16 juin 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Rencontre de M. François Mitterrand, Président de la République, avec les étudiants, portant notamment sur les relations culturelles franco-polonaises, celles de l'Europe de l'Est et de l'Europe de l'Ouest, ainsi que sur le socialisme, Cracovie, le vendredi 16 juin 1989.

Monsieur le Recteur,
- Je vous remercie de votre hospitalité en même temps que celle des étudiants de l'Université Jagellonne. C'est pour moi un grand plaisir que de me trouver devant vous. L'essentiel de notre temps devrait être consacré à un échange de vues. Je vais donc me contenter de dire quelques mots pour commencer, après quoi le plus simple sera que vous posiez les questions de votre choix.
- En venant dans votre université, je savais, bien entendu où j'allais. L'Université Jagellonne est connue dans l'Europe entière et au-delà £ et elle présente certains caractères sur lesquels je vais dire quelques mots.
- Pour la première fois, dans des circonstances qui sont celles que vous connaissez, il était impossible pour moi d'imaginer ce voyage sans une étape à Cracovie et particulièrement sans une étape dans cette Université. Je suis ici par définition dans un lieu de culture, un lieu de culture dont j'ai vu en lisant quelques livres qu'il avait été fondé à la fin du XIVème siècle, exactement en 1364 et que depuis cette époque il n'avait jamais cessé d'être un lieu où l'on apprenait, où l'on réfléchissait et où l'on se formait.
- Il a existé de nombreux liens entre l'Université Jagellonne et les universités françaises, en particulier la Sorbonne. Il est même arrivé en 1480 qu'un Recteur polonais devienne Recteur de la Sorbonne.\
Le deuxième caractère qui m'est apparu évident c'est que l'Université Jagellonne est un lieu de résistance. C'est un lieu où l'on aime s'affirmer en même temps que l'on y exprime l'âme polonaise. J'ai remarqué que cette liberté d'esprit s'exerçait à l'égard de tous les pouvoirs. Ainsi au moment du Concile de Constance en 1415, c'est un Recteur de l'Université Jagellonne qui est allé ferrailler contre les spécialistes de droit canon et de théologie représentant le Vatican, ainsi que l'Empereur d'Autriche, pour exposer que votre Université n'était pas hérétique comme elle en était accusée par l'ordre Teutonique. Vous avez continué et vous avez créé très rapidement une chaire d'astronomie et même une chaire de mathématiques, ce qui risquait d'être considéré comme une manifestation d'esprit critique. Cela vous a valu en 1491 d'avoir parmi vous un jeune étudiant qui s'appelait Copernic, l'homme qui a changé l'histoire de l'Université, "cet astronome sarmate qui a fait bouger la terre et s'arrêter le soleil".
- Pendant les siècles noirs, les longs siècles où la Pologne n'a plus été un Etat à même de représenter une Nation, les longs siècles pendant lesquels votre pays a subi la domination de ses voisins, eh bien ! l'Université Jagellonne a toujours été là, elle a maintenu ses traditions, sa forme d'esprit, son caractère.
- Comme je veux maintenant aller vite, je me contenterai de citer l'une des dernières dates fameuses puisque c'est en 1939 ou 1940 que l'ensemble des professeurs enseignants de l'Université Jagellonne ont été invités pour une grande explication par la Gestapo et qu'ils ont tous été arrêtés, déportés. Il n'en est revenu vivants que quelques-uns.
- Voilà pourquoi, après avoir brièvement indiqué trois thèmes : culture, résistance, j'ajoute ouverture. L'Université Jagellonne continue de s'intéresser au monde extérieur et la preuve c'est que je suis ici. Il y a toujours eu une relation particulière entre l'Université et le pouvoir et donc entre la jeunesse et les pouvoirs. Si l'on ne remettait pas les choses en question quand on est jeune, je me demande quand on le ferait. Eh bien, maintenant c'est l'ouverture, l'ouverture sur le reste du monde et je pense que vous pourriez grouper vos questions sur quelques thèmes simples. Ouverture sur quoi ? M. le Recteur a bien voulu déjà me dessiner une piste en me disant : "Eh bien ! l'Europe, cette maison commune". Eh bien oui, il faut être ouvert sur l'Europe et là-dessus je suis prêt à répondre à toutes les questions que vous voudrez. De même, qu'il faut être ouvert sur le contenu de l'Europe, avoir les yeux ouverts sur la démocratie.
