5 juin 1989 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République lors du dîner offert par M. Ben Ali, Président de la République tunisienne, sur les relations franco-tunisiennes, Tunis, Palais de Carthage, lundi 5 juin 1989.

Monsieur le Président,
- Après la chaleur de l'accueil que m'a prodigué ce matin lors de notre traversée de la ville la population de Tunis, les paroles que vous venez de prononcer à l'égard de la France, du peuple français ou de ma personne me touchent profondément. Elles vont, j'en suis sûr, droit au coeur des Français. Ceux qui sont ici ce soir bien entendu et qui m'ont accompagné dans ce voyage, et tous mes compatriotes pour qui la Tunisie est depuis si longtemps un pays accueillant et les Tunisiens, un peuple proche et estimé. Laissez-moi, à mon tour, vous dire la joie que j'ai à me retrouver dans ce Palais de Carthage près de six ans après ma première visite et moins d'un an après que j'aie eu le plaisir de vous accueillir à Paris.
- Je tenais à venir saluer la Tunisie nouvelle et fidèle à elle-même, à manifester ma sympathie à un peuple sage et courageux, à rendre à ses dirigeants l'hommage qu'ils méritent pour la détermination et la sérénité avec laquelle ils ont fait face à leur propre histoire. Les relations entre nations obéissent à des ressorts de toute nature. Mais raremement comme c'est le cas entre la Tunisie et la France, les impératifs de la diplomatie épousent aussi étroitement les devoirs de l'amitié. Je n'ai jamais douté de la Tunisie. Son passé parle pour elle. Ce n'est pas en vain que tant de brillantes civilisations ont déposé sur son sol leurs apports successifs. Vous êtes, mesdames et messieurs, présents sur la scène de l'histoire depuis vingt-cinq siècles et plus après bien des bouleversements et des synthèses. L'esprit de votre peuple, nourri de cette culture méditerranéenne qui nous est commune, s'en ressent. Il excelle à concilier plus que tout autre, fidélité à ses traditions et ouverture à la modernité. Dans l'adversité la Tunisie a su trouver les hommes qu'exigeaient la situation du moment. Je pourrais citer une longue liste. J'en retiendrais simplement quelques-uns : c'est Kereddine le réformateur du 19ème siècle, M. le Président Bourguiba, père de l'indépendance, à qui je souhaite une longue et paisible retraite après une vie de combat, et vous-même, monsieur le Président, artisan d'une transition pacifique et d'une rénovation démocratique dont se réjouissent tous les amis de la Tunisie et dont ils vous savent gré.
- Une fois tournée la page de la décolonisation, au succès de laquelle Pierre Mendès-France appliqua toute sa pénétration et son courage intellectuel et politique, nous avons graduellement bâti des relations que je peux appeler me semble-t-il exemplaires. Rien ne fait désormais obstacle à l'harmonie de nos rapports. Nous respectons l'accent que met la Tunisie sur sa personnalité arabe et musulmane, le dialogue des cultures ne peut que s'enrichir de nos différences dès lors que l'esprit de tolérance y préside comme c'est le cas - ai-je besoin de le préciser - entre nous. Le renouveau de la démocratie, des libertés publiques, des droits de l'homme facilitent la compréhension entre nos sociétés en même temps qu'il a suscité une contagion si je peux appeler cela de cette manière, bénéfique dans la région, le dynamisme d'une jeunesse entreprenante prédispose la Tunisie à maîtriser les techniques de l'avenir. Je n'oublie pas enfin qu'elle dispose de la plus ancienne tradition syndicale de cette région du monde. Vous comptez sur vos amis pour franchir plus aisément le cap de la modernisation, sachez que l'appui de la France ne vous manquera pas.\
Vous venez de faire allusion, monsieur le Président, aux résultats de notre coopération et à nos projets communs d'avenir. La moisson est riche déjà grâce, il faut le dire, à votre impulsion personnelle et j'y suis très sensible. Nous avons apuré des contentieux d'un autre âge. Simplification de l'accès à l'emploi, accords sur la vente de biens immobiliers, transferts d'avoirs : les Français qui vivent en Tunisie en apprécient la portée. Nous sommes, l'un et l'autre, attachés à une bonne insertion de nos communautés expatriées dans le pays d'accueil. Les 230000 Tunisiens de France et les 12000 Français de Tunisie ne sont-ils pas à leur manière des pionniers ? Ils préfigurent ce que sera un jour un espace méditerranéen ouvert à la circulation et à l'échange des populations, ce que nous avons maintenant à construire. Dans l'immédiat, soyons attentifs à leur bien-être et au respect de leurs droits.\
Le Parlement français débat en ce moment même de la loi qui doit améliorer les conditions de séjour des étrangers en France, et comme je l'ai dit en septembre dernier à Paris devant la Communauté tunisienne, nous sommes face à des amis dont nous apprécions les qualités humaines et l'apport à notre économie. Comment en cette année du bicentenaire de la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen la France ne veillerait-elle pas scrupuleusement à l'application de principes dont elle s'honore, dont elle se réclame. Quiconque se trouve en France dans le cadre de nos lois doit jouir de ses droits et protection légitimes. Il ne saurait y avoir de discrimination face au droit à l'emploi, au logement, à l'éducation, que sais-je encore.\
Grâce aux liens multiples existant entre nos deux peuples, la France demeure le principal partenaire économique et commercial de la Tunisie. Nos deux gouvernements viennent de se fixer pour objectif d'augmenter de 30 % en trois ans les investissements français dans votre pays en encourageant la création de sociétés conjointes et l'installation d'entreprises françaises. Nos relations culturelles déjà intenses s'enrichissent désormais d'un nouvel instrument avec la diffusion directe en Tunisie d'une chaîne publique de télévision française. Cette chaîne publique répond, m'avez-vous dit, au souhait de la population tunisienne, à son désir d'ouverture sur le monde extérieur, et appréciant pleinement l'attachement de la Tunisie à la francophonie, la France s'emploie, du moins nous y veillons, à mieux faire connaître la culture arabe au nord de la Méditerranée. L'Institut du Monde arabe dont nos deux pays sont co-fondateurs y contribue avec éclat. J'ai tenu, dès le premier instant, à compter cet Institut parmi les grands projets que j'entendais mettre en oeuvre et qui commencent à s'achever. Enfin, nous sommes sensibles au fait qu'il convient de renforcer l'enseignement en langue arabe dispensé aux enfants de vos travailleurs émigrés.\
Fortes de leurs relations privilégiées, la Tunisie et la France sont à même de prendre leur part dans le développement, vous en parlez, monsieur le Président, des solidarités se font jour de part et d'autre de la Méditerranée, nous savons le rôle d'impulsion joué par votre pays dans le processus qui a conduit à la signature du Traité de Marrakech instituant l'Union du Maghreb arabe. La naissance de ce nouvel ensemble régional est un gage de stabilité et de prospérité pour vos peuples. Il vient à son heure, au moment où la Communauté européenne poursuit elle-même activement l'unification de son marché intérieur. Cinq siècles après la rupture historique de 1492 entre l'Europe continentale et la nation arabe, je puis vous assurer que 1992 ne constituera pas la nouvelle fracture entre les deux rives de la Méditerranée, fracture que d'aucuns redoutent. J'ai l'entention, je vous l'ai dit, monsieur le Président, assurant la présidence de la Communauté à partir du 1er juillet prochain, de me rendre dans le pays, dans la capitale choisie pour assurer la présidence du Maghreb. Je mettrai à profit ce semestre pour jeter entre le Maghreb et l'Europe des pas d'une coopération institutionnelle de politique nouvelle, et je pense que la politique européenne s'honorerait en renforçant au travers des mois qui vont venir, à mesure que son unité se solidifie, les propres liens et les contrats qui l'unissent à divers pays, notamment les pays du Maghreb, dont le vôtre.\
Sous votre autorité, monsieur le Président, la Tunisie s'est réengagée avec autorité dans ce concert. C'est la garantie qu'une voix réaliste et pondérée s'y fera entendre. Vous venez de participer au Sommet de Casablanca, cela a fourni l'un de vos sujets de conversation, j'en avais suivi bien entendu de très près les débats, aucun des sujets traités là-bas n'était étranger à nos préoccupations.
- Et il est vraiment heureux que - je souhaite que l'on m'entende au-delà de cette salle - le Roi du Maroc, le Roi d'Arabie Saoudite, le Président de la République algérienne aient accepté de conjuguer leur autorité, leur influence pour ranimer les parties intéressées au Liban et hors du Liban, dans la voie de la raison. Je salue leur décision, j'avais déjà une occasion de me réjouir de la patiente entreprise engagée par la Ligue Arabe sur ce plan-là, première de toutes les institutions à s'être émue de la situation créée dans ce pays. Eh bien, je salue la décision dont je vous parle, j'assurerai naturellement toutes démarches tendant à rétablir au Liban une paix équitable et durable fondée sur le respect de la souveraineté de ce pays et la nécessaire entente entre les communautés qui la composent. Ai-je besoin d'ajouter que le temps presse ? et que nul ne devrait se résigner à voir les principes du droit international ouvertement bafoués et la population libanaise endurer des souffrances sans fin ? Je vois dans la décision du Sommet de Casablanca d'entériner les orientations réalistes arrêtées par le Conseil National Palestinien à Alger un autre fait positif. L'esprit de paix et de dialogue marque un nouveau point. D'autres pas devront être accomplis afin de dissiper la méfiance accumulée après quarante années d'intransigeance entre ceux qui de toute évidence n'ont d'autres choix que de se parler. Nous nous employons, de notre côté, à rapprocher les points de vue en affirmant le droit, le droit de l'un, le droit de l'autre, qui ne sont exclusifs ni de l'un, ni de l'autre. J'ai parfois rappelé le discours que j'avais prononcé à la Knesset en 1982, eh bien de cette époque-là, de ce discours-là jusqu'à ma rencontre avec M. Yasser Arafat à Paris, il y a un mois, c'est la même ligne constante que je n'ai cessé de suivre et d'évoquer. Elle repose sur ma conviction qu'aucun des deux adversaires ne peut dénier à l'autre ce qu'il exige légitimement pour lui-même : le droit à la reconnaissance et à la sécurité pour l'Etat d'Israël le droit à une patrie et à une autodétermination pour les Palestiniens. L'acceptation mutuelle des partenaires est le préalable à toute négociation. Comment faire autrement. C'est vrai que les problèmes sont si complexes, si imbriqués que nous n'osons espérer que ce dialogue bilatéral puisse les embrasser dans toute leur étendue. En tout cas, l'exemple du passé nous montre que cette voie si souvent réclamée n'a jamais été employée en réalité. C'est pourquoi, il importe qu'une conférence internationale réunisse les intéressés avec le concours des membres permanents du Conseil de Sécurité. Cela facilitera leur contact, garantira leurs accords, leur permettra de se parler très aisément dans le secret, le silence alentour de façon qu'au grand jour, tout aussitôt après, l'on puisse apercevoir que la paix est désormais à notre porte.
- J'ai proposé cette Conférence internationale, il y a déjà quelques années £ le concept s'est enrichi par l'apport d'autres propositions qui émanent de différents pays, de différents dirigeants de ces pays. Je pense que l'on ne pourra pas s'en éloigner sans risque pour la région où se déroule ce conflit avec de pays en pays les risques de contagion qui peuvent se produire.\
Enfin, monsieur le Président, mesdames et messieurs, sur toutes les questions et les quelques autres, nous avons constaté au cours de nos conversations qui reprendront demain, combien nos vues convergeaient. Qu'il s'agisse de la paix, du développement, de l'organisation des relations entre les pays riverains de la Méditerranée, et l'entente se fait naturellement entre nous. Nous en discutons, nous en parlons, nous rapprochons nos points de vue et finalement nous constatons que nous employons les mêmes itinéraires. Et nous partons de lieux différents, notre angle de vue des problèmes de la Méditerranée orientale, les angles sont différents là où nous sommes mais nous nous retrouvons toujours.
- Tout ce que j'ai vu et entendu aujourd'hui, sans doute ce que je verrai demain, en parcourant votre magnifique pays, l'activité de son peuple, son esprit d'entreprise, la vitalité de sa jeunesse, son attachement à son mode de vie et à ses libertés font que la Tunisie - je le crois et c'est en tout cas ce que je sens - peut aborder l'avenir avec confiance. Jamais ces vers de votre hymne national ne me paraissent aussi justifiés, je cite : "Si un peuple veut vivre et vivre libre, il peut forcer la main du destin".
- A mon tour, monsieur le Président, mesdames et messieurs, en mon nom mais aussi au nom de ceux qui m'accompagnent et qui prennent le même intérêt que moi à l'approche de votre pays, c'est à notre dialogue, à notre amitié auxquels vous avez su donner, monsieur le Président, un élan nouveau que je veux lever mon verre, geste traditionnel que j'accomplirai à mon tour, mais qui a toute sa force symbolique. Je le lèverai à votre santé personnelle, à celle des êtres qui vous sont chers, de vos proches, de tous ceux qui apportent leur concours à l'édification de la Tunisie nouvelle au peuple tunisien tout entier auquel je m'adresse pour terminer, oui mes voeux sont ceux du bonheur et de la prospérité. Ce sont des mots usés : non. Ils ne le sont pas. Quand l'expérience renouvelée chaque jour crée une conviction profonde, oui je crois aux vertus de votre peuple, je crois en son avenir et j'offre tous mes voeux pour qu'ils se réalisent.\