique extérieure si nous n'avions pas une bonne politique intérieure, nous n'aurions pas une bonne politique intérieure si nous n'avions pas une bonne politique économique et une bonne politique sociale, si nous ne poussions pas notre industrie à développer ses technologies etc... tout se tient.
- QUESTION.- Mais vous vous en intéressez moins.
- LE PRESIDENT.- Mais pas du tout, où avez-vous pris cela ?
- QUESTION.- J'ai le sentiment, je vous le dis.
- LE PRESIDENT.- Ou est-ce parce que je me manifeste moins dans ce domaine. C'est normal parce que, en raison de la Constitution, et de la manière dont depuis déjà trente ans la France considère la marche de sa démocratie, le Président de la République a plus de latitude pour agir au nom de la France dans le domaine de politique étrangère et de la défense par exemple, et j'entends bien imprimer à nos institutions une évolution qui est commencée depuis longtemps, à savoir que le gouvernement doit gouverner. Et chaque fois que se pose un problème de politique intérieure, je dis au Premier ministre, Michel Rocard, comme je le disais à ses prédécesseurs, cela c'est de votre compétence. J'ai bien mon opinion et je vous la donne, mais la décision vous appartient.
- QUESTION.- A chacun son job quoi !
- LE PRESIDENT.- L'équilibre institutionnel est une des conditions d'une bonne démocratie. Et il faut que le Parlement remplisse son rôle. Il le remplit beaucoup plus qu'il ne le faisait naguère. Et c'est en tout cas l'effort que j'ai tenté et dont on peut constater les premiers résultats au cours de ces dernières années.
- QUESTION.- J'essayais de lui dire que c'était la 70ème ou la 69ème rencontre entre vous deux, est-ce que vous avez encore des choses à vous dire tous les deux ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez l'actualité politique est riche. Elle se renouvelle constamment. Alors, il y a quelques lignes de fond, parmi elles la construction de l'Europe, l'unité de l'Europe et il y a encore beaucoup d'autres choses, et pour y arriver, vous voyez, c'est compliqué.\
QUESTION.- Quelle est l'importance de l'Europe pour le début de votre nouveau septennat et l'héritage Mitterrand ? Est-ce que cela a une importance.. Je ne dirai pas, comme certains journaux que j'ai lus ce matin de la presse de province, est-ce que c'est une oeuvre que vous installez dans votre biographie, il y a un héritage Mitterrand, et quelle est la place de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Il y a un héritage beaucoup plus ancien que moi-même. L'Europe est une construction commencée au lendemain de la dernière guerre mondiale, commencée avec la réconciliation franco-allemande. Et je ne suis qu'un ouvrier ou un artisan qui succède à d'autres, avec naturellement sa façon de faire. Et c'est vrai que je considère que pour la France, et non pas pour moi-même, l'Europe est l'une des - peut-être la - plus grande entreprise moderne. Cela suppose toujours le maintien d'un bon accord avec l'Allemagne fédérale, mais aussi avec d'autres pays, et particulièrement avec celui qui nous reçoit aujourd'hui, c'est-à-dire l'Espagne. Je ne vais pas établir le classement. Je dirai simplement que l'accord entre l'Allemagne fédérale et la France est indispensable à la réussite de l'Europe, s'il n'y avait pas cette accord-là, l'Europe ne se ferait pas. Alors, quand à mon destin, comme disent les journalistes, quant à mon héritage, la marque que je laisserai dans l'histoire, croyez-moi, cela passe loin derrière ce que je crois être utile pour la France et je crois que l'Europe est utile à la France, la France y jouera un grand rôle et l'Europe elle-même jouera un grand rôle et nous-mêmes par ce moyen, par cet instrument, par cet outil. La France pourra dire son mot plus fortement encore dans les affaires du monde.
- QUESTION.- Merci, Monsieur Mitterrand. Vous allez recevoir les chefs de l'opposition en France pour leur expliquer ce qui s'est fait à Madrid et peut-être avant le Sommet de Gorbatchev, les rencontres avec Gorbatchev...
- LE PRESIDENT.- Je les recevrai avec plaisir. Les représentants des grandes formations parlementaires sont toujours très intéressants à rencontrer. Ils ne me l'ont pas proposé sauf M. Giscard d'Estaing...
- QUESTION.- Mais c'est peut-être à vous de le dire ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas une question d'amour propre, je le ferai avec plaisir, avec intérêt aussi. Je vous remercie.\