- Enfin, troisième thème naturellement : "ouvert sur quoi ?" sur la paix. C'est un pays qui a été trop souvent bouleversé et martyrisé par la guerre pour que l'on ne songe pas enfin pour le siècle prochain à des temps nouveaux. J'en ai terminé mais sur ces trois thèmes si vous voulez bien me poser des questions, je suis à votre disposition.\
QUESTION.- Monsieur le Président, monsieur le recteur, puisque j'ai le plaisir d'être le modérateur dans cette conversation entre le Président et la collectivité des étudiants, je voudrais poser une question. Nous sommes en train de voir une nouvelle formation des relations internationales. Les Etats-Unis s'intéressent moins à l'Europe d'après l'avis de nombreux hommes politiques y compris Gorbatchev. Il y a la possibilité de créer une nouvelle intégration européenne ? Et je voudrais vous demander quelles sont les chances de cette intégration européenne. Vous nous diriez sans doute que les chances existent dans l'Europe orientale donc centrale. Je voudrais vous parler en tant que représentant de la France. Avec la culture de la France nous avons été élevés depuis des centaines d'années et nos histoires se sont formées parallèlement. Est-ce que vous pensez qu'aujourd'hui la France peut jouer le rôle qu'elle a pu jouer il y a dix ans, c'est-à-dire être le principal Etat qui fait entrer les pays de l'Europe centrale dans l'Europe ? Est-ce que l'on n'a pas gaspillé des chances ! La plus grande chance qui chez nous tient au fait que nous avons un instinct, quelque chose qui nous pousse vers la culture française. Maintenant la culture anglo-saxonne pénètre à grands pas chez nous. Est-ce que vous ne pensez pas qu'il serait pourtant bon pour la culture française entre d'une manière plus dynamique, que cela ne se limite pas à un petit groupe de personnes ?
- LE PRESIDENT.- Je pense qu'il vaut mieux répondre question après question, mes réponses seront plus précises, autrement cela m'obligerait à faire un deuxième discours. Quand j'entends des discours des autres cela ne m'intéresse pas toujours beaucoup alors je pense que quand on écoute les miens...\
Je réponds maintenant à la question posée. Tout le monde sait que l'Europe a éclaté après les deux guerres mondiales et à la suite de la deuxième guerre mondiale, elle a été séparée en deux zones. On pourrait dire en trois ou quatre, il reste quelques pays neutres mais essentiellement en deux blocs appartenant à des systèmes d'alliance différents, représentant des systèmes politiques, économiques, sociaux différents. Il s'est élevé une sorte de mur entre les deux parties de l'Europe. Celle que l'on appelle grossièrement l'Europe de l'Ouest et celle que l'on appelle aussi grossièrement l'Europe de l'Est. Or, première réflexion à ce sujet, cette Europe est celle du hasard, ces deux Europes sont celles du hasard, ce que j'appellerais le hasard des armes. Elles ne correspondent pas à l'histoire ni même à la géographie, encore moins à la culture.
- Sur les décombres du continent européen se sont élevées deux très grandes puissances. D'un côté l'Union soviétique, de l'autre les Etats-Unis d'Amérique. L'une de ces puissances est européenne géographiquement, l'autre ne l'est pas mais culturellement les choses sont moins claires. Je le répète c'est l'Europe du hasard. Aujourd'hui il existe une communauté européenne de douze pays dont fait partie la France. Dans cette Europe des Douze, on pourrait poser des questions ? Pourquoi le Danemark, pourquoi pas la Norvège ? Pourquoi la Grèce et pas la Pologne ? Pourquoi l'Allemagne fédérale et pas l'Autriche ? C'est donc une division artificielle même si elle est cruellement réelle sur le plan politique.
- Là où se trouve la France on n'a fait ce que l'on a pu, ce qui était à notre portée en s'attaquant à l'essentiel, c'est-à-dire aux problèmes de la réconciliation entre les deux ennemis de ce siècle, c'est-à-dire l'Allemagne et la France. Remarquez, dans la notion d'ennemi traditionnel il faut avoir le sens du relatif. L'ennemi traditionnel, c'était l'Allemagne mais avant c'était l'Angleterre puis avant c'était l'Autriche-Hongrie, puis avant c'était l'Espagne et au temps des Gaulois, c'étaient les Romains.
