14 juin 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, au cours du dîner offert par le Général Jaruzelski, Président du Conseil d'Etat de la République populaire de Pologne, sur les relations franco-polonaises, l'ouverture à l'Est et la nécessité de construire une Europe géographique, Varsovie, Palais Radziwill, mardi 14 juin 1989.

Monsieur le Président,
- Permettez-moi de vous dire, à vous même, à vos convives, à tous les Polonais combien je suis heureux de me trouver pour la première fois en Pologne, à ce moment de son histoire et de l'histoire de l'Europe. Je n'en apprécie que plus vivement votre invitation dont je vous remercie, en mon nom personnel, au nom de ma femme, de mes compagnons de voyage, du gouvernement français.
- Monsieur le Président, madame, mesdames et messieurs, je suis venu renouer un lien exceptionnellement fort, trop longtemps distendu mais que rien n'a brisé. La véhémence des sentiments suscités chez mes compatriotes par les événements de Pologne à toute époque et aujourd'hui encore est à la mesure de l'intérêt passionné qu'ils nourrissent pour un pays plus cher à leur coeur que tant d'autres. Ce même désir de mieux comprendre, de mieux connaître, de mieux connaitre la Pologne et votre peuple m'animait lorsque j'ai eu l'honneur de vous recevoir à Paris en décembre 1985.
- Je suis venu aussi pour rendre au peuple polonais l'hommage que méritent son courage, sa constance et son patriotisme. C'est une leçon qu'il donne au monde à l'heure où des hommes lucides et responsables ont su organiser un libre débat, une libre consultation et une profonde transformation de la vie publique en Pologne.
- Je suis venu enfin vous dire les raisons que j'ai d'espérer dans l'avenir de l'Europe car je crois à la nécessité d'une Europe pacifiée et unie. A cette tâche nul n'est de trop. Réussir voudra dire que nous aurons réussi ensemble.\
La France et la Pologne attendent beaucoup l'une de l'autre et elles sont à même je le crois, d'inaugurer un nouveau modèle de relations entre les parties séparées de l'Europe. Tout nous y porte : l'ancienneté de nos rapports, vous les avez rappelés, je les résumerai. Voici plus de mille ans que nos deux pays, constituées en Etats à la même époque croisent leurs destins sans jamais se dresser l'un contre l'autre. Affinités intellectuelles et artistiques vous en avez citées de fort nombreuses de Copernic à Marie Curie, de Chopin à Milosz. Le cousinage de nos populations : des centaines de milliers de Français ont un père ou un grand-père polonais venu s'employer, à l'aube de ce siècle dans les mines et la sidérurgie du Nord et de la Lorraine. La fraternité des armes, de l'épopée révolutionnaire à la deuxième guerre mondiale en passant par bien d'autres événements, j'ai noté que vous n'aviez pas oublié la Commune de Paris. Ce n'est pas sans émotion que je lisais cet après-midi sur le monument aux morts les noms de ces hauts lieux - Navick, Falaise, Chambois - où Polonais et Français combattirent et tombèrent côte à côte. J'ai remarqué également deux noms qui viennent de notre Bourgogne que j'ai représentée pendant si longtemps, cela aura rappelé des choses j'imagine au ministre de l'intérieur, lui-même parlementaire, ancien parlementaire de ce département. C'est vrai que j'ai moi-même connu, là où ma femme appartenait aux rangs de la Résistance, de nombreux Polonais dont certains sont morts sur notre terre. Transmettons donc aux jeunes générations la mémoire de ces sacrifices et ce à quelques mois du 50ème anniversaire du déclenchement sur votre sol à Westerplatte, où je vous accompagnerai demain, de la deuxième guerre mondiale.\
Mais comment reprendre aujourd'hui le fil de cette riche tradition. D'abord, et c'est un objectif de ma visite, en examinant avec les responsables polonais ce que la France peut faire pour apporter un appui réaliste et concret aux réformes en cours.
- La dette polonaise, je n'y insisterai pas, mais je dis ici publiquement qu'elle mérite un traitement particulier. Je souhaite que dans les instances internationales compétentes l'on fasse un peu preuve d'imagination et d'audace pour aider la Pologne à passer un cap difficile en se fondant sur une évaluation réaliste. Comme je l'ai dit, la France, pour sa part, prêchera l'exemple et se fera l'avocat de sa cause au Club de Paris.
- Nos échanges économiques et commerciaux doivent prendre un nouveau départ. Nous sommes prêts à assouplir les conditions de notre politique d'assurance-crédit à court et moyen terme pour financer des projets précis. Trois secteurs prioritaires - projets industriels, agro-alimentaire et tourisme - ont déjà été identifiés en commun afin d'ouvrir l'éventail de notre coopération et de préparer l'avenir. Plusieurs accords importants ont été ou seront signés au cours de ma visite en particulier sur les échanges de jeunes, l'environnement et la formation des cadres de gestion.