- Alors il faut bien se décider à passer par-dessus cet héritage de l'histoire, regarder devant soi et non par derrière. C'est ce que nous avons fait aussitôt après la deuxième guerre mondiale. J'étais jeune parlementaire à l'époque et j'étais l'un de ceux qui se sont réunis en 1948 à La Haye pour tenter de fonder l'Europe occidentale, la Communauté.
- Il y a d'abord eu une Europe occidentale à six pays, puis à neuf, puis à dix, maintenant à douze. Ces douze pays sont réunis dans ce que nous appelons la Communauté. Cette Communauté évolue chaque jour et elle a fixé un rendez-vous à elle-même pour le 31 décembre 1992, date à laquelle devraient être abolies toutes les frontières intérieures entre ces douze pays. Cette Europe de la Communauté ne veut pas être confondue avec l'Alliance atlantique, c'est autre chose. Par exemple, dans cette Europe de la Communauté, il y a un pays l'Irlande qui est un pays neutre. Un pays comme l'Autriche souhaite entrer dans la Communauté européenne, c'est un pays neutre. Donc, c'est une tentative pour essayer de sortir des idées reçues, des habitudes de pensées.\
Dans l'autre Europe, celle dont je parlais tout à l'heure, celle de l'Est, il y a aussi un certain nombre de liens organiques. Vous les connaissez mieux que moi, je n'insisterai pas. Le moment est venu de penser que cette Europe du hasard, cette Europe artificielle née du sort des armes de 1945, devrait maintenant élargir ses horizons, d'où une série de projets qui tendent à dépasser les clôtures internes de l'Europe entre l'Est et l'Ouest, pour créer une autre Europe où nous serions les uns et les autres les ouvriers de l'Europe future.
- Il existe, par exemple, des accords, des traités entre la Communauté des Douze et la Hongrie qui fait pourtant partie de l'autre système, ce sont des accords économiques mais enfin c'est un début.
- De plus en plus s'organisent des structures nouvelles entre les deux Europes mais ce ne sont pas des structures politiques. Alors commence une nouvelle aventure de l'esprit. J'ai entendu M. Gorbatchev évoquer l'idée d'une maison commune, c'est-à-dire d'une Europe continentale, sans oublier bien entendu la Grande-Bretagne, l'Irlande et autres, une Europe qui serait d'une certaine manière unie. J'ai rencontré M. Gorbatchev quatre ou cinq fois, nous avons discuté de la maison commune et je me souviens de lui avoir un jour répondu : "Oui, mais dans une maison il faut des meubles". Et puis, cela ne peut pas être toujours les mêmes qui habitent au grenier ou bien à la cave, donc il faut discuter sérieusement. L'idée est grande et belle et je suis tout à fait décidé à prendre part, au nom de la France, à une construction commune, mais discutons des meubles.
- Qu'est-ce que l'on va mettre dedans, plus ou moins de démocratie, plus ou moins de liberté, plus ou moins de politique, de justice sociale, plus ou moins d'initiatives individuelles, plus ou moins d'armements ? Des progrès sont à l'heure actuelle accomplis dans ce domaine, par exemple sur le plan de l'armement. J'approuve absolument les démarches en faveur du désarmement plutôt que de voir les empires s'organiser par des surarmements de plus en plus sophistiqués, mieux vaut aller dans l'autre sens. De même j'observe que l'Europe de 1989 n'est pas du tout semblable à celle de 1984. On peut se parler, on peut se rencontrer, on peut travailler ensemble et on peut fonder une maison et la meubler. Cela n'est possible que dans le respect des peuples qui composent cette Europe, de leur identité. Et si les peuples européens sont assurés de préserver leur identité profonde, historique, alors ils peuvent fonder des institutions nouvelles comme nous le faisons actuellement dans la Communauté en supprimant nos barrières intérieures, nos frontières.\
C'est vrai que la dispersion de l'Europe provoque aujourd'hui un afflux de cultures extérieures à l'Europe. Si nous n'y faisons pas attention, nous aurons bientôt des télévisions qui entreront dans chacun de nos foyers, des images qui seront des images américaines à technique japonaise. Qui parlera polonais, qui montrera les images polonaises ? Mais, raisonnons plus loin. Qui proposera des images allemandes, qui proposera des images françaises, qui proposera des images russes, si nos langues et nos origines se fondent dans une culture universelle mais réduite à quelques sources ? Voilà, alors "Vive l'Europe " mais ne rêvons pas et considérons que nous ne ferons pas l'Europe de la géographie en détruisant l'Europe que nous avons eu tant de peine à construire, celle des Douze. Il faut faire l'une et l'autre et commencer de penser à des accords, à des institutions entre les deux parties de l'Europe. En tout cas, c'est la position que j'ai l'honneur de vous exprimer. En attendant, ne perdons pas de temps et multiplions les échanges entre nous. Surtout entre nous, Polonais et Français, qui nous connaissons bien et depuis longtemps. Nous connaissons même très bien nos défauts, mais aussi nos qualités.\
QUESTION.- Sur l'Europe des patries du Général de Gaulle.
- LE PRESIDENT.- Pour vous dire la vérité, je ne sais pas très bien de quoi vous me parlez. Je suppose qu'il s'agit de la définition de l'Europe des patries.
- QUESTION.- Une sorte de processus économique qui est discriminatoire à l'égard des pays en dehors de la Communauté. C'est la question économique qui m'intéresse, la coopération de la Pologne avec l'Occident.
- LE PRESIDENT.- On ne va pas engager une querelle de paternité. Il faudrait faire l'analyse des sangs, on n'en sortirait pas. C'est le plan des premiers fondateurs de l'Europe de l'Ouest, c'est-à-dire de MM. Monnet et Schumann, Gasperi et Adenauer, etc.. Cela date des années 45 à 50. Ensuite, il s'est élevé un débat politique : est-ce qu'il y aurait plus de patrie et moins d'Europe ou plus d'Europe et moins de patrie ? La discussion est simple, elle tourne toujours autour de ça. C'est là qu'est intervenu le Général de Gaulle en son temps. Mais au fond, je crois que la question principale que vous me posiez touchait à la discrimination entre la Communauté et les autres pays de l'Europe dont la Pologne. Mais, discrimination c'est un mot un peu sévère. Cette Europe-là des Douze, qui s'appelle Communauté économique, c'est une Europe qui se fait à force de volonté et quelquefois de sacrifices mutuels. On fait l'Europe avec ceux qui veulent et qui peuvent.
- Mais, là où je vous comprends, c'est que l'Europe des Douze commettrait une grave erreur si elle s'enfermait en tant que telle, si elle s'isolait du reste de l'Europe. Ce serait une grave erreur. Voilà pourquoi je suis partisan du maximum d'accords possibles entre la Communauté et les pays qui n'en font pas partie, comme la Pologne, en attendant le jour qui viendra, je l'espère, où il sera possible de faire la Communauté avec qui voudra ou pourra. Pour vous répondre d'une façon tout-à-fait pratique, l'Europe de la Communauté a déjà des accords privilégiés, des accords économiques avec les pays qui ne sont pas européens, comme le Maroc ou la Tunisie ou Israël. Avec des pays qui sont à la fois européens et asiatiques, comme la Turquie, avec des pays qui ne sont pas communautaires mais européens, comme la Hongrie ou la Yougoslavie. Il n'y a aucune raison qu'il n'y ait pas d'accord entre la Communauté et un pays comme la Pologne. C'est pourquoi ces accords tendent tous à enlever les obstacles aux échanges de marchandises et aux échanges humains, sans oublier comme possible les échanges d'idées.\
QUESTION.- (inaudible) une question en ce qui concerne votre avis sur la Pologne qui pourrait participer à une Europe commune dans l'avenir. Dans certains milieux polonais (inaudible) que le socialisme est complètement mort et il faudrait reconstruire le capitalisme. Deux questions puisqu'il y a une défaite complète de l'économie planifiée dans nos pays et aussi dans certains pays de l'Ouest et qu'il faut un marché libre. Est-ce que vous pensez que le socialisme est déjà mort ? Deuxième question : je pense pouvoir dire que pendant votre campagne électorale, l'année dernière, vous n'avez pas demandé l'étatisation de l'économie. Aujourd'hui, on demande une reprivatisation en Pologne. Est-ce que vous pensez que cette reprivatisation est une bonne voie, est-ce que cela permettrait de sortir de la crise polonaise ?
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est une question très importante mais qui a besoin de définition plus précise.\
`Suite sur l'actualité du socialisme`
- Si le socialisme est mort, moi je me sens bien vivant, encore, en tout cas, pour un petit peu de temps, enfin je l'espère. Et je suis socialiste. Mais le socialisme est né au XIXème siècle, un peu après la définition du libéralisme, notamment Adam Smith. Ce qui veut dire que le libéralisme est encore un peu plus vieux que le socialisme. Et c'était pour répondre à la misère du prolétariat. C'est-à-dire qu'à mesure que se développait la société industrielle, on s'apercevait que le pouvoir et particulièrement le pouvoir économique, mais aussi le pouvoir politique, tout cela se tient, n'appartenait qu'à une seule classe sociale. Les travailleurs ou le prolétariat, qui devenait la classe la plus nombreuse, n'avaient aucun droit, dans aucun domaine, ni au travail ni au repos ni à l'éducation ni au logement ni à la culture. Pas de droits pour les enfants, pas de droits pour les femmes. Donc le socialisme a été une sorte de révolte qui s'est donné des théories pour que la société change. Qu'est-ce qui restait au prolétariat ? Il ne restait plus qu'à rêver une société, car la vie des hommes et des femmes de cette époque était une vie sans avenir, qui n'était faite que de soumission à des intérêts qui leurs étaient étrangers. Mais, très rapidement, ceux qui ont fondé ce socialisme ont divergé sur les méthodes et, parfois même, sur la théorie. Il y a eu de nombreuses écoles de socialisme. Il y a eu Marx, il y a eu Proudhon et, enfin, je ne vais pas vous donner la liste, il y en a eu beaucoup qui avaient au fond de l'idée de la société, une idée différente pour une morale différente. Et puis, une certaine théorie est née aussi qui a considéré qu'il convenait de réaliser un jour le socialisme par le moyen de partis ou de noyaux révolutionnaires extrêmement fermés et cohérents pour le jour où l'on aurait le pouvoir et certains l'ont obtenu, et de réaliser un système collectivisé. Il y a de très grandes différences dans l'enseignement que l'on tire de Lénine et dans l'enseignement que l'on tire de Jaurès. Et nous, nous sommes de la tradition de Jaurès en France. Alors, en réalité, ce que vous avez condamné en disant socialisme, condamné enfin que vous avez jugé en citant ceux qui critiquent. Vous avez plutôt visé le marxisme léninisme. Bon, alors il vaut mieux dire marxisme léninisme, il ne faut pas dire socialisme. Je ne veux pas dire que le marxisme léninisme n'est pas socialiste, mais il y a beaucoup de socialistes qui ne sont pas marxistes léninistes. Mais, en revanche, il ne faut pas oublier l'autre type de société dans lequel la société dirigeante est maîtresse du capital et vit sur le principe qu'il convient de laisser aller les rapports de forces. Ce libéralisme, dans sa définition initiale, aboutit aussi à de graves injustices, c'est-à-dire que le plus fort devient toujours plus fort et le faible toujours plus faible. Il est normal que l'Etat et la Nation interviennent pour rétablir plus de justice sociale et plus de justice économique. Si bien qu'entre les différents systèmes, il faut choisir non pas une voie moyenne mais il faut prendre ce qu'il y a de bon à chacun, éviter l'esprit de système, le sectarisme et comprendre qu'une société a besoin de liberté, mais qu'elle a besoin aussi d'organisation. Quant à la Pologne, vous m'avez demandé mon avis, je pense que c'est aux Polonais de définir leurs voies eux-mêmes. Mais ça m'intéresse quand même.\
QUESTION.- Après le 13 décembre 1981, la réaction française a été très vigoureuse, vous vous êtes retiré un peu des relations. Est-ce que vous pensez que cette situation, du côté polonais et de votre côté, monsieur le Président n'était pas une phase négative pour les occidentaux comme pour les Etats-Unis ? En tant que socialiste on aurait pu penser que les convictions politiques auraient joué, que vous vouliez prouver à l'Europe entière que vous n'aviez pas un caractère rouge jusqu'au bout ? Par conséquent, le socialiste de l'Est et le socialiste de l'Ouest ont choisi des chemins différents. Je pense à ce qu'a dit M. Marchais qui a donné son appui au communisme combattant.
- LE PRESIDENT.- Je vous remercie de vos questions mais elles sont toutes un peu encyclopédiques, c'est-à-dire que je donne des explications théoriques et pratiques fort longues. C'était d'ailleurs plus vrai pour les deux premières questions que pour cette troisième observation. C'est vrai qu'il y a eu une tension entre la Pologne et la France en 1981, c'est vrai. A chacun d'en apprécier les raisons et c'est vrai que depuis quelques temps, en particulier au cours de ce voyage, les relations sont redevenues très bonnes. Je veux dire que l'on peut se parler, construire des idées d'avenir, on peut penser que nous nous rapprochons de façon importante.
- Alors est-ce que nous avons eu tort, nous Français, ou raison d'apprécier diversement les expériences polonaises : cela, c'est à vous de le juger. Mais ce n'était pas pour imiter les Américains : cela ce serait un argument de propagande. Je n'aime pas du tout la politique américaine lorsqu'elle multiplie les pauvres, lorsqu'elle intervient militairement en Amérique centrale. Alors quand je critique les Etats-Unis d'Amérique sur ces trois points, dira-t-on que j'obéis à l'influence soviétique ? A ce compte-là on ne pourrait plus jamais être un homme libre. Vous avez dit également que je n'ai pas été rouge jusqu'au bout. Mais moi, à mon avis le bout n'est pas rouge, il est noir.
- Aujourd'hui, les décisions très responsables qui ont été prises par les différents groupes importants de la société polonaise font que la France souhaite vivement que la Pologne connaisse une période de paix civique vers la démocratie. Et nous respectons au demeurant ceux que les Polonais choisissent et qui ont la difficile tâche de conduire ce pays.
- Quant à l'Afghanistan, c'est très simple et cela obéit à un vieux principe : les peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes. Je suis très heureux et j'ai beaucoup approuvé M. Gorbatchev d'avoir choisi cette voie.\
QUESTION.- Pourriez-vous nous assurer de votre patronage pour un séminaire franco-polonais qu'on pourrait organiser d'abord à cette université Jagellonne et ensuite ailleurs qui aurait pour but de s'occuper des problèmes et d'essayer d'amener un certain rapprochement entre nos peuples ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien ! nous avons signé avant-hier à Varsovie entre les autorités polonaises et françaises plusieurs accords et l'un de ces accords porte sur des échanges de jeunes. Votre idée me paraît excellente. Il y a plusieurs ministres du gouvernement français qui sont dans cette salle, notamment le ministre des affaires étrangères et je vais lui demander d'inscrire en priorité dans ces échanges la réunion d'un séminaire à l'Université Jagellonne.
- QUESTION.- Il faut malheureusement terminer mais je sais que les étudiants voudraient vous laisser un souvenir concret de votre séjour à Cracovie. Monsieur le Président, nous sommes en train de célébrer le 800ème anniversaire de la création de l'Université de Jagellonne, votre présence sera pour nous un souvenir indélébile. Voici un petit souvenir en argent qui vous montre l'emblème de l'Université de notre ville avec les insignes du pouvoir qui ont été donnés par la Reine Hedwige d'Anjou et Ladislas Jagellon au début du XVème siècle et ceci montre à quel point depuis longtemps vous êtes près de notre coeur.
- LE PRESIDENT.- Je vous remercie. Je suis très sensible à votre attention. J'avais souhaité venir dans votre Université. Je crois que ce sont des rencontres importantes, en tous cas pour moi. Je serais facilement resté plus longtemps avec vous. Ce n'est pas moi qui demande à partir mais je suis invité un peu plus loin, pour déjeuner. Alors de toutes manières, même si nous restions la journée, nous aurions encore beaucoup de choses à nous dire. Je pense que les Polonais et les Français ont tellement de choses à se dire qu'il faudra qu'ils prennent des rendez-vous permanents. Puisqu'on a parlé de "maison commune" faisons les de toutes les façons possibles.\