- Nous envisageons de rénover, avec votre accord bien entendu, nos instituts culturels de Varsovie et de Cracovie. Je souhaite enfin que nos programmes de télévision puissent être prochainement diffusés £ ainsi se mettront en place les premiers éléments d'un plan d'action et de solidarité destiné à accompagner le relèvement économique de la Pologne. Lorsque j'exprime ces propositions, j'entends bien que l'histoire est ainsi faite, qu'aujourd'hui la Pologne a besoin de l'amitié agissante de peuples qui sont ses compagnons de l'histoire. C'est arrivé à la France en d'autres temps cela pourrait arriver un jour à nouveau. Rien n'est invariable et la vraie solidarité consiste à ne pas faire de comptes d'apothicaire : la solidarité c'est pour toujours. Cela va dans les deux sens, selon les circonstances ou les avatars de l'histoire.\
Or l'enjeu de ce qui se passe dans votre pays va bien au-delà du seul avenir de la Pologne. Nous, je puis vous l'exprimer, nous souhaitons le succès de l'expérience en cours. L'Europe à l'Est comme à l'Ouest, selon moi, s'en trouvera mieux. La réconciliation des Polonais autour de valeurs de liberté facilitera le rapprochement des Européens et la Pologne trouvera dans l'Europe recomposée les meilleurs chances de son épanouissement.
- Comment venir à bout d'une division qui affaiblit l'Europe au moment où de nouvelles puissances économiques et démographiques se profilent sur la scène mondiale ? Le grand vent de liberté qui balaie notre continent, en cette année du bicentenaire de la Révolution française, montre à quel point les évolutions souhaitées sont possibles.
- J'ai bien entendu, je ne suis pas le seul, M. Gorbatchev parler de maison commune européenne. C'est une belle formule et je la retiens. Que les dirigeants soviétiques évoquent un avenir commun et non une division renforcée, qui s'en plaindra ? Mais cet objectif suppose une méthode. J'ajouterai qu'une maison existe déjà en Europe : c'est la Communauté des Douze. Elle est fondée sur la libre adhésion d'états souverains. Aucun d'entre eux ne peut dicter sa loi au voisin. La solidarité repose sur l'égalité des droits et des devoirs. Aucun mur n'y sépare les peuples. Nul n'y est à la merci de l'arbitraire. Voilà de saines règles et un précédent dont on pourrait s'inspirer à l'échelle du continent.
- La communauté européenne n'est pas pour autant cette tour retranchée que d'aucuns dépeignent ou redoutent. Nous ne cherchons pas à abolir les frontières entre les Douze pour en ériger de plus étanches avec l'autre Europe. Nous ne voulons pas au moment où les effets du Yalta politique et idéologique sur lesquels j'ai mon appréciation, et vous le savez, un peu plus réservées que la vôtre, semblent s'atténuer, y substituer une autre forme de séparation économique, technologique et culturelle. Les Douze continueront de développer des accords d'association avec les autres pays européens. C'est le cas déjà pour la Hongrie, ce le sera bientôt je l'espère, pour la Pologne et je veillerai pendant la présidence française de la Communauté, à partir du 1er juillet prochain, à ce qu'ils soient intégralement appliqués et, si possible, améliorés en toutes circonstances.\
Bref, les pays européens disposent déjà de lieux de rencontre. Citerai-je la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe, seul cadre où tous les pays européens aient voix au chapitre sur toutes les questions qui les intéressent et cette conférence a vocation à devenir un creuset où seront précisément discutés les intérêts de l'Europe future. De son côté le Conseil de l'Europe s'entrouvre aux pays dits de l'Est et amorce une utile réflexion sur les droits de l'homme et la culture. Les accords entre la Communauté économique européenne et les pays du Comité d'Assistance économique mutuelle dessinent de nouveaux réseaux de coopération et de solidarité. Ces institutions ne répondront jamais mieux à leur vocation qu'en tissant jour après jour la trame de l'Europe de demain et qu'en nous réhabituant à vivre ensemble sur notre continent.
- Quant aux terrains d'action, ils sont connus, le désarmement d'abord, au service d'une sécurité accrue pour tous. Moins d'armes pour plus de sécurité. Je me réjouis qu'aient commencé à Vienne des négociations sur la réduction des arsenaux conventionnels en Europe. C'est là que doivent être concentrés les efforts afin de mettre un terme aux déséquilibres dangereux, de renoncer aux attitudes agressives ou aux tentatives d'intimidation entre Etats. L'objectif est d'atteindre un équilibre vérifiable au plus bas niveau et de s'y maintenir.
- Les droits de l'homme ensuite. Le moment se prête à faire de ce qui était un objet de confrontation un thème de coopération afin que progresse, comme je l'ai dit en ouvrant à Paris la Conférence sur la dimension humaine, l'etat de droit européen. La détente ne se fera pas entre les Etats si elle n'advient pas aussi entre gouvernants et gouvernés.
- L'identité culturelle de l'Europe est, je le pense, en péril si nous n'y prenons garde. Sans la libre circulation des créateurs, des savants, des artistes toute culture s'étiole. Pourquoi ce qui était usuel il y a cinq siècles lorsque les étudiants d'Europe inscrivaient leur cursus par les universités multiples - mais l'une d'entre elles était considérée comme un passage obligé : je veux dire l'Université Jagellonne de Cracovie - serait hors de notre portée aujourd'hui ? Les supports modernes de communication nous offrent si nous savons les maîtriser, la chance d'une nouvelle renaissance. C'est dans cet esprit que j'ai lancé le projet Eurêka audiovisuel et que j'ai le plaisir de convier la Pologne à assister aux premières assises européennes de l'audiovisuel qui se tiendront à Paris à l'automne.
- Je pourrais énumérer dans les mêmes termes, d'autres champs de coopération tout aussi importants : environnement, communications, énergie que sais-je ? Mon propos n'est pas de dresser un programme exhaustif mais de rappeler qu'il reste des obstacles à aplanir afin d'assurer la stabilité de l'édifice.\
Voilà monsieur le Président, madame, j'ai beaucoup parlé de l'Europe mais à Varsovie quoi de plus naturel ? Je songeais, au moment d'atterrir dans votre capitale, qu'elle n'est pas plus éloignée de Paris que ne le sont Naples ou Séville. A la longue l'idéologie cédera le pas devant la géographie. L'une et l'autre sont nécessaires, au demeurant, mais les réalités de la géographie qui commandent celles de l'histoire elles sont là et nous devons les observer, en tenir compte.
- Voilà pourquoi je suis chez vous l'esprit non prévenu. Les circonstances veulent que je sois l'un des premiers chefs d'Etat étranger témoin d'un changement historique mené ici même avec un esprit de responsabilité exemplaire.
- Ma visite me confirmera sans doute que l'Occident n'a pas l'apanage de l'invention démocratique. Que nous avons nous aussi à apprendre de vous, comme vous avez à apprendre de nous. Tant mieux si les termes s'équilibrent de nouveau. Les termes du dialogue entrepris depuis si longtemps et que nous revivifions. Ce dialogue n'en sera que plus fructueux. Particulièrement grâce à l'action des jeunes de nos pays qui pourront cesser de contempler leur avenir dans le miroir brisé de l'Europe, nous travaillons pour eux et j'espère que les accords que nous avons signés permettront à nos jeunesses de se connaître tout-à-fait.
- Que puis-je souhaiter d'autre, sinon que de Pologne continuent de nous parvenir de bonnes nouvelles, que le débat pluraliste s'étoffe, que la démocratie parlementaire y développe les germes de la démocratie tout court, que les Polonais assurés de leur destin, jouissent du bien-être auquel ils aspirent. Je ne sous-estime pas les difficultés qui vous attendent, mais comment douterais-je d'un peuple qui a tant de fois montré dans l'adversité sa force de caractère et sa vitalité ?
- Monsieur le Président, l'écrivain Paul Valéry reprochait à l'Europe du début du siècle de ne pas avoir eu - je le cite - "La politique de sa pensée". Eh bien nous voulons aujourd'hui qu'au sein d'une Europe réconciliée, la Pologne et la France fortifient leur amitié et retrouvent leur alliance de toujours. C'est dans cet esprit qu'à mon tour je vous proposerai de lever selon le geste traditionnel et symbolique nos verres. Je le proposerai à la santé de M. le Président du Conseil de l'Etat et Mme. Jaruzelski, des êtres qui leurs sont chers, de leurs proches, de leur famille, de leurs amis. Je lève mon verre à la santé de toutes les personnalités polonaises qui ont bien voulu se joindre à nous ce soir, représentatives je le crois, d'un large horizon. Je lève mon verre à la santé du peuple polonais, je le cite en dernier par un sentiment de hiérarchie, car après tout le peuple polonais c'est vous tous rassemblés. Je lève mon verre à la santé de la liberté que vous avez entrepris d'édifier pour le service de la Patrie